15. Introduction à l’étude de l’adolescent dans son environnement

La quatrième partie de cet ouvrage est consacrée à l’étude de l’adolescent dans son environnement. Il s’agit d’un champ d’investigations particulièrement délicat à cerner parce qu’à cet âge précis la référence aux facteurs déclenchants environnementaux est très fréquente sinon constante dans l’évaluation psychopathologique d’une conduite particulière. Comme nous l’avons dit dans le chapitre introductif, le modèle sociologique est l’un des modèles de base de compréhension de l’adolescence ; certains sociologues vont même jusqu’à déclarer que l’adolescence constitue un phénomène purement social, propre au modèle de développement et au modèle éducatif adopté par nos sociétés occidentales (cf. p. 9). Il va de soi qu’ainsi définie, l’adolescence devient totalement dépendante de l’environnement et en grande partie déterminée par celui-ci. Certes ce point de vue sociologique semble pertinent pour comprendre des phénomènes touchant un grand nombre d’individus (par exemple mouvement hippy des années I960), et pour tenter d’appréhender la signification de ces phénomènes dans leur ensemble ; en revanche, face à l’individu, face à un adolescent, l’utilisation du seul modèle sociologique pour tenter d’appréhender le sens d’une conduite particulière risque de lui ôter toute signification historique individuelle et familiale.

D’une certaine manière, on aliène l’individu adolescent au groupe social et culturel auquel il appartient : les conduites de l’individu ne sont que l’expression des pressions environnementales sans que l’individu lui-même en soit le dépositaire à travers son histoire personnelle et familiale. Mais il est tout aussi vrai qu’on risque à l’inverse de donner une signification excessive à certaines conduites de l’individu si on ne les éclaire pas des conditions environnementales où elles sont apparues, et attribuer une signification pathologique à ce qui peut n’être que conformité à des normes sociales externes à l’individu. Comme toujours le renvoi dos à dos de deux modèles de compréhension, sociologique et collectif d’un côté, psychopathologique et individuel de l’autre, est plus appauvrissant qu’enrichissant. Toutefois il n’est pas toujours facile pour le clinicien d’effectuer ce va et vient entre l’évaluation des conditions environnementales d’un côté et le sens pour l’individu d’une conduite particulière de l’autre. Pour notre part il nous semble qu’à l’adolescence on observe fréquemment une profonde modification dans la capacité de tolérance de l’environnement vis-à-vis des conduites souvent anciennes, mais exprimées de manière nouvelle par l’adolescent. Nous avons déjà discuté ces divers points dans l’Abrégé de Psychopathologie de l’Enfant (p. 362-369).

À l’adolescence, les remaniements psychiques importants ont pour conséquence une fragilité relative de l’équilibre psychoaffectif. Cette fragilité ou cette sensibilité du système psychique présente un avantage important : celui de permettre peu à peu une spécificité de fonctionnement. L’adolescent, de ce point de vue, ne nous paraît pas très différent du nourrisson dont Bowlby souligne la plasticité initiale des systèmes de comportement, plasticité qui permet une adaptation progressive par stabilisation des séquences interactives les plus pertinentes en fonction de l’environnement. De même que la plasticité des conduites du nourrisson lui permet la meilleure adaptation possible à son milieu familial, de même la relative plasticité des conduites sociales de l’adolescent lui permet d’optimiser son adaptation aux conditions d’environnement. Toutefois le prix de cette plasticité est bien évidemment la relative fragilité du système, et par conséquent sa vulnérabilité. Le concept de vulnérabilité, conjoint aux concepts de compétence et de facteurs de risque d’abord introduit et utilisé chez le nourrisson et le jeune enfant (cf. Abrégé de Psychopathologie de l’Enfant, p. 466-468) est aussi utile pour mieux comprendre la psychopathologie à l’adolescence, et tenter de mieux cerner l’ancienne notion de « pathologie réactionnelle ». Toutefois l’entité « trouble réactionnel » est plus souvent utilisée pour l’enfant que pour l’adolescent, même si les facteurs d’environnement sont fréquemment considérés comme des éléments incitatifs des diverses conduites déviantes de l’adolescent. Il faut noter en outre que de nombreux auteurs, en particulier les auteurs anglosaxons, à la suite des travaux d’E. Erikson, préfèrent parler de « troubles situationnels » pour montrer qu’il s’agit de troubles en rapport à une situation particulière, mais d’une part sans en inférer un déterminisme causal particulier (comme le sous-entend la notion de réaction), et d’autre part sans définir une organisation structurelle précise (s’opposant donc aux troubles structurés).

Dans un type de conceptualisation assez différent, ces positions sont cependant reprises par divers auteurs qui essayent d’articuler la psychopathologie de l’individu avec ses déterminants environnementaux, qu’il s’agisse de la famille ou du proche espace social. Ainsi Jeammet évoque la notion « d’espace psychique élargi » : pour cet auteur, l’adolescent abandonne à certaines personnes de son entourage tel ou tel part de ses instances psychiques cherchant à obtenir par le biais de l’extérieur des satisfactions pulsionnelles ou à l’opposé des limitations surmoïques qu’il ne peut s’autoriser ou s’imposer lui-même. Selon l’auteur ce passage par l’extérieur est différent de l’identification projective car il est plus global et plus superficiel, mais il rend l’adolescent à la fois plus dépendant et plus sensible aux conditions d’environnement. La quête de « l’âme-sœur » avec le fantasme de complétude qu’elle sous-tend en constitue un exemple clinique. Du fait de la nature particulière des liens que l’adolescent noue avec son environnement, il devient particulièrement dépendant et vulnérable aux pressions et changements que cet environnement peut provoquer : ainsi la perte du lien de complémentarité que représente cette « âme-sœur », peut provoquer une cassure dans le développement et des dégâts corrélatifs extrêmes. Il devient alors, on le conçoit, particulièrement difficile de vouloir faire un partage simpliste entre les facteurs d’environnement et la psychologie ou psychopathologie individuelle.

Pour Ladame la pathologie de l’adolescent doit être comprise constamment dans une double perspective : d’un côté la pathologie de l’adolescent renvoie fréquemment à des vicissitudes inscrites dans le premier développement, mais d’un autre côté l’actualisation de cette pathologie à l’adolescence révèle les défauts de l’environnement présent. Les tentatives de suicide de l’adolescent constituent une illustration de cette approche dynamique : ainsi selon Ladame, la tentative de suicide correspond à un moment particulier marqué par la coalition entre les mouvements psychoaffectifs internes et les conditions environnementales actuelles, coalition entre « le dedans et le dehors » (cf. p. 110).

On voit à travers ces exemples le risque d’une excessive généralisation du concept de pathologie réactionnelle ce qui aboutirait à inclure dans cette cinquième partie de l’ouvrage la quasi-totalité de la psychopathologie de l’adolescent. En revanche la prise en considération des conditions externes peut permettre de comprendre le choix de telle ou telle conduite symptomatique sous réserve de distinguer les divers paliers intervenant dans leur genèse. Nous proposons de distinguer trois niveaux essentiels :

1° Les facteurs psychopathologiques particuliers. – 11 s’agit ici des conséquences des premières relations d’objet sur l’organisation psychique de l’individu ; la nature de ces premières relations d’objet influe sur le type actuel de relation d’objet que l’adolescent établit avec son monde environnant. À titre d’exemple on peut considérer que la conduite toxicomaniaque renvoie à une relation d’objet précoce marquée du sceau de la dépendance, tandis que la conduite psychopatique renvoie à des relations d’objet précoce marquées par la projection et la conduite suicidaire à des relations précoces marquées de l’ambivalence et du retournement sur soi de l’agressivité.

2° Les facteurs de risques généraux. – Ce sont toutes les situations relevées par les enquêtes épidémiologiques qui conduisent à une augmentation des taux de morbidité : niveau socio-économique, structure légale de la famille (présence de deux parents, ou décès d’un parent, ou divorce…), maladie physique ou mentale d’un des parents, etc. On retrouve de tels facteurs de risques dans de nombreuses conduites de l’adolescent. Dans le cas des trois conduites ci-dessus évoquées, les facteurs de risques généraux jouent un rôle évident pour la psychopathie et les conduites suicidaires, et un rôle peut-être moins marqué pour les conduites toxicomaniaques (cf. p. 101, 296, 302).

3° Les facteurs facilitants ou facteurs d’incitation. – 11 s’agit des conditions externes temporaires, qui au moment de l’adolescence peuvent entraîner ou à l’opposé contrarier telle ou telle tendance chez l’individu. A. Freud déclare à propos de l’adolescence : « les désirs sexuels et agressifs autrefois refoulés font surface et sont réalisés, l’action se déroulant en dehors de la famille, dans un horizon plus large. Que ce passage à l’acte se joue sur un plan inoffensif, idéaliste, asocial ou même criminel, dépendra avant tout des nouveaux objets auxquels l’adolescent s’est attaché. En général les aspirations du leader du groupe d’adolescents ou du gang sont adoptées avec enthousiasme et sans critique » (A. Freud, 1958) (le passage est souligné par nous). Ainsi la bande par le processus d’unification de ses membres peut favoriser l’expression de certaines conduites chez des individus qui ne les auraient pas extériorisées dans d’autres conditions. Reprenant les trois exemples déjà cités on peut considérer que ces facteurs d’incitation seront le révélateur des conduites toxicomaniaques ou psychopathiques : ainsi la possibilité de se procurer assez facilement de la drogue est un facteur d’incitation qui entraîne l’adolescent prédisposé (celui dont la structure psychique est organisée autour de la relation de dépendance), mais qui aussi peut induire une consommation de drogue chez celui qui a évolué dans un milieu à risques (facteurs de risques généraux). De même un environnement social facilitant (banlieu urbaine, bande d’adolescents désœuvrés et marginaux) peut induire des conduites délinquantes. En revanche il est possible d’émettre l’hypothèse qu’en l’absence de facteurs d’incitation la tentative de suicide peut représenter le mode d’agir de l’individu exposé aux seuls facteurs de risques généraux.

La prise en compte de ces trois niveaux – les facteurs psychopathologiques, internes et individuels – les facteurs de risques généraux, familiaux et socio-économiques – les facteurs d’incitation, environnementaux et actuels, permet, nous semble-t-il, une compréhension plus précise et progressive des rapports entre l’individu et son milieu que la notion de trouble réactionnel, trop vague et extensive.

Nous limiterons cette quatrième partie à l’étude de quelques axes particuliers où l’environnement joue un rôle important. Après avoir regroupé dans un premier chapitre l’étude de l’adolescent dans sa famille, nous aborderons successivement l’adolescent et les structures scolaires, les rapports entre adolescent et le système judiciaire, l’adolescent face aux conditions sociales de vie, enfin l’adolescent et le monde médical.

Bibliographie

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Erikson E.H. : Growth and crisis of the healthy personality in identity and the life cycle. Psychological Issus, 1959, 1, 1, Monographie 1. New-York Intemationnal University Press.

Freud A. : Adolescence. Psychoanal. Study Child, 1958, 13, 255-268. Trad. In : L’enfant dans la psychanalyse. Gallimard, Paris, 1976, 1 vol.

Jeammet Ph. : Réalité externe et réalité interne : Importance et spécificité de leur articulation à l’adolescence. Rev. Fr. Psychanal., 1980, 44, 3-4, 481-521.

Ladame F.G. : L’adolescent en psychanalyse : résistances intérieures et résistances extérieures. Rev. Fr. Psychanal., 1980, 44, 3-4, 571-579.

Mazet Ph., Braconnier A. : Crises dans l’enfance et l’adolescence. Perspect. Psychiat., 1981, 19, 81, 91-96.