I La scène sexuelle et le spectateur anonyme

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« La vie ? C’est un jeu dont je connais bien les règles. Que j'y gagne ou que j’y perde, je m’en fous complètement. Disons plutôt que la vie m’amuse. » Celui qui entendrait ces paroles serait frappé par la voix grave et saccadée de l’homme qui les prononce, par la rigidité de son corps et surtout par l’expression de son visage, qui ne reflète nullement l’amusement que, selon ses dires, la vie lui apporte. Une telle négation de l’importance de la vie, voire du sujet lui-même, que signifie-t-elle ? Un défi, certes. Mais adressé à qui et pour quelle raison ? Cette parole, lancée comme une profession de foi dont il est fier, témoigne, à l’insu du patient, de sa tentative désespérée pour donner un sens à la vie et plus exactement à sa vie. Elle pourrait se traduire ainsi : « Il faut que ma vie soit vécue comme un jeu, pour que je puisse la vivre. » D’ailleurs il ajoutera : « Prendre ma vie au sérieux serait courir un risque insensé. Et sans savoir pourquoi. » Si sa vie n’est plus un jeu, elle devient un danger, une transgression dont le châtiment sera la castration, l’aphanisis, la mort. En choisissant le jeu comme modus videndi, M. B… a, en fin de compte, opté pour la vie, une vie que désormais il ne goûtera que sur le mode ludique. Et cela, de quelque facette de sa vie qu’il s’agisse : de ses travaux professionnels, de ses amitiés ou de sa vie sexuelle. Et c’est par le biais du jeu qu’il s’autorise également l’expérience d’une psychanalyse. « Est-ce que je joue bien le jeu delà psychanalyse ? » demandera-t-il dans les premières minutes de sa première séance.

Grâce à cette couverture ludique, il put, dès le début de l’analyse, révéler l’ombre d’une autre vérité opposée à celle affichée lors de ses tout premiers entretiens. « Ma vie est une déchéance continuelle. Mon travail intellectuel est toujours en retard et je ne le termine qu’en cas d’urgence ; devant mon public, j’ai l'impression constante de tricher… et une peur qui ne me quitte pas, celle d’être démasqué un jour et condamné… A propos, il faut que je vous parle de mes petites obsessions sexuelles. » Dans les séances qui suivirent, le patient se servait de ce dernier thème comme d’un jeu, laissant tomber ici et là des bribes de phrases ayant rapport à sa vie sexuelle, tout en se demandant si, oui ou non, j’avais « compris ». De fait, ce qu’il appelait son jeu sexuel consistait à battre son amie avec un fouet, dans un mise en scène rituelle et détaillée. Ainsi pouvait-il atteindre la jouissance. « Et voilà que je vous montre maintenant ma déchéance sexuelle. Quelque chose qui dépasse mon entendement… mais n’imaginez pas que je veuille m’en passer. Ce sont mes jeux favoris. » A vrai dire, on aurait pu se douter dans cette séance que, malgré sa protestation de déchéance, il ne désirait nullement modifier sa vie érotique. Il s’en servait, dans son discours même, pour maîtriser, sinon pour nier, la peur d’être « démasqué et condamné » pour un délit inconnu.

En ce qui concerne son travail, au contraire, il exprimait le désir de changer. Mais en cherchant à rendre sensible son impression de nullité dans ce champ, il révélait Y interdépendance étroite entre ses inhibitions professionnelles et sa sexualité. Lorsqu’il parlait de ses difficultés à prendre son travail au sérieux, son langage s’imprégnait souvent d’une imagerie évocatrice de fantasmes inquiétants associés à l’acte sexuel génital. « Je suis incapable de foncer, de pénétrer, dans mon travail. Comme si je n’osais pas aller jusqu’au bout. Je ne touche jamais le fond. Pour plonger, il faut que je me lance, les yeux fermes… mais j’y arrive quand même ! J’ai un tas de petits trucs pour réussir. D’abord, je me mets dans une position où je ne peux plus reculer. Je suis obligé alors d’aller jusqu’au bout… C’est le fait que les autres me regardent qui m’oblige à produire. Devant un public, je produis toujours ! »

« Les petits trucs pour réussir » dans sa vie sociale avaient leur pendant dans la mise en scène fétichiste (fouet, habits rituels), mais, dans ce domaine, « les autres qui regardaient » n’étaient pas si facilement identifiables. Le regard d’autrui, présenté le plus souvent comme le regard d’un public anonyme, devint presque un personnage dans le discours de M. B… Grâce à lui, il transformait ses tâches professionnelles en autant de réalisations brillantes, produits toujours de la dernière minute, ce qui lui valait un « moment de jouissance », travail qui n’empêchait pas un sentiment d’irréel de planer « sur toute sa production ». Un sentiment d’échec et de dépression prenait de plus en plus le pas sur l’impression plutôt triomphale de jouer la vie, pendant que les autres, « les gens bien », se prenaient au sérieux. « Cette impression d’irréalité, ça fait partie du jeu. Je me demande parfois si ce n’est pas un jeu d’enfant que je joue. Je dois vous avouer que j’ai toujours fait croire aux autres que c’était eux, les enfants, pour prendre la vie tellement au sérieux et que c’est moi qui pouvait leur dire la vérité. » Mais de quelle vérité s’agissait-il ? Le patient était loin de pouvoir le préciser, sinon pour dire que, quant à jouer, il jouait pour de bon et en pleine connaissance de cause, qu’il n’était pas dupe. Et de quel jeu s’agissait-il ? Cela n’était pas évident non plus. M. B… aurait été d’accord avec Claparède sur l’idée que « le jeu est une libre poursuite de buts fictifs » et se serait empressé d’ajouter que cette définition du jeu caractérisait parfaitement sa conception de la vie. N’avait-il pas présenté tous ses buts sous un jour fictif ? Pourrait-il se permettre jamais d’agir « pour de bon » ? Mais son jeu-de-la-vie comportait également une dimension de prestidigitation, impliquant le regard d’autrui. Les autres, au contraire de lui, devaient le croire, devaient être dupes, comme l’enfant dupé par l’adulte. Il projetait ainsi sur les autres sa propre confusion grâce à quoi l’adulte jouait et l’enfant, mystifié et sérieux, regardait. Protégé par son identité de prestidigitateur, il s’est toujours vu comme un « original » qui pouvait se permettre des écarts et passer outre les contraintes sociales réservées aux autres (les enfants sérieux, sages). Or, au travers de son discours analytique, il commença à se percevoir d’un œil nouveau. « Pour la première fois je me représente comme quelqu’un d’immuable, de rigide. Je contrôle tout ce que je fais. Est-ce que je me suis jamais livré à un seul geste spontané (de ma vie) ?… et même je vois bien que je m’immobilise face à toute tentative de ma part d’en sortir. Il y a un an, je ne l’aurais pas cru. Est-ce que je veux ou non en sortir ? Qui suis-je ?… » Après un court silence, il reprit le thème habituel : il n’avait rien fait de toute la semaine… pendant des mois… depuis des années. Après chaque réalisation réussie, il redoublait de complaintes sur son échec et sa déchéance. Dans la même séance, l’ombre d’une idée de « s’en sortir » était suivie par des protestations d’échec. Je me suis bornée à lui dire qu’il voulait me rassurer ; il apportait la preuve de son innocence. Il ne « pénétrait » pas. De fait, dans son travail, comme dans ses jeux sexuels, il reculait indéfiniment le dénouement, la jouissance. Et même là il se déliait de toute responsabilité en affirmant qu’il agissait sous la contrainte.

Le patient commençait à entrevoir que le jeu, ce jeu désarmant qu’était sa vie, avait des règles dont il était l’esclave, ce dont il ne s’était jamais rendu compte. Toute sa relation « au public », son désir de briller, de se produire tout en mystifiant, révélaient l’existence d’un fantasme puissant et immuable dont il ne reconnaissait pas le sens. La mise en scène (rigide, elle aussi) de ses fantasmes érotiques, du moins dans leur reflet conscient, en vint, petit à petit, à se préciser au cours des séances. Ses fantasmes concernaient toujours deux personnages féminins, par exemple celui d’une femme qui bat une fillette – sur les fesses nues. « Et le public ? », lui demandai-je un jour en me référant à tout ce qu’il avait dit sur l’importance du public. Étonné de cette question, il répliqua : « Mais comment savez-vous que le public joue un rôle important ? » Mon intervention inaugura une période angoissée dans le discours de mon patient. Fantasme du regard, ce public ne tarda pas à s’installer dans la relation analytique, sous forme de résistance. « Qui êtes-vous, vous qui me regardez et que je ne vois pas ? A qui est-ce que je parle ?… Je suis obligé de vous prendre au sérieux maintenant et j’en ai horreur. Vous savez, tout cela ne m’amuse plus ! – Et qu’est-ce qui arrive si la psychanalyse ne vous amuse plus, n’est plus un jeu ? – Les mots « vide » et « gouffre », répond-il, me viennent à l’esprit. Je ne vois plus rien. C’est l'affolement. » Lui qui se gardait de toute expression d’angoisse se rattrapa vite pour ajouter : « Remarquez, j’ai une grande capacité à supporter l’affolement. – Peut-on dire que vous faites de l’affolement même, un jeu ? » Après un long silence, il répondit : « Je ne fais que ça… sous mes atermoiements… jusqu’au moment où je ne peux plus reculer… Je suis comme quelqu’un qui joue avec la mort. » Il retomba dans le silence et je lui fis remarquer qu’il s’était tu en évoquant l’idée de la mort. « Tiens, je ne pensais plus à mon travail mais à mes jeux sexuels. Le fouet est une source d’angoisse – mais il est aussi le moyen de la supprimer. »

Si le fouet éveille chez mon patient l’angoisse liée à la menace de castration, il est aussi l’élément du jeu qui sert à maîtriser cette angoisse. Ici la castration prend l’image d’un sexe féminin, représenté comme « le gouffre » – à la fois menace narcissique et allusion au père : donc double menace pour le petit garçon qui joue à la sexualité.

La suite de ses associations était, à ce propos, instructive. « Est-ce qu’il y a un lien entre l’affolement et le dégoût ? dit-il. Je pense à mon dégoût pour l’intérieur de la femme. » B… cherche à se protéger contre l’angoisse du « gouffre », par glissement vers une défense anale. « Ne pas toucher le sexe de la femme. Pas le voir non plus. Pourtant tout en le cachant j’aime à le montrer, ce sexe dégoûtant. – A qui ? » Avec un petit rire sec, il répondit : « Sans doute à mon “public anonyme”… en vous disant cela, je me sens inquiet. L’affolement, pour ainsi dire, est là. Pourquoi ? » Il enchaîne rapidement : « Mais cela marche bien quand même puisque l’angoisse accroît ma jouissance ! » Ce qui le conduit à réaliser que l’angoisse, l’affolement, font partie intégrante du jeu, sexuel ou autre, et que cette angoisse est liée au spectateur anonyme.

En somme, qu’il s’agisse de ses travaux, de sa relation amoureuse, de son besoin de fasciner et de dominer la foule, ou de ses jeux masturbatoires devant le miroir, la mise en scène est toujours offerte au même regard. Il fut possible dans les semaines qui suivirent de cerner de plus près le rôle du « spectateur anonyme » à travers la relation transférentielle. Un jour, il m’expliqua longuement qu’il ne lui était plus possible de parler des fantasmes et de ses pratiques sexuelles sans une réponse de ma part. Puisqu’il se torture à les dire, il faut l’assurance que cela en vaut la peine. Ainsi il fallait que ce soit mon désir que d’entendre le récit de son agir sexuel et que cet entendu soit pour moi plaisir. Le rôle du voyeur m’était offert. Il trouva cette interprétation « exacte et inquiétante » et ajouta : « C’est d’autant plus vrai que je me suis dit : eh bien, si elle veut entendre tout cela, elle sera déçue. Je lui cacherai ce qui me plaît. » Nécessité donc de tromper. Il faut que Vautre regarde, mais il faut aussi que ce regard soit abusé. C’est ce que montre la mise en scène du fantasme. Dans le scénario, il s’agissait, à quelques variations près, d’une punition, la victime d’ailleurs étant innocente (il ne « pénètre » pas, ce n’est qu’un jeu). L’innocent-coupable sera fouetté publiquement devant « une foule ». Cette foule se réduisit dans le discours analytique à un « inconnu ». L’inconnu, qui le voit en train de se châtier, se trompe d’abord sur la signification du vu, puisque ce qui est présenté comme un châtiment est la condition même de la jouissance sexuelle. De plus, pris à son insu comme participant à la scène de la jouissance, le spectateur est, de ce fait, doublement trompé. Mais il ne nous échappe pas que le patient s’abuse d’abord lui-même. Son insistance à se convaincre que « l’autre veut être battu » (dans le jeu partagé ou dans les histoires fantasmées) révèle l’importance attachée à la jouissance du partenaire, jouissance requise pour valider et son agir, et ses moyens. C’est l’autre uniquement qui peut valider le fantasme selon lequel il s’agit bien là du secret même de la jouissance sexuelle (le jeu doit se faire vérité), et reconnaître au fouet, sexe factice-fétiche, des pouvoirs effectifs. La seconde tromperie consiste à prendre l’autre comme source exclusive de validation, alors qu’elle est en soi-même et n’est reportée sur l’autre que par projection. M. B… est arrivé à comprendre qu’en fouettant son amie il ne faisait que s’identifier au désir qu’il lui imputait « d’être battue ». Cette prise de conscience lui permit de me révéler qu’il se fouettait parfois lui-même. Plus tard, il vint à parler du plaisir « d’être pénétré par la douleur », découvrant ainsi un fantasme homosexuel refoulé jusqu’alors. A un certain niveau imaginaire, les marques du fouet témoignaient d’une castration – castration ludique, voire tournée en dérision, puisque c’était par là que l’on arrivait à la jouissance, en même temps que la douleur était représentée comme pénétrante, pénétration à son tour fantasmée comme la possession du phallus paternel désiré par la mère. « Je comprends à présent, disait-il, que je me déguise en femme pour devenir homme. Je veux acquérir un pénis spécial. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que je suis donc homosexuel ? » Il se trompait là aussi, puisque dans son agir sexuel, s’il n’y avait manifestement pas de vagin, il n’y avait pas non plus de pénis. Il y avait, certes, une signification homosexuelle comme il y avait une signification hétérosexuelle, mais ce qui était surtout camouflé (réellement par le déguisement de la mise en scène, et psychiquement par le désaveu), c’était la différence entre les sexes et sa signification. La relation sexuelle se réduisait à un jeu de fesses battues, en quoi il illustrait bien le rôle du désaveu souligné par Freud dans ses écrits sur le fétichisme. Ainsi, en déguisant les organes sexuels et leur fonction, B… désavouait que l’un avait pour destin de compléter l’autre. Plus important encore apparaissait le besoin de se dissimuler l’identité originaire des participants présents dans le jeu et les fantasmes associés. Le fantasme qui met en scène deux personnages féminins sous le regard d’un inconnu indique bien une transposition particulière de la constellation œdipienne.

[2]

Le moment est venu de porter notre intérêt aux parents de M. B…, ou à la manière dont il voulait bien les présenter. A vrai dire, il lâchait au compte-gouttes les détails de son passé. Ainsi pendant deux ans, il me laissa ignorer si son père était mort ou vivant, s’il avait frères et sœurs. A l’écouter, il était enfant unique, enfant qui ne semblait pas, non plus, avoir eu une histoire. Peu à peu, cependant, émergea un portrait de sa mère, ou plus exactement un portrait du couple que lui, petit garçon, formait avec elle. « Dans mes culottes de couleur pastel, bien après l’âge, j’étais pour elle le petit Prince Charmant. C’était contre mon père en quelque sorte… nous faisions corps ensemble, ma mère et moi, contre lui… Elle me répétait souvent que j’étais un vrai petit mâle… Elle était très ambitieuse pour moi. Son plus grand désir était que je ressemble un jour à son père à elle. C’était un écrivain et elle avait pour lui une admiration sans bornes… grand, fort – tout l’opposé de mon père à moi. Vous m’avez fait remarquer que mon père était absent de tout ce que je disais de ma famille. Mais c’est la réalité. Il ne comptait pas ! Bien sûr il était toujours là – comme une absence permanente… Je ne vois pas mon grand-père non plus, je ne me souviens de lui que par les récits de ma mère… Il y avait une histoire qu’elle m’a souvent racontée à son propos. Un jour grand-père la poursuivit avec un martinet et elle s’enfuit dans les cabinets du jardin… Je me vois dans le jardin du grand-père en train de rêvasser. Je passais des heures comme ça. »

Plus tard, j’appris que B…, petit garçon de neuf ans, rêvassait déjà dans le jardin du grand-père, les mêmes fantasmes érotiques, à quelques détails près, que ceux qui, trente ans plus tard, soutenaient sa jouissance sexuelle. Certains objets de la mise en scène rituelle, une chemise d’une certaine couleur, une chaussure d’une certaine forme, n’étaient rien d’autre que ceux que portait sa mère lors de la scène du martinet ; des années plus tard, ils resteront un moyen puissant pour exciter son désir. Mais quel est ce désir ? Dès ce moment dont témoigne le souvenir-écran, le fouet était imprégné de la signification de cet événement, à la fois violent et excitant, que le petit garçon imaginait entre mère et grand-père. Et à quoi pourrait renvoyer ce fouet, sinon au désir de la mère pour le pénis paternel, pénis valorisé, idéalisé, exclusif, seul modèle possible ? La phrase si souvent entendue : « Tu es un vrai petit mâle », n’évoquait nullement pour le fils une comparaison avec son propre père ; cette image, supposée au contraire dévalorisée aux yeux de la mère, n’évoquait qu’une image frappée de castration, marquée d’un signe négatif, d’une absence. Ce n’est certainement pas de ce côté-là qu’il pouvait chercher le phallus, mais bien du côté de la mère. C’était par elle qu’il fallait passer pour en trouver l’accès éventuel. Ainsi, B… avait opéré un clivage au niveau de ses identifications viriles. Dans sa façon de vivre, toute réalisation de sa créativité (alors que certaines de ses activités sociales étaient une tentative d’imiter le grand-père idéalisé) n’était possible que s’il s’identifiait à un père châtré et dévalorisé, tout en masquant sa dépression par la fiction du jeu. De l’autre côté, dans sa vie érotique, il s’identifiait à un père idéal, le grand-père phallique, muni de fouet, et à un niveau plus profondément refoulé, comme nous l’avons vu, à sa mère, celle qui seule avait droit au phallus paternel. La mise en scène fétichiste servait de masque pour parer à la déception et au sentiment de vide. Dans une atmosphère mêlée de délice et d’angoisse, B… s’imaginait pénétré par le fouet, représentation du pénis du grand-père ; pour y avoir accès il se déguisait en la femme qui seule pouvait y prétendre. Ce jeu érotique, il convient de le rappeler, était à son tour dénié dans la mise en scène, de sorte que son désir à lui, n’y était assumé qu’à travers son amie.

Ainsi en s’identifiant au plaisir de cette mère-substitut recevant le fouet est-il parvenu à la jouissance. Il récupérait par ce détour le phallus narcissique dont il se sentait dépourvu.

Le fantasme qui consiste à absorber magiquement un pénis hautement valorisé n’a, en soi, rien d’insolite au stade anal. L’accès à la puissance phallique à cette phase est représenté dans l’imaginaire des enfants des deux sexes comme une incorporation anale du pénis du père. (La clinique nous en offre maints exemples et les jeux des jeunes enfants l’illustrent explicitement.) Mais l’attitude de l’enfant devant son désir (pour le phallus) et devant son fantasme (de l’incorporation du pénis paternel) s’organise en fonction de sa relation aux deux parents. Le désir sera ressenti soit comme permis, auquel cas il pourra s’intégrer dans le Moi et ouvrir la voie vers une sexualité adulte, soit, au contraire, vécu comme interdit et dangereux, comportant un risque de castration pour le père, pour la mère ou pour l’enfant lui-même. Quant à mon patient, le désir n’était permis que sous la forme du jeu, jeu qui devint par la suite sa réponse à l’énigme de la sexualité. C’est cette « solution » qui allait structurer l’ensemble de sa vie psychique.

Plus tard, le patient en vint à remémorer le douloureux sentiment d’être différent des autres enfants. Il se revit dans un groupe de garçons, âgés comme lui de neuf ans : au milieu d’un monde enfantin aux cris joyeux et aux jeux partagés, lui, tout abasourdi, cherchait désespérément sa mère. « Je ne voulais qu’elle… rien d’autre ne comptait pour moi… Ces enfants-là, je ne les comprenais pas. Et je ne voulais pas les comprendre ! » « Les comprendre » aurait signifié s’identifier à leurs buts à eux et, du même coup, renoncer à sa place unique de Prince Charmant auprès de sa mère – cette reine mère de son pays intérieur, où il n’y avait de place pour aucun roi.

Trente ans après cet incident, « faire comme les autres » équivaudra toujours à se châtrer ; « être accepté par les autres » voudra dire se perdre. On passerait ainsi du côté des frères – et des pères. Prendre un tel risque serait perdre tout espoir de posséder le secret phallique de la mère, d’atteindre un jour ce par quoi il pourrait la combler. Serait perdue aussi l’image d’un père idéal, ineffable, et tout-puissant ; perte d’un mystère, d’un sacré, d’un dieu.

Plus grave encore, B… risquait de voir son identité subjective basculer dans le néant, puisqu’il ne gardait cette identité que par les yeux de sa mère. C’est par son intermédiaire à elle qu’il lui fallait acquérir les attributs virils. Le désir d’aimer son père, de s’identifier à lui, d’introjecter une image paternelle phallique propre était interdit par la mère et devait rester inconscient. Ainsi B… ne pourra-t-il jamais renoncer à sa mère, seule garante de son intégrité narcissique, comme de son identité sexuelle.

Le cheminement de son analyse vers l’insertion du père dans son histoire soulevait immédiatement l’angoisse ; chaque fois il cherchait refuge dans les images tendres et nostalgiques du paradis maternel, et chaque fois il se retrouvait dans la même impasse. « Parfois j’avais une boule dans la gorge, quand j’étais gosse, et, quand je ne pouvais plus la supporter, j’allais trouver ma mère pour pleurer dans son cou. Elle n’avait qu’à faire un geste et c’était parti. Ces larmes-là étaient un délice. Mais il vint un moment où il ne fut plus possible de lui demander cela, vers l’âge de neuf ans. Alors j’étais obligé d’avaler ma boule !… Par la suite, j’ai érigé un système où je pouvais me suffire entièrement à moi-même. C’était devenu mon idéal. Tout mon système était en place dès l’âge de neuf ans. Pourquoi neuf ans, je n’en sais rien… Mais maintenant je veux en sortir, vous comprenez !… Toute ma vie j’ai attendu un miracle, quelque chose qui changera l’irréel de mon existence en réel, qui donnera un sens à ma douleur… Je suis perdu dans un univers dont je ne connais pas les règles du jeu. » En laissant glisser un moment la couverture ludique, il dévoile, sans le savoir, sa situation œdipienne distordue qui ne donne qu’un sens partiel à sa propre image, à ses désirs et au rôle des autres.

En cherchant à sortir du jeu, il enchaîne : « Il me faudrait une catastrophe pour me tirer de tous mes échecs, de toutes mes tricheries, un événement qui me mettrait les pieds aux mur. Nous avons trouvé une fois qu’il y avait un refus chez moi de prendre un risque, de passer une épreuve. C’est vrai. Je fais un détour à la place… et je me trouve de l’autre côté sans avoir passé l’examen.

— Ce qui vous oblige à continuer de tricher et à être aux aguets pour ne pas être découvert ?

— Exactement. Et j’en ai marre ! Je veux rompre avec mon image d’usurpateur, avec ce fantôme de moi-même. Si seulement je pouvais faire ce dont j’ai réellement envie, et sentir que les autres existent réellement… mais moi, je suis celui qui passe en dessous. Je cherche toujours un passage secret. Seule une catastrophe pourrait détruire tout mon montage. » Après un long silence, il reprend : « Je pense, je ne sais pas pourquoi, à la guerre.

— Voilà une catastrophe qui a arrangé pas mal de choses pour vous. – Oui. Dans l’absence de mon père je m’étais senti devenir homme. Comme un poisson dans l’eau. Mais j’attends sans cesse la vraie catastrophe. Je suis frustré de ma catastrophe ! Je ne sais pas pourquoi, mais cela me semble profondément vrai… C’est comme si je n’avais jamais signé de traité avec l’ennemi. Par refus d’être humilié ! Et je serais parti en cachette.

— Votre traité, vous l’avez ratifié vous-même ? – Oui, il est faux ! Comme tous mes diplômes et toutes mes réussites. Tout est faux. Et maintenant j’attends que vous provoquiez la catastrophe, que vous disiez quelque chose qui me bouleverse… »

La « catastrophe » tant attendue demande le renoncement à la toute-puissance du désir, ainsi qu’à l’objet incestueux au profit du père, et enfin, la soumission aux clauses du « traité humiliant » comme seule issue possible. Or, M. B… avait réglé sa voie de sortie de l’Œdipe autrement. En rendant son père « inexistant » – grâce au concours maternel – il pouvait garder l’illusion d’être le seul objet d’amour de celle-ci. Les « faux diplômes » lui valaient, certes, des privilèges, mais lui coûtaient cher. En effet, malgré sa dépression grandissante, il ne pouvait ni renoncer, sans mal, à ses faux diplômes, ni évoquer la catastrophe sans angoisse. Il cherchait une réponse dans le regard d’autrui : « Je suis tout à fait capable de jouer la vedette pourvu que j’aie le public devant moi. La vedette n’existe que par les yeux d’autrui. Je triche comme il faut, je joue le rôle. » Mais à d’autres moments tout cela lui semblait vide, et il composait alors de longues histoires érotiques : « Mon amie écrit à sa mère que je l’ai battue et que je refuse d’admettre que tout le monde le sache. Elle sait que les voisins sont au courant et elle dit que cela lui est égal… vous avez raison. Le “public” est indispensable ! »

Derrière le regard complice du partenaire, ou les confidences partagées par deux femmes, ou dans le jeu masturbatoire devant le miroir, il y avait inéluctablement le fantasme d’un autre regard. « Cet X qui regarde le tout, c’est le point culminant de mon angoisse et de ma jouissance. » A la séance suivant cette réflexion, il apporte un rêve : « J’étais dans la maison de mon enfance et vous étiez avec moi dans le lit. Vous disiez : “Ces auréoles sur le drap, c’est de ma faute. On peut les remarquer.” Et vous ajoutiez cette phrase d’une voix solennelle : “Nous nous inquiétons, tous les deux.” C’était excitant et terrifiant à la fois. » Parmi les différentes interprétations possibles, il était évident que l’analyste remplaçait ici la mère en tant qu’objet du désir sexuel, que « la faute » était apparemment à rejeter sur cette image maternelle, et qu’il y avait appel à un troisième personnage devant qui tous les deux s’inquiètent. Cet appel au père est ressenti comme angoissant puisque celui-ci risque de châtrer le fils incestueux, mais, en même temps, comme excitant puisque le père est trompé par la complicité mère-fils. Spontanément, en pensant à la maison représentée dans le rêve, il se souvient de sa mère lui faisant des confidences au sujet des disputes avec le père. Il ne voyait ce jour-là aucun lien entre le rêve et cette association d’idées. En évoquant, sans le nommer, celui « devant qui on s’inquiète », il laissait vide la place de cet autre qui est appelé à remarquer les taches sur le drap pour apprendre qu’il a été trompé. Et son mépris est reporté sur tous les pères, la foule anonyme. Le voilà qui jouait une fois de plus avec ses faux diplômes : « Je viens de penser que je suis sur-adapté aux autres. Je ne bafouille jamais… parce que ce que font les autres n’a aucun sens pour moi. Ou c’est moi, peut-être, qui enlève tout sens. De toute façon, les trucs collectifs, j’en ai horreur. Je les évite depuis l’âge de six ans. Il m’a toujours fallu un maximum d’indépendance à l’égard d’autrui. Boire, manger, me masturber, fantasmer – ça, c’est mon monde réel, mon monde à moi. » C’est le monde imaginaire, incestueux, de l’enfant et la mère dont l’Autre est exclu. La référence paternelle, référence dont B… a « enlevé le sens » est ici projetée sur les autres (les « gens bien », les châtrés). Son monde apparaît dès lors comme scindé en deux : d’un côté, là où sont les autres, tout est tromperie pour lui. Il y faut tout maîtriser, il n’y faut jamais bafouiller ; de l’autre côté, c’est le monde « réel », intime et sensuel (boire, manger, se masturber). Là, il est seul. Je mis en paroles les tableaux respectifs qu’il me brossait depuis quelques séances de ces deux mondes : l’un désaffecté, désinvesti, maîtrisé et gardé à distance, et l’autre, le royaume du désir sexuel dont il est l’unique souverain. « C’est vrai – mais j’en ai marre. Je n’en veux plus. J’ai peur de bafouiller dans le “monde des autres Si seulement je pouvais le faire, me risquer parmi eux, être des leurs… Je suis seul partout. Même avec mon amie. Elle ne sait pas ce qui se passe vraiment. D’ailleurs, j’ai honte de le dire, mais je ne lui ai jamais donné le pouvoir de me faire souffrir. » Cette dernière phrase était un paradigme de sa relation aux autres, y compris la position qu’il essayait de garder dans la relation analytique. Cette fois, il révélait que son amie, substitut de la mère séductrice et complaisante, mais maîtrisable, était aussi à craindre ; derrière l’image de la mère complaisante apparaît l’imago de celle qui peut faire souffrir, qui trompe en faisant croire à la réalité des illusions infantiles.

Au cours de la troisième année de son analyse, M. B… se trouvait de plus en plus menacé par des modifications dans sa façon de travailler et dans sa vie sexuelle. « Je n’aime pas vous le dire, mais depuis quelque temps je travaille mieux. Je me suis senti libre de faire ce que je veux et aussi d’en tirer du plaisir. Cela a l’air niais, mais jamais de ma vie je n’ai ressenti cela. Pour que je réalise quelque chose, il fallait que ce soit dénué de valeur, une sorte de jeu. Admettre que je puisse avoir envie de créer, et que cela aurait de la valeur, me donne le vertige… Je vous en veux pour cela. Ce succès (il s’agissait d’un succès littéraire), je vous le dois en quelque sorte et cela m’emmerde. » Tout succès à ce niveau comportait un danger double. Au niveau fantasmatique où « réussir avec plaisir » était l’équivalent inconscient d’une érection, cela déclenchait immédiatement une angoisse de castration. Dans le registre relationnel il suscitait la peur d’avoir besoin d’autrui, de ne plus se « suffire à lui-même », d’être enfin ouvert aux désirs et au jugement des autres.

C’est pourquoi, après tout aveu de succès, il recourait à la même défense et pouvait passer une séance entière à s’accabler de « ne rien faire », d’être un déchet, un damné du destin. A ma remarque qu’il semblait vouloir « s’innocenter » de nouveau, il répondit : « Ah oui. Je n’ai pas voulu vous le dire, mais depuis quelque temps, je fais l’amour différemment, normalement et avec plaisir. » Vivre « pour de bon », faire un travail sérieux, faire l’amour avec plaisir – tout cela restait néanmoins dangereux, et risquait de le conduire vers une interdépendance encore appréhendée. Parallèlement, son discours analytique rendait plus vivants les souvenirs flous de son enfance. Le père avait compté bien plus qu’il ne le pensait, l’image tendre et complaisante de la mère s’imprégnait d’hostilité.

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Avant de citer un dernier fragment clinique, je voudrais résumer certaines données concernant la constellation œdipienne telles qu’elles commençaient à apparaître à travers son histoire.

Le conflit œdipien et la menace de castration n’avaient trouvé qu’une solution d’évitement. Ce contournement de l’Œdipe était maintenu grâce à deux processus défensifs majeurs : le désaveu et le jeu. Ces deux modes de défense portaient essentiellement sur la menace de castration, et visaient à recréer un simulacre du couple. Dans les imagos parentales, le père est marqué d’un signe négatif au profit d’une imago maternelle ambiguë qui condense en elle les attributs des deux sexes, alors que la peur et la haine que peut susciter une telle image sont maintenues refoulées grâce à l’idéalisation. Dans cet Œdipe « télescopé » la mère devient séductrice et interdictrice à la fois. Elle attire vers elle tout en se constituant en obstacle à la satisfaction du désir. Pour l’enfant, elle est contradictoire. Mais elle est aussi le garant d’une illusion. L’enfant finit par croire qu’il pourrait échapper au destin inscrit dans la problématique œdipienne. Privé de la voie de sortie de l’impasse qui exigerait l’identification au père, il se voit comme l’élu privilégié de sa mère et se croit de ce fait en mesure d’éluder le drame humain. Il obtient le diplôme sans passer l’examen, mais – et c’est ici que s’amorce sa vérité amère – il l’obtient à condition qu’il ne s’en serve jamais. Ce faux diplôme, arraché à un père nié, est néanmoins la seule référence qui lui permet de sortir de la psychose. Roi en carton avec un sceptre factice, il doit désormais, pour protéger son identité, faire croire aux autres que le faux est le vrai. Il ne peut que tricher avec le monde – le public, le partenaire sexuel – de la même façon que dans son fantasme, il a trompé le père. Dès lors la peur d’être démasqué et puni pour cette tricherie constituera sa préoccupation perpétuelle. Il doit tout contrôler. A l’angoisse de perdre cette identité fragile vient s’ajouter la peur de perdre le contrôle, non seulement de lui-même, mais aussi de l’Autre aux yeux de qui on maintient l’identité trompeuse, et finalement la maîtrise des autres, de ce monde, où risque toujours de surgir l’image de celui qui mettrait en question le bien-fondé de sa position de roi élu. Ainsi l’instance paternelle, avec tout ce qu’elle suscite de plus angoissant, est projetée hors du champ du sujet et maintenue à distance.

Cependant, la maîtrise de soi et de l’objet ne suffit pas à contenir l’angoisse de castration si vive chez de tels patients. D’autres défenses viennent étayer l’équilibre délicat de cette solution inadéquate de l’Œdipe, et notamment une régression dans les visées de la vie pulsionnelle. Maîtrise, contrôle, humiliation et défiance jouent un rôle prédominant. En fait, l’analité frappe la structure « perverse » d’un sceau ineffaçable. La scène primitive, déniée quant à sa signification génitale, prend l’allure d’une lutte narcissique-anale. L’orgasme, devenu l’équivalent d’une perte de contrôle, doit être infiniment reculé, sinon évité – pour être vécu par procuration à travers la jouissance du partenaire. C’est là un mode particulier de maîtriser l’angoisse de castration1. Ainsi, au lieu de s’affirmer dans son identité sexuelle par son agir, le sujet parvient tout au plus à se situer dans l’espace et le temps, à se rassurer de n’avoir pas détruit son objet et de n’avoir pas été anéanti par lui. Ce rapport de force, de style anal, que le sujet vit dans son jeu sexuel et dans sa relation au monde, sert à le protéger des angoisses dépressives et persécutoires, tout en conférant à son agir un caractère de compulsion et de rituel.

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Ce morceau d’analyse révèle un autre aspect de l’organisation anale – l’importance du secret dans l’agir pervers. L’angoisse attachée au visible – le pénis, ou son manque – se réduit considérablement par déplacement vers l’invisible, l’objet anal qui échappe à la vue, et en même temps permet au sujet de préserver le fantasme de posséder un pénis secret, et d’entretenir un lien caché, érotique, avec la mère. Comme tout secret, il peut être tour à tour révélé et caché dans les jeux sexuels, et ainsi il devient le support d’un « savoir » ésotérique, à la fois inopérant et trompeur, tout-puissant et infaillible.

Mais le jeu à deux ne suffit pas à valider le phallus anal et sa signification. Un témoin doit donner un sens à l’amour seeret entre mère et fils. Ce témoin sera le père, humilié et trompé comme jadis l’enfant devant la scène primitive. Ce père-voyeur est néanmoins l’objet d’un double courant pulsionnel dans la mise en scène imaginaire. Il est aussi la solution magique de l’identification homosexuelle, étape qui a échoué dans l’évolution du sujet. Ainsi, si la première image du père renvoie à un être châtré, la deuxième est celle d’un père idéalisé, doté d’un pénis incastrable, capable de combler la mère. Mais ce père-là est gardé à tout jamais hors d’atteinte. Jeu, magie et prestidigitation seront les seuls moyens pour s’identifier à lui. Ce clivage de l’objet paternel témoigne de l’achoppement décisif dans toute tentative d’identification au père.

Pourtant un tel échec ne se produit qu’en présence d’un terrain favorable, ce qui nous renvoie inéluctablement à la relation maternelle précoce et à l’existence d’une infrastructure dépressive qui doit être compensée à son tour par un agir fébrile. Mais l’abord de ce matériel primitif n’est possible qu’après une mise en place dans le discours du sujet d’une autre vérité que celle façonnée par la dénégation et le désaveu.

Je reprendrai à ce point précis l’analyse de M. B… pour en citer un bref passage qui a ouvert la voie vers une mise au jour de fantasmes plus profondément enfouis. Il me parlait ce jour-là d’un sentiment de rage contre sa mère. « Toujours son père à elle. C’est elle qui voulait lui ressembler. Elle m’a dit toujours qu’elle a voulu être garçon. J’étais supposé être ce garçon-là. La mort de mon grand-père a dû me marquer, et pourtant je ne m’en souviens pas. Attendez, je devais avoir six ans. Quand mon grand-père mourut, mon frère marchait déjà. » Après un bref silence, il continua : « Je ne comprends pas cette haine que je ressens pour ma mère. Elle ne voulait que mon bien. Après tout, si elle me voulait pour elle toute seule, c’est parce qu’elle m’aimait. Et le fait qu’elle m’ait empêché de rejoindre mon père n’est pas suffisant pour expliquer ma haine. »

Je repris : « Quand mon grand-père mourut, mon frère marchait déjà. – Je ne comprends pas. – Vous me dites que votre mère vous adorait, qu’elle vous désirait pour elle toute seule ? – Bien sûr ! Et je dis que ce n’est pas une raison suffisante pour la détester. – La raison peut être qu’en vérité elle désirait autre chose que vous. Quand son père tant aimé mourut, son bébé prenait déjà sa place. Que représentait ce petit frère, fruit d’une union supposée inexistante entre votre mère et votre père ? Qu’en est-il de la nullité de votre père ? D’ailleurs, c’est la première fois que vous me parlez d’un frère. – Mais… je suis l’aîné de cinq enfants ! – Elle vous a donc trompé plus d’une fois ? »

Les âges fatidiques de six ans, de neuf ans, années des amères déceptions marquées par l’arrivée des petits frères, dataient la mise en place « du système », mais le désaveu voulait que ces naissances fussent sans signification. Le fouet, phallus factice, pénis idéal du grand-père que le patient a voulu imaginer comme l’objet privilégié du désir maternel, servait aussi à masquer que le père et son pénis jouaient un rôle dans la vie de la mère, et dans la naissance des cadets. Quoi qu’il en fût du désir de sa mère, en fin de compte on retrouvait la vérité de son désir à lui, petit garçon, que sa mère ne vécût que pour lui.

Dans les séances qui suivirent, d’autres souvenirs de son enfance s’infiltraient dans son discours. Avant tout, le tableau de la maternité surgit avec la candeur d’une image d’Épinal. B…, petit garçon de six ans, fixe des yeux, au premier plan, le bébé sur les genoux de sa mère. Elle le tient « là où il ne faut pas regarder » devant son sexe, et du petit frère on ne voit que les fesses nues. Plaqué contre elle, il dissimule le « gouffre ». L’évocation de cette image où se confondent les fesses nues du frère avec les seins de la mère orienta le discours de B… vers l’univers de la mère, et les ténèbres primordiales du désir. A ce niveau archaïque, les fesses battues n’avaient pas pour seule fonction de mimer un fantasme de castration mais aussi de camoufler son désir de vengeance sur les seins maternels infidèles.

Au sentiment d’avoir été trompé, humilié, floué, par ses objets les plus aimés, à la sortie de l’Œdipe, s’ajoutait le tenaillement d’une angoisse plus profonde, celle d’avoir dérobé à la mère ses seins et d’avoir détruit la source de la vie même. Contre ce fantasme, de tels patients lutteront toute leur vie afin de ne pas avoir à le connaître. Le sujet, comme nous l’avons montré dans cet extrait clinique, dira que c’est par jeu qu’il réalise sa relation amoureuse et ses projets personnels, qui ne seraient ainsi que des accomplissements magiques du désir, et il se persuadera que la vie elle-même n’est qu’un jeu, un jeu dans lequel on n’a qu’à se suffire à soi-même pour le contrôler. Il fait semblant de s’affranchir de l’objet dans toute situation, en niant tout désir et tout besoin de l’autre, en agissant comme si le sein maternel lui appartenait toujours. Il suffit d’ôter à la vie son sérieux pour se mettre hors de la déception, de la dépression – et de la culpabilité. Au jeu du désaveu, et de la maîtrise de l’angoisse de castration propre à la phase phallique, s’ajoute une dénégation massive de l’impression de vide et de mort intérieure, et le jeu s’oriente vers la maîtrise de la castration maternelle, de l’angoisse de mort.

Dans cette description on aura reconnu, à peu de choses près, ce que Melanie Klein a nommé défense maniaque. C’est là, en effet, une des défenses principales caractérisant d’une façon marquante l’organisation qui nous occupe ici. Du déni massif propre à cette défense le sujet tire un double bénéfice :

— Au niveau œdipien classique, il se fait croire que ce qui l’effraye le plus, la castration, est l’événement le plus excitant qui soit ;

— Au niveau narcissique primitif, il évite la confrontation d’une culpabilité insoutenable qui risque de mettre en question jusqu’à l’investissement de sa vie.

C’est quand la défense ludique-érotique fait faillite, quand le jeu se transforme en réalité douloureuse et dépressive, que le sujet viendra demander l’aide de la psychanalyse, non pour se débarrasser de son activité sexuelle, mais pour acquérir le droit de ne plus jouer à vivre afin de survivre.

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Je me limiterai ici, en m’appuyant sur cet exemple clinique, à relever certains aspects de la constellation œdipienne dans la perversion, notamment les fantasmes fondamentaux auxquels cet Œdipe particulier donne naissance, et les moyens économiques par lesquels les repères de l’identité subjective se maintiennent.

— Le fantasme qui vise la castration phallique de l’image paternelle en cache un autre destiné à la destruction de la mère nourricière, ou à ses qualités phalliques, et à l’anéantissement de l’existence des cadets, signe de la complémentarité des parents et de la fertilité maternelle. Si le premier fantasme suscite des angoisses liées à la menace de castration pour le sujet, le deuxième mobilise des angoisses liées à la mort, avec danger pour le sujet de dépression ou de décompensation.

— Les deux désirs avec leurs angoisses propres sont surmontés de façon compulsive, grâce à une activité sexuelle qui prend la forme d’un jeu, et grâce à une relation à l’autre, l’objet sexuel, qui sera régie par les mêmes défenses : désaveu, régression anale, identification projective, défense maniaque, d’idéalisation de l’objet en alternance avec sa dénégration.

— Le « jeu », tout comme pour l’enfant, a pour fonction de maîtriser les événements traumatiques du passé, et ainsi de permettre qu’on fasse ce qu’il est « interdit de faire pour de bon ». Dans la perversion le sujet joue, à travers la jouissance de l’autre, à être seul à jouir du pénis paternel, comme à être seul à jouir du sein maternel. Le jeu permet ainsi une récupération ludique des objets perdus et, en même temps, la punition pour ces désirs.

— Dans le cas ici présenté, les objets désirés-haïs originels (pénis paternel, sein-et-ventre maternels) sont camouflés par déplacement sur le fouet et les fesses, d’où ils pouvaient être contrôlés, châtrés, et ensuite ramenés à la vie. Attaquer et maîtriser ces objets sexuels à travers leurs représentations partielles est une façon de prouver qu’ils vivent toujours, et que le fils est à l’abri de leur vengeance, comme à l’abri de sa propre culpabilité.

— Si la mise en scène perverse constitue un défi (au père, au monde), elle est tout autant une tentative pour récupérer le père nié, en tant qu’objet interne perdu. Tromper et humilier le père est néanmoins une façon de le faire exister, et de donner un sens à son existence. L’activité érotique perverse a toujours pour but, dans quelque domaine qu’elle se manifeste, de capter le regard de ce spectateur anonyme. Grâce à l’ombre de ce tiers, le sujet peut conserver l’intégrité de son identité psychique et conjurer le risque perpétuel de dépression et d’angoisse persécutive où le sentiment de l’identité subjective risque de basculer dans le vide, le néant de la mère toute-puissante et illimitée : la psychose. Tel est le sort qui guette le sujet s’il s’évade de la paralysie qui entrave toutes ses relations objectales et ses réalisations sublimées, si sa vie sexuelle cesse d’être une danse sur la corde raide, un jeu d’équilibre angoissant. Car le spectateur ne cède sa place qu’au spectre de la mort.


1 Voir à ce propos P. Aulagnier, « La perversion comme structure » in L’Inconscient, n° 2, 1967.