Chapitre XIV – Les investigations psychanalytiques

1. La psychanalyse comme « action-research »

Dans la cure psychanalytique, l’investigation est indissociable du traitement. Ceci ne veut pas dire que la psychanalyse soit un traitement par investigation ; les progrès de la connaissance de soi sont à la fois un moyen, un signe et une consolidation des changements accomplis au cours d’une expérience vécue, la relation avec le psychanalyste. Le rôle du psychanalyste est un rôle thérapeutique ; de ce point de vue, l’investigation n’est qu’un moyen, et les résultats scientifiques des sous-produits, quels que soient leur intérêt, leur portée et leur valeur. Scientifiquement, la psychanalyse n’est pas une « recherche pure », c’est une « action-research ».

2. Le champ psychanalytique

Vue de l’extérieur, la méthode psychanalytique présente des analogies avec la méthode expérimentale ; de manière à laisser le transfert se développer dans toute sa pureté, l’analysé est placé dans des conditions artificielles, contrôlées et uniformes : la fréquence, la durée et l’horaire des séances sont constants ; l’entourage, le rôle et l’attitude du psychanalyste changent le moins possible ; dans ces conditions, l’introduction d’une interprétation peut être comparée à celle d’une variable indépendante, dont on suit les effets. Mais ce n’est là qu’un idéal : des modifications peuvent se produire fortuitement ; en général, le patient y réagit dans le sens de ses tendances dominantes du moment, par exemple en les interprétant comme des expériences faites par le psychanalyste. De tels accidents surviennent aussi dans l’expérimentation. La comparaison peut se poursuivre plus loin : le raffinement de l’expérimentation psychologique a conduit à prendre en considération des facteurs que l’on a tenus longtemps pour négligeables, par exemple l’entourage de l’animal d’expérience, la personne de l’expérimentateur ; il est d’ailleurs probable que la psychanalyse a joué un rôle dans ces préoccupations. En psychanalyse, on a reconnu de bonne heure le rôle du contre-transfert, c’est-à-dire le fait que le psychanalyste ne se borne pas à écouter et interpréter, mais qu’il a des réactions personnelles, non seulement intellectuelles mais émotionnelles, non seulement conscientes mais préconscientes ou inconscientes. Le contre-transfert est inévitable et n’est pas une faute technique ; il peut apprendre quelque chose sur les dispositions corrélatives du patient ; ce qui est une faute, c’est de le méconnaître et de l’agir. D’où la nécessité de le contrôler par l’analyse du psychanalyste, continuée par l’auto-analyse. Il y a encore assez peu de travaux sur le contre-transfert ; c’est une des directions dans lesquelles la recherche technique devient la plus active. Son importance conduit à concevoir le champ psychanalytique autrement que comme un champ d’observation par rapport auquel un psychanalyste extérieur aurait le statut d’un observateur non participant, et à le définir comme « le champ des interactions du psychanalysé et du psychanalyste ».

3. Le matériel analytique

La règle fondamentale attire l’attention sur l’expression verbale des associations d’idées libres, c’est-à-dire de tout ce que pense et sent l’analysé, sans choisir ni exclure volontairement ; un contrôle involontaire et inconscient se substitue au contrôle volontaire et conscient, et il est le principal objectif de l’observation analytique. Le patient parle de ses symptômes et de ses difficultés, de ses souvenirs, de son avenir, de sa vie courante, de ses rêves, de son traitement et de sa relation avec le psychanalyste. Le choix et l’enchaînement inconscients des thèmes ne sont qu’une partie du matériel ; au sens des paroles se mêlent le style, l’élocution, la mimique vocale ; à l’expression verbale s’ajoutent les mimiques émotionnelles, les attitudes et les gestes, les réactions et les impressions viscérales, les actions ébauchées ou accomplies avant, pendant et après la séance. C’est ce qui nous fait dire que le matériel psychanalytique est la conduite de l’analysé, la conduite étant considérée comme l’ensemble des relations et des communications avec l’entourage dont le secteur privilégié est ce qui se passe pendant la séance. Les « associations d’idées libres » sont une suite d’approches et de fuites symboliques, en liaison avec la relation du patient et du psychanalyste.

4. Genèse de l’interprétation

L’interprétation est l’acte psychanalytique par excellence ; en tant que moment de l’investigation, elle consiste dans la découverte par le psychanalyste de la signification du matériel, c’est-à-dire de la propriété par laquelle les conduites du patient ont pour sens de réduire ses tensions et d’exprimer ses possibilités ; si, par exemple, un patient masculin, s’adressant à un psychanalyste masculin, parle d’une relation « d’homme à homme », et ajoute après un temps, « ou entre une femme et un homme », il apparaît qu’il a exprimé, tout en voulant les écarter, les implications homosexuelles de sa première formule. En général, une interprétation consiste à appliquer certaines relations connues, jouant le rôle de règles, à des données concrètes. Il en est de même en psychanalyse : les données concrètes sont le « matériel psychanalytique » ; les règles d’interprétation sont puisées dans le savoir psychologique que le psychanalyste a tiré de son expérience de la vie et de sa culture, de sa propre analyse, de ses études psychanalytiques, des analyses qu’il a pratiquées.

On a passablement discuté sur la part relative qu’ont et doivent avoir l’intuition et le raisonnement ; pour les uns, l’interprétation analytique procède de l’inconscient du psychanalyste, de son identification au patient, d’une « troisième oreille » (Reik) ; pour d’autres, le rôle de la logique, du raisonnement, de la stratégie et pas seulement de la tactique, est plus important (Reich). Cette discussion semble aujourd’hui désuète (Kris). C’est en partie affaire de situation : tantôt l’interprétation peut émerger spontanément, par association d’idées, soit progressivement, soit brusquement, à la faveur d’un détail ; tantôt on procède plus discursivement, par exemple en reliant systématiquement une séance à une autre. C’est aussi affaire d’« équation personnelle » du psychanalyste. En général, les progrès des connaissances ont augmenté les possibilités de prévision mais, dans le travail analytique immédiat, le rôle des processus préconscients reste considérable ; c’est la source de certaines interprétations dont le jaillissement garantit la spontanéité du psychanalyste ; ils interviennent aussi dans la formulation : le changement d’un mot, le choix de la modalité du jugement, peuvent rendre acceptable une interprétation juste. Le contre-transfert n’est pas à négliger ; il ne suffit pas d’en prendre conscience et de le contrôler ; une réaction émotionnelle peut renseigner le psychanalyste sur l’attitude du patient : si le thérapeute se sent déçu de voir ses efforts méconnus, il y a quelques chances que le patient ne veuille ni les reconnaître ni les accepter.

5. Validité des interprétations

Selon un préjugé répandu, la méthode analytique d’investigation plaque des schémas tout faits sur les communications du patient. Ce préjugé n’est pas justifié. Comme toute interprétation, l’interprétation analytique applique aux données des relations extraites d’un « savoir », mais elle les applique d’une manière spécifique ; une interprétation générale est sans action thérapeutique ni valeur logique. De plus, l’application stéréotypée de relations déjà connues ne permettrait pas la découverte de relations nouvelles ; or, il s’en découvre. Enfin, l’administration de la preuve est soumise à certains critères que la psychanalyse partage avec l’investigation clinique : le degré de certitude est fonction de la richesse et de la variété des données (critère d’information) ; de la mise en relation des données avec la personne complète et concrète, considérée dans la suite de son histoire et l’ensemble de ses rapports avec l’entourage (critère de cohérence interne des hypothèses) ; enfin, l’interprétation la plus probable est celle qui rend compte du maximum de faits grâce au minimum d’hypothèse (critère d’économie). La différence avec la méthode clinique est que l’interprétation intervient à la façon d’une variable indépendante dans le développement de la situation analytique, et c’est à ce développement que se rattachent des critères plus spécifiques. Une interprétation radicalement fausse, d’ailleurs difficile à faire, laisse le patient indifférent, ou n’a qu’une action de suggestion en rapport avec le transfert. Plus souvent, l’interprétation est incorrecte parce qu’elle est partielle ; l’exemple classique est celui d’une interprétation qui met directement en lumière une tendance inconsciente, en négligeant les transformations de cette tendance par la défense du Moi et la relation avec la réalité ; une telle interprétation peut susciter une anxiété très intense et le refoulement. Les critères de l’interprétation correcte ont été minutieusement détaillés par divers auteurs (Suzan Isaacs, 1939) ; ils se ramènent au fait qu’une interprétation adéquate induit des effets positifs dans le comportement analytique du patient : diminution de l’anxiété et des défenses liées aux problèmes en cause, apport de données nouvelles, correction des projections transférentielles faites sur l’analyste, émergence de nouveaux problèmes connexes aux problèmes précédents, renouvellement de l’anxiété et de la résistance. Ces principes valent pour les interprétations portant sur le présent comme pour les « constructions » portant sur le passé ; en ce qui concerne plus spécialement le passé, les inférences de l’analyste peuvent être à l’occasion confirmées par un témoignage extérieur ; on peut également invoquer leur conformité avec ce qu’on sait en général des lois du développement des différences individuelles.