Chapitre XVII – Le psychanalyste

La psychanalyse est un art qui s’applique à comprendre et modifier des phénomènes irrationnels, mais c’est un art rationnel, fondé sur des connaissances positives. Une psychanalyse est toujours une recherche, mais la découverte ne jaillit pas ex nihilo ou des ténèbres de l’inconscient. L’interprétation se forme souvent par tâtonnements progressifs. Même si elle revêt l’allure spontanée de l’intuition, elle est en droit l’application d’un savoir général à une situation particulière et concrète. Le psychanalyste n’est ni un devin ni un sorcier.

La nécessité d’une formation scientifique ne se discute pas. On ne s’improvise donc pas psychanalyste. Qu’il soit médecin, psychiatre, psychologue, on a parfois l’occasion de constater les mésaventures de l’autodidacte, à qui manquent les connaissances spéciales de psychanalyse théorique, clinique, technique et appliquée, connaissances non seulement rationnelles mais pratiques, celles qu’apporte le contrôle des premières analyses du débutant. Cependant, la formation psychiatrique, psychologique et psychanalytique serait trop étroite encore, si elle n’était soutenue par la culture qu’apportent les humanités et l’expérience de la vie.

De telles exigences dépassent la stricte formation d’un spécialiste. La formation scientifique, si elle est nécessaire, ne suffit pas à faire un psychanalyste. C’est qu’ici le rapport de la science et de l’art est bien particulier et qu’il pousse à leurs dernières conséquences logiques certaines implications de l’art du médecin. La relation thérapeutique est l’agent thérapeutique. Ce que Freud a découvert en convertissant d’obstacles en instruments la résistance et le transfert. L’accent mis aujourd’hui sur le rôle technique de l’analyste et le contre-transfert accuse encore mieux la nature de l’analyse comme processus d’interaction et de communication. Dès lors, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’intelligence et la savoir du psychanalyste, c’est sa personne.

Chose curieuse, malgré le nombre des psychanalystes qui ont subi une analyse personnelle, nous savons peu de chose sur la personnalité des psychanalystes et, à coup sûr, nous ne disposons pas d’un savoir coordonné. On pourrait imaginer un programme de recherche dont la réalisation montrerait probablement une assez grande diversité de types humains. Si cette hypothèse est exacte, elle implique des différences sensibles dans la manière de pratiquer la psychanalyse, sans pour autant l’infirmer ; les mêmes fins peuvent être atteintes par des moyens sensiblement différents, et la diversité des patients comporte elle-même une certaine diversité de besoins. Il est probable aussi que, plus encore que l’uniformité relative de la formation, la pratique prolongée de la même activité, la soumission aux mêmes situations et aux mêmes tensions tendent à uniformiser des hommes à l’origine différents. Des recherches factorielles ont montré que la longue durée de leur expérience rapprochait les psychothérapeutes plus que la similitude de leur formation et de leur appartenance doctrinale.

A défaut de données empiriques, on ne peut que raisonner. Qu’exige la pratique de l’analyse ? Une attitude réceptive vis-à-vis du patient, la production d’une atmosphère favorable à ses communications, ou tout au moins d’une atmosphère qui n’y soit pas défavorable, la patience jusqu’à ce que se dégage la pleine signification de son discours. Ce qui implique la suspension des réponses personnelles, le silence des désirs, des émotions, des attitudes, des croyances propres au psychanalyste. Une suspension mais non un blocage et une méconnaissance, car la seule façon de neutraliser leurs interférences et d’exploiter leurs indications, c’est de les reconnaître.

Comme pour la plupart des métiers psychologiques, la sélection des candidats psychanalystes se fait par la méthode clinique : le candidat s’entretient avec deux ou plusieurs psychanalystes, et ceux-ci confrontent leurs observations et leurs opinions. Chacun conduit son examen à sa guise. Il est généralement facile de se mettre d’accord sur certains points, comme la culture, la formation scientifique, la qualification professionnelle. D’autres sont d’appréciation plus délicate, comme la capacité de communication, la maturité du caractère et du jugement, la réussite dans la vie privée. Dans l’ensemble, on recherche les critères de la santé mentale, tels que la psychanalyse les conçoit. On n’est pas sans réserve à l’endroit d’équilibres trop parfaits, qui ont souvent pour raison de fortes défenses et des inhibitions affectives ; l’incidence de difficultés névrotiques n’est pas éliminatoire pourvu qu’elles ne soient pas trop marquées et que l’on puisse raisonnablement prévoir l’élucidation et l’intégration des conflits sous-jacents ; l’expérience même de ces difficultés, qui motivent si souvent une vocation psychologique, n’est pas considérée comme inutile. En principe, le choix du candidat n’implique pas plus qu’un essai, dont la suite de la formation doit ou non démontrer le bien-fondé.

L’analyse didactique est l’élément capital de cette formation. Il est nécessaire que l’apprenti psychanalyste fasse lui-même l’expérience d’une analyse prolongée et approfondie, menée selon l’esprit et la technique de la cure type. Seule une analyse personnelle peut libérer le jugement des méconnaissances et des distorsions que lui imposeraient des conflits inconscients non reconnus et non résolus. Seule, elle peut permettre au psychanalyste de ne pas laisser ses motivations personnelles, avant tout son amour-propre, interférer avec ses interventions psychanalytiques. Même longue et approfondie, l’analyse didactique ne dispense pas le praticien de revenir souvent sur lui-même. La reprise périodique de l’analyse personnelle, recommandée par Freud et trop rarement pratiquée, serait d’autant plus féconde qu’après quelques années de pratique l’analyste en ressent mieux le besoin et la portée.

Le métier d’analyste a aussi ses exigences dans l’ordre de l’art de vivre. Il impose sans cesse des suspensions, des restrictions et une canalisation aux possibilités de réponse et d’expression personnelle. Il est souhaitable que l’emploi du temps de l’analyste lui permette des changements d’activité, des périodes de repos et de vacances. Il faut surtout qu’il n’ait pas à chercher dans son métier la sécurité et la satisfaction qu’il ne trouverait pas dans la vie.