Chapitre VII. Des institutions et des hommes

I. La psychanalyse en France

La France a joué un rôle important dans l’évolution du mouvement psychanalytique international ; il nous a paru préférable d’en réserver l’exposé pour en donner ici un tableau plus cohérent.

Elle n’est pas absente des origines, puisque, par Charcot puis Bernheim, elle a contribué au cours de pensée qui chez Freud allait aboutir à la création de la psychanalyse. L’un des premiers articles par où il a fondé la science nouvelle a paru en français, dans la Revue neurologique, en 1895 (sur le thème « obsessions et phobies »). Cependant, la France résistera longtemps ; on ne peut guère citer avant la Première Guerre mondiale qu’un livre, d’ailleurs assez réticent, sur les idées du maître de Vienne (Régis et Hesnard, La Psycho-analyse des névroses et des psychoses, 1914). Après la guerre, la France, très en retard sur d’autres pays européens, va enfin manifester un certain intérêt, grâce en particulier à quatre personnes.

Eugénie Sokolnika (1884-1934), Polonaise, avait été l’élève de Jung, puis fait une analyse avec Freud en 1913-1914, ensuite suivi à Budapest l’enseignement de Ferenczi, avant de venir se fixer en 1921 à Paris, où elle resta jusqu’à sa mort à 50 ans. Ses contacts avec les milieux littéraires (Gide s’en inspira pour camper, dans Les Faux-monnayeurs, « Mme Sophroniska ») et psychiatriques ont amorcé le mouvement, suscitant pendant un moment un vif intérêt des surréalistes. Ce mouvement a été poursuivi grâce à René Laforgue (1894-1962), un Alsacien à la double culture, germanique et française, qui a laissé un souvenir assez controversé. Son rôle de pionnier a été majeur ; mais, au plan théorique, ses écrits paraissent maintenant bien désuets. Le mouvement de l’Évolution psychiatrique, où il fut fort actif, a favorisé autant les résistances à la psychanalyse (on voulait la « franciser » pour la rendre conforme à l’esprit latin…) que sa diffusion. Laforgue, après la guerre, émigra au Maroc et ne joua qu’un rôle minime dans les événements qui devaient marquer ensuite le mouvement psychanalytique en France.

Il eut cependant le mérite d’envoyer à Freud en 1925, pour une analyse, Marie Bonaparte (1882-1962), descendante d’un des frères de l’Empereur et princesse de Grèce. Elle allait devenir l’un des plus fermes soutiens du maître viennois, à la fois sur le plan de l’amitié personnelle et au sein du mouvement psychanalytique français. Elle mit au service de la « Cause » tous les moyens dont elle disposait, par des contributions financières parfois importantes et en usant des relations et du prestige que lui assurait sa position sociale. Elle a joué un rôle décisif dans les négociations qui permirent à Freud de quitter en 1938 l’Autriche envahie.

Le quatrième personnage de cette histoire est Rudolf Loewenstein (1898-1976). Analysé de Hans Sachs à Berlin, il parlait couramment le français et vint se fixer à Paris en 1925 ; il y resta jusqu’à la guerre, puis émigra aux États-Unis où il participa au développement de l’ego psychology avec H. Hartmann. Au cours de ses douze années parisiennes, Loewenstein a analysé un certain nombre de médecins qui fournirent ensuite la première ossature du mouvement français (J. Lacan, D. Lagache, S. Nacht, P. Mâle entre autres).

En 1926, un noyau suffisant s’est constitué pour fonder la Société psychanalytique de Paris (que nous désignerons ci-après comme « SPP »), qui se donne aussitôt un organe officiel, la Revue française de psychanalyse. La SPP amorce des réunions périodiques qui donneront naissance aux « Congrès des psychanalystes de langue française », qui depuis lors se réunissent chaque année. En 1934 est créé, avec le soutien financier de Marie Bonaparte, un institut de psychanalyse qui gère une bibliothèque et organise des conférences ; une polyclinique sera ajoutée à ce dispositif en 1936. La croissance de la SPP sera lente : en 1939, elle ne compte encore que 24 membres titulaires. La guerre désorganise le mouvement ; sans être en France l’objet d’une persécution aussi brutale qu’en Allemagne et en Autriche, la psychanalyse n’est évocable et praticable qu’à bas bruit.

En 1945, la SPP ne compte plus que 11 membres actifs. Assez rapidement cependant, elle s’étoffe (S. Lebovici, M. Bouvet, A. Berge, J. Boutonier, M. Benassy, F. Pasche, etc.), les activités thérapeutiques et de formation se développent. Cependant, une crise mûrit lentement, qui va conduire la SPP à l’éclatement. Elle s’est cristallisée sur l’opposition entre deux personnages marquants, Jacques Lacan (1901-1981) et Sacha Nacht (1901-1977). Il n’est pas douteux que, pour une part, cette opposition s’est alimentée des traits de caractère de ces deux hommes, d’abord amis proches puis de plus en plus hostiles l’un à l’autre. Il n’est guère douteux non plus que dans le cercle restreint où s’est jouée la crise, au sein d’un groupe où se retrouvaient les analystes et leurs analysants (passés, mais parfois même actuels), des tensions personnelles considérables ne soient venues alimenter le conflit (c’est l’une des raisons pour lesquelles, par la suite, il est devenu de règle d’éviter toute relation personnelle entre analysant et analyste pendant toute la durée de la cure). Mais l’histoire ne se réduit jamais à la petite histoire. Les axes du conflit ont concerné : la théorie, Nacht passant pour indulgent en ce qui concerne une dérive hartmanienne que Lacan condamnait avec vigueur ; la formation des psychanalystes que Nacht concevait sur un modèle universitaire et médical assez rigide, tandis que Lacan définissait un projet de formation plus souple mais plus incertain. Mais c’est la pratique de la psychanalyse elle-même qui fournit la raison majeure de la rupture. Nacht définissait la psychanalyse comme une pratique thérapeutique, à réserver aux médecins, les non-médecins ne pouvant être admis que dans une position subordonnée, tandis que Lacan y voyait une formation personnelle, une recherche de soi où la guérison, si elle devait advenir, ne venait que « de surcroît ». Au plan de la pratique, la divergence s’est accentuée sur ce qui pouvait apparaître comme des détails, mais des détails qui ont conduit à la rupture. Pour Freud et les premiers analystes une cure comportait normalement une séance quotidienne d’une heure tous les jours, soit cinq à six séances par semaine. Les Français, au lendemain de la guerre, allégèrent cette exigence en instaurant des séances de trois quarts d’heure au rythme de quatre, voire seulement trois fois par semaine. Lacan, lui, alla beaucoup plus loin en instaurant la pratique de séances à durée variable, auxquelles il mettait fin à son gré, fût-ce au bout de quelques minutes. Il couvrait cette pratique de considérations théoriques peu convaincantes pour la plupart de ses collègues, qui le sommèrent à plusieurs reprises d’y renoncer ; il semble que Lacan l’ait promis de façon réitérée, mais sans tenir parole. De plus, à la grande inquiétude de certains, ses analysants – disciples – zélotes commençaient à former au sein de l’Institut de psychanalyse et de la Société un groupe de poids croissant.

La rupture survint en 1953, à l’occasion d’une redéfinition de l’Institut de psychanalyse, pratiquement disparu avec la guerre, et que la SPP se proposait de réanimer pour en faire un véritable lieu de formation des psychanalystes. Deux projets différents de statuts, de règles de fonctionnement et de mode de formation sont alors préparés par Nacht et par Lacan. Les passions s’exacerbent au point d’entraîner, en juin 1953, la démission de plusieurs membres de la SPP (Juliette Favez-Boutonier, Françoise Dolto, Daniel Lagache) qui créent un nouveau groupement, la Société française de psychanalyse (ci-après désignée « SFP »), où ils seront rejoints par d’autres démissionnaires, dont Lacan. La SPP, amputée d’une partie de ses membres, voit le triomphe de Nacht ; l’Institut de psychanalyse, recréé selon ses vues, voit le jour officiellement le 1er juin 1954.

Il semble que sur le moment les démissionnaires n’aient pas pris garde à une conséquence importante de leur décision : ils cessaient par là même d’appartenir à l’Association psychanalytique internationale (API), qui ne reconnaît d’affiliation que par le biais des sociétés locales : ils s’en trouvaient donc ipso facto exclus. La nouvelle SFP entreprit donc des démarches auprès de l’API pour s’en faire reconnaître. Celle-ci nomma un comité d’enquête, qui rendit un avis défavorable, essentiellement motivé par la pratique lacanienne des séances à durée variable, et qui exigea qu’il y fût mis fin. Il n’était pas facile à la SFP de désavouer sur ce point Lacan qui y jouissait d’une grande influence, et qui, au-delà, rencontrait un succès public jamais atteint par aucun psychanalyste depuis Freud. Cependant, après dix ans de tractations compliquées, la crise finit par se dénouer. Lacan fut déchu par la SFP elle-même de ses fonctions de « didacticien » (c’est-à-dire que lui était dénié le droit de former des psychanalystes) ; ceci le conduisit à en démissionner en 1964 et à créer un nouveau groupe, baptisé École freudienne de Paris, où le rejoignirent un certain nombre de fidèles. La SFP, ainsi délestée, se rebaptisa Association psychanalytique de France, et fut peu après reconnue par l’API comme seconde Société psychanalytique française (la première restant la SPP). La Nouvelle revue de psychanalyse, alors créée, exprimera souvent ses orientations.

Le mouvement de fractionnement, cependant, ne s’arrêta pas là. Cinq ans plus tard, en 1969, un certain nombre de membres de l’École freudienne, rebelles à Lacan, s’en séparèrent pour fonder une nouvelle association, tout simplement nommée Quatrième Groupe, dont les principes de fonctionnement, en s’écartant de ceux que prônait Lacan, se rapprochèrent de ceux qui prévalaient à la SPP et à l’APF, mais qui cependant ne fut pas reconnue par l’API (ce Quatrième Groupe s’est donné un organe propre, la revue Topique). L’École freudienne elle-même sera dissoute par Lacan, qui produit là un dernier coup de théâtre, à la veille de sa mort en 1980… pour donner naissance à une « École de la Cause freudienne », et, par de multiples fragmentations et recoupements, à un véritable pullulement de groupes, associations, cercles d’études, etc., ainsi qu’à des publications souvent confidentielles, épisodiques et volontiers ésotériques. En cette géographie incertaine et fluctuante, qu’il serait vain de tenter de dessiner, il devient parfois difficile de savoir qui est réellement psychanalyste et ce qu’alors cela veut dire… On a assisté en effet, au cours de cette évolution malheureuse, à toute une prolifération de pseudoanalystes (rappelons qu’en France le titre n’est protégé par aucune disposition légale) qui se sont saisis d’un malencontreux aphorisme de Lacan selon lequel « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même » : belle invite, pour tous ceux que rebutent les longues et difficiles formations de la SPP et de l’APF, ou qui y ont échoué, à s’instituer analystes de leur propre décision, avec l’accord d’une association indulgente (voire même quitte à en créer une…). Il en résulte qu’aujourd’hui seule l’appartenance à une Société clairement structurée quant aux règles de la formation et de la pratique peut garantir la compétence du psychanalyste.

Disons ici que, pour l’essentiel, la situation est claire. Il existe actuellement en France deux sociétés de psychanalyse officiellement reconnues par l’API, et qui par là même respectent les règles qu’elle édicte quant à la formation des analystes et à la pratique de l’analyse (y compris, ce qui est essentiel, la déontologie) :

la Société psychanalytique de Paris, SPP, 187, rue Saint-Jacques, 75005 Paris, site Internet : www.spp.asso.fr ;

l’Association psychanalytique de France, APF, 24, place Dauphine, 75001 Paris, site Internet : www.associationpsychanalytiquedefrance.org.

On peut y ajouter le « Quatrième Groupe », 72, rue Maurice-Ripoche, 75014 Paris, non affilié à l’API, mais qui fonctionne selon des principes comparables ; site Internet : www.quatrieme-groupe.org.

Il est certes possible de trouver ailleurs un psychanalyste compétent, mais l’aventure est alors incertaine. Car, au-delà de la personnalité de Lacan qui a été le cristallisateur répétitif de crises successives, les conflits ont toujours surgi à propos de la formation du psychanalyste, d’une part, de la pratique psychanalytique d’autre part. C’est pourquoi nous préciserons brièvement les règles suivies par les sociétés affiliées à l’API.

II. L’Association psychanalytique internationale et les sociétés constituantes

L’API, fondée en 1910 lors du IIe Congrès international de psychanalyse, qui s’était réuni à Nuremberg, est une association sans but lucratif dont le siège est à Londres. Elle regroupe actuellement environ 80 sociétés composantes qui comptent environ 10 000 psychanalystes. C’est une association fédérative qui regroupe des sociétés nationales par l’intermédiaire de leur regroupement en trois zones géographiques (actuellement, l’Amérique du Nord sauf le Mexique, l’Amérique latine et le reste du monde, en fait essentiellement l’Europe). L’API n’admet en son sein que des psychanalystes qualifiés en exercice et ne les admet qu’en tant que membres de sociétés locales (il n’y a pas, sauf rares exceptions, d’affiliation directe). Ainsi, un psychanalyste français membre de la SPP ou de l’APF appartient de ce fait même à la Fédération européenne de psychanalyse et à l’API ; il perd ces affiliations en quittant sa société locale.

Les statuts de l’API s’ouvrent sur cette définition de la psychanalyse :

« Le terme “psychanalyse” se rapporte à une théorie de la structure et du fonctionnement de la personnalité, à l’application de cette théorie dans d’autres domaines de la connaissance, et, enfin, à une technique psychothérapeutique spécifique. Cet ensemble de connaissances repose sur les découvertes psychologiques fondamentales de Sigmund Freud, qui sont à son origine. »

Ces mêmes statuts précisent ensuite les objectifs de l’association :

favoriser les échanges entre psychanalystes et le progrès de la psychanalyse par des publications, des congrès, etc. ;

définir les règles générales de la formation du psychanalyste ;

définir les règles générales de la pratique psychanalytique et sa déontologie ;

assurer le respect par les sociétés composantes des règles ainsi définies. Une Société locale, en effet, ne peut être admise au sein de l’API que si elle respecte ces règles ; elle en est exclue s’il s’avère qu’elle ne les respecte pas. On a vu précédemment qu’en effet l’API a exercé à cet égard un contrôle strict sur l’évolution du mouvement français.

L’API organise des congrès internationaux qui se réunissent tous les deux ans. Les psychanalystes français se voient en outre conviés à des « conférences » organisées, tous les deux ans également, par la Fédération européenne de psychanalyse, et à des congrès des psychanalystes de langue française réunis chaque année (alternativement à Paris et dans une autre ville de langue française) ; ceci sans préjudice des nombreux séminaires, groupes de travail, colloques, week-ends de discussion, etc. organisés au fil de l’année par chaque Société.

III. La formation du psychanalyste

Nous résumerons ici, parce qu’elle est pour l’essentiel conforme aux standards définis par l’API, la procédure mise en œuvre par les deux instituts de psychanalyse (Paris et Lyon) organes de formation de la Société psychanalytique de Paris.

L’obligation fondamentale est de suivre, pendant tout le temps nécessaire (il se compte en années), mais qui ne peut être inférieur à trois ans, une psychanalyse personnelle ; cette analyse doit en principe s’effectuer avec un membre de la SPP. Antérieurement, on distinguait entre des analyses « thérapeutiques », entreprises sur la base d’une souffrance personnelle, et des analyses « didactiques », commencées d’emblée dans le but de devenir soi-même psychanalyste. Cette distinction a été supprimée (elle subsiste dans d’autres sociétés de l’API). Il est apparu en effet que, à être posée institutionnellement, elle pouvait comporter de fâcheuses conséquences : certains analysants qui choisissent de voir dans leur « analyse didactique » un nouveau cycle d’études, sur le même plan que leur formation universitaire précédente, développent sur cette position des résistances opiniâtres à une véritable mise en cause de soi. On préfère poser aujourd’hui qu’il n’y a qu’une sorte d’analyse. Quelles que soient à l’origine les motivations alléguées par l’analysant, elles en traduisent et masquent nécessairement bien d’autres, à analyser en tant que telles ; au demeurant, il est évident que nul ne peut prétendre devenir analyste s’il n’accepte d’abord de se mettre totalement en cause dans sa propre analyse, ainsi qu’il l’attendra de ses propres patients s’il doit devenir un jour analyste.

Quand son analyse personnelle est suffisamment avancée, il peut poser officiellement candidature à une formation. Il est alors reçu, en entretiens individuels, par trois membres de la « Commission du cursus », qui rend son avis après délibération. Il faut souligner que l’analyste du postulant est exclu de cette discussion, et s’interdit d’intervenir, fût-ce par un simple avis ; cette règle (dont l’initiative fut française) sera respectée à toutes les étapes du cursus de formation.

Si le candidat est accepté, il est autorisé à entreprendre deux analyses en « supervision » (soit successivement, soit simultanément selon les cas), c’est-à-dire qu’il en discute régulièrement avec un analyste qualifié agréé par la SPP dans les fonctions de formateur. Cette période de supervisions varie d’ordinaire entre trois et cinq ans (les cures elles-mêmes pouvant bien sûr continuer au-delà de la supervision). Simultanément, et tout au long de son cursus, l’analyste en formation fréquente un certain nombre de séminaires ou groupes de travail qu’il choisit librement parmi ceux qu’organisent les instituts et la SPP elle-même. Vient le moment où, en accord avec ses superviseurs, le candidat peut demander la clôture et la « validation » de son cursus, c’est-à-dire la reconnaissance officielle de la qualité satisfaisante de sa formation. Si cet agrément lui est donné, il pourra ensuite solliciter son admission – par élection – au titre de membre de la Société psychanalytique de Paris.

Les statistiques montrent que, du début de l’analyse personnelle à cette admission au sein de la SPP, la durée moyenne de la formation est de dix à douze ans qui s’ajoutent bien entendu à la formation préalable, le plus souvent de médecin ou de psychologue (la SPP compte environ 850 membres, en proportions approximativement égales médecins et psychologues). Cette formation est donc longue, et la sélection sévère.

Signalons enfin que, en dépit d’un intitulé conservé – peut-être fâcheusement – du passé, la Société psychanalytique de Paris, dont les instituts de psychanalyse sont les organes de formation, est en fait une Société nationale. Si, pour des raisons historiques, une large part des activités reste centrée à Paris, il existe des groupes régionaux de la SPP (à Lyon, Toulouse, Aix-Marseille, Bordeaux en particulier) en développement.

IV. Les règles générales de la pratique psychanalytique

Ces règles se sont précisées tout au long de l’histoire résumée dans les chapitres précédents, une histoire qui permet de mieux les comprendre.

Un jour, quelqu’un prend la décision d’aller consulter un psychanalyste ; il (elle) veut entreprendre une analyse ou simplement y songe, l’espère, le redoute, etc. Ce peut être un projet longuement mûri, ce peut être une démarche assez impulsive décidée dans un moment de curiosité ou de désarroi ; ce peut être sur la base d’une information soigneusement collectée au préalable, ou bien au contraire dans l’ignorance à peu près complète de ce que sont la psychanalyse et le psychanalyste, plus ou moins confondu avec le psychiatre, le psychologue, le spécialiste du « cri primal » ou de l’« analyse transactionnelle », etc. Mais, quel que soit le cas, cette première entrevue va être importante : pour le consultant d’abord, et, si le contact se prolonge, pour les deux protagonistes.

Les meilleures conditions pour entreprendre une analyse sont réunies si se manifeste chez le consultant une véritable demande d’aide, sur la base d’une souffrance personnelle ou à tout le moins d’une inquiétude, le consultant admettant que la source s’en trouve au moins pour une part dans sa propre vie psychique, dont il perçoit déjà certaines caractéristiques (ce qu’on nomme en jargon l’« insight », c’est-à-dire une certaine intuition du monde intérieur). Il y faut aussi, bien sûr, une certaine confiance dans la démarche projetée, sans quoi elle serait d’emblée frappée de nullité. Ces conditions sont au mieux réalisées lorsqu’il s’agit d’un projet mûri, d’une décision prise en conclusion de tout un cheminement personnel préalable.

Mais l’analyse ne peut s’engager que par consentement mutuel. L’analyste, lui, a pour tâche d’estimer les chances de l’entreprise sur la base d’une évaluation clinique de la demande et des caractéristiques du fonctionnement psychique du consultant. Il lui faut estimer s’il s’agit bien d’une « indication d’analyse » (pour reprendre le terme, d’usage courant en médecine, d’« indication » d’une procédure thérapeutique). La décision est importante : une analyse est une entreprise longue et délicate ; tout analyste sait d’expérience qu’une erreur dans l’évaluation initiale risque de déboucher sur une impasse qui laissera les deux protagonistes insatisfaits. Il y faudra, éventuellement, plus d’un entretien.

Il se peut que l’analyse proprement dite (dans le classique dispositif « divan-fauteuil ») paraisse peu indiquée. Le psychanalyste peut alors proposer au consultant une autre forme de cure : par exemple une psychothérapie (entretiens en face à face, au rythme, d’ordinaire, d’une ou de deux séances par semaine) ou un psychodrame analytique. Il pourra conseiller au consultant de s’adresser plutôt à un psychiatre, un spécialiste de la relaxation, du conseil psychologique ou du conseil conjugal, etc., c’est-à-dire rediriger la demande dans une voie qu’il estime plus appropriée.

Si l’analyse paraît indiquée, le consultant reste libre, bien entendu, de s’adresser à un autre analyste s’il le préfère ; il doit cependant savoir que la réponse qu’il obtient ainsi signifie « oui, j’estime, sur les données dont je dispose que nous pouvons entreprendre votre analyse » ; ceci engage le psychanalyste qui répond ainsi, mais n’engage pas ipso facto un autre que lui-même. Si l’accord se fait, on convient d’un certain nombre de dispositions qui vont définir le « cadre » : quant au lieu, invariable, à l’horaire, choisi par consentement mutuel mais qui sera conservé ensuite aussi stable que possible, quant à la fréquence des séances (usuellement trois et si possible quatre séances par semaine, d’une durée invariable de trois quarts d’heure), et quant aux honoraires. Il faut signaler à ce propos qu’il existe en France un certain nombre de centres de soins où la gratuité est de règle (tel le Centre de consultations et de traitements psychanalytiques Jean-Favreau, 187, rue Saint-Jacques, à Paris, qui fonctionne sous la responsabilité de la SPP). Nombreux sont les psychanalystes médecins qui travaillent sous le régime d’une convention avec la Sécurité sociale.

Le consultant s’inquiète souvent, et légitimement, de la durée probable du traitement. Il n’est guère possible de répondre a priori : cela se jouera dans l’analyse même, et toute réponse prématurée risque d’en stériliser des aspects essentiels.

Le cadre de l’analyse ayant été ainsi défini, celle-ci va se dérouler dans les conditions générales fixées d’emblée par Freud. L’analysant, allongé sur un divan, est sollicité de dire librement ce qui lui vient à l’esprit, sans trier, sans taire ce qui peut lui apparaître choquant ou absurde, ou « sans rapport avec le sujet », etc. C’est la « règle fondamentale ». L’analyste, assis derrière son patient, reste le plus souvent silencieux, n’intervenant qu’aux moments où il le juge utile pour favoriser la poursuite du processus. Il s’agit en effet de laisser émerger ce qui d’ordinaire reste enfoui : le but essentiel de l’analyse, c’est la levée du refoulement. Ceci n’est possible que si est strictement respecté l’adage « tout dire, ne rien faire » tant que dure la séance ; quels que soient les émois, les affects et représentations qui surgissent, analysant et analyste resteront, pendant tout le temps convenu pour la séance, dans les positions – divan et fauteuil – que leur assigne la règle à laquelle tous deux sont soumis. L’analyste s’abstient de toute référence à sa vie personnelle, à ses opinions religieuses, morales, politiques, etc. ; au-delà, dans toute la mesure du possible, il s’abstient hors des séances de tout contact personnel avec le patient, ses proches, sa famille. Il est exclu qu’il recherche par des voies latérales des renseignements pour recouper les dires du patient : seuls ceux-ci ont un intérêt pour l’analyse. Cette « neutralité » de l’analyste constitue aujourd’hui un impératif absolu ; la nécessité s’en est lentement dégagée au cours de la longue histoire résumée dans les chapitres précédents. Elle évite bien des déboires qu’ont connus les premiers analystes, dont l’un des aspects a résidé dans les tensions, les dissensions et les crises qui ont marqué le mouvement psychanalytique faute que cette règle soit respectée. Elle est la condition fondamentale d’un bon développement et d’une bonne analyse du transfert (et du contre-transfert qui y répond). L’analyste, en règle générale, intervient peu : parfois pour soutenir, encourager un fil associatif, plus souvent pour suggérer une interprétation, plus rarement pour avancer une « construction » qui rassemble, en certains moments clés du processus, tout un ensemble d’interprétations déjà acceptées.

Viendra un moment où il faudra envisager de mettre fin à l’analyse. Ce moment de séparation, de deuil, devra lui-même être analysé suffisamment pour que, enfin, l’analysant, quittant son analyste, puisse, profitant des changements survenus dans sa vie psychique, faire, aussi pleinement et heureusement qu’il le pourra, ce qui était le but de toute l’entreprise : vivre mieux…