Chapitre IX. Fins de l’analyse et « désir de l’analyste »

« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. »

Par cette dense et vertigineuse formule (ÉT, AE, 449), Lacan définit la dimension radicale de l’analyse comme acte de langage. On l’a dit d’emblée (supra, p. 23), la réflexion de Lacan a pour objet de pointe l’acte analytique — titre du Séminaire de 1967-1968 qui vaut génériquement. Cela ne se disjoint jamais d’une mise en cause du savoir. On peut donc retrouver sur ce plan les acquis présentés plus haut, mais inversement on va réexpérimenter au plan de l’analyse les véritables enjeux de la théorie. Il y a bien un acte de l’analyste, au point que celui-ci peut en avoir « honte ». « L’analyste a horreur de son acte », déclare-t-il abruptement dans sa Lettre au journal Le Monde (au moment de la « dissolution », 24 janvier 1980). Car cet acte, il « le nie, le dénie, le renie ». Ainsi, cette « action », dans la mesure où elle « va au cœur de l’être » (Kern unseres Wesens) (Freud) (DC, E, 587), comporte une éthique qui, loin d’être quelque « supplément d’âme », constitue le cœur de son être. Dire que « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même » (Proposition du 9 octobre 1967, AE, 243), ce n’est pas l’abandonner à l’arbitraire, mais le mettre au pied de son acte, qui ne peut se dédouaner sur nulle autorité « hétéronome ». Point d’acte plus « vrai » que celui-ci… si ce n’est l’acte d’amour, le transfert de l’analysant étant, en regard, « mise en acte de l’inconscient »…

1. La relation analytique : la « parole pleine »

Penser la psychanalyse comme une relation de parole, c’est insister sur deux éléments, érodés sous l’effet de l’évolution de la technique analytique : d’une part, « la plénitude dramatique du rapport de sujet à sujet » (Prémisses à tout développement possible de la criminologie, AE, 121) ; d’autre part, la notion de « parole pleine », en opposition à la « parole vide ». « La psychanalyse vraie a son fondement dans le rapport de l’homme à sa parole… Ce rapport de l’homme à la parole est évident dans le médium de la psychanalyse : ce qui rend d’autant plus extraordinaire qu’on le néglige dans son fondement » (PVF, AE, 165). On aurait tort de postuler ici quelque plénitude ontologique — quoique le recours à Heidegger et à sa fonction de vérité comme dévoilement (alètheia) ait joué un rôle à ce moment de la pensée de Lacan, soucieux de souligner l’authentification (supra, p. 19). En contraste de la « parole vide », « moulin à paroles », la parole dite « pleine » surgit quand, au cours de l’analyse, elle s’épure en quelque sorte de ses alibis communicationnels et rejoint sa fonction de pure signification, en se déprenant de l’imaginaire du contenu de signification particulier et de l’intention de signification. Alors émerge le rapport de la parole à la vérité. L’analyse est destinée à confronter le sujet aux échéances de sa parole en son effet de vérité, la référence à l’analyste remplissant une fonction d’adresse, au-delà des identifications imaginaires. C’est comme « parole donnée » qu’en émerge la « plénitude » et la véracité. L’acte analytique rejoint l’« efficacité symbolique » (supra, p. 50).

Bref : « Toute parole exige réponse. » Si cette notion d’intersubjectivité fut un moment utile pour récuser l’« objectivation », elle apparaît foncièrement dépassée par la référence à l’instance de l’Autre (supra, p. 63 sq.) dont l’introduction va constituer un « pavé dans la mare » de l’intersubjectivation. Entre l’analyste et l’analysant, il y a en effet cet Autre : « Toute promotion de l’intersubjectivité dans la personnologie humaine ne saurait donc s’articuler qu’à partir de l’institution d’un Autre comme lieu de la parole » (PVF, AE, 167). « Visage clos et bouche cousue » : « Les sentiments de l’analyste n’ont qu’une place possible dans ce jeu, celle du mort » (DC, E, 589). Depuis cette place, « le psychanalyste peut accompagner le patient jusqu’à la limite extatique du « Tu es cela » où se révèle à lui le chiffre de sa destinée mortelle » (SMFFJ, E, 100).

2. L’acte analytique ou le transfert

Le transfert n’est autre que « la mise en acte de l’inconscient ». Façon de radicaliser l’idée qu’au début est l’Acte et/ou le Verbe, ce qui fonde la temporalité de l’acte analytique, le transfert étant « relation essentiellement liée au temps et à son maniement » (PI, 844).

Un examen de la genèse de la notion de transfert chez Lacan39 atteste qu’il a été appréhendé selon une dialectique significative, qui reproduit la genèse précédente de promotion de l’objet (supra, p. 71). À l’origine, le transfert40 est déchiffré comme projection : c’est « chez le patient le transfert imaginaire sur notre personne d’une des imagos plus ou moins archaïques… » (AP, E, 107). C’est à ce titre un « obstacle », qui « n’est rien dans le sujet », sinon une espèce de stagnation de la dialectique intersubjective. La relecture du cas Dora illustre la tentative de définir « en termes de pure dialectique le transfert qu’on dit négatif dans le sujet, comme l’opération de l’analyste qui l’interprète » (IT, E, 218).

En un second temps, le transfert est pensé comme « symbolique », comme « chaque fois qu’un homme parle à un autre d’une façon authentique et pleine » (S I, p. 127). C’est à ce titre appel à l’Autre, à entendre, on l’a vu, comme place vide et nécessaire (supra, p. 65).

Enfin, une rupture déterminante coïncide avec l’inscription du transfert au programme du Séminaire : à partir de 1960-1961, la question du transfert est articulée intimement à celle de l’« objet » — ce qui renvoie à l’éthique immanente de l’analyse.

3. L’« éthique de la psychanalyse »

Lacan en donne la formule saisissante à travers l’article majeur de l’éthique de la psychanalyse, du côté de l’analysant : « Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective psychanalytique, c’est d’avoir cédé sur son désir » (S VII, 6 janvier 1960). Sauf à entendre la portée de la notion de désir : cela impose un impératif de se confronter à la vérité de son désir, en deçà de toute morale de l’« oblativité ».

Si la névrose est une lâcheté envers « l’ordre du désir » (supra, p. 90), l’analyse suppose la confrontation avec la Chose. Sachant que « le désir vient de l’Autre » et que « la jouissance est du côté de la Chose » (TFDP, E, 853).

4. Transfert et « sujet supposé savoir »

Lacan introduit alors une expression qui va devenir une catégorie essentielle de l’événement transférentiel. Ce qui apparaît comme un obstacle devient la condition même du transfert : tandis que le « sujet supposé savoir » apparaît en 1961 comme « une supposition indue » (S IX, 15 novembre 1961), il est promu comme condition matérielle et pivot de l’opération analytique. C’est le 10 juin 1964 que Lacan fait le lien entre transfert et « sujet supposé savoir » : « Dès qu’il y a quelque part le sujet supposé savoir, … il y a transfert » (S XI). Le « sujet-supposé-savoir », plus que l’analyste, quoiqu’il occupe cette place — c’est là plutôt le mirage transférentiel, son image pour le patient –, est ce qui soutient la situation analytique même — mise en scène, dans et par la relation analyste/ analysant. La méprise du sujet supposé savoir : sous ce titre, Lacan en fait, dans un écrit de 1968, la problématique axiale de la cure.

On constate là un flagrant décrochage par rapport à la caractérisation freudienne du transfert comme « intense relation de sentiment » (eine intensive Gefühlsbeziehung). Freud pense le transfert comme déplacement (Übertragung) d’affect. Lacan « intellectualise »-t-il le transfert ? En fait, le savoir est ressort de « l’amour de transfert » : celui auquel on suppose le savoir, celui-là, on l’aime. Expérience de l’« hainamoration » (S XX), « mot-valise » qui, chez Lacan, traduit l’« ambivalence » d’affect dans l’ordre du savoir.

Notons que c’est en 1964 que Lacan distingue également le transfert de la répétition, pour en souligner l’articulation, entre symbolique et réel et au-delà de l’imaginaire.

5. Le « désir de l’analyste »

Lacan l’affirme formellement : « Le psychanalyste assurément dirige la cure » (DC, E, 586). Sauf à préciser : « C’est le désir de l’analyste qui au dernier terme opère dans la psychanalyse » (TFDP, 1964, E, 854).

Par la première idée, Lacan récuse l’illusion de « l’alliance thérapeutique » comme de « l’analyse réciproque » (Ferenczi). La possibilité d’interrompre la séance se trouve accentuée avec les séances dites « courtes ». On sait que c’est là l’un des points les plus controversés de la pratique de Lacan. Aussi bien l’a-t-il peu évoqué dans ses textes.

Par la seconde idée, il prend à contre-courant la vogue du « contre-transfert », qui a pris une ampleur considérable dans le postfreudisme41 : « Le transfert est un phénomène où sont inclus ensemble le sujet et le psychanalyste. Le diviser dans les termes du transfert et du contre-transfert… ce n’est jamais qu’étudier ce dont il s’agit » (S XI, 10 juin 1964). C’est le vif du désir de l’analyste qui opère, alors même qu’il « fait le mort ». L’objet de ce désir, ce n’est pas sa jouissance personnelle, ni le désir d’être analyste, mais son désir d’analyse, ordonné à l’« ordre du désir » comme échéance de la vérité des sujets un par un. Cet accent mis sur l’agir de l’analyste fait écho à l’idée que « la psychanalyse a joué un rôle dans la direction de la subjectivité moderne » (FCPL, E, 283).

L’évolution de la théorie de l’objet (supra, p. 71 sq.) tend à mettre en évidence ce point, résumé dans le fameux jugement : « L’analyste, il ne suffit pas qu’il supporte la fonction de Tirésias. Il faut encore, comme le dit Apollinaire, qu’il ait des mamelles » (S XI, 24 juin 1964) — ce qui implique une présence corporelle et un soutien du côté de l’objet (ce qui est tout autre chose qu’une « bonne mère »). Cela va situer l’analyste de plus en plus du côté du semblant d’objet. Comprenons qu’il sera caractérisé comme « semblant d’objet a » et mis même à la place du « saint » comme « déchet » (TÉL, AE, 519). Lieu de résistance aussi, s’il est vrai qu’ « il n’y a, en vérité, qu’une seule résistance, c’est la résistance de l’analyste » (S II, p. 267).

6. La formation de l’analyste : de la « passe » à l’impasse

La question technique — comment former un analyste ? — a été au centre des préoccupations de Lacan, depuis le règlement de la Commission d’enseignement de la SPP qu’il fut chargé de rédiger en 1949. Cela touche à la question de l’« analyse didactique » et de l’habilitation des analysants comme analystes, au terme de leur travail. À l’époque de la SFP, il rédige deux textes sur Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 et L’Enseignement de la psychanalyse(1957). On comprend aussi la portée d’éveil traumatique de sa perte de qualité de « didacticien » en 1963 (supra, p. 21).

La question freudienne est celle de la « formation la plus appropriée » (die geeignetste Ausbildung). Cela implique une analyse préalable, dite « didactique » (Lehranalyse), dont le principe est décrété en 1922 et appliqué à l’Institut de Berlin. Lacan récuse cette différence entre « analyse thérapeutique » et « analyse didactique », ce qui est dans la logique de l’interrogation sur le « désir de l’analyste ».

La ligne de force est la dénonciation des effets de la norme et de l’institution analytique — on trouve en 1956 un tableau satirique à la Swift de la répartition des rôles entre « Suffisances » (titulaires) et « Petits souliers » (affiliés), « Bien-nécessaires » (formateurs) et « Béatitudes » (évaluateurs) [SPFP] et l’appel au retour à la spécificité de l’acte. Cela n’a fait que dégager les enjeux : en 1967, Lacan franchit le pas en tentant d’apporter une réponse pratique à la question véritable : qu’est-ce qui a été produit par une analyse qui permet de s’accréditer comme « analyste » ? Comment s’en assurer ? Où chercher quelque « garantie dans le passage au désir d’être psychanalyste » ? La procédure dite de « la passe » est définie dans la Proposition sur le psychanalyste de l’École : la « demande du devenir analyste de l’École » est adressée à « certains que nous y dénommerons : passeurs », eux-mêmes choisis par un analyste de l’École. « C’est à eux qu’un psychanalysant, pour se faire autoriser comme analyste de l’École, parlera de son analyse, et le témoignage qu’ils sauront recueillir du vif même de leur propre passé sera de ceux que ne recueille aucun jury d’agrément. La décision d’un tel jury en serait donc éclairée, ces témoins bien entendu n’étant pas juges » (FCPL, E, 255). On voit le souci du dispositif de saisir sur le vif l’expérience d’une analyse, via ces médiateurs-témoins, qui instruisent ensuite un « jury d’agrément », reconnaissant les analystes de l’École (AE). Appliquée à partir d’octobre 1969, Lacan en constatera « l’échec complet » en avril 1978 (Assises de Deauville). Cela n’en reste pas moins une tentative sans précédent de redéfinir le devenir de l’analysant, destitué de la croyance au supposé savoir, en analyste, donc d’évaluation de la fin de l’analyse et du désir d’analyse du « passant ». De plus, les « cartels » (groupes de quatre membres en moyenne) apparaissent comme un dispositif rendant possible le transfert de travail — selon les principes du nœud et de la structure « quaternaire » au sens topologique (infra, p. 107 sq.).

7. Les fins de l’analyse

La fin de l’analyse (finalité) se joue dans sa fin (son terme). Or, Lacan souligne que « le ressort fondamental de l’opération analytique, c’est le maintien de la distance entre le I et le a », sachant que l’analyste est appelé par le sujet à incarner ce I, cet idéal. En conséquence : « C’est de cette idéalisation que l’analyste a à déchoir pour être le support de l’a séparateur », ce qui revient au « franchissement du plan de l’identification » (S XI, p. 245).

Ainsi : « Le terme de l’analyse consiste dans la chute du sujet supposé savoir et sa réduction à l’avènement de cet objet a comme cause de la division du sujet, qui vient à sa place » (S XV, 10 janvier 1968). Cela implique « la destitution subjective » de l’analysant : « Cet en-soi de l’objet a qui, à ce terme, s’évacue du même mouvement dont choit le psychanalysant pour que ce qu’il ait dans cet objet, vérifié la cause de son désir » (S XV, compte rendu, AE, 375). Cela suppose, du côté de l’analysant, s’identifier à son symptôme, soit « savoir faire avec ce symptôme, savoir le débrouiller, le manipuler » (S XXIV, 16 novembre 1976).

Cela n’est possible que par « la traversée du fantasme » fondamental. « Ce qui est essentiel, c’est qu’il [l’analysant] voit, au-delà de la signification, à quel signifiant — non-sens irréductible, traumatique, il est, comme sujet, assujetti » (S XI).

C’est là la relecture lacanienne de la problématique de L’Analyse finie et l’analyse sans fin (1937) où Freud recense les obstacles de la fin du travail : défense du moi, force des traumas, résistance pulsionnelle, ainsi que la traversée de la résistance à la guérison et du complexe de castration. Pour Lacan, la guérison survient « de surcroît » à l’affrontement du sujet à la vérité de son désir.

Ainsi se relit le fameux apophtegme freudien : Wo es war soll ich werden42. Il ne s’agit pas que le « moi » vienne déloger le « ça » : bien plutôt, le sujet véritable de l’inconscient « doit venir au jour » de ce « lieu d’être », en se défaisant du noyau d’identifications aliénantes.


39 Philippe Julien, Pour lire Jacques Lacan, EPEL, 1990.

40 Sur ce point, cf. nos contributions : « La scène du transfert : le réel indéclinable » et « Cet amour nommé transfert : de Freud à Lacan », in Le Journal des psychologues, n° 196, avril-mai 2002, p. 26-29. et 35-39

41 Paula Heimann, Margaret Little, Lucia Tower, Annie Reich, Le contre-transfert, Éditions Navarin, 1987.

42 S. Freud, Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, GW, XV, 86.