Chapitre IV. Le réel et ses fonctions

La pensée analytique touche au réel. Cet énoncé abrupt doit être appréhendé par paliers. Il signifie d’abord que c’est un savoir du symptôme. Le réel se présente à travers le symptôme : celui-ci, souligne Lacan, « vient du réel », « il est le Réel », ou du moins se présente-t-il comme « effet du symbolique dans le réel ».

Cela met la psychanalyse résolument du côté du savoir scientifique, contre tout « idéalisme », mais cela l’en démarque non moins radicalement, dans la mesure où la science, en cernant la réalité, dénie le réel — dans la mesure même où elle a forclos le sujet (infra, p. 78).

En fait, c’est la notion de réel qui donne la signification de la trilogie. Ce que Freud prend en compte more metapsychologico sous le nom de « réalité psychique » — « Il a inventé quelque chose qu’il appelle réalité psychique » (S XXII, 13 janvier 1975) –, Lacan en fait, lui, une théorisation topologique : « Il a fait le nœud à quatre avec ces trois… » En d’autres termes, à la place de la « réalité psychique » freudienne, il pose ce nœud de l’imaginaire, du symbolique et du réel. La place de l’« ensemble » du Réel se situe entre l’imaginaire et le symbolique (infra, p. 105). Il est frappant que, dans la forme topologique achevée, le réel qui succédait à l’imaginaire et au symbolique vient en tête (RSI). La communication de Rome intitulée « La troisième » (1er novembre 1974) constitue la promulgation solennelle de cette promotion du Réel.

Du « réel » de la théorie de la connaissance (cf. le réel inassimilable d’Émile Meyerson ou d’Henri Bergson23) au « surréel » du surréalisme, Lacan a médité tout ce qui permet de situer le réel comme point limite, décrochage de la réalité. Comment cet accent mis sur le réel s’articule-t-il à l’accent mis sur le langage ? C’est que le réel est « ce qui pâtit du signifiant ». C’est « le domaine de ce qui subsiste hors de toute symbolisation » (RCJH, E, 388). Absence d’absence, en contraste du symbolique.

Pour s’y reconnaître, il importe d’en saisir la genèse et les avatars.

1. Le réel : du « retour » à l’exclu

Selon une première définition qui peut paraître minimale, le réel est « ce qui revient à la même place » (S VII, 23 décembre 1959). Plus radicalement : le réel est « ce qui revient toujours à la même place, à cette place où le sujet en tant qu’il cogite ne le rencontre pas » (S IX, 30 mai 1962). Lacan a soin de préciser que l’accent est à mettre sur « revient ». Le réel est donc ce retour, cette (ré)itération, comme indifférente à toute position subjective. Il se notifie comme répétition insistante. On pourrait dire que le réel s’appelle « revient ».

Il faut en prendre la mesure sur le plan de la théorie de la connaissance : « Le réel n’est pas de ce monde. Il n’y a aucun espoir d’atteindre le réel par la représentation. » C’est en ce sens l’« immonde ». Le réel, du même coup, n’est pas « universel », au sens où « ses éléments » ne peuvent « se dire tous » (La troisième, in Petits Ecrits et conférences). Tandis que le symbolique est « ce qui peut changer de place », le réel est « quelque chose que l’on retrouve toujours à la même place » (S II, 22 juin 1955). « Le réel est absolument sans fissure » (S II, 26 janvier 1955), ce qui revient à dire qu’« il n’y a pas d’absence dans le réel » (S II, 29 juin 1955). Le réel « n’est pas caché ». Corrélativement, c’est ce qui est exclu du symbolique. On en trouve l’expression adéquate dans la psychose (infra, p. 91). Lacan peut faire fond ici sur l’idée freudienne que « le problème n’est pas celui de la perte de la réalité, mais du ressort de ce qui s’y substitue » (QPTPP, E, 542). Mais tel phénomène, à la fois limite et commun, peut éclairer sur ce point : soit le phénomène de « la paix du soir » — ce moment, à la limite de la nuit, où se taisent les voix et où surgit le réel, voix muette et « murmure de l’extérieur » (S III, 8 février 1956). Il s’agit d’un de ces effets de « frange » du réel sur la réalité. C’est propre à situer le réel en ces moments de désymbolisation : « Ce qui n’est pas venu à jour du symbolique réapparaît dans le réel » (RCJH, E, 388).

2. Le réel comme impossible

On peut dire sommairement qu’avant la coupure de 1964, le réel est le simple corrélat de l’imaginaire et du symbolique. Mais c’est aussi l’« impensable », « ce qui revient toujours à la même place » (DR, AE, 160).

C’est alors qu’il apparaît comme un registre propre. Le réel apparaît alors caractérisable comme l’« impossible », ce qui s’accomplit dans Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Dès le Séminaire sur La Relation d’objet, il avait été fait allusion aux liens entre réel et impossible, par référence aux développements d’Alexandre Koyré sur le statut de la réalité selon le principe d’inertie d’après Galilée : le mouvement perpétuel est en effet « impossible », et pourtant il fonde la physique moderne. Lacan y voit le signe d’un tournant radical : le réel comme figure même de l’impossible. Cette « modalité logique » procède de son caractère « immonde », irreprésentable et non totalisant.

Le réel renvoie à la rencontre manquée, entre le rêve et le réveil, comme dans le rêve où l’enfant mort adresse la parole à son père et le réveille — le père constatant alors que l’enfant brûle pour de bon (« Père, ne vois-tu pas je brûle ? »)24.

3. Le réel tychique et le signifiant

C’est, en d’autres termes, la tuchè, le hasard au sens aristotélicien, Lacan faisant fond sur une dualité de concepts aristotélicienne. C’est dans le livre II de la Physique d’Aristote que l’on trouve cette opposition de deux formes de hasard, celle qui fait que l’action atteint une finalité autre que celle qui était prévue (tuchè) et l’action qui se produit mécaniquement (automaton). Lacan situe le réel du côté du hasard pur (tuchè), référant le signifiant à l’automaton (S XX, 12 février 1964). Une autre manière de le dire est que le réel est le trauma.

4. La logique ou la science du réel

La psychanalyse est donc, au-delà de l’énoncé hégélien « le réel est le rationnel », « science du réel » comme impossible : « C’est de la logique que ce discours tient au réel à le rencontrer comme impossible, en quoi c’est ce discours qui la porte à sa puissance dernière : science, ai-je dit, du réel » (ÉT, AE, 449).

La notion de « nœud borroméen », acquise en 1972, va permettre de penser la conjonction du symbolique, de l’imaginaire et du réel, mais par là même le langage apparaît comme « faisant trou », « fonction de trou » par laquelle « le langage opère sa prise sur le Réel » (S XXIII).

5. Réel et semblant

Le réel apparaît enfin comme « le sens blanc », entendons qu’il surgit, telle une « météorite », dans les « blancs » du sens (S XXII, 11 mars 1975 ; S XXIV, 10 mai 1977). Autrement dit : « L’idée même de réel comporte l’exclusion de tout sens. Ça n’est que pour autant que le réel est vidé de tout sens que nous pouvons un peu l’appréhender. » Ou encore : « Il n’y a de vérité comme telle possible que d’évider le réel. »

6. La fonction de réel

On voit que ces « flashs » sur le réel permettent d’en assigner la fonction centrale dans l’acte et le savoir analytiques.

D’une part, le réel prendra son sens clinique (infra, p. 89) quand on s’avisera, comme le dit Lacan à Rome en 1974, que « l’analyse s’occupe très spécialement de ce qui ne marche pas…, le Réel » (Lettres de l’École freudienne de Paris, no 16, 1975, p. 11). Écho à l’idée qu’« il n’y a de cause que de ce qui cloche ». Cela situe le réel du côté du « trou matisme ». Sauf à constater que le symptôme est « ce que les gens ont de plus réel »…

D’autre part, le réel comme de l’impossible s’énonce : « Il n’y a pas de rapport sexuel » (ÉT, AE, 454-455).

Le réel a une fonction d’impasse, que Lacan exprime en évoquant la « mise en question de l’idéal du salut… au nom de l’amour de l’Autre », ce qui débouche sur une impasse : « Quand on arrive au bout, c’est le bout… et c’est justement ça qui est intéressant : … parce que c’est là qu’est le réel. » Le réel est ce champ où « on ne puisse rien dire sans se contredire » (S XXII, décembre 1974). Mais c’est aussi ce qui ne cesse pas de (ne pas) s’écrire…

On peut situer là le quatrième effet de Lacan : substitution à la « réalité psychique » du « réel ». Lui-même l’évoque humoristiquement comme une « peau de banane » glissée sous les pieds de Freud ! On peut dire qu’avec le rêve de l’injection faite à Irma (L’Interprétation des rêves, chap. ii), Freud repérait le fond de réel (le fond de la gorge). À l’autre bout, il déclare que « le réel restera toujours “inconnaissable” » (unerkennbar) (Abrégé de psychanalyse, chap. 8, GW, XVII, 127). On notera que c’est le terme réel (das Reale) et non le terme réalité (Realität) qui est employé. Mais l’effort de Lacan est de s’affranchir de toute hypothèque dualiste psyché/réalité. Le « gain » de la trilogie est donc bien de penser une fonction du réel sui generis.


23 P.-L. Assoun, « L’inconscient au présent. Bergson avec Freud », in Analyses et réflexions sur Henri Bergson. La pensée et le mouvant, Ellipses/Éditions Marketing, 1998, p. 108-112.

24 S. Freud, L’interprétation des rêves, chap. vii, GW, II-III, 513-515.