11. L’action thérapeutique

Nous venons d’insister une fois de plus sur la puissance du refoulement initial et de rappeler toutes les tentatives de le surmonter que l’humanité a faites pendant des milliers d’années, sans y réussir. A première vue, cette conception semble comporter des conséquences très pessimistes, de nature à suggérer l’idée de la vanité désespérante de toute psychothérapie. Comment supposer, en effet, qu’il existe sur la terre une force capable de forcer l’inconscient à renoncer à ce qui constitue sa nature intime et primordiale, à s’engager dans une direction autre que celle qu’on peut qualifier de « congénitale » ? Nous convenons que de ce que nous avons dit, aucune autre conclusion ne découle que celle impliquant l’impossibilité de détourner l’inconscient de. sa marche prédestinée. L’expérience analytique montre cependant qu’il doit exister quelque chose qui permet d’affranchir les hommes névrotiques, soumis à la domination à peu près absolue de l’inconscient, de la puissance de celui-ci, au point de les rendre capables de vivre comme s’ils n’avaient rien d’anormal. C’est d’ailleurs tout ce qu’on peut obtenir : c’est beaucoup ou trop peu, selon le point de vue auquel on se place pour juger ce résultat. Or, si l’analyste semble porté à la première de ces appréciations, le patient n’est le plus souvent à même d’apprécier le résultat obtenu que dans le sens du trop peu. Cette contradiction ne semble pas exiger un développement ultérieur, mais l’examen des mobiles physiologiques qui sont à sa base ne manquerait ni d’intérêt ni d’utilité.

11

Il ne s’agit pas des cas où l’analyste, tout en ayant des raisons subjectives de croire qu’il a fait, non seulement de son mieux, mais tout ce qu’il y avait à faire, n’a pas réussi à obtenir un succès réel : les cas auxquels je pense sont ceux où le malade, débarrassé en fait de ses souffrances, redevenu capable de travailler et de jouir de la vie, se comporte cependant comme un insatisfait. Ce fait ne doit cependant pas nous détourner de notre tâche et nous faire douter de nous-mêmes. Qui nous dit que tous les autres hommes qui n’ont jamais subi d’analyse et qui n’avaient peut-être nul besoin de la subir, soient plus satisfaits, plus heureux? Nous nous rappelons à ce propos un aphorisme de Freud qui disait que le névrosé guéri, et malheureux quand même, ne souffre plus que de malheurs qui lui sont communs avec tant d’autres hommes, alors qu’auparavant ces malheurs étaient de nature « névrotique ». Alors même qu’il a affaire à une maladie physique, le médecin est rarement à même de satisfaire les exigences du patient qui ne demande rien de plus ni de moins que la santé parfaite. Il doit en être de même, et à plus forte raison, lorsqu’on se trouve en présence d’un névrosé qui souffre précisément du caractère excessif de ses exigences, de celles notamment qui se rapportent à la libido et qui, d’après ce que nous a appris la psychanalyse, ne peuvent jamais être pleinement satisfaites. Il est donc permis de se demander si, connaissant les causes véritables et dernières des névroses, on ne ferait pas mieux de renoncer à toute tentative de guérison, au lieu de se bercer de l’illusion que la connaissance des causes constitue déjà un premier pas vers leur suppression ? Penser de la sorte, c’est introduire dans la psychothérapie le nihilisme le plus absolu. Plus que cela : c’est renoncer à toute recherche et à toute science qui, en fait, semble reposer sur cette proposition socratique, d’allure technique : savoir, c’est pouvoir!

Or, la psychanalyse a été la première à s’attaquer à ce préjugé qui nous a été transmis comme un résumé du savoir de l’antiquité. La psychanalyse nous a obligés peu à peu à renoncer à notre orgueil intellectuel, et elle nous a appris à estimer de moins en moins haut la force de notre conscience, en présence de la force biologique élémentaire de l’inconscient. Nous n’avons, à mon avis, qu’à adopter la même attitude à l’égard de la thérapeutique psychanalytique, après avoir acquis suffisamment de savoir pour reconnaître que, paraphrasant Socrate, tout notre savoir n’est d’aucune valeur thérapeutique si nous ne savons pas l’appliquer d’une manière efficace. Freud a depuis longtemps mis en garde contre l’erreur qui consiste à croire que le malade sait et comprend ce que nous savons et comme nous comprenons nous-mêmes (1), et il a opéré une séparation précise entre la psychanalyse en tant que méthode de recherche et la psychanalyse en tant que méthode thérapeutique. Tant que nous étions encore peu renseignés sur l’inconscient, nous étions exposés, et la chose était souvent inévitable, à accorder la première place à l’exploration lorsque l’état de nos connaissances ne nous permettait pas d’obtenir un effet thérapeutique. Mais la riche expérience que nous avons acquise au cours de ces dernières années nous a montré que les possibilités thérapeutiques n’étaient nullement en rapport avec l’accroissement de notre savoir, voire que notre savoir et nos connaissances étaient plutôt de nature à créer des obstacles à l’intervention thérapeutique naïve (2). L’expérience a montré, d’autre part, qu’en communiquant notre savoir au malade, et alors même que celui-ci l’accepte, pour ainsi dire, intellectuellement, nous ne changeons absolument rien à ses symptômes. Aussi l’analyste fut-il obligé de s’attacher à obtenir une acceptation affective, autrement dit une réaction affective qui avait pour condition une suppression préalable des résistances. A l’évocation consciente des souvenirs, procédé datant de l’époque hypnotique, on substitua la répétition dans le transfert positif et négatif, ce qui

(1)    Weitere Ratschl&ge zur Technik der Psychoanalyse : Zur Einleitung der Behandlung, 1913 (« Klelne Schriften *, IV, p. 436).

(2)    Ce sont sans doute les expériences de ce genre qui ont décidé le professeur Freud à mettre au concours, lors du congrès de septembre 1922, la question suivante : Des rapports entre la théorie et la technique psychanalytiques.

ne tarda pas à entraîner la reproduction affective véritable (1). On s’aperçut bientôt que cette reproduction était impossible à éviter, qu’il fallait même souvent la provoquer, lorsque le patient se servait du souvenir comme d’un moyen de défense contre la répétition, c’est-à-dire utilisait sa fonction biologique. Ferenczi a été le premier à insister sur la nécessité d’une telle thérapeutique « active » (2) ; suggestion qu’il s’est ensuite attaché, dans un travail plus étendu, à justifier et à démontrer à l’aide d’arguments appropriés, afin de la mettre à l’abri de fausses interprétations (3). Il montre avec raison que la manière active, contre laquelle on a élevé tant de protestations, comme s’il s’agissait d’une nouveauté inédite, était depuis longtemps tacitement pratiquée en psychanalyse ; et, pour ma part, je ne saurais ajouter d’autre argument à ceux mis en avant par Ferenczi que celui-ci : toute thérapeutique est, par nature, « active », c’est-à-dire qu’elle vise à exercer une influence voulue, en vue d’un changement, d’un effet. La « passivité » qu’on vante avec raison comme un des mérites de la psychanalyse, est une vertu qui permet à l’analyste de découvrir quelque chose de nouveau, d’une façon générale, quelque chose qu’il ignore ou qui a été provoqué par son savoir. Mais de même que le praticien exerçant la médecine générale ne s’avise pas de passer en revue l’histoire de la médecine, ni même de parcourir un traité, avant de pouvoir formuler un diagnostic exact, on ne peut demander à l’analyste-praticien de suivre pas à pas, avec le concours du malade, l’exploration psychanalytique, de mettre à nu la vie publique du malade, dans son déroulement pour ainsi dire historique.

L’analyste doit être en possession de toute la somme des connaissances déjà acquises, en vue de leur applica-cation pratique, conforme aux exigences de chaque cas

(1)    Weitere Ratschlâge, etc. : Erinnern, Widerholen and Durch-arbeiten, 1914 (« Kleine Schriften », IV). — Voir également Ferenczi et Rank : Entwicklunggeschichte der Psychoanalyse. Zur Wechselbeziehung von Theorie und Praxis, 1924.

(2)    Technische Schwierigkeiten einer Hysterieanalyse. « Intern. Zeitschr. f. Psychoan. », V, 1919.

(3)    Weitercr Ausbau der « aktiven » Technik in der Psychoan., ibid., VII, 1921.

donné. Et il va de soi que s’il veut obtenir un effet thérapeutique appréciable, il ne saurait procéder autrement que d’une manière « active ». C’est que son intervention n’est pas moins active que celle du chirurgien et a pour but de détacher, selon les règles de l’art, la libido primitive de l’objet sur lequel elle est fixée et, par conséquent, de débarrasser le malade de sa fixation névrotique, en supprimant ou en atténuant le refoulement primitif, ce qui nécessite, en dernière analyse, le recours à la répétition du traumatisme de la naissance, avec l’assistance d’une sage-femme expérimentée. Je dis avec intention : « d’une sage-femme », et non « d’un médecin », parce que je tiens à faire ressortir avant tout l’élément purement humain et pratique de l’intervention.

Accordons quelques moments de réflexion à cette nouvelle définition du but thérapeutique, et nous ne tarderons pas à constater qu’elle apporte la première lueur d’espoir dans les ténèbres du pessimisme thérapeutique, qui, semblait-il, nous attendait à notre arrivée. Nous nous apercevons qu’au fond nous n’avons pas fait autre chose que ce que le malade lui-même avait essayé de faire, mais avec un succès insatisfaisant, toute sa vie durant, à savoir surmonter son traumatisme de la naissance, dans le sens d’une adaptation à la vie civilisée. Conformément à notre conception, tout individu nouveau-né se trouverait livré à l’abandon complet ou, pratiquement parlant, à la mort, si la nature n’exerçait sur lui sa première action « thérapeutique » et ne s’oppo-saitàsa tendance vers l’arrière en perpétuantchezluil’an-goisse. On peut dire qu’à partir de ce moment toute l’activité de l’individu, toute sa vie durant, revêt un caractère « thérapeutique », en ce sens qu’en opposition avec les tendances au retour, à la régression, elle maintient en vie pendant un temps donné, la malade « abandonnée », jusqu’au moment où elle est obligée de lâcher prise. N’oublions pas, à ce propos, de faire ressortir la grande valeur « cathartique » que présentent certaines activités, tout à fait inutiles en apparence, mais qui servent à l’expression de tendances inconscientes : depuis les jeux d’enfants (1) jusqu’aux jeux des adultes

(1) Voir Karl Grooss : Das Spiel als Katharsis, « Zeitsch. f. pâdagog. Psychologie », XII, 1912.

qui atteignent dans la tragédie la plus haute valeur cathartique. Ainsi que Freud l’a montré par l’analyse des manifestations caricaturales des psychoses, celles-ci peuvent à leur tour être considérées comme des essais de guérison qui, tout comme l’intervention psychanalytique, offrent une orientation régressive. Or, l’analyse ne pouvait pas adopter une autre orientation, si elle voulait se réserver une possibilité d’action, une chance d’influence. Elle est seulement à même de procurer au malade tout ce qu’il faut de plaisir pour ne pas compromettre le résultat final qui consiste à mettre un terme à l’utilisation abusive de la libido. Pour ce faire, on remplace, de la manière que nous avons déjà décrite, l’objet primitif de la libido, la mère, par un objet succédané, auquel le malade pourra renoncer d’autant plus facilement qu’on s’attachera sans cesse à lui rendre consciente sa nature véritable. La grande valeur qu’il attache malgré tout à cet objet et qui s’exprime dans le phénomène du transfert, tient à sa réalité, c’est-à-dire au fait que l’analyste ne permet pas seulement au malade de fixer sur lui pendant quelque temps sa libido, mais lui impose même cette fixation par les conditions mêmes et tout l’appareil du traitement. C’est ainsi que l’intraversion névrotique se trouve inhibée par la situation analytique, et le médicament dont se sert la psychanalyse n’est autre que l’homme qui, tel l’homme-médecine avec ses pratiques magiques, exerce son action en faisant appel directement à 1 inconscient du malade (1). A ceux qui voudraient donner à cette manière de procéder le nom de suggestion, nous objecterions seulement que par cette appellation ils ne feraient que substituer à un processus psychologiquement intelligible un mot creux et artificiel (2).

Ceci n’est pas seulement vrai de la thérapeutique analytique : toute thérapeutique, même médicamenteuse, exerce en dernière analyse une action « suggestive », pour autant qu’elle fait appel à l’inconscient du malade. Nous en avons la preuve dans le choix du méde-

(1)    Voir à ce sujet les riches matériaux folkloriques, Interprétés seulement, à mon avis, d’une manière trop compliquée, chez Roheim : Nach dem Tode des Urvalers (« Imago », IX, 1,1923).

(2)    Freud : Zur Dynamik der Ucbertragung, l. c., p. 395.

cin, dans les rapports qui s’établissent entre le malade et le médecin, rapports qui reposent généralement sur le transfert (1) et à la faveur desquels les mesures thérapeutiques recommandées par le médecin reçoivent le consentement nécessaire de l’inconscient. Mais les nombreuses observations faites au cours des analyses nous permettent maintenant de nous faire une idée du mécanisme de cette inconsciente action de transfert. Nous savons que, dans la vie de l’enfant, le « docteur » joue un rôle déterminé, étroitement circonscrit, qui se manifeste avec une netteté suffisante lorsque les enfants jouent « au docteur » : cclui-ci représente en effet l’idéal inconscient de l’enfant, pour autant qu’il semble savoir d’où viennent les enfants et ce qui, d’une façon générale, se passe dans l’intérieur du corps. Qu’il ausculte ou percute, qu’il examine les excrétions ou opère avec le bistouri, par tous ses actes et tous ses mouvements il touche à l’obscur traumatisme initial. La situation psychanalytique, dans laquelle ce « transfert » doit être amené à la conscience, nous montre, avec toute la clarté désirable, dans quelle mesure l’inconscient de l’homme, même le plus adulte, reste sa vie durant fixé à ce « jeu au médecin » qui se rattache directement au traumatisme initial. On peut dire que chaque malade se comporte comme l’enfant anxieux enfermé dans une pièce non éclairée, c’est-à-dire qu’il se calme et se rassure dès que le médecin fait son apparition et lui adresse quelques paroles de consolation. Bien que la majorité des médecins ne veuillent pas en convenir (et beaucoup d’entre eux ne le peuvent pas, car, dans leur inconscient, ils jouent encore trop eux-mêmes « au docteur »), parce qu’ils croiraient en le reconnaissant porter atteinte à leur réputation scientifique, nous ne les engageons pas moins à se renseigner à ce sujet auprès de leurs rares confrères (spécialistes ou exerçant la médecine générale) qui, impressionnés par les données de la psychanalyse, ont obtenu plus d’un succès inattendu à la suite de la reconnaissance et de l’utilisation du fait que nous signalons. Mais l’analyse, qui ne se contente pas de reconnaître ce fait, mais s’applique à attirer sur lui l’attention cons-

(1) Ferenczi : Introspection und Uebertragung, * Jahrb. », 1,1919.

dente du malade, semble montrer que nous possédons là un moyen d’action qui, loin d’être nuisible, nous offre la seule possibilité d’obtenir des effets thérapeutiques durables. Car cet affranchissement, ce détachement du malade de l’analyste, qui constitue la partie principale du travail analytique, s’effectue sous le signe de la reproduction du traumatisme de la naissance, de sorte que le malade, en perdant son médecin, se débarrasse de ses souffrances ; ou plus exactement, pour se débarrasser de ses souffrances, le malade doit renoncer à son médecin.

Ces deux processus parallèles donnent à réfléchir et, à leur propos, se pose la véritable question du processus de guérison, de son mécanisme et de la technique à employer pour le déclencher et le hâter. Or, ces problèmes ne peuvent être étudiés que d’après les matériaux mêmes et leur analyse détaillée dont je puis d’ores et déjà annoncer la publication prochaine (1). Je n’ajouterai ici que quelques remarques destinées à circonscrire le rôle de l’inconscient, d’une part, du savoir conscient, ayant donné lieu à tant de malentendus, de l’autre.

Sur ce point, nous ferons bien de prendre garde et de ne pas céder à la tendance à retomber dans le « socra-tisme » tant critiqué par Nietzsche et auquel Socrate lui-même a finalement réussi (par un effort violent, il est vrai) à échapper. Nous sommes tous encore trop des « hommes théoriques » et trop enclins à croire que le savoir est effectivement capable de rendre les hommes « vertueux ». La psychanalyse a montré qu’il n’en était rien. La connaissance est quelque chose qui n’a rien de commun avec le facteur de la guérison. L’inconscient le plus profond est, par nature, aussi invariable que n’importe quel autre organe vital de l’homme ; tout ce que nous pouvons obtenir par la psychanalyse, c’est un changement d’attitude du moi à l’égard de l’inconscient. Or, cela signifie déjà beaucoup, et même, ainsi que le montre l’histoire du développement humain, cela signifie tout, car la santé et la capacité fonctionnelle psychiques de l’homme dépendent de l’attitude de l’homme à l’cgard

(1) Voir on attendant : Zum Verslündnis der Libidomlwicklung im Ileilungsi’organg. « Ztschr. t, IX, 4, 1923.

de son inconscient, de son ça (1). Chez l’homme sain, dont les facultés fonctionnent normalement, les différentes instances inhibitrices du moi, qui correspondent au « démon » socratique, sont en mesure de tenir en bride l’inconscient à la faveur de jugements critiques et de barrières affectives (scrupules de conscience, sentiment de culpabilité). Dans les névroses du type hystérique on est obligé, pour empêcher l’inconscient d’entraîner dans le mouvement régressif le moi qui en est issu, de recourir à un moyen plus énergique, qui consiste à mobiliser sans cesse l’angoisse attachée au traumatisme primitif ; dans les névroses du type obsessionnel on obtient le même résultat en provoquant l’hypertrophie des instances du moi ; tandis que dans les psychoses nous assistons au phénomène effrayant qui se produit lorsque le ça se montre trop puissant et le moi trop faible (2). C’est ainsi que l’action thérapeutique de l’analyse s’étend à tous les cas où il s’agit de régler l’attitude du moi à l’égard du ça, de façon à obtenir, par un dosage correspondant, c’est-à-dire par une répartition correspondante de la libido, l’harmonie qui caractérise le fonctionnement psychique normal. Ces cas comprennent non seulement tous les troubles névrotiques et les états initiaux des psychoses (3), mais aussi toutes les affections

(1)    Voir sur ce sujet le travail de Freud : Das Ich und das Es (« Le Moi et le Ça »), 1923.

(2)    Il va sans dire que ce phénomène se produit le plus souvent et le plus facilement, à ce tournant du développement qui est connu sous le nom de « puberté » ; et c’est certainement sous l’impression de ce fait que la psychiatrie a commis l’erreur consistant à donner au cadre morbide de la démence précoce, dont la dénomination primitive était on ne peut plus justifiée, une extension telle que cette notion a fini par perdre le meilleur de son sens.

(3)    J’ai l’impression que nous avons là le point de départ de possibilités thérapeutiques, même en ce qui concerne les psychoses, de même que les points de vue que nous venons de formuler sont de nature à fournir les éléments d’une action thérapeutique simplifiée, orientée principalement vers l’immédiat. Les névroses des hommes simples et le contenu primitif des psychoses semblent en effet plaider en faveur d’une action thérapeutique simplifiée. Je rappellerai d’ailleurs le fait clinique bien connu que les femmes atteintes de maladies mentales éprouvent une amélioration notable à la suite d’un accouchement ; le phénomène opposé, les psychoses puerpérales, offre les éléments d’une contre-épreuve de l’exactitude des rapports que nous essayons d’établir ici.

psychiques dites « secondaires », telles que les conflits sexuels et, jusqu’à un certain degré, les anomalies de caractère ; bref : non seulement les troubles apparents qui affectent l’idée du moi à l’égard du ça, mais aussi toute une série de troubles fonctionnels plus délicats, dans les limites de cette attitude.

On pourrait, en tenant compte de l’importance du traumatisme de la naissance, établir une nouvelle caractérologie ou typologie qui aurait, sur toutes les autres tentatives faites dans cette direction (2), l’avantage de mettre en évidence le déterminisme individuel et de fournir ainsi la possibilité d’une intervention efficace. Aux névroses des types intraverti et extraverti (les dénominations sont de Jung) correspondent des caractères déterminés qui, comme elles, se laissent déduire du traumatisme primitif ou, plus exactement, de la réaction à ce traumatisme. Les enfants faibles, délicats, souvent nés avant terme, c’est-à-dire ayant eu une naissance facile, ont pour la plupart un caractère intraverti, tandis que les enfants nés à terme, robustes, présentent le plus souvent un caractère du type opposé. Ceci s’explique par le fait que, chez les premiers, en raison du traumatisme de la naissance relativement plus faible, l’angoisse primitive, moins puissante, oppose à la tendance régressive une résistance moins forte ; et lorsque les sujets de cette catégorie deviennent névrotiques, ils présentent généralement un caractère déprimé et intraverti. Quant aux autres, l’action violente qu’exerce sur eux l’angoisse primitive les pousse vers le dehors et, lorsqu’ils deviennent névrotiques, ils tendent moins à la reproduction de la situation primitive qu’à celle du traumatisme de la naissance contre lequel ils se heurtent violemment dans leur mouvement régressif.

Alors que nous avions cru avoir atteint le premier traumatisme causal des névroses, nous sommes ici mis en garde contre la tentation que nous pourrions avoir de tomber dans une erreur à laquelle la psychanalyse a su échapper à ses débuts et à plusieurs reprises au cours de son évolution ultérieure, grâce aux progrès qu’elle a réalisés, sous l’impulsion de l’observation et de

Voir B. Kretschmer : Korperbau und Charaldcr, 1921 ; Jung : Psychologische Typen, 1921.

la pensée perspicaces de Freud, en ce qui concerne ses moyens d’exploration et l’exactitude de ses données théoriques. De même que les premiers « traumatismes » qu’on était enclin à rendre responsables de la production des symptômes névrotiques se sont révélés comme étant, ni plus ni moins, de simples expériences de la vie humaine normale et de même que le complexe d’Œdipe, ce noyau des névroses découvert par la psychanalyse s’est révélé, à son tour, comme correspondant à l’attitude normale et typique de l’enfant et de l’homme civilisé ; le dernier traumatisme accessible à l’analyse, le traumatisme de la naissance, nous apparaît maintenant comme l’expérience humaine la plus générale, celle qui détermine et explique avec une nécessité inéluctable toute l’évolution aussi bien de l’individu que de l’humanité, telle que nous l’avons esquissée dans cet ouvrage. Ce n’est certainement pas un effet du hasard si toutes les fois que nous croyons avoir trouvé la clef propre à nous aider à déchiffrer l’énigme des névroses, cette clef se transforme entre nos mains en un instrument propre plutôt à nous rendre accessible la psychologie encore inconnue de l’homme normal. C’est ainsi que la principale contribution de Freud consiste précisément en ce qu’il a été le premier à mettre à notre portée un moyen de comprendre les phénomènes de la psychologie normale (mots d’esprit, rêves, vie quotidienne, théorie sexuelle), en ce qu’il a créé (en partant, il est vrai, de matériaux fournis par la pathologie et à l’aide de la méthode et de la technique psychanalytiques) la première psychologie en général. Aussi tout ce que nous avons dit concernant l’importance du traumatisme de la naissance pour la psychanalyse ne doit-il être considéré que comme une modeste pierre ajoutée à l’édifice de la psychologie normale érigé par Freud ; si nous étions plus ambitieux, nous dirions de notre travail qu’il est un des piliers de cet édifice, un effort tendant à faire avancer la théorie et la thérapeutique des névroses.

Mais il s’agit de savoir dans quelle mesure cet effort peut être considéré comme réussi, car de sa plus ou moins grande réussite dépend tout le sort ultérieur du problème qui nous intéresse. Or, nous croyons avoir réussi à montrer que les névroses, sous toutes leurs formes, et les symptômes névrotiques, quels qu’ils soient, expriment la tendance à une régression de la phase de l’adaptation sexuelle vers l’état primitif et prénatal et, conséquemment, vers le traumatisme de la naissance dont le souvenir doit, à cette occasion, être surmonté. Au point de vue de l’interprétation médicale et de l’intervention thérapeutique, cette manière de voir présente une valeur qu’on aurait tort de sous-estimer, bien qu’en ce qui concerne la théorie des névroses, au sens indiqué plus haut, elle se soit montrée insatisfaisante, par le fait qu’elle ramène les symptômes à un fait aussi général que le traumatisme de la naissance. Il est vrai cependant que celui-ci laisse encore assez (on pourrait même dire : trop) de place aussi bien aux influences héréditaires pouvant s’exercer sur le plasma germinatif qu’aux éventuelles particularités individuelles (de l’acte de la naissance). Quoi qu’il en soit, notre conception essaie de déterminer la théorie des divers points de fixation qui décident du choix de la névrose (par le malade) par une lésion traumatique qui, survenant en un seul point de fixation, lors de l’acte de la naissance, produirait des effets variés. C’est que, d’après notre manière de voir, il n’existe, d’une façon générale, qu’un seul point de fixation, représenté par le corps maternel, et tous les symptômes se rapportent, en dernière analyse, à cette fixation primitive qui constitue le fait bio-psychologique de notre inconscient. C’est en ce sens que nous croyons avoir découvert dans le traumatisme de la naissance le traumatisme initial. A notre avis, il n’est nullement nécessaire de se livrer, dans chaque cas donné, à la recherche analytique, pénible et ennuyeuse, du « traumatisme pathogène » : il suflit de reconnaître dans la reproduction le traumatisme spécifique de la naissance et de montrer au moi adulte du patient qu’il ne s’agit là que d’une fixation infantile. Quant au sentiment de consolation qui se trouve attaché au traumatisme de la naissance (et qui trouve sa meilleure expression dans le rêve dit d’épreuve : « que les choses se sont bien passées alors! »), il constitue un facteur de guérison qui est loin d’être négligeable et qui justifie le plus grand optimisme thérapeutique.

Si donc notre nouvelle manière de voir relative à la nature de l’inconscient (du ça) présente un avantage pratique incontestable, nous devons reconnaître qu’elle ne modifie en rien la théorie des névroses qui, pour être en accord avec elle, doit subir une nouvelle élaboration. Nous avons admis tout d’abord que les névroses, sous toutes leurs formes si variées, ne sont que des reproductions et des effets du traumatisme de la naissance, lequel constitue cependant, en même temps, la condition et la base de l’adaptation normale à la vie civilisée et de toutes les créations supérieures de l’homme. Nous revenons ainsi à la proposition jadis formulée par Freud, d’après laquelle les psycho-névroses, loin d’être des maladies au sens strictement médical du mot (1), ne représenteraient que des inhibitions qui s’opposent au développement de l’homme au cours de ses efforts d’adaptation sexuelle à la réalité ; mais elles représenteraient en même temps, tout comme ces efforts d’adaptation, des tentatives, malheureuses il est vrai, de surmonter le traumatisme de la naissance. Dans l’adaptation à la vie civilisée, avec tous les efforts pénibles, normaux et souvent de très grande valeur, qu’elle exige et comporte, nous ne voyons qu’une série de tentatives plus ou moins réussies de surmonter le traumatisme de la naissance, tentatives parmi lesquelles la psychanalyse (et cela non seulement dans ses applications thérapeutiques) peut et doit être considérée comme la plus réussie.

C’est ainsi que le problème des névroses semble se réduire, en dernière analyse, à une question de forme, car nous voyons aussi bien dans l’adaptation biologique de l’enfant à la situation extra-utérine que dans l’adaptation normale de l’homme civilisé et dans la manière compensatrice dont elle se manifeste dans l’art (au sens le plus large du mot) la même tentative de surmonter le traumatisme de la naissance s’exprimer sous des formes analogues ; à la seule différence près, essentielle d’ailleurs, que l'homme civilisé et, dans une mesure

(1) Proposilion dont Jung a pu vérifier la justesseen ce qui concerne également les psychoses dans lesquelles les malades luttent contre les mêmes « complexes * que ceux dont l’homme normal a réussi à se rendre maître.

encore plus grande, l’artiste, sont capables d’une reproduction objective, empruntant des formes variées, rigoureusement déterminées, conditionnées par le traumatisme primitif, tandis que le névrosé est réduit à se contenter des symptômes, toujours les mêmes, ayant pour siège son propre corps (1).

Si nous voulons enfin nous faire rapidement une idée de la manière dont s’exerce notre action thérapeutique, et savoir en quoi consiste le facteur de la guérison, nous devons considérer une fois de plus la connaissance analytique et le chemin qui y conduit comme quelque chose de donné, dont nous n’avons plus à nous occuper. L’analyse est aujourd’hui en état de s’émanciper dans une mesure considérable du travail de recherche proprement dit, étant donné que nous sommes parfaitement renseignés, non seulement sur le contenu de l’inconscient, dans tous ses détails, et sur les mécanismes psychiques, mais aussi sur le traumatisme de la naissance qu’il est permis, jusqu’à nouvel ordre, de considérer comme l’élément dernier. Et comme le patient débute généralement par le transfert, nous avons là la possibilité technique de débuter, à notre tour, par la mise au jour du traumatisme primitif, au lieu de laisser au patient le temps de le reproduire automatiquement à la fin de l’analyse. On se trouve ainsi à même de rompre violemment le nœud gordien du refoulement initial, au lieu de s’imposer le travail de s’attarder à le dénouer péniblement, travail d’autant plus ingrat qu’à mesure qu’on dénoue une partie du nœud, on voit celui-ci se resserrer par ailleurs. La reconstitution de l’histoire infantile s’effectue, après la découverte de ses fondations, d’après un plan strictement circonscrit par celles-ci, à partir du socle, pour ainsi dire, et sans aucune difficulté ; ce faisant, on réveille en même temps la faculté du souvenir qui avait été refoulée avec le traumatisme initial. Il s’agit donc de faire en sorte que le malade qui, dans sa névrose, s’est réfugié dans la fixation à la mère, soit à même de répéter et de comprendre, pendant l’analyse, le traumatisme primitif tel qu’il se manifeste dans le transfert et dans la dissolution de celui-ci : en

(1) Ferenczi cite la conception freudienne d'une phase autoplastique.

le détachant, au contraire, violemment du médecin-analyste, on favorise chez lui la reproduction inconsciente de ce traumatisme. L’énorme avantage thérapeutique qu’on obtient en mettant ainsi au jour, de bonne heure, la fixation primitive, consiste en ce qu’à la place du traumatisme de la naissance ce sont les conflits sexuels que le malade avait fuis (complexe d’Œdipe) et le sentiment de culpabilité (au lieu de l’angoisse) s’y rattachant qui apparaissent, à la fin de l’analyse, purs de tout mélange et se laissent facilement détacher du mécanisme de régression. Pour obtenir ce résultat, nous possédons encore un moyen auxiliaire dans l’identification avec l’analyste, consécutive au transfert, identification dont le côté libidinal offre au malade des possibilités de transfert sexuelles grâce auxquelles il apprend à surmonter l’angoisse. En fin de compte, le traitement, en orientant la libido dans une autre direction, en la transformant en un besoin d’adaptation, réussit à éliminer l’obsession qui pousse le malade à répéter (à reproduire) le traumatisme initial, c’est-à-dire la situation primitive.

Tout cela s’obtient grâce à la technique de l’association et du transfert, élaborée par Freud, à la faveur de laquelle nous opposons cependant notre propre inconscient à l’inconscient du malade, seul moyen dont nous disposions pour agir sur la libido de celui-ci. Grâce à cette technique, nous lui permettons pour ainsi dire de temps à autre, en lâchant bride à son inconscient (Freud), de reconstituer dans des proportions souvent étendues la situation primitive, pour aussitôt mettre devant ses yeux le caractère infantile de cette tendance, tout ce qu’il y a d’impossible et de répréhensible dans le but qu’il cherche à atteindre, au lieu de le maintenir dans une crainte constante, en favorisant et en entretenant son sentiment d’angoisse. Le moyen technique le plus important, le détachement de l’objet substitutif de la libido, c’est-à-dire de l’analyste, au lieu d’être appliqué à l’apogée du transfert, à titre de couronnement naturel et inéluctable du processus, entre en action d’une façon automatique dès le début du traitement. Non seulement le patient sait à tout instant que le traitement doit prendre fin un jour ou l’autre, mais chaque heure du traitement exige de lui en petit la répétition de la fixation et de la séparation, jusqu’au moment où il pourra enfin effectuer celle-ci d’une façon définitive. Il se trouve par rapport à l’analyste dans la situation de l’élève par rapport au maître : l’analyste prêche d’exemple, et l’analysé, comme l’élève, ne peut apprendre qu’en s’identifiant avec son médecin, c’est-à-dire en acceptant l’attitude de celui-ci à l’égard de l’inconscient, en l’adoptant comme son moi idéal. Nous touchons ici au problème du transfert sur le père dont l’éminente action curative justifie la place de premier rang qu’elle occupe dans la technique analytique. Le patient doit apprendre au cours de l’analyse à résoudre par le « transfert » le refoulement primitif qui s’attache à la mère, jusqu’à se fixer sur un objet substitutif réel, après s’être débarrassé en cours de route du refoulement primitif. Ce processus qui, dans les cas de développement normal, s’accomplit, avec plus ou moins de succès, d’une façon automatique, doit être accompli par le névrosé, au cours de l’analyse, par un effort de la conscience ; et pour obtenir cet effort, pour rendre conscientes ses tendances régressives inconscientes, nous faisons sans cesse appel à son moi conscient, nous avons recours à tous les moyens pour le soutenir dans sa lutte contre le ça tout-puissant.

En procédant ainsi, on ne manque pas de constater que le malade n’a pas autre chose à faire qu’à compléter ou à corriger son développement retardé ou défectueux (« post-éducation » de Freud). Et il s’agit précisément d’une phase de développement social et humain dont le traumatisme de la naissance impose la nécessité, tout en lui opposant de graves obstacles : nous voulons parler du renoncement à la fixation maternelle par le transfert de la libido sur le père (« principe mâle » de Bachofen) ; ou, pour employer notre terminologie analytique, il s’agit de la phase qui précède le développement et l’épanouissement du complexe d’Œdipe. Contre cette « post-éducation », le ça du malade se défend par la résistance libidinale, c’est-à-dire en exigeant de l’analyste, à la faveur d’une répétition hétérosexuelle ou homosexuelle de la situation qui caractérise le complexe d’Œdipe, la satisfaction complète de la libido

fixée sur la mère. Mais le fait que son moi est capable de surmonter aussi bien ces tendances libidinales ac-tuelles, nées    du transfert, que les tendances    régressives

;    maternelles,    s’explique facilement si l’on    songe que

c’est en vue    de cette tâche particulière que    le moi est

né du ça, par une sorte de prédestination. Au cours de l’analyse, ce moyen auxiliaire, ce facteur de développement normal se trouve renforcé par des éléments conscients, car le patient finit par se rendre compte de son identification avec l’analyste et par conquérir, de ce

1 fait, son indépendance.

C’est ainsi qu’en dernière analyse nous en sommes réduits à faire appel au secours de la faible conscience et de ses modestes ressources. Consolons-nous cependant en pensant que si la conscience est une arme faible, elle est la seule sur laquelle nous puissions compter dans notre lutte contre la névrose. Faire pénétrer dans la conscience la sensation d’angoisse qui s’attache à l’acte de la naissance, c’est dresser une barrière biologique et thérapeutique contre la tendance au retour ! en arrière ; mais nous avons déjà montré que cette absorption par la conscience était une condition de l’humanisation en général. Or, la conscience étant une caractéristique humaine, kat’exochen, qui oserait nier que la suppression du refoulement primitif et son exposition à la lumière de la conscience ne suffisent à amener le névrosé au degré de maturité, bien faible encore, qui est celui de l’homme civilisé de nos jours ? Le névrosé ne diffère de l’homme civilisé normal que par le fait qu’il s’est attardé un peu en arrière, à la phase du traumatisme de la naissance, et tout ce qu’on peut demander au traitement, c’est de lui faire franchir cette phase, de l’élever au niveau de l’humanité moyenne qui, sous beaucoup de rapports, est encore elle-même dans l’enfance.