6. La conception dualiste de l’âme et le culte des jumeaux

La crainte et moi, nous sommes jumeaux.

HOBBES.

Nous avons rencontré à plusieurs reprises le motif des jumeaux dans nos développements et constaté que, dans quelques cas, il concrétisait le motif du Double. À côté du Double purement hallucinatoire, visible seulement pour le Moi, il y avait la scission du Moi en deux personnages se contrariant (comme Dr Jekyll et Mr Hyde). Il y avait aussi le Double fraternel (comme chez Musset) et enfin le double gémellaire et dans cette dernière forme (le mythe de Narcisse), même l’amour de deux jumeaux de sexe différent. Dans les œuvres littéraires, le thème des jumeaux est surtout traité dans les comédies de confusion160. Si nous nous adressons au folklore, au culte et à la formation des religions, ce problème des jumeaux nous conduit jusqu’aux sources de la civilisation humaine. Ainsi que l’a démontré le savant écossais Rendel Harris dans une série de travaux scientifiques161, le culte des jumeaux appartient aux institutions les plus anciennes et les plus universelles de l’humanité. On le retrouve dans les superstitions des primitifs et l’on peut en déceler les traces aujourd’hui dans nos croyances religieuses.

L’énorme importance du culte des jumeaux pour le développement de la culture de l’humanité, tel que Harris nous le démontre, et d’autre part le caractère dualiste des grands systèmes religieux, nous autorisent à chercher s’il n’existe pas une corrélation entre ces deux faits. Le Dr Harris, avec toute la prudence scientifique qui caractérise ses travaux, est enclin à croire que nous devons voir dans le culte des jumeaux une des plus profondes racines de la civilisation du monde et de la formation de la religion. La quantité de preuves qu’il apporte pour étayer cette conception permet à peine un doute sur l’existence d’un tel rapport. Mais en outre, fait démontrable, nous sommes amenés à nous demander d’une manière toute spéculative pourquoi les jumeaux ont eu cette importance et pourquoi leur culte est devenu le véhicule de la culture. Pour répondre à cette question, il nous semble que nous devons, en dehors des faits qu’Harris a rassemblés chez les primitifs, étudier la naissance et la transformation progressive de la croyance à l’âme. En d’autres termes, nous croyons que le culte des jumeaux est une conséquence de la croyance en une âme double, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, et non pas inversement que le motif du Double s’appuie sur les phénomènes en effet quelque peu particuliers d’une naissance gémellaire. En conséquence, nous devons voir dans le culte gémellaire une concrétisation mythique du motif du Double. Ce motif émanait de la croyance en une âme double, l’une mortelle et l’autre immortelle.

Pour prouver notre opinion, nous sommes obligés de résumer l’essentiel de nos connaissances concernant le culte des jumeaux, et de le comparer avec ce que nous savons de la conception d’une âme dualiste, sans tenir compte de la croyance au Double. Partant du fait que chez presque tous les peuples primitifs il existe un tabou sévère des jumeaux, très strictement observé, tandis que le véritable culte des jumeaux n’apparaît que chez les peuples civilisés qui attribuent aux frères Dioscures un pouvoir surhumain, Harris a conclu, en se basant sur le développement historique de la question, que primitivement on a tué les jumeaux (et leur mère), qu’ensuite, cet usage a été mitigé (on a exposé seulement les frères), pour se terminer en un culte des jumeaux. Mais une telle conception de la question est critiquable, comme toute comparaison poussée trop loin entre un peuple primitif et un peuple civilisé, parce qu’on ne tient pas compte de la différence essentielle entre ces deux peuples : la civilisation. Ne pourrait-on pas dire aussi que les peuples cultivés ont précisément accompli le développement civilisateur qui les a portés au-dessus de leur état primitif, parce qu’ils étaient capables d’honorer les jumeaux au lieu de les tuer, ayant su vaincre la peur primitive de leurs ancêtres par l’affirmation héroïque de leur personnalité supérieure ?

Comparons un peu les faits tels que le folklore des primitifs actuellement vivants, les mythes et les traditions des premiers peuples cultivés et les croyances religieuses des hommes en une immortalité personnelle nous les ont conservés. Le comte Goblet d’Alviella, dans son rapport sur les fouilles belges à Court Saint-Étienne, s’exprime d’une façon précise162 sur le tabou des primitifs, qui nous paraît si cruel au sujet des jumeaux. « Chez la plupart des non civilisés, écrit-il, la naissance des jumeaux a toujours passé pour un fait surnaturel ou au moins suspect, un maléfice, qui entraîne l’immolation des enfants et fréquemment de la mère, alors que, parmi les populations plus avancées, on se contente de les déclarer tabous, c’est-à-dire de les expulser ou de les mettre en quarantaine, afin d’éviter que toute la peuplade n’en soit contaminée. Mais chez les non civilisés, on confond aisément dans le surnaturel les notions d’impureté et de sainteté, de néfaste et de propice. Par cela même, que les jumeaux sont censés être une procréation de la puissance surhumaine, on tend à se concilier leur influence et on leur rend des honneurs divins après leur mort. Il n’y aurait donc rien de surprenant à ce que nos prédécesseurs aient à la fois immolé et vénéré certains de leurs nouveau-nés jumeaux en compagnie de leur mère. »

Le missionnaire catholique J.-H. Cessou rapporte textuellement de l’Ouest africain (Libéria) les croyances suivantes sur les dons divinatoires des jumeaux : « Les jumeaux ont en effet le singulier privilège d’apprendre beaucoup de choses par rêve. Peut-être est-ce parce qu’ils voient les esprits des morts dont la vie dans l’autre monde est la réplique de la vie terrestre. » Ici nous voyons nettement le rapport entre le culte gémellaire et la croyance à l’âme. Ce culte existe chez ces primitifs sous forme de totem. Chez ce peuple, les Golahs, le principal tabou est la défense de manger un certain animal (Bush-goat, qui représente un homme ou plutôt l’esprit d’un défunt). On donne en conséquence quelquefois le nom de bush-goat aux enfants et Cessou continue : « Et pourquoi donc les jumeaux ne peuvent-ils pas manger le bush-goat ? Des jumeaux, il y a longtemps de cela, nous ont dit les vieux, ont vu, paraît-il, dans leurs rêves que les esprits des gens morts prenaient des corps de bush-goat. Ils ont vu des bush-goats qui n’étaient point des animaux mais des hommes. Voyez-vous un bush-goat qui se sauve d’une certaine façon, ce n’est pas un animal, c’est un esprit. Les jumeaux sachant donc, pour l’avoir vu en rêve, que certains bush-goats sont des hommes (they know them to be men) ne peuvent en manger : ce serait mal et d’ailleurs s’ils en mangeaient, ils perdraient leur privilège (they cannot get good heads again and they no fit see again things they fit see otherwise)163. » Nous trouvons aussi le culte des jumeaux mêlé à des traces de l’antique culte des animaux chez des peuples assez cultivés, qui dans leur croyance à l’âme ont dépassé de beaucoup le totémisme. En Grèce, les Dioscures jumeaux, Castor et Pollux (de même que leur sœur Hélène), sont vénérés comme enfants du cygne et de Léda ; dans l’antique histoire de Rome, la louve (d’après d’autres versions le pic) est vénérée comme la mère nourricière des frères jumeaux Romulus et Rémus exposés. L’histoire de la civilisation nous montre que le culte des jumeaux est mêlé à la domestication de certains animaux (cheval et bœuf) et à leur emploi au service de l’homme, comme par exemple les Açvins164, qui dans l’antique religion hindoue jouent un grand rôle et dont le nom signifie cavaliers jumeaux. Même s’il est douteux que d’après une première croyance les Açvins aient eu pour ancêtre le cheval, ou plutôt un dieu à forme de cheval, il est certain qu’ils étaient honorés comme les dompteurs du cheval et surtout comme conducteurs des chars pour avoir inventé le joug. On a de la peine à croire que le culte des jumeaux se soit étendu jusqu’à l’idée de l’attelage d’une paire de chevaux tirant sous le même joug. Mais si nous rencontrons la même idée aussi quand il s’agit d’une paire de bœufs traînant la charrue ou d’une paire de rameurs « labourant » simultanément les vagues, tout doute concernant cette signification de l’idée de la paire doit disparaître165. Quelle que soit l’opinion qu’on ait à ce sujet, il est certain que les jumeaux divins étaient honorés non seulement comme des héros qui ont forcé les taureaux sous le joug pour les obliger au labour, mais aussi comme inventeurs du joug et de la charrue même, c’est-à-dire comme des artisans qui ont contribué aux progrès de la culture. Harris a trouvé qu’ils passaient pour les premiers constructeurs de navires et même, dans le culte romain, pour les patrons des navigateurs.

Nous ne trouvons chez les peuples primitifs qu’une seule de ces fonctions civilisatrices, et encore c’est la plus primitive, celle liée au tabou des jumeaux : la création de villes. L’histoire de Romulus et Rémus, d’Amphyon et Zéthos, de Cain et Abel nous montre que de ces frères jumeaux, l’un est assassiné et l’autre crée une ville. Nous devons sans doute voir dans ce meurtre l’idée d’un sacrifice propitiatoire à l’occasion de l’édification d’une cité ou d’une maison. Mais que signifie cet usage qui exige qu’un homme vivant soit sacrifié pour assurer à un édifice (maison ou cité) une durée longue, voire même éternelle ? Avant de montrer que cette question trouve sa réponse dans la croyance à l’âme, il nous faut d’abord étudier les débuts de cette création de cités chez les primitifs. Nous en voyons encore aujourd’hui des traces dans certaines parties de l’Afrique, où il existe des sortes de sanctuaires dans lesquels une mère avec ses jumeaux tabous doit se rendre pour y vivre un certain temps ou même constamment si elle veut échapper à la mort. Un homme, malgré le tabou qui pèse sur cette femme, veut-il vivre avec elle et l’épouser, il doit également aller habiter cette ville des jumeaux, qui, située dans une île ou dans un endroit isolé de la forêt, devient peu à peu l’habitat de tous ces « Taboués ».

Nous ne pouvons pas nous appesantir sur l’histoire de ces cités créées par des jumeaux, qui, d’après Harris, existaient en grand nombre, même en Europe à une certaine époque. Nous voulons seulement retenir, et c’est là le plus important, ce qui distingue la façon de créer une ville chez les primitifs et chez les civilisés ; cette distinction a de l’importance pour notre exposé. Chez les peuples primitifs, l’île de salut (le sanctuaire) est créée par la mère qui est bannie avec ses jumeaux, tandis que chez les peuples ayant une certaine culture, la cité est créée par un des frères jumeaux adulte, après la mort de la mère et l’assassinat du frère. On peut faire, dans le domaine spirituel entier de l’humanité, cette constatation que le développement de la culture en général et de l’individu en particulier se fait par émancipation progressive de la domination maternelle166. Cette tendance (qui pousse l’individu à se manifester par des créations personnelles) a donné aussi naissance à la croyance à l’âme dans ses formes variées qui vont du totémisme jusqu’au spectre du Double167. En effet, la première croyance en une âme habitant l’individu même et contenant ou la vie immortelle ou la renaissance éternelle, crée un principe indépendant de la mère et de la naissance charnelle, que j’ai appelé le « principe autocréateur ».

L’idée de l’âme, qui de bonne heure naît dans l’humanité par la crainte des morts, crée ainsi le premier dualisme dans l’individu. Nous avons vu que l’idée primitive de l’âme est apparue sous la forme d’un Double aussi ressemblant que possible au Moi (ombre, reflet). Les nouvelles recherches sur le développement du concept de l’âme ont montré que la représentation de l’âme était, dès le début, dualiste, c’est-à-dire qu’on distinguait une âme du vivant qui agissait dans l’individu pendant sa vie et une âme du mort qui naissait seulement avec la mort et continuait sa vie dans l’au-delà. Ces recherches168 ont aussi montré que notre conception unitaire de l’âme, dans sa cristallisation première : la Psyché hellénique, est un produit de la connaissance affinée, tandis que la croyance populaire, que reflètent les religions, distingue, comme au début encore, entre une âme mortelle et une âme immortelle. Mais, tandis que le Double, comme nous l’avons démontré, s’est transformé d’un ange gardien protecteur assurant la survie immortelle en un avertisseur de la mortalité individuelle, et même en un annonciateur de la mort prochaine, le phénomène de la naissance gémellaire semble avoir démontré d’une manière concrète la conception dualiste de l’âme et par ce fait même prouvé l’immortalité individuelle. Les jumeaux étaient comme la réalisation d’un homme qui a amené avec lui son Double visible. Un tel homme devait forcément pouvoir disposer de forces supra-naturelles qu’il emploierait certainement d’une façon nocive. Avant tout, le jumeau paraissait immortel à cause de son Double corporel, ce qui, dans la croyance des primitifs, signifie qu’il avait le pouvoir sur la vie et la mort des autres. Nous trouvons ce trait non seulement dans la tradition classique de la nature divine immortelle de l’un des jumeaux, mais aussi dans le conte égyptien des « Frères » qui est la plus ancienne présentation littéraire de ce motif. Dans ce conte les deux frères, quoique non jumeaux, sont néanmoins unis l’un à l’autre par un lien magique d’une façon inséparable pour la vie et la mort. Tout ce que l’un éprouve, l’autre le ressent également. Une tradition analogue se trouve aussi très répandue chez les peuples primitifs de l’Amérique du Sud. Nous en parlerons plus loin169.

Si l’on a pu conclure à l’existence d’un rapport entre la gémellité et l’agriculture, ce n’est pas tant en raison de la fertilité miraculeuse qu’implique l’idée des jumeaux qu’en raison de l’idée de l’indépendance de l’âme. Les jumeaux, ou au moins l’un des jumeaux, se sont créés eux-mêmes de l’esprit de mort (animal ou dieu) par voie purement spirituelle et, par suite, ils peuvent en usant du charme faire pousser les plantes de la terre. Ils peuvent dompter le taureau sauvage et asservir sa force sexuelle à l’agriculture parce que, eux aussi, sont des animaux totémiques qui se sont rendus indépendants de la procréation sexuelle en se créant eux-mêmes par le désir immortel de l’âme. Ils ont inventé le navire et ils sont les patrons des navigateurs parce que leur assurance d’immortalité par le Double les garantit contre tout genre de mort, même celui de la noyade. (Dans la bataille, ils vont devant la troupe comme chez les Spartiates. Chez les Romains, les deux consuls, représentant les jumeaux créateurs de la Ville, marchaient au premier rang des combattants.) Ils subissent leur première épreuve de l’eau tout de suite après leur naissance, puisque généralement ils sont exposés dans une petite corbeille (Moïse) sur l’eau, comme Romulus et Rémus170. Enfin ils sont, comme nous l’avons déjà dit, des constructeurs et des fondateurs de villes, parce que la ville étant un symbole par excellence du sein maternel, ils manifestaient ainsi leur indépendance de leurs parents comme celle qu’ils avaient déjà exprimée par leur autocréation.

Il semble qu’au début les jumeaux ne pouvaient exécuter leurs actions héroïques qu’ensemble, parce que c’est précisément la gémellité qui leur assurait l’immortalité. Cela apparaît de toute évidence des traditions de l’Amérique du Sud où le conflit n’éclate entre les jumeaux que lorsqu’ils ont rempli leur mission (Ehrenreich, Mythes, p. 50). L’idée très répandue que l’un des jumeaux est mortel et l’autre immortel exprime seulement la croyance à l’âme d’après laquelle l’homme n’exécute les actes héroïques par lesquels progresse la culture que parce qu’il croit en son immortalité. De même que les jumeaux paraissent s’être créés eux-mêmes à l’encontre du cours normal de la nature, de même ils peuvent créer des choses qui n’existaient pas auparavant dans la nature et qui forment ce que nous appelons la culture. L’idée que les jumeaux se sont créés eux-mêmes me paraît se manifester avec évidence dans la croyance très répandue d’après laquelle les jumeaux d’un sexe différent peuvent accomplir l’acte sexuel déjà avant leur naissance, dans le corps de leur mère et transgresser ainsi le tabou de l’exogamie171. Mais le sacrifice de l’un des jumeaux n’est pas réservé seulement pour le cas où les jumeaux sont d’un sexe différent : c’est un usage plus généralement répandu, que l’on considère comme un adoucissement à l’usage cruel de tuer les deux enfants. Le fait que dans tous les mythes de jumeaux se trouve le motif typique d’après lequel un jumeau est tué par l’autre après accomplissement de leur mission, demande une autre explication, d’autant plus que nous avons déjà rencontré, dans l’histoire du Double, l’essai de se débarrasser de l’alter ego importun par l’assassinat.

Mais tandis que, dans les traditions concernant le Double qui appartiennent à une période plus récente de l’humanité, l’assassinat du deuxième Moi conduit régulièrement à la mort du héros lui-même, dans les temps plus primitifs, l’assassinat de l’un des jumeaux était au contraire la condition de la survie de l’autre. En tout cas, les primitifs l’ont certainement cru quand ils justifient la mise à mort de l’un des jumeaux par l’explication qu’autrement tous deux devraient mourir. Cette idée du sacrifice se retrouve encore chez les peuples civilisés dans un grand nombre de mythes d'« Exposition » où, à la place du héros, un autre enfant, né au même moment, c’est-à-dire symbolisant le jumeau, est exposé afin de sauver le héros pour ses actions futures. D’après la documentation que j’ai recueillie pour étudier le mythe de la naissance du héros, on peut se demander si toutes les qualités caractérisant le héros sont réellement en rapport avec la gémellité ou si quelques-unes de ces qualités ne peuvent pas être attribuées à quelques individus uniques doués de force surhumaine. Harris même, qui voudrait voir dans le culte des jumeaux la base du culte des héros et celle des religions, est obligé d’admettre que beaucoup de qualités attribuées aux jumeaux se trouvent aussi chez des héros nés sans jumeau, et que par contre on a eu une tendance à vouloir considérer certains héros ou messies comme des jumeaux, comme par exemple le Christ et saint Thomas.

Si nous considérons le rapport entre le problème des jumeaux et celui plus élevé de la croyance à l’âme, nous sommes obligés d’admettre que c’est le concept d’une âme dualiste avec une partie immortelle, et non pas le fait d’une naissance gémellaire, qui a transformé un primitif esclave de la nature en héros, créateur de civilisation. Cette conclusion à laquelle nous avons été conduits par l’étude du problème du Double, a reçu dernièrement un appui solide par un travail de Hans Scherb intitulé : Das Motiv vom starken Knaben in den Märchen der Weltliteratur, seine religionsgeschichtliche Bedeutung und Entwicklung (Le motif du garçon vaillant dans les contes de la littérature mondiale et sa signification pour l’histoire des religions et son développement, Stuttgart, 1930). Cet auteur, qui ne connaît pas du tout le culte des jumeaux, découvre dans les mythes et dans les contes une série de traits caractéristiques du héros, que Harris attribue aux Dioscures (c’est-à-dire aux jumeaux), comme, par exemple, la crainte du pouvoir magique de l’être pas encore né, et surtout le pouvoir du mort, qui par-delà la tombe peut exercer son pouvoir propice ou néfaste ; ou encore le motif de l’invulnérabilité (Achille, Siegfried et d’autres)172 en rapport avec l’immortalité ; et enfin le fait que les personnages se donnent eux-mêmes leur nom, l. c., p. 98 et 117.

Mais on pourrait toujours prétendre qu’à l’origine l’idée du héros était liée à la gémellité et que celle-ci n’a disparu que peu à peu pour être remplacée par l’idée de l’amitié, ou de la consanguinité. À cette objection on peut opposer d’abord l’invraisemblance du fait qu’une idée aussi universelle que celle du héros ait dû son origine à un phénomène aussi rare qu’une naissance gémellaire. Bien longtemps avant le phénomène de la naissance gémellaire, le phénomène de la naissance elle-même a dû provoquer l’étonnement des primitifs puisque, même pour nous, la naissance appartient encore aujourd’hui au miracle mystérieux de la nature. Le fait même de considérer une naissance gémellaire comme un événement extraordinaire laisse supposer que déjà la naissance normale a été sujet de réflexion. Les explications que nous ont données non seulement les peuples primitifs, mais aussi la population du Moyen Age, sur la naissance des jumeaux nous le prouvent amplement. Dans un travail173 écrit longtemps avant que je connusse le culte des jumeaux, j’ai rassemblé les traditions de ce genre que nous rencontrons dans le peuple et qui toutes tendent à prouver que la plurinatalité ne peut pas avoir lieu sans infraction à la fidélité conjugale. Cette croyance était tellement répandue dans la littérature populaire au Moyen Age, qu’un auteur savant a même exprimé l’opinion que la multiplicité de ces contes avait pour but d’éclairer le peuple sur son erreur. Le peuple se refusait non seulement à croire qu’une femme pouvait concevoir deux et même plusieurs enfants en même temps d’un seul père, mais il allait jusqu’à prétendre qu’une telle femme avait dû avoir des rapports avec un animal pour produire à la façon des animaux plusieurs petits à la fois.

Le plus connu et le plus bel exemple de la poésie médiévale est le Lai du Frêne, de Marie de France, à propos duquel R. Köhler dans ses notes savantes174 a rassemblé quantités de parallèles et de contes analogues. Ce lai raconte comment de deux dames nobles voisines, l’une met au monde des jumeaux et est accusée d’infidélité par l’autre qui n’a pas d’enfant. L’année suivante celle-ci aussi a des jumelles. Pour échapper à la calomnie répandue par elle-même, elle expose une de ses fillettes sur un frêne (cette exposition sur des arbres se trouve aussi chez des primitifs). La fillette est élevée dans un cloître voisin où on lui donne le nom de Frêne. Elle devient la plus belle des jeunes filles, gagne le cœur d’un chevalier et, devenue enceinte, le suit dans son château. Son bonheur est bientôt troublé, car le chevalier, obligé de choisir une femme du même rang que lui, épouse une noble demoiselle. Mais avant la consommation du mariage, on découvre que l’épouse est la sœur jumelle de la maîtresse du chevalier. Voici les premières lignes du poème français qui se trouve dans Suchier, Bibliotheca normanica, t. III, p. 54, etc.:

LE FRAISNE

En Bretaigne jadis maneient

dui chevalier ; veisin esteient.

Riche hum furent e manant,

e chevalier pruz e vaillant.

Prochein furent, d’une cuntree.

Chescuns femme aveit espusee.

L’une des dames enceinta.

Al terme qu’ele delivra,

a cele feiz ot dous enfanz…

Ele parla mult folement

e dist oant tute sa gent :

« Si m’aït Deus, jo m’esmerveil

u cist prozdum prist ces cunseil,

qu’il a mandé a mun seignur

sa hunte e sa grant deshonur,

que sa femme a eüz dous fiz.

E il e ele en sunt huniz.

Nus savum bien qu’il i afiert :

unques ne fu ne ja nen iert

ne n’avendra cele aventure,

qu’a une sule porteüre

une femme dous enfanz ait,

se dui hume ne li unt fait. »

Cette croyance à une double paternité quand il s’agit d’une naissance gémellaire n’est pas caractéristique de la superstition du Moyen Âge, elle s’est seulement maintenue très longtemps dans la conscience populaire, car elle se trouve autant chez les peuples primitifs que chez les peuples civilisés de l’antiquité. Seule la forme de cette paternité double change d’après les idées religieuses ou sociales des peuples. Ainsi, par exemple, l’idée d’une paternité animale qui, dans la religion chrétienne, est considérée comme le plus grave péché, jouit chez des peuples à religion totémique d’un certain privilège et est même regardée chez les peuples antiques comme une marque de prédestination à l’héroïsme. La raison de cette interprétation différente de la même croyance est à chercher dans le fait suivant. L’organisation sociale des peuples primitifs ne s’établit pas sur le droit juridique du père, mais sur le droit naturel de la mère, en ce sens que le père ne joue pas encore le rôle de créateur des enfants et que la mère est fécondée par l’esprit d’un ancêtre. Cet esprit paraît incarné le plus souvent dans un certain genre d’animal (l’animal totem), mais il peut aussi prendre la forme d’une plante ou d’un minéral. Cette croyance totémique à l’âme est, comme je l’ai montré ailleurs, née du désir d’immortalité, grâce auquel l’homme voit surtout dans l’animal qui peut le dévorer un symbole de la possibilité de sa renaissance.

Le jumeau paraît donc être l’homme qui, en venant au monde, a amené son Double immortel, c’est-à-dire l’âme, et de ce fait il est devenu indépendant de toutes les autres idéologies concernant l’immortalité, y compris la filiation sexuelle avec ses parents. C’est cela qui en fait le prototype du héros, même si, d’après notre conception, le culte des jumeaux n’a pas donné naissance au culte du héros, mais lui a donné seulement une matérialisation concrète. Les jumeaux tels qu’ils paraissent dans les mythes ne dépendent que d’eux-mêmes et de personne d’autre. Leur vie est si intimement liée que la fin brutale de l’un signifie aussi la mort de l’autre, comme nous l’avons vu dans les personnages du double qu’a créés la période romantique. Cela, nous le voyons très nettement dans le mythe égyptien des frères où l’un des frères (grâce à un signe) sait quand l’autre est en danger ou menacé de mort, et se met en route pour le sauver, sachant qu’ainsi il se sauve lui-même. Nous voyons la même chose dans un mythe de l’Amérique du Sud où un signe de mort conduit les invincibles (c’est-à-dire les immortels) jumeaux à un combat dans lequel ils gagnent le prix qui les rend maîtres du monde175.

Les jumeaux semblent ainsi s’ériger seuls contre le monde entier. Même quand ils vengent leur mère (comme Zéthos et Amphyon vengent leur mère Antiope) ou qu’ils cherchent leur père (Popol Vuh) ou qu’ils défendent leur sœur (comme les Dioscures et Hélène) ils prouvent qu’en réalité ils n’ont plus de famille, ils sont réduits à eux-mêmes et c’est cela qui fait leur force. Mais cette force dans le langage des mythes s’exprime par leur double Moi avec sa partie héroïque immortelle, qui nie la naissance, ainsi que je l’ai montré dans les mythes des héros que je viens d’analyser, ou tout au moins, la rend extraordinaire, comme nous le montrent certaines histoires de jumeaux. Si donc le héros né sans jumeau, en reniant son père et en tabouisant sa mère, devient son propre créateur, qui peut se faire naître et renaître, nous ne pouvous pas nous étonner si nous trouvons des traits analogues dans les mythes parlant de la création des premiers hommes qui, d’après ces mythes, ont dû se créer eux-mêmes. Nous serions entraînés trop loin si nous voulions les étudier tous176. Mentionnons seulement le récit biblique de la création d’Ève d’une côte d’Adam, qui nous paraît être la version d’un mythe remontant au début de l’humanité, de jumeaux divins qui déjà dans le corps maternel ont eu des rapports sexuels et ainsi ont pu non seulement se créer eux-mêmes, mais ont créé aussi le genre humain.

Cette explication que nous donnons ici comme une simple supposition nous ramène de nouveau aux jumeaux amoureux l’un de l’autre, comme nous l’avons vu dans une version du mythe grec de Narcisse. D’après les explications que nous avons données sur cette question des jumeaux, nous voyons qu’il s’agit d’une représentation concrète d’un hermaphrodisme capable d’une autoprocréation177. Nous ne voulons pas étudier si des faits biologiques des premières périodes de l’évolution du monde ont donné naissance à ces idées. Seule a de l’intérêt pour nous l’explication psychologique du fait que l’homme a été poussé à usurper le principe immortel de la mère qui, seul, pouvait le rendre créateur. Ceci s’accomplit sur le plan sexuel par les jumeaux d’un sexe différent, qui ensemble créent le monde et les hommes ; sur le plan spirituel par les jumeaux du même sexe qui représentent la partie mortelle et la partie immortelle du propre Moi, indépendant de toute procréation sexuelle. Ainsi le motif des jumeaux, comme le problème du Double dont il n’est qu’un exemple concret, nous ramène en dernier lieu au désir éternel de l’immortalité du Moi. L’homme croit d’abord naïvement à une vie éternelle sans mort, mais il est obligé d’admettre qu’il existe seulement une immortalité collective. Pour se défendre contre cette immortalité collective, il crée son Double, mais, dans celui-ci aussi, il est finalement obligé de reconnaître la mort qu’il a primitivement niée comme symbole de son immortalité personnelle.


160 Les immortels Ménechmes de la comédie grecque ont constamment, pendant des siècles, fourni le sujet de cette situation vaudevillesque jusqu’aux Jumeaux de Brighton, de Tristan Bernard. Shakespeare aussi a employé le même sujet dans plusieurs de ses comédies, le plus manifestement dans Comedy of Errors et dans As you like it, qui toutes deux s’appuient sur une nouvelle de Bandello : Les jumeaux.

Le motif du Double a été porté à la scène sous une forme tragique, dans de nombreux ouvrages traitant du faux Dimitri de l’histoire russe. Dernièrement, Ernst Penzoldt a représenté le Double portugais « Sébastian » dans une version intéressante sous le titre de La bataille portugaise.

161 Dioscuri in the Christian Legends (1903), Cult of the heavenly twins (1906), Was Rome a twin-town (1927).

162 Antiquités Protohistoriques de Court St-Étienne, extrait des Bulletins de l’Académie royale de Belgique, janvier 1908, p. 24.

Un travail allemand sur le même sujet, de Negelein, Die Abergläubische Bedeutung der Zwillingsgeburt, se trouve dans Archiv. f. Relig. Wiss., t. V, p. 271.

163 Anthropos, nov.-déc. 1911, p. 137 et suiv.

164 Dr Myriantheus, Die Açvins oder Arischen Dioskuren, Munich, 1876.

165 Les langues sémitiques ont une tendance à considérer comme étant du genre féminin tout ce qui, dans la nature, se présente sous forme d’une paire. Wilhelm Schultz a voulu, en s’appuyant sur ses recherches, transporter cette signification de la paire également sur les testicules (comme frères jumeaux), mais cette idée appartient à une autre période de la culture (rapport entre Castor et l’animal le castor).

166 Voir Otto Rank, Le traumatisme de la naissance (Payot, Paris, même collection, PBP nº 121).

167 Voir O. Rank, Seelenglaube und Psychologie (Vienne et Leipzig, 1930).

168 Voir W. Otto, Die Manen oder von den Urformen des Totenglaubens, 1923 ; Ernst Bickel, Homerischer Seelenglaube, 1925 ; Joachim Böhme, Die Seele und das Ich im homerischen Epos, 1929. Ce dernier s’appuie sur un travail de E. Arbman, Zur primitives Seelenvorstellung (Le Monde oriental, 1926 et 1927).

169 Voir Paul Ehrenreich, Die allgemeine Mythologie und ihre ethnologischen Grundlagen (Leipzig, 1910) et, du même auteur, Die Mythen und Legenden der süd-amerikanischen Urvölker (Berlin, 1905). Joh. Becker, dans son livre un peu confus : Die Zwillingssage als Schlüssel zur Deutung urzeitlicher Überlieferung (Leipzig, 1891), nous montre cette signification universelle des jumeaux.

170 J’ai traité ce sujet dans ma publication : Der Mythus von der Geburt des Helden, 2ᵉ éd., Leipzig, 1922.

171 Cette conception est capable de jeter une lumière sur le tabou de l’inceste en général. Je l’ai expliqué à une autre occasion, par la crainte collective que par l’inceste un mortel ne puisse gagner sa propre renaissance, et se créer une immortalité personnelle indépendante de celle que donne l’idéologie collective (Voir : Seelenglaube und Psychologie. Cf. Le complexe d’Œdipe).

172 Voir Otto Berthold, Die Unverwundbarkeit in Sage und Aberglauben der Griechen (Giessen, 1911 et 12).

173 Die Lohengrinsage, ein Beitrag zu ihrer Motivgestaltung und Deutung (Wien und Leipzig, 1911, p. 164-172).

174 Warnke, Die Lais der Marie de France.

175 Wolfgang Schultz, Einleitung in das Popol Wuh, Leipzig, 1913.

176 J’ai traité cette question en partie dans un autre travail.

177 Une même opinion se trouve exposée, nous semble-t-il, dans André Gide, Traité du Narcisse, théorie du Symbole, 1891. L’énorme signification de la bisexualité que J. Winthuis a constatée dernièrement chez les habitants de l’Australie centrale et d’autres peuplades (Leipzig, 1928), me paraît seulement prouver le grand rôle que joue l’idéologie d’immortalité qui, chez ces primitifs, prend la forme de la bisexualité autonome.