Introduction générale aux développements de la psychanalyse

« J’ai ouvert beaucoup de voies et donné bien des impulsions, qui pourront aboutir à quelque chose dans l’avenir. »

Ce texte de l’Autobiographie de Freud1 n’est qu’un des nombreux passages où il prétend que la psychanalyse, comme science, est prédestinée au développement et à l’expansion. Dans l’une de ses Préfaces, il consigne « son désir fervent que ce livre prenne rapidement de l’âge, et que ses déficiences soient remplacées par quelque chose de meilleur ». En 1924, lorsque je luttais pour traduire certains passages obscurs dans Le moi et le ça, et que je l’importunais pour obtenir de lui une expression plus claire de ce qu’il voulait dire, il me répondit exaspéré : « Le livre sera périmé dans trente ans ! »

Trente ans ont presque passé depuis lors, et rien de ce qu’il a écrit n’est périmé. Il n’est rien de ce qu’il a écrit qui ne récompense une étude, une exégèse et une réflexion intenses. Pourtant l’idée que son œuvre croîtrait et se développerait – et par des voies qu’il n’avait pas lui-même prévues – se voit confirmée quand nous suivons ces nouveaux chemins qui mènent si profondément dans les retraites inconnues du psychisme et en même temps illuminent la conduite humaine dans tant de ses dimensions. Le plaisir culminant de cette compréhension enrichissante vient toujours, à mon avis, de la reconnaissance du fait que la semence originaire de nos conquêtes nouvelles se trouve toujours réellement enveloppée dans la pensée propre de Freud, bien que souvent il ne l’ait pas examinée, et qu’il l’ait parfois presque désavouée.

En disant que le germe de presque toutes ces conquêtes nouvelles peut être trouvé dans l’œuvre de Freud lui-même, je ne prétends pas sous-estimer l’œuvre originale d’autres pionniers, comme Ferenczi, Ernest Jones, et particulièrement Abraham, ni, plus tard, la participation unique de Mélanie Klein dans le corps de savoir et dans l’instrument de connaissance qu’est maintenant la psychanalyse.

Ce livre est une vue d’ensemble des développements dans la connaissance psychanalytique apportés par le travail de Mélanie Klein. Freud a découvert le psychisme inconscient de l’être humain ; elle a exploré ses retraites les plus profondes. Elle a reconnu que le monde des sentiments et des pulsions inconscientes (ce que nous appelons « phantasmes ») est la source effective de toutes les actions et les réactions humaines, pour modifiés que soient les phantasmes dans leur traduction en conduite extérieure réelle ou en pensée consciente. Bien que Freud ait découvert cette vérité et l’ait appliquée dans nombre de ses idées, il y a beaucoup de problèmes auxquels il ne l’a pas appliquée, et qui ont été menés plus près de leur solution grâce à la conscience ferme qu’a Mélanie Klein de l’importance du phantasme inconscient. Les circonstances dans lesquelles le travail de Freud commença et se poursuivit, c’est-à-dire son origine médicale, ont sans aucun doute influencé ses perspectives ; par exemple, il était très préoccupé au début des différences entre la mentalité « normale » et la mentalité « morbide », et cela a pu, par la suite, écarter jusqu’à un certain point son attention des lois générales dont il avait découvert l’essence. Il peut aussi se faire qu’il ait tendu à surestimer la force du principe de réalité, ou encore qu’il n’ait pas pleinement reconnu que l’interaction entre les relations intérieures et extérieures de l’individu est une dualité aussi essentielle et fondamentale dans le fonctionnement psychique, que l’autre grande dualité qu’il a découverte2.

Par un retour des choses, cependant, cette autre dualité, la théorie freudienne des deux forces de base qu’à l’heure actuelle nous devons nommer pulsions de vie et de mort, a fini par rendre possible à Mélanie Klein la compréhension de la loi générale qui soutient ses découvertes dans ses études sur les toutes premières formes de la vie psychique chez les bébés et les très petits enfants.

Pour notre mentalité adulte, la destructivité et la cruauté que tout chercheur impartial qui suivra ses traces trouvera chez les bébés, sont énormes. Cela cessera de constituer un mystère comme elle le montre elle-même, on donnera sa pleine signification à l’hypothèse freudienne d’une force de destruction dans notre psychisme, toujours en interaction avec la force de conservation de la vie. Ce concept d’une force de destruction tendant à l’anéantissement de la vie, à l’intérieur de chaque individu, est appelé à susciter une extrême résistance émotionnelle. Si l’on y ajoute l’obscurité qui entoure son action, on comprend qu’il ait été négligé par de nombreux disciples de Freud, bien plus qu’aucun autre aspect de son œuvre.

La psychanalyse est une branche de la science ; elle fait son chemin toute seule, comme il le savait et l’attendait : « Les possibilités de développement qui lui sont inhérentes tiendront tête à n’importe quelle opposition », disait-il. Il est vrai que ce qu’il nous a laissé s’est accru maintenant de bien d’autres choses qui ne figuraient pas dans ses formulations explicites, quoique de bien peu dont, à mon sens, il n’ait eu quelque aperçu. Les découvertes principales de Mélanie Klein ont trait aux toutes premières phases de la vie psychique, où elle trouve l’action de mécanismes (le clivage, la projection, etc.), étroitement semblables à ceux des troubles psychotiques, un autre aspect de son travail qui éveille une puissante résistance émotionnelle. Nous ne pouvons pas toutefois laisser de côté le fait que, quand cette autre idée désagréable, la pulsion de mort, à laquelle Freud est arrivé par une voie clinique différente, est appliquée aux découvertes désagréables révélées par le chemin indépendant des analyses d’enfant de Mélanie Klein, ces dernières découvertes peuvent alors être expliquées. Il est impossible d’ignorer la confirmation que le travail de chacun d’eux reçoit de celui de l’autre sur ce point. On pourrait d’ailleurs dire que ce n’est évidemment pas par hasard que chacun de ces résultats à son tour a été mal reçu, puisqu’ils se révèlent si étroitement liés. Cependant, ce n’est que dans les dernières années de ses propres recherches que Mélanie Klein a pu montrer en détail la connexion intrinsèque qui sous-tend la dualité freudienne des pulsions et le tout premier développement émotionnel des bébés. Concrètement, elle l’a fait en montrant la relation de l’angoisse de persécution, du développement des sentiments de culpabilité liés à l’angoisse dépressive, avec le travail de la pulsion de mort.

Le premier livre de Mélanie Klein, La psychanalyse des enfants, est la base de toute son œuvre. À part cela ses publications ont traité séparément et en détail de certains aspects particuliers de ses découvertes, de telle sorte qu’on est arrivé à sentir le besoin d’une vue d’ensemble de ses contributions à la théorie et de leurs relations réciproques. Le nombre de ceux qui s’intéressent à ces contributions à la théorie psychanalytique s’est rapidement accru, à la fois parmi ceux qui étudient la psychanalyse elle-même, et parmi ceux qui travaillent dans des disciplines médicales voisines. En même temps, un intérêt toujours grandissant pour son travail se dessine dans le champ de la psychologie de l’enfant, à la fois parmi ceux qui l’exercent comme profession et parmi le public avisé et non spécialisé. C’est pour cette raison qu’on a décidé de publier sous forme de livre une vue générale des développements dans la connaissance psychanalytique qui constituent son œuvre.

Ce livre est fondé d’abord sur quatre articles qui ont été lus à l’origine dans une série de Discussions organisées en 1943 par la Société britannique de Psychanalyse, dans le but de permettre à ses membres de mettre au clair leurs idées au sujet de son œuvre. On doit beaucoup regretter que la publication de cette vue d’ensemble ait été retardée si longtemps après que les versions originales de ces chapitres aient été écrites, plus encore du fait que Susan Isaacs, dont l’énergie avait été un aspect caractéristique des Discussions originaires, ait été attristée et déçue avant sa mort, en 1948, de ce que le livre n’ait pas paru. Il y eut plusieurs raisons à ce retard, depuis les difficultés générales dans la publication des livres pendant et après la guerre, jusqu’aux exigences personnelles qui ont entravé les auteurs, la dernière de celles-ci n’étant point la demande pressante de la formation analytique des candidats après la guerre. Il y a eu cependant une circonstance heureuse dans ce retard : il est devenu possible d’inclure dans le livre quelques articles plus récents de Mélanie Klein, qui n’ont pas fait partie des Discussions et qui aident considérablement à l’éclaircissement de ses idées en général3.

On se rendra compte que dans un livre de plusieurs chapitres qui traitent tous directement – sauf un – d’une seule période de la vie, la toute première, un certain nombre de doubles emplois et de répétitions étaient inévitables. Les chapitres sont complémentaires ; des aspects des mêmes phénomènes sont isolés, jusqu’à un certain point de façon artificielle, et considérés sous divers angles. Il y a une relation spécialement étroite entre le chapitre VI, « Conclusions théoriques sur la vie émotionnelle du bébé » et la deuxième partie du chapitre IV : « Les premières relations d’objet. » Il est aussi évident que dans une vue générale comme celle-ci, d’une théorie qui a été, pour l’essentiel, récemment acquise, il n’a pas été possible de donner des exemples ou de rapporter du matériel clinique, sauf en un petit nombre de cas. Le chapitre VII : « En observant le comportement des nourissons », est une de ces exceptions, et présente ainsi un intérêt particulier.

En soumettant cette vue générale de l’œuvre de Mélanie Klein à la publication, il n’est pas inutile d’examiner un peu le caractère de l’opposition persistante qui s’est manifestée contre ses idées et les points particuliers sur lesquels cette opposition se concentre. Les objections que j’examinerai sont caractéristiques, et encore actuelles, bien qu’elles se soient modifiées au cours des ans, tant dans leur contenu que dans leur forme. Avant d’entrer en détail dans ce sujet, je vais examiner d’abord une caractéristique générale de l’opposition, qui envahit presque chaque expression de désaccord avec ses idées, et exige d’être mise en lumière et considérée per se. Je pense ici à l’affirmation, pas toujours exprimée, mais toujours impliquée et parfois exprimée avec véhémence, que ses théories « ne sont pas de la psychanalyse ». Dans certains cercles, on a affirmé tout court que son œuvre est une sorte de théorie psychologique indépendante, une théorie alternative de la psychanalyse. Les opposants qui ont exprimé cette affirmation ont prétendu explicitement qu’ils étaient les seuls à représenter la psychanalyse freudienne. Et pourtant, en fait, les points principaux qui jouent un rôle si important dans sa théorie du développement ont été parties intégrantes de la théorie psychanalytique avant son temps, par exemple : l’introjection et la projection, les objets intériorisés (voir la mélancolie), la première prédominance prégénitale sadique-orale et sadique-anale. Ces facteurs font partie de la substance même de toute son œuvre sur le premier développement. Celle-ci est fondée sur des concepts psychanalytiques reconnus qui ne doivent rien à son invention, contrairement à ce qu’ont prétendu un ou deux critiques.

Il y a sans doute une différence entre la psychanalyse telle que nous la comprenons à l’heure actuelle et telle que nous l’avons connue il y a trente ans ou plus. Autrement nous ne pourrions prétendre avoir fait aucun progrès. Ces articles sont une expression de ce fait et de la conscience que nous en avons. L’œuvre de Mélanie Klein est un développement et une extension de la connaissance acquise par Freud. Mais développement ne veut pas nécessairement dire incompatibilité. En fait, c’est précisément par la modification de la théorie reçue et par son ajustement aux données nouvellement connues que la science progresse. « Ainsi que le montre brillamment l’exemple de la physique, le contenu des « concepts fondamentaux » fixés en définitions se modifie aussi continuellement »4. Bien des variétés nouvelles de soi-disant psychanalyses ont surgi depuis les premiers temps jusqu’à nos jours. On pourrait dire qu’elles ont toutes un trait commun : elles ont toutes discuté ou dénié la source essentielle et l’origine de la psychologie humaine telle qu’elle est définie par Freud, dans les pulsions, avec leurs organes corporels et leurs finalités. L’approche de Freud a été biologique dès le début : témoin son choix de la faim et de l’amour comme point de départ. L’œuvre de Mélanie Klein retient cette relation fondamentale de la psychologie au noyau biologique de l’organisme humain et la fonction de véhicule des pulsions que Freud a reconnue à celui-ci.

Une autre affirmation que soutiennent souvent ceux qui récusent l’œuvre de Mélanie Klein et le progrès dans la compréhension psychologique qu’elle a apporté, est, je l’ai dit, qu’ils sont les champions et les défenseurs de la psychanalyse proprement dite et des idées de Freud en particulier, qui ne doivent pas être critiquées. Si cela était vrai en fait, si nos opposants acceptaient réellement de s’identifier avec tout ce que Freud a avancé, il ne serait quand même pas scientifiquement tolérable de rejeter toute modification ultérieure à ces idées. Cependant, un examen précis des détails des arguments qu’on a l’habitude d’opposer aux hypothèses de Mélanie Klein montre bien autre chose. Les principes psychanalytiques ainsi défendus semblent avoir été soumis à une sélection. Les affirmations de Freud ne sont pas sans équivoque ; il se contredit ; il révise une idée puis revient en arrière et la restitue dans sa forme originaire. La qualité d’esprit suprêmement scientifique propre à Freud se montre précisément dans les inconséquences mêmes qu’il laisse paraître ouvertement sur certains sujets. Il ne peut arriver à se décider définitivement entre deux branches d’une alternative parce qu’il reconnaît la vérité de chacune d’entre elles, ce qui, pour lui, est plus important qu’une logique immédiate. La tâche de résoudre l’inconséquence doit venir ensuite d’un nouveau travail, de nouvelles observations, d’un nouvel insight. L’important, pour lui, est de ne pas dénier un élément de vérité là où il le voit.

Ces caractères de l’œuvre de Freud sont bien connus : par exemple son idée sur la transformation directe de la libido en angoisse, qu’il modifia ensuite pour inclure le rôle de l’agressivité dans le processus, et formula de nouveau, plus tard, sous sa forme directe et originaire (voir chap. VIII). Une autre de ces attitudes d’indécision, quoique moins marquée, apparaît dans ses idées sur la formation du surmoi. Il maintient explicitement que sa formation naît du déclin du complexe d’Œdipe. Cependant (comme on le montre au chap. IV, i, b), il a reconnu beaucoup de faits qui ne sauraient manquer d’être reliés génétiquement à son développement, et conduisaient à son établissement final au début de la latence, bien qu’il ait omis de formuler ces relations. D’un certain côté, l’exemple le plus important de l’attitude d’indécision de Freud lui-même à l’égard de ses théories est celui de sa formulation des pulsions de vie et de mort. En proposant la théorie et en l’examinant directement, il a pris soin de ne pas en faire un principe fondamental de la psychanalyse. Et pourtant dans son œuvre ultérieure, il s’exprime simplement, et se réfère à maintes reprises de façon très directe à cette dualité pulsionnelle comme au fondement du conflit intrapsychique.

Dans plusieurs cas semblables à ceux-ci, les études de Mélanie Klein montrent qu’un bon nombre d’idées qu’il a énoncées à titre de perceptions intuitives, mais qu’il n’a pas intégrées explicitement dans l’édifice principal de la psychanalyse, sont soutenues par les investigations qu’elle a réalisées ultérieurement. En outre, dans le chapitre X, Paula Heimann peut montrer que les deux expressions contradictoires de l’opinion de Freud sur l’origine de l’angoisse peuvent maintenant être conciliées. Ceci s’applique aussi au problème du surmoi. Bien que, d’une part, Freud n’ait pas fait d’allusion explicite à ses formes antérieures, il a parlé cependant des premières identifications avec les parents qui se produisent bien avant l’établissement du surmoi. Et pourtant il décrit l’identification parentale comme le seul mécanisme de la formation du surmoi, quoique celui-ci prenne naissance à une date ultérieure.

Mais c’est précisément au sujet des inconséquences propres de Freud, des modifications de ses idées ou de leurs développements successifs – qu’on leur choisisse un nom ou un autre – qu’une des différences les plus évidentes entre Mélanie Klein et ses opposants se manifeste. Il devient clair que les analystes qui discutent les idées de Mélanie Klein avec le plus de véhémence continuent eux-mêmes à maintenir surtout les formulations originaires de Freud, qui n’ont jamais été complètement désavouées ni abandonnées. Là où Freud a gagné du terrain et est allé de l’avant, souvent par une intuition plus profonde, ils n’ont pas suivi. On ne peut pas discuter que ceci s’applique très exactement à la théorie de la pulsion de mort qui n’est pas seulement rejetée par beaucoup d’analystes, mais est souvent traitée comme si elle ne faisait pas partie de la théorie de Freud et pouvait être détachée de son œuvre. Ils peuvent se sentir justifiés dans cette attitude par sa déclaration expresse que la psychanalyse ne se maintiendra ni ne s’écroulera selon le sort de cette hypothèse, quoiqu’il eût difficilement pu s’attendre à ce que cette théorie soit abandonnée en chemin et tombée dans l’oubli. Son intérêt personnel pour elle est pleinement manifeste dans la dernière partie de son œuvre. Lorsqu’il rattache les conflits psychiques et les troubles pathologiques à cette hypothèse du conflit pulsionnel.

Ce ne peut être par hasard que le problème de l’angoisse dans toutes ses implications constitue un autre point de divergence fondamentale entre l’œuvre de Mélanie Klein et celle de ses critiques. Pour elle ce concept a toujours été la pierre de touche, le fil conducteur qui l’a menée à travers le labyrinthe et a finalement établi une relation logique et intelligible entre le postulat de la pulsion de mort et tous les autres éléments de l’œuvre de Freud. Pour Freud lui-même, l’angoisse avait une très grande importance ; elle a été constamment au centre de ses préoccupations, depuis le début jusqu’à la fin de son œuvre. Il est vrai que son approche de ce problème s’est faite jusqu’à un certain point sous l’angle de la physiologie – comme un état de tension qui doit être étudié et compris – et qu’il ne s’est pas occupé du contenu psychologique de la peur (des phantasmes) autant que l’a fait Mélanie Klein. L’angoisse, et les défenses contre elle, a constitué depuis le début l’approche de Mélanie Klein aux problèmes psychanalytiques. C’est à partir de là qu’elle a découvert l’existence et l’importance des éléments agressifs dans la vie émotionnelle des enfants, ce qui l’a amenée à ses formulations actuelles sur les angoisses de persécution et les angoisses dépressives, et sur les défenses utilisées contre elles par le premier moi. Enfin, cette approche lui a permis d’intégrer un grand nombre de phénomènes connus sur les troubles mentaux avec les principes fondamentaux de la psychanalyse.

Un point intéressant à mentionner à ce sujet est le lien direct entre l’angoisse et la théorie des pulsions de vie et de mort.

La relation établie par Mélanie Klein entre cette théorie, les faits reconnus du premier développement, et ses autres découvertes sur cette période et sur toutes ses implications pour la vie ultérieure, a permis de voir un grand nombre de phénomènes auparavant isolés comme les parties d’un tout cohérent. On refuse souvent de réfléchir à telles applications du concept d’une pulsion de mort, c’est-à-dire aux façons dont cette pulsion agit, dont elle affecte le psychisme ou produit les réactions de celui-ci, parce qu’on traite a priori la pulsion de mort comme « une théorie purement biologique, dans laquelle les conceptions psychologiques n’ont pas jusqu’ici leur place », cela a été dit dans les Discussions. Ce n’est pas la question de savoir si, oui ou non, la pulsion de mort est une idée acceptable en elle-même. C’est une hypothèse qui peut prétendre à être jugée sur ses applications, c’est-à-dire par rapport aux théories du conflit psychique, ou à la psychologie des névroses, etc. Freud a énoncé la dualité des pulsions de vie et de mort comme l’antithèse fondamentale dans l’inconscient – pour remplacer l’antithèse entre les pulsions du moi et la libido qui n’était plus soutenable après la découverte du phénomène du narcissisme –, après quoi il l’a constamment et à maintes reprises mentionnée comme le fondement du conflit intrapsychique dans toute son œuvre ultérieure. Ce qu’il a écrit sur le masochisme, ou sur le suicide mélancolique, semblerait de soi incontestable sur ce point. Une seule citation suffira à démontrer l’attitude propre de Freud : « … Parmi les conséquences que laissent après elles certaines névroses graves, les névroses obsessionnelles par exemple, la dissociation des pulsions et le rôle de premier ordre assumé par la pulsion de mort méritent une attention toute particulière… la cause essentielle d’une régression libidineuse de la phase génitale, par exemple à la phase sadique-anale réside dans une dissociation des pulsions de même qu’inversement le progrès de la phase génitale primitive ne peut s’effectuer qu’à la faveur de l’adjonction d’éléments érotiques »5.

Comment est-il possible après cela de soutenir que la pulsion de mort n’a pas de relation avec le conflit psychique ou avec la théorie des névroses ? ou que c’est « une théorie purement biologique dans laquelle les conceptions psychologiques n’ont pas jusqu’ici leur place » ?

D’autres exemples de la façon différente dont Mélanie Klein et les analystes d’avis opposés évaluent quelques-unes des œuvres de Freud seraient constitués par ses articles sur Les aspects économiques du masochisme et sur Le déni. Ce dernier est un cas frappant à ce propos. C’est une des publications assez tardives et isolées de Freud et elle ne semble pas jouer un grand rôle dans l’œuvre de ceux qui discutent les théories de Mélanie Klein. C’est pourtant l’une des productions les plus riches et les plus condensées qu’il ait jamais composées.

Malgré sa brièveté, elle illumine la vie psychique comme un phare, depuis ses sommets jusqu’à ses profondeurs. Les théories de Mélanie Klein s’entrelacent avec une parfaite précision dans ses propositions serrées et rigoureuses, les élucident et les développent, ce qui, en soi, parle en faveur de ces théories. En outre, il y a dans les écrits de Freud bien des remarques faites comme par hasard, et qui montrent qu’il s’était rendu compte de faits qu’il n’a jamais essayé d’élaborer en théorie. Mélanie Klein n’a pas seulement montré la validité de ces observations ou de ces intuitions de Freud, mais aussi comment elles soutiennent et enrichissent sa théorie quand elle est développée plus avant. Ainsi, par exemple, ses allusions à la crainte d’une petite fille d’être assassinée par sa mère, ou la relation qu’il a établie entre la crainte d’être empoisonné par le lait ou les aliments et les expériences du sevrage. Ces interprétations de Freud sont insuffisamment expliquées par la théorie psychanalytique telle qu’elle se trouve dans son œuvre, ou par ceux des analystes qui rejettent l’œuvre de Mélanie Klein. (Les interprétations de ces phantasmes par Mélanie Klein sont bien plus précises dans leur application et recouvrent plus pleinement le terrain étudié, de même qu’elles établissent des liens avec d’autres phénomènes.) En outre, dans l’attitude de ces analystes à l’égard de certaines des formulations originaires de la théorie psychanalytique, il semble y avoir une valorisation insuffisante de l’œuvre d’Abraham, de Jones et de Ferenczi.

C’est pourquoi, dans ces controverses, on ressent parfois une impression réellement bouffonne : chaque parti semble prétendre à être plus freudien que l’autre, en ce sens que chacun d’eux met en relief avec insistance pour s’y appuyer, l’un des aspects des formulations de Freud : le premier, la forme originaire de ses idées, l’autre, leur forme modifiée ou ultérieure. Nos citations de Freud ne sont pas toutefois apportées comme des preuves que nos idées sont vraies, mais plutôt pour montrer que bien des concepts qui ont été depuis développés par Mélanie Klein se trouvaient déjà impliqués dans la première théorie et les premières observations psychanalytiques, et que son œuvre progresse à partir de là par des étapes naturelles et logiques. Cependant, les points pour lesquels son œuvre s’est avancée au-delà de celle de Freud et a amené à des découvertes qui s’écartent de celles de Freud et contredisent certaines d’entre elles sont directement mis en lumière et ouvertement présentés.

Ces considérations me semblent définir certaines bases théoriques des différences d’opinion entre Mélanie Klein et ses élèves d’une part et la majorité de ses opposants, de l’autre. Le fait qu’elle puisse prétendre à beaucoup d’appui, explicite ou implicite, dans les œuvres de Freud, ne signifie pas que ses contributions reposent sur ce fondement. Ses résultats, dans la mesure où ils sont différents des principes psychanalytiques de base que Freud a formulés, et qu’elle maintient, reposent sur leur propre fondement de recherche indépendante et de travail soutenu pour les développer. Elle a, en fait, produit quelque chose en psychanalyse : une théorie intégrée qui, même encore schématique, tient compte cependant de toutes les manifestations psychiques normales et anormales, depuis la naissance jusqu’à la mort, et ne laisse aucune lacune infranchissable et aucun phénomène isolé, sans relation intelligible avec le reste. Si l’on se souvient, comme nous, du peu de corrélations que Freud, malgré lui, a pu établir entre les divers champs et les divers sujets de ses recherches, et de la quantité de problèmes qu’il a ouverts sans les résoudre – les deux plus importants étant probablement les éléments psychotiques dans la psychologie humaine et le développement psychique dans la toute première période – nous ne manquons pas de nous rendre compte de la portée des acquisitions de Mélanie Klein, fondées comme elles le sont sur son travail.

J’examinerai maintenant brièvement quelques points spécifiques de divergence sur des matières de fait et de théorie au sujet du premier développement. Le nœud du problème se trouve dans le cours que suivent les tout premiers stades du développement psychique, virtuellement dans les premiers mois de la première année. C’est la phase la moins claire de ce que Freud a appelé : « Une ère obscure et pleine d’ombres. » Les recherches de Mélanie Klein ont produit certaines découvertes sur les aspects émotionnels primitifs du développement dans cette première période, de la naissance à six mois, et au-delà. Ce sont : les premières angoisses (d’un type persécutoire), la première relation d’amour et la relation de haine et de crainte à l’égard de l’objet primitif (la mère), et aussi une réaction, un peu ultérieure mais encore très précoce, de culpabilité et de peine. Ces découvertes sont énergiquement critiquées par nos opposants, bien qu’ils admettent, eux aussi, que les premiers mois de la vie sont une période sombre, et que l’on connaît peu de chose sur les réactions réelles de l’enfant. Une pierre d’achoppement semble être la nature des phases d’auto-érotisme et de narcissisme précédant la relation objectale. Dans les Discussions ci-dessus mentionnées, Anna Freud déclare, au sujet des premières relations objectales, de l’auto-érotisme et du narcissisme : « Je considère qu’il y a une phase narcissique et auto-érotique d’une durée de plusieurs mois, qui précède la relation objectale au sens strict, même si les débuts de la relation objectale se construisent lentement pendant cette période initiale » (les italiques sont de l’auteur).

Et encore : « La théorie freudienne attribue à cette période seulement les rudiments les plus grossiers de la relation objectale et considère que la vie y est gouvernée par le désir de gratification pulsionnelle, dans laquelle la perception de l’objet ne s’obtient que lentement… »

Elle distingue ici « la relation objectale au sens strict », d’une part et « les rudiments les plus grossiers de la relation objectale » ou « les débuts de la relation objectale construits pendant cette période initiale », de l’autre. On ne peut établir cette sorte de distinction, puisque les « débuts », etc., sont la relation d’objet particulière et caractéristique du tout premier stade de développement. À chaque stade de primauté pulsionnelle, le caractère ou le degré de la relation objectale est particulier à ce stade. (Ce n’est que si « la relation objectale proprement dite » doit être comprise comme relation objectale adulte pleinement développée, que l’on pourrait établir une telle distinction.)

On verra dans les chapitres VI et VII de Mélanie Klein, et dans les suivants, quelle sorte et quel degré de relation objectale elle attribue en fait au bébé dans les premiers mois. L’existence de la phase appelée auto-érotisme est un fait, non une théorie. Aucun analyste ne voudrait non plus dénier l’existence d’un état narcissique chez le bébé. Dans le chapitre IV, Paula Heimann montre explicitement que Mélanie Klein, loin de dénier ou d’écarter ces traits reconnus du premier développement, peut expliquer leur genèse. À notre avis, la phase narcissique ou auto-érotique recouvre la relation objectale et coexiste avec elle, en grande partie du fait des processus introjectifs importants qui agissent à ce stade. Toute manifestation du développement est un anneau dans une chaîne de processus qui ont une relation de cause à effet à l’égard d’autres processus. Par exemple : de par l’introjection et la projection, les activités et attitudes autoérotiques et narcissiques apparaissent en relation avec les nécessités pulsionnelles, et on doit aussi apprécier sous cet angle leur fonction d’alléger la frustration pulsionnelle et de réduire l’angoisse. Cette théorie est appuyée par certaines citations de Freud. Mais il semblerait que pour certains analystes ces passages de Freud ne signifient rien de plus que l’enfant naît avec des zones érogènes. On a dit dans les Discussions que « la conception freudienne d’un commencement narcissique de la vie considère l’auto-érotisme comme une source intrinsèque de plaisir ». Peut-être, mais même s’il dépend d’une disposition innée, le processus d’obtention du plaisir intrinsèque a une signification psychologique.

La question du développement du moi est un autre problème plus important. Il y a vingt ans, l’opposition aux idées de Mélanie Klein était en grande partie centrée sur le moment où situer la genèse du surmoi. La question du développement du moi a tendu à passer depuis lors au premier plan. Plus tard, on a formulé l’idée qu’« il est discutable que des conflits entre les nécessités pulsionnelles opposées de la série amour-haine, libido-destruction, puissent se produire avant qu’un moi central se soit établi avec le pouvoir d’intégrer les processus psychiques, ou seulement après »6.

L’opinion de Mélanie Klein est que, d’accord avec le caractère génétique du développement, nous pouvons supposer l’existence d’un moi doué de certains rudiments d’intégration et de cohérence depuis le début, et que ce moi croît sans cesse dans cette direction. Et qu’en outre le conflit se produit avant que le développement du moi soit très avancé et que le pouvoir d’intégrer les processus psychiques soit pleinement établi. L’existence d’une fonction synthétique liée au développement du moi (voir la perception sensorielle et l’examen de la réalité), est pleinement démontrée par Susan Isaacs au chapitre III. Nous considérons que l’observation appuie cette opinion, ce que feraient aussi certaines considérations théoriques qui appartiennent au fonds commun de tous les analystes : comme, par exemple, celle que la libido elle-même (l’Éros) est définie par Freud comme une force qui vise le but de la conservation, de la propagation et de l’unification ; sa fonction est donc une fonction de synthèse. Nous ne pouvons comprendre l’idée d’une période quelconque de la vie où il n’y aurait point de fonction synthétique en activité. À notre avis, la lutte et le conflit sous leurs multiples formes, les forces d’intégration et de désintégration, existent et agissent depuis le début même de la vie humaine. La croissance et le développement, et finalement l’involution et la dissolution, se poursuivent dans le champ de ces forces pendant toute la vie.

En examinant l’opposition qui s’est manifestée pendant quelque vingt-cinq années aux découvertes et aux théories de Mélanie Klein, on doit remarquer que les objections particulières que j’ai considérées ici sont comme les représentantes actuelles d’autres objections antérieures, et qu’elles ont été choisies pour cette raison. Les formes ont quelque peu changé, mais les éléments significatifs de la discussion restent dans le fond les mêmes. Le contenu présent des tout premiers arguments utilisés contre les opinions de Mélanie Klein a changé sous beaucoup d’aspects, par rapport à leur contenu traditionnel. Par exemple, l’existence de puissants phantasmes sadiques, d’abord oraux, au premier âge, est beaucoup moins discutée qu’avant ; on accepte aussi en général que le complexe d’Œdipe et le développement du surmoi commencent plus tôt qu’on ne le croyait. Il est aussi visible que l’estime pour son œuvre gagne du terrain. On commence déjà à reconnaître l’évidence de quelques-unes de ses idées ultérieures, par exemple celle de l’existence de la dépression chez les bébés.

Je conclurai ce compte rendu des différences et divergences entre Mélanie Klein et d’autres analystes en enregistrant ma propre croyance : dans les temps à venir, il sera difficile à des analystes formés de se rendre compte de la réalité d’une telle controverse, et plus particulièrement d’imaginer comment elle a pu susciter tellement d’énergie, d’effort et de perte de temps. Cependant, la nature humaine étant ce qu’elle est, nous pouvons être satisfaits de ce que les progrès en psychanalyse réalisés depuis l’œuvre de Freud aient fait preuve d’une telle vitalité et d’une telle capacité intrinsèque de se consolider et d’engendrer de nouveaux progrès.

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À l’origine, ce livre devait seulement comprendre les quatre articles présentés dans les Discussions de 1943-1944. Ce n’est donc pas sans quelque scrupule que j’ai accepté d’y inclure, comme deuxième chapitre, mon exposé de 1936 à Vienne – assez anachronique par rapport au reste de l’ouvrage. Il a le caractère d’une vue générale relativement brève et synthétique ; il constitue une description d’ensemble moins spécifique et moins technique que les articles de la Discussion même. Sauf à titre d’introduction à ces articles, ses formulations imprécises et générales détonnent dans le livre. L’essentiel de ce livre est constitué par des articles indépendants, dont chacun traite d’un aspect particulier de la théorie totale de la situation psychique (émotionnelle) dans le tout premier développement, c’est-à-dire dans la première année de la vie. C’est dans ces articles, avec leur examen précis et explicite de l’action détaillée de ces premiers processus du développement, que se font les contributions importantes à notre connaissance. En outre, ce chapitre préliminaire est maintenant périmé sous certains aspects. On a mentionné en note certains points particuliers que nous pensons maintenant, à la lumière de travaux plus récents, être erronés. L’un de ces points est l’idée que la toute première relation avec le monde extérieur est négative et hostile. On verra, dans les chapitres VI et VII sur « La vie émotionnelle du bébé » et « En observant le comportement des nourisson », que ce n’est pas l’opinion de Mélanie Klein et qu’il existe depuis le début une relation d’amour avec la mère extérieure, relation qui se manifeste dès les premiers moments. Elle se développe pari passu avec la relation agressive avec la mère et avec le milieu. L’autre point concerne ce que je mentionne dans l’article comme « phase narcissique » du développement. J’examine ici les toutes premières expériences psychiques de l’enfant surtout sur la base du travail de Freud sur le stade de l’identification primaire, et je montre comment certaines de nos idées sur le développement des relations objectales découlent naturellement de cette hypothèse fondamentale de Freud. Je dois cependant attirer l’attention sur les grands progrès qui ont été faits depuis dans la compréhension de l’essence de la « phase narcissique » et de la façon dont elle se développe à partir de l’identification primaire par l’introjection et la projection (voir spécialement le chapitre IV, bien que les mêmes idées soient inhérentes à la position étudiée tout au long de ce livre).

Les articles originaires des Discussions commençaient par un article de Susan Isaacs sur « La nature et la fonction du phantasme » dans lequel, pour la première fois, on présentait un examen détaillé de cet aspect du psychisme inconscient. C’est un article de la plus haute importance pour la compréhension de n’importe quel problème psychologique, bien que, souvent, on ne s’en rende pas compte. Le psychisme est un tout, les fonctions les plus hautes n’opèrent pas toutes seules ; l’inconscient n’est pas un aspect résiduel ou rudimentaire du psychisme. Il est l’organe actif dans lequel les processus psychiques entrent en fonction. Aucune activité psychique ne peut avoir lieu sans lui, quoique, en général, il se produise bien des modifications avant que son activité primaire détermine le comportement d’un adulte. L’activité psychique primaire et originaire, qui reste ordinairement inconsciente, est ce que nous appelons « phantasme inconscient ».

Il y a donc un phantasme inconscient derrière toute pensée et tout acte (sauf, peut-être, derrière un réflexe corporel). Susan Isaacs écrit : « La découverte par Freud de la réalité dynamique du psychisme a ouvert une ère nouvelle de la compréhension psychologique… il dit : « Nous supposons que (le ça) est quelque part en « relation directe avec les processus somatiques, prend d’eux les « nécessités pulsionnelles et leur donne leur expression psychique. » À l’avis des auteurs de ce livre, cette expression psychique est le phantasme inconscient… Il n’y a pas de pulsion, pas de nécessité ou de réponse pulsionnelle qui ne soit vécue comme phantasme inconscient. » Même si une pensée ou un acte conscients peuvent être tout à fait rationnels et conformes à la réalité, il en est ainsi. N’importe quel désir conscient ne contredit pas les pulsions inconscientes, et n’importe quel désir inconscient n’offense pas les normes civilisées et les exigences de la nécessité extérieure7. Bien que Freud lui-même ait fait sur l’inconscient des déclarations assez spécifiques et d’un contenu similaire aux affirmations qui précèdent, la proposition qu’elles contiennent a été, si l’on peut dire, laissée en l’air, et, de même que certaines autres idées théoriques de Freud, elle n’a pas été explicitement tissée dans la trame de la théorie et de la technique. Il est d’autre part évident que cette loi générale a été dans une certaine mesure intuitivement comprise par bien des psychanalystes, qui s’y sont conformés en recherchant toujours le contenu inconscient sous les actes et les pensées conscients. On pourrait supposer qu’agir ainsi n’est que mener la découverte freudienne de l’inconscient jusqu’à sa conclusion logique ; cependant, en fait, beaucoup d’analystes qui ne se sont pas familiarisés avec la technique de Mélanie Klein n’agissent pas conformément à cette conclusion, et, lorsque quelque chose leur semble rationnel ou « objectif », ils n’explorent pas sa connexion avec l’inconscient. Cette différence de perspective n’est rien moins qu’une question académique, ou de dualité de « méthodes ». Le principe en jeu est très important : c’est celui de l’importance de l’inconscient dans la vie consciente. Quand nous nous rendons compte de cette différence fondamentale de perspective, nous comprenons pourquoi certains analystes voient tellement peu de chose dans le matériel de leurs patients, interprètent tellement peu, ne reconnaissent même pas une situation de transfert avant que leur patient lui-même en exprime quelque chose en parlant consciemment et directement de l’analyste, etc. Dans ce cas, une partie seulement de ce que le patient dit ou fait pourra être débrouillée par l’analyse.

Le travail de l’analyste est de découvrir et d’interpréter le contenu inconscient qui est exprimé à chaque moment par le patient, ici et maintenant, dans la séance. On sait que les mots peuvent être ou non la forme choisie par l’inconscient pour s’exprimer ; le patient peut s’exprimer en actes de bien des façons, aussi bien que parler. Le thème phantasmatique caché derrière l’action ou la parole ne peut devenir conscient qu’après interprétation, de façon à être finalement exprimé tout entier par des mots, comme il doit l’être. Freud décrit la nécessité de l’interprétation, et compare le patient à un étudiant qui ne peut d’abord rien voir dans un microscope, avant qu’on ne lui dise ce qu’il faut regarder8. L’analyste doit se demander : « Qu’y a-t-il dans l’inconscient du patient qui veut s’exprimer dans tout ce qu’il me montre aujourd’hui ? » L’analyste doit être attentif à la question de savoir si la forme de l’expression est ou pourrait être normale ou rationnelle dans la vie ordinaire ; mais, même si elle l’est, ses racines dans l’inconscient doivent être mises en relation avec l’expression, tout de même que s’il s’agissait de manifestations pathologiques, si la personnalité du patient est jamais destinée à devenir une personnalité « totale ». Ce n’est cependant pas seulement dans son influence sur la technique que se trouve l’importance de cette question, mais c’est plus encore pour la théorie et le progrès de notre connaissance générale du psychisme, que la totalité du contenu psychique doit être considérée, et pas seulement les manifestations ouvertement névrotiques, si l’on veut obtenir une pleine compréhension théorique des lois qui gouvernent la structure et le développement de la personnalité comme un tout.

Dans ce livre, le problème se centre autour des toutes premières phases de la vie psychique – disons, la première année de l’être humain – avant que la conscience au sens de pensée idéelle et conceptuelle, ou que la capacité de verbaliser les sentiments et la pensée, aient été atteintes. Puisque, comme je l’ai dit, la compréhension du fonctionnement et du développement psychiques comme un tout dépend de la reconnaissance du rôle du phantasme inconscient comme source de tout processus psychique, il est évident que cet aspect primitif de la vie psychique entrera en action avant que les fonctions supérieures se soient développées. Susan Isaacs montre clairement qu’un bébé a une quantité de phantasmes sur ce qui lui arrive et sur ce qui arrive à l’intérieur de lui. L’œuvre de Mélanie Klein se caractérise par la reconnaissance du fait que le psychisme fonctionne originairement avec des phantasmes, c’est-à-dire avec les corollaires psychiques et émotionnels des pulsions relatives aux objets et aux actions du corps, et qui sont des réponses aux expériences significatives de plaisir et de douleur. Il ne semble pas difficile à la réflexion d’attribuer ces réactions à la capacité psychique d’un bébé. Le fait que ses sensations et que la signification qu’elles ont pour lui n’ont que peu ou pas de rapport avec la réalité extérieure objective n’a rien à voir ici, bien qu’il tende sans aucun doute à confondre notre jugement sur ses processus psychiques (émotionnels). Il semble que le bébé et le chercheur scientifique adulte sont réellement comme à deux pôles opposés de connaissance et d’expérience : d’abord le bébé ignore complètement le monde extérieur, alors que le chercheur n’a conscience que de lui ; ils n’ont donc pas de terrain d’entente, et ne peuvent pas communiquer. Les pulsions innées du bébé l’amènent à attribuer quelque signification à chaque sensation ou à chaque expérience, ou à en tirer cette signification ; mais le chercheur scientifique est incapable de reconnaître ou d’apprécier ces significations parce qu’elles n’ont pas de rapport avec la réalité extérieure ou matérielle. Seul le ou la psychanalyste peut dans une certaine mesure combler cette lacune, autant qu’il peut assumer la situation du bébé, déduire ses réactions, ignorer ce qu’il ignore, puis mettre ses résultats à l’épreuve en les comparant aux manifestations du bébé. Nous affrontons alors le problème difficile de transmettre nos conclusions à d’autres chercheurs au moyen du langage écrit, difficulté qui a entravé la psychanalyse depuis le début, mais qui peut sembler s’aggraver par l’absence de langage chez le bébé.

Le sujet de nos recherches sur les bébés est constitué par des éléments émotionnels et leurs relations réciproques. Les éléments sont souvent liés de façon inextricable et fusionnés avec des sensations corporelles, de telle façon que l’émotion et la sensation ne peuvent plus se distinguer l’une de l’autre et forment une expérience unique. Les sentiments d’une personne sont souvent sentis dans son « corps » aussi bien que dans son « psychisme », ce qui nous rappelle qu’il n’y a, au fond, aucun clivage et aucune division entre eux. Mais, alors que les « pensées » peuvent être revêtues de mots plus ou moins bien ajustés, les sentiments corporels sont beaucoup plus rétifs sous ce rapport. Bien que nous possédions des mots pour les « émotions », ces mots sont en général chargés d’une qualité dynamique qui éveille des associations et des émotions personnelles chez l’auditeur ou le lecteur et les rend peu appropriés à un usage scientifique exempt de passion. Dans la situation analytique même, cette difficulté n’apparaît pas de façon tout à fait manifeste. C’est en effet le contenu émotionnel associé au langage ordinaire qui le rend capable d’être un moyen d’expression adéquat dans le cabinet analytique. Les modes de pensée ou d’expression abstraits et dénués d’émotion cachent une angoisse spécifique et constituent des défenses. La situation dans l’analyse des enfants petits est essentiellement la même, quoique les proportions du phantasme et du sentiment puissent être différentes. Les pensées ou les contenus phantasmatiques s’expriment dans le jeu, et le sentiment s’exprime de façon bien plus directe et intense que chez les adultes. Le langage de la nursery est assez vivace et suffit à la tâche. Un enfant petit comprend beaucoup plus qu’il ne peut exprimer lui-même à l’aide des mots ; sa forme de langage est constituée en grande partie par la mise en actes dans le jeu.

C’est quand nous affrontons la présentation de nos résultats à d’autres chercheurs que les choses se compliquent. Il m’arrive de penser que les lecteurs de la psychanalyse établissent ici un idéal impossible à suivre, et ce n’est pas le premier cas où on a exigé de la psychanalyse l’observance de règles qui seraient considérées comme absurdes dans toute autre science9. D’un côté, les lecteurs qui ne sont pas familiarisés avec le travail accompli, ni avec les termes techniques en usage, se plaignent du « jargon incompréhensible » ; de l’autre, on critique tout ce qui est exprimé dans le langage quotidien ordinaire comme non scientifique et pas assez abstrait.

Pour rendre compte de ce qu’on voit des situations émotionnelles où se trouvent les bébés, la difficulté peut au premier abord apparaître comme encore plus grande que pour les adultes, du fait de leur manque de moyens d’expression. Cependant, je crois qu’un jour ce jugement se révélera très exagéré. Les bébés ont en réalité des moyens d’expression, tout insuffisants qu’ils puissent nous paraître si nous les comparons à ceux d’êtres plus âgés. C’est peut-être cette comparaison même qui nous aveugle sur le langage de leurs signes. Pour moi, ceux qui affirment qu’un bébé ne peut rien exprimer pourraient aussi bien dire qu’un étranger ne sait pas parler, lorsqu’ils ne peuvent le comprendre ; ce qu’il faut, pour pouvoir apprendre le langage du bébé, c’est seulement s’intéresser suffisamment à ce qu’il sent, et il est en réalité plus aisé et plus simple d’en rendre compte, que des processus émotionnels complexes et embrouillés de l’adulte. Il est vrai que la nature des choses constitue encore un obstacle en cette matière, bien que d’une manière différente que dans le cas de l’adulte. Elle ne s’est pourtant pas révélée comme un obstacle insurmontable pour communiquer des résultats à d’autres chercheurs et pour leur permettre d’en profiter. D’ailleurs, des livres comme The nursing couple (Le couple mère-nourrisson), de M. P. Middlemore, et ceux de l’école behavioriste, dont beaucoup sont cités au chapitre III, ont une valeur considérable dans ce domaine. De même, l’étude des interprétations du comportement des bébés que fait Mélanie Klein au chapitre VII, montrera comment sa connaissance des processus de clivage, de projection et d’introjection, qu’elle a découverts comme très caractéristiques de la première enfance, constitue une contribution sans précédent à la compréhension de ce comportement.

Cependant, il y a des difficultés à rendre compte du contenu des phantasmes inconscients : il a tendance à produire une impression intense d’irréalité et de fausseté. Prenons par exemple le phantasme d’un objet interne du type persécuteur : disons, une femme a le sentiment que sa mère intériorisée se trouve dans ses oreilles ou dans son estomac, qu’elle est en colère, qu’elle la rend sourde ou qu’elle déchire ses intestins ; ou bien un homme sent que son père jaloux et dangereux se trouve à l’intérieur de lui, le rend impuissant, ou le rend incapable de travailler. D’autres fois, un patient sentira inconsciemment qu’il possède ses parents « bons » (idéalisés) à l’intérieur de lui, qui l’emplissent d’un sentiment d’omnipotence, de perfection, de grandeur, etc. Il semblerait que l’expression de telles idées par des mots fait naître, par elle-même, un sentiment d’irréalité et de fausseté. Cela signifierait que le rôle joué par l’analyste observateur qui a probablement fourni la verbalisation de ces processus émotionnels est ressenti comme un élément étranger qui invalide leur authenticité. Freud a décrit le phénomène en ces termes : « … il s’est produit quelque chose que nous ne concevons pas mais qui, s’il était parvenu jusqu’à notre conscient, ne se pourrait décrire que de telle ou telle façon »10. Nous avons donc le sentiment que de tels phantasmes ne pouvaient pas s’exprimer par des mots, et qu’en le faisant on a détruit leur nature et leur caractère. Ce jugement doit évidemment surgir d’une confusion : la verbalisation même est un processus psychique trop adulte et trop élaboré pour cadrer avec un contenu de cette sorte. En outre, ces contenus ne sont pas encore assez généralisés pour pouvoir se réduire à des termes abstraits ; ils sont encore individuels et spéciaux. Le contenu hautement personnel et émotionnel submerge et annule le caractère impersonnel et sans passion de la traduction verbale de l’observateur. Autre part, cette difficulté s’évite par l’usage des termes abstraits. Mais il n’existe pas de termes abstraits, et on ne peut en fabriquer, pour exprimer des situations aussi particulières et individuelles que les exemples cités. Il y a encore un fait plus important. Une fois détachés, comme le sont nécessairement ces contenus dans une discussion, de la personne et du moment dans lesquels ils ont été vécus, les mots utilisés ne sont plus chargés des émotions correspondantes, qui constituent leur réalité comme expérience vécue dans le psychisme d’un individu. Sur la page écrite, en l’absence de cet accompagnement émotionnel, il y a donc une justification psychologique pour qu’ils produisent un effet irréel et dénué de vie.

Il y a évidemment d’autres raisons pour lesquelles des formulations comme celles qu’on a citées ne sont pas acceptables pour les lecteurs. Du fait qu’une proposition comme celle qui affirme que nous avons à l’intérieur de nous-mêmes des personnes qui nous aiment ou qui nous haïssent, ne correspond à aucune réalité physique, il y a une tendance à la rejeter comme si elle manquait d’objectivité. Nous retrouvons ici le vieux déni de la réalité propre aux phénomènes psychiques (aux expériences émotionnelles) que Freud a eu à combattre. On ne sait pas distinguer entre la validité d’une affirmation comme fait émotionnel et le contenu de cette affirmation sur le plan du fait physique et matériel. Liée à cela est la résistance psychologique intense contre la réalité inconsciente refoulée quand elle devient consciente ; ces propositions choquent nos règles de morale et de bon goût aussi bien que notre appréciation rationnelle de ce qui est physiquement possible, et nous tendons à dénoncer leur existence comme impossible. Les phantasmes inconscients sont en grande partie « indicibles » et les émotions inconscientes sont souvent « ineffables ». Mais ces phantasmes ne sont pas pathologiques chez les bébés, bien qu’il dépende du développement ultérieur qu’un enfant atteigne ou non la normalité adulte. La qualité de délire et de « folie » qui semble à notre psychisme conscient caractériser si fortement ces phantasmes dérive du fait que ces toutes premières expériences émotionnelles contiennent les germes qui se développeront plus tard, en certains cas, en troubles psychotiques. Ils réactivent donc chez le lecteur des angoisses que nous avons tous vécues dans notre première enfance, des dangers que nous avons écartés ou surmontés avec peine et par notre effort dans le cours de notre développement. Les méthodes de défense que nous avons utilisées dans cette lutte sont devenues parties intégrantes et très valorisées de notre personnalité, qui semble se trouver à nouveau menacée lorsque nous sommes à nouveau mis en présence de ces pulsions et de ces dangers.

Ce sont quelques-unes des raisons qui font que l’affirmation directe des choses qui n’ont probablement jamais été conscientes chez un individu jusqu’à son expérience analytique, et qui n’ont jamais été verbalisées par la plupart des gens à aucun âge, n’est pas facilement tolérée quand on l’entend ou quand on l’imprime. Comme elles suscitent souvent un mélange d’horreur et d’excitation chez les lecteurs, les affirmations elles-mêmes sont senties comme manquant d’objectivité, et marquées par la passion. Comme analystes, nous sommes conscients de la difficulté de faire reconnaître nos découvertes avec des moyens nécessairement inadaptés.

Les questions liées à la nature et à la fonction du phantasme, à son caractère inconscient et préverbal, et aux difficultés qui surgissent de ce fait pour le chercheur, m’ont menée à une digression. Je dois revenir à l’examen du contenu réel de ce livre. Le chapitre IV, de Paula Heimann, sur « Certains aspects de l’introjection et de la projection », est le premier exposé de ces processus qui soit spécialement consacré à leur étude et à celle de leurs modes d’action et de leurs effets. L’existence de ces processus a été un élément reconnu de la théorie psychanalytique dès ses premiers temps ; la projection est aussi un vieux concept psychiatrique. Mais, comme il arrive nécessairement au début pour la plupart des concepts, la relation de ces processus avec les autres phénomènes psychiques reconnus n’a pas été comprise dans les premiers temps de la psychanalyse. Le rôle qu’ils jouent dans le fonctionnement psychique tout au long de la vie n’a pas encore en lui-même fait l’objet d’un examen détaillé.

Il semblerait que nous aurions pu deviner l’importance de ces processus pour les niveaux psychiques primitifs à partir du corps de connaissances anthropologiques sur le psychisme des peuples « non civilisés » qui existait avant l’époque de la psychanalyse et a été, naturellement, très enrichi plus tard par l’œuvre de Roheim et d’autres. Les croyances, les activités, les rituels, etc., des tribus primitives semblent en grande partie consister en des représentations du fait de prendre à l’intérieur du corps des objets « bons » ou d’expulser de lui des objets « mauvais », en des craintes des processus inverses, et en des mesures défensives contre ces seconds processus. Ce qui, pour le sauvage, est relativement conscient et fait normalement partie de la vie, est cependant devenu de plus en plus tabou et a été de plus en plus refoulé par l’homme de la civilisation occidentale, bien que cela ait joué un grand rôle dans la religion chrétienne, par exemple dans le rite de la communion. Le besoin psychologique qu’a l’homme d’obtenir satisfaction et apaisement par quelque forme corporelle concrète de « prendre la bonté à l’intérieur de soi » et d’éliminer de soi les agents « mauvais » ou dangereux provoque maintenant une méfiance générale dans les milieux instruits, et on le considère comme un dérivé de la « superstition ». Assez paradoxalement, il trouve encore une issue en termes hypocondriaques, par exemple dans le besoin dominant de s’imbiber de « bonté » curative par des soins médicaux ou des médicaments, par des bains de soleil, etc., et d’éliminer le « mal » par l’athlétisme, les purgatifs, etc. On peut présumer que la confiance en l’objectivité de l’opinion médicale en cette matière profite de la crainte de la superstition. Mais, disait Bacon : « Il y a une superstition d’éviter la superstition. » Quoi qu’il en soit, il semble surprenant qu’une tendance caractéristique d’une telle intensité, qui se manifeste si constamment et sous une telle quantité de formes – et pas seulement corporelles – chez n’importe quel type d’être humain de tout âge, de toute race, de tout stade de développement, n’ait été reconnue pour telle auparavant par aucun psychologue11.

Le chapitre IV présente le compte rendu clair d’un sujet compliqué : la manière dont agissent l’introjection et la projection dans les tout premiers stades du développement. Je n’essaierai pas de résumer la richesse des détails des divers aspects du contenu de ce chapitre, et en mentionnerai seulement quelques-uns parmi les plus importants. Une partie est consacrée à la question de l’origine du surmoi. Le rôle joué par l’introjection dans l’institution du surmoi est, à part les troubles mélancoliques, le seul exemple de son action qui soit accepté par ceux qui s’opposent aux idées de Mélanie Klein. Un autre point discuté est celui de l’auto-érotisme et du narcissisme ou bien des relations objectales dans les premiers mois. Cela a déjà été mentionné. Les objets intériorisés, qui proviennent de l’introjection continuelle des objets extérieurs, sont intimement liés à la satisfaction (au plaisir organique) que l’enfant obtient de son propre corps dans l’auto-érotisme. Ainsi pour l’enfant (dans ses phantasmes) la partie de son corps utilisée comme source de plaisir est une combinaison de l’objet et de la personne propre.

Une partie importante traite de la relation entre le monde interne et le monde externe ; une autre, des complications qui surgissent à propos des satisfactions et des angoisses quand les personnes commencent à être reconnues comme individus (les objets complets, la mère, le père, etc.), et quand les processus d’introjection et de projection s’appliquent à ces relations. Finalement la naissance des sentiments œdipiens est étudiée dans ce contexte. Dans la partie qui traite des objets intériorisés, on utilise l’examen de l’hypocondrie comme illustration des phantasmes et des conflits pathologiques autour de ces objets. Ce qui est en soi d’un grand intérêt, surtout qu’on ne disposait que de peu de compréhension de ce trouble mystérieux, ou de pas du tout, avant que les découvertes de Mélanie Klein soient appliquées à ce problème.

En plus de la présentation de ces sujets extrêmement compliqués que nous donne Paula Heimann, le chapitre contient de nombreuses contributions originales de sa part, qui éclairent le sujet. En plusieurs cas, ces contributions consistent à montrer comment une incompatibilité apparente entre les affirmations de Freud et les découvertes de Mélanie Klein doit être résolue par un examen plus précis. Cela s’applique, par exemple, à l’alternative entre relations objectales et auto-érotisme dans les premiers mois, et la solution est que l’auto-érotisme est une relation avec un objet, mais un objet interne. En outre, les conclusions présentées sur le développement du moi utilisent toutes les formulations propres de Freud sur le sujet, et montrent comment elles sont confirmées et à la fois beaucoup enrichies si on les relie aux idées de Mélanie Klein. L’analyse de l’hypocondrie citée plus haut exprime ses propres conclusions dans l’application de la théorie de Mélanie Klein.

Outre ces contributions spéciales, Paula Heimann fait dans ce chapitre de nombreuses remarques en passant et des digressions qui ont la vertu de nous libérer momentanément, pourrait-on dire, des mailles serrées de l’exposé, et de nous ouvrir des perspectives plus amples. Par exemple, elle précise ses conclusions sur l’auto-érotisme, en disant que, bien qu’il puisse paraître de l’extérieur constituer une phase du développement, il doit être décrit plus exactement comme un mode de conduite. Cette formulation du problème est tout à fait convaincante à mon avis, puisqu’elle éclaire en même temps la relation entre l’auto-érotisme et la masturbation, qui sont évidemment deux formes du même processus. La masturbation, qui n’est pas limitée à un stade du développement et peut être pratiquée à tout âge, devient elle-même plus compréhensible qu’elle ne l’était jusqu’à présent quand on la considère aussi comme une activité liée à des objets internes. La haine et la nature destructrice de cette relation avec les parents sont ce qui produit le sentiment de culpabilité, la dépression, et les phantasmes de dommage infligé à la personne qui sont caractéristiques après la masturbation. Paula Heimann nous éclaire encore quand elle dit au sujet de la « préhension et de l’expulsion » (l’introjection et la projection), et des multiples phénomènes du même type dans la vie en général, que les modèles de la nature semblent peu nombreux, mais qu’elle est inépuisable dans leurs variations.

Le chapitre conclut par une note finale sur le mythe de Narcisse, qui aboutit à une connaissance nouvelle en unissant la meilleure tradition psychanalytique de l’interprétation du mythe et le « nouveau » concept de dépression, c’est-à-dire l’expérience humaine séculaire de tristesse et de désespoir qu’on ressent devant la perte des êtres aimés, et qui peut être suivie par la mort elle-même.

On verra que ce chapitre traite en détail, entre autres sujets, du problème particulier de la formation, par introjection et projection, du monde intime des objets « bons » et « mauvais » intériorisés. Dans les chapitres ultérieurs, par conséquent, ce problème est examiné moins en détail, et ces mécanismes ne sont considérés que dans leurs rapports avec l’intégration et le développement.

Le chapitre V sur « La régression » présente à mon avis un caractère particulier. Il est le plus simple, le plus clair et facile à suivre de tout le livre. Le, problème de la fixation et de la régression n’est d’ailleurs pas lié spécialement aux toutes premières phases du développement. Je pense que les personnes qui ne sont pas familiarisées avec l’œuvre de Mélanie Klein auraient profit à commencer par ce chapitre en laissant de côté pour le moment l’examen détaillé des expériences de l’enfant dans ses tout premiers mois. Tout psychothérapeute aura eu l’expérience des manifestations de la fixation et de la régression, le chapitre ne signifiera donc pas l’exploration d’un domaine inconnu. L’idée psychanalytique originaire que la fixation est provoquée par l’accumulation de libido causée elle-même par la frustration, est mise en rapport avec d’autres facteurs qui ont plus d’importance dans l’œuvre de Mélanie Klein : l’angoisse et les pulsions destructrices. L’examen du rôle joué par ces facteurs dans le phénomène général de la fixation et de la régression fournit l’occasion d’une démonstration claire de la façon dont ses idées complètent les formulations plus anciennes et présentent sous une lumière qui les rend plus intelligibles de nombreux problèmes qui, avant, étaient loin d’être faciles à voir. Par exemple, on examine les conflits typiques et la propension à régresser qui sont communs chez les femmes à la ménopause, dans le but d’illustrer la proposition générale que « c’est la résurgence des finalités destructrices primaires qui est le principal facteur causal dans l’éruption de la maladie mentale ».

Suivent deux chapitres VI et VII, de Mélanie Klein, qui se complètent entre eux, en ce que le premier présente les conclusions théoriques de son œuvre, et le second sert à en illustrer quelques-unes en les rapportant aux expériences réelles de l’observation des bébés. Cette présentation combinée constitue un résumé de l’essentiel de ses idées actuelles sur les tout premiers stades du développement. L’image du bébé que nous en tirons est fondée sur les processus biologiques, l’action des tendances pulsionnelles dans le nouvel organisme, et elle montre le corollaire psychologique de ces processus sous forme d’angoisses, plus clairement qu’on ne l’avait jamais fait. Elle montre aussi comment les processus de clivage, d’introjection et de projection, d’une part servent à l’action des tendances pulsionnelles, et sont, d’autre part, utilisés comme défense contre elles. De même, le corollaire psychique de ces tendances, les débuts de la signification et du contenu phantasmatique (émotionnel), l’aube du psychisme prend forme pour nous plus en détail, ce n’est déjà plus « une ère obscure et pleine d’ombres ». Nous voyons les débuts de la formation et du fonctionnement du moi, liés aux tendances pulsionnelles et aux processus d’introjection et de projection, et les débuts de la relation d’objet qui se déroule en parallèle avec les premières phases auto-érotique et narcissique de Freud. Ces toutes premières phases sont vite suivies, sans être toutefois abandonnées en même temps, par les relations objectales avec les personnes (l’objet complet) dans lesquelles on vit l’ambivalence affective typique. Cela débouche sur les sentiments de culpabilité, de dépression, de souci pour l’objet maintenant distingué du moi. Un point intéressant est l’idée que la force, ou la faiblesse, des premiers mécanismes de clivage, influence le développement du refoulement. Il semble que l’inaccessibilité particulière de l’inconscient que l’on trouve chez les types schizoïdes dérive de la force des premiers processus de clivage. Chez les personnes qui se sont mieux développées, et sont arrivées plus près de leur pleine maturité, le psychisme est relativement plus « poreux », et il y a une capacité bien plus grande de prendre conscience de l’inconscient et de maintenir cette prise de conscience une fois obtenue. Il ne se clive pas tout le temps à nouveau de la même façon.

L’importance pour la psychiatrie de la compréhension de ces facteurs permise par l’œuvre de Mélanie Klein apparaîtra d’elle-même ; je m’en occuperai ensuite. Un autre aspect de cette œuvre surgit de son application à la pratique de la psychanalyse. L’œuvre théorique de Mélanie Klein lui a laissé ces derniers temps peu d’occasions, dans ses écrits, pour des digressions techniques ; elle fait ici une exception. L’une des notes de chapitre, qui fait suite au chapitre VI, met en relief la nécessité de découvrir les aspects persécuteurs de l’analyste dans le psychisme du patient, et les dangers sérieux qu’il y a à permettre aux aspects idéalisés correspondants de masquer et d’obscurcir les angoisses aiguës et les tendances négatives qui se trouvent sous la surface du transfert et cependant paralysent le progrès thérapeutique authentique. Dans ce chapitre, Mélanie Klein se réfère aussi brièvement à la défense maniaque, autre point de grande importance pour la technique. En fait, d’un certain côté, elle constitue le même problème technique que nous venons de citer. Le trait essentiel de la défense maniaque dans le tout premier développement surgit de sa relation spécifique avec les angoisses dépressives. Ce n’est pas tant que de nouveaux processus ou mécanismes commencent à agir, mais c’est que les mécanismes antérieurs de déni, d’idéalisation, de clivage, de contrôle des objets extérieurs et intérieurs qui sont utilisés dans la phase antérieure pour combattre l’angoisse de persécution, sont utilisés par le moi déjà plus fort contre les angoisses dépressives, c’est-à-dire contre des situations phantasmatiques où l’objet aimé est senti comme souffrant, endommagé, en danger. Ces sentiments et ces phantasmes sont alors clivés, déniés et étouffés par la méthode maniaque ou bien tout sentiment peut être dénié et étouffé par ce moyen, toute relation émotionnelle supprimée et, à une phase ultérieure du développement, peuvent survenir l’indifférence et un mépris cynique à l’égard des personnes aimées. Cette attitude de n’accorder aucune importance à l’objet peut ainsi arriver à un étouffement complet de tous les sentiments d’amour, et même de culpabilité et de souci à son égard, et se manifester comme incapacité d’aimer.

Le chapitre suivant, n° VII : « En observant le comportement des nourissons » consiste en l’examen détaillé de divers types de réactions aux conditions post-natales chez les bébés, en partant des toutes premières, qui, cela va de soi, concernent avant tout la relation avec le sein. Prenant comme exemple plusieurs situations émotionnelles chez des bébés, Mélanie Klein montre ici comment l’angoisse de persécution par le sein « mauvais » s’exprime dans les réactions du bébé, comment elle est apaisée au moyen de la satisfaction, et comment s’introjecte l’objet « bon » (le sein, la mère). La même méthode de démonstration par l’exemple est utilisée pour la variété dépressive de l’angoisse, qui se produit peu après les trois premiers mois. Les incidents rapportés sont des plus éclairants et soutiennent les conclusions théoriques. Il est remarquable que les situations décrites et les incidents rapportés soient expliqués en termes de relations objectales (intérieures et extérieures) ; et cette image détaillée du comportement des bébés vue à cette lumière constitue une contribution convaincante à la théorie de Mélanie Klein selon laquelle les relations objectales agissent et possèdent une importance cruciale chez les bébés très petits.

La description des expériences typiques de l’enfant traite des exemples pris depuis les tout premiers jours jusqu’au début de la marche et du langage, sous l’aspect de ces émotions : la satisfaction et le bonheur, ou le manque et la perte (la privation), avec l’angoisse ou la terreur. L’ensemble amène le lecteur à comprendre l’importance décisive à ce stade de la vie, de « l’obtention et la possession » et de « la perte et du manque ». Sur le plan émotionnel, la vie consiste en ces deux expériences ou ces deux états, et pas d’autres. Il est aussi évident que l’obtention et la possession sont renforcées, presque dès le début, par la recherche, la trouvaille, la récupération qui alternent avec les pertes répétées. Ce modèle de base se montre dans ses contours vivants tout au long des stades successifs de la vie du bébé, d’abord dans sa relation avec le sein ou le biberon, puis avec la mère comme personne, avec son propre corps, ses jouets, son père et les autres personnes, et, au stade du sevrage, encore avec les nouveaux aliments, les personnes nouvelles, les nouvelles activités. C’est toujours un modèle unique : chercher, trouver, obtenir, posséder avec satisfaction et perdre, manquer, regretter, dans la peur et la détresse. On acquiert la conviction que, quand ce fait, avec toute son importance, fera partie du corps général des connaissances acceptées, les conditions qui affectent le développement des bébés s’amélioreront, et on obtiendra une réduction correspondante de l’intensité des angoisses de persécution et des angoisses dépressives auxquelles ils sont sujets. Cela aboutirait alors nécessairement à une incidence beaucoup plus grande de la capacité d’éviter et de surmonter les inadaptations et les névroses, et d’atteindre à un degré de maturité plus élevé qu’il ne l’est à l’heure actuelle.

Les exemples donnés éclairent très nettement la distinction entre les deux variétés de l’angoisse (de persécution et dépressive) et doivent être utiles au lecteur ou à l’étudiant sur ce point. Dans la note de chapitre finale, Mélanie Klein cite ce que Freud a écrit sur les réactions de l’enfant à l’absence de la mère. À l’avis de celui-ci, un tout petit bébé ne peut pas sentir la perte de sa mère comme une perte de son amour, et encore moins comme signifiant sa colère ; au contraire, selon Mélanie Klein, l’enfant tend rapidement à sentir la mère absente comme « mauvaise » (en colère, persécutrice). Cependant, dans le même contexte (1926), Freud pose les questions suivantes : « Quand la séparation de l’objet aimé crée-t-elle l’angoisse ? quand produit-elle le deuil ? et quand peut-être seulement la douleur ?……il n’y a pas d’espoir de trouver maintenant des réponses à ces questions. » Cependant, Mélanie Klein leur a trouvé une réponse : l’angoisse de persécution est la peur du moi pour lui-même, alors que le dommage et la destruction infligés à l’objet « bon » (sa perte) sont déniés ; la dépression et le deuil sont surtout la réaction du moi à sa peur pour l’objet aimé, qui est détruit ou perdu ; en cette réaction est comprise la peur pour le moi. La douleur doit sûrement intervenir dans les deux cas, mais si nous pouvions concevoir une douleur pure, sans mélange de tristesse et de peur, nous pourrions dire qu’elle surgirait de la perte d’un objet aimé qui était encore intact. Mais c’est le concept d’un état hautement artificiel qui ne semble pas exister aux niveaux primitifs de notre psychisme. Il ne peut probablement se produire que par plusieurs processus de clivage compliqués.

Le chapitre VIII sur « L’angoisse et la culpabilité » nous apporte l’éclairement des questions décisives liées à l’angoisse et à la culpabilité, dont on peut dire qu’elles ont constitué l’axe essentiel de l’œuvre de Mélanie Klein. Elle n’a jamais traité aucun problème hors de sa relation avec l’angoisse, mais cet article est le premier qu’elle ait consacré à l’angoisse comme telle sous ses diverses formes. Cet aspect de son œuvre est l’un de ceux qui se heurtent à l’opposition que j’ai déjà citée, puisque ses propositions, bien qu’elles surgissent essentiellement de l’œuvre de Freud, n’étaient aucunement indiquées par lui, et même, sous certains aspects, contredisent directement certaines de ses affirmations. Selon l’avis de Mélanie Klein, l’angoisse prend naissance comme une réaction directe de la part de la pulsion de vie à la force de la pulsion de mort dans l’organisme, hypothèse que Freud a expressément rejetée12 ; l’angoisse prend deux formes distinctes : la première, de persécution, la seconde dépressive.

Ces opinions sur l’angoisse dérivent de l’expérience qu’elle a accumulée dans les analyses d’enfants petits. Elle dit à propos de l’hypothèse de la pulsion de mort : « quand les toutes premières situations d’angoisse des bébés sont revécues et répétées dans ces analyses, le pouvoir intrinsèque d’une pulsion dirigé en dernière analyse contre la personne propre peut être perçu avec une intensité telle que son existence apparaît comme hors de doute ». Le chapitre continue par l’étude détaillée de la différence entre les deux formes de l’angoisse : angoisse de persécution et angoisse dépressive, et il montre la relation de la culpabilité avec celle-ci, c’est-à-dire avec l’amour et le souci pour l’objet endommagé. Cet examen a une importance spéciale pour la pratique analytique. C’est un point important de la technique que de distinguer clairement entre les deux variétés de l’angoisse dont peut souffrir le patient à un moment donné. Mélanie Klein mentionne à ce propos tous les cas où l’aspect de persécution est amené au premier plan comme couverture et défense contre la dépression et la culpabilité sous-jacentes.

L’étude du problème de l’angoisse jette aussi une clarté nouvelle et valable sur l’hypothèse freudienne d’une fusion et d’une interaction entre les deux pulsions primaires. Ce concept reste surtout théorique dans la formulation de Freud, et il n’est pas aisé pour l’étudiant de le traduire en termes d’expérience. Dans cet article, Mélanie Klein décrit assez en détail le rôle de la libido dans l’apaisement de l’angoisse, et elle y montre en particulier comment les pulsions créatrices et génératrices tirant une grande partie de leur puissance des tendances à la réparation qui surgissent de l’angoisse dépressive, constituent le fondement d’une vie psychique stable et assurée.

Le chapitre IX est d’une nature assez différente des autres. Le livre comme totalité est destiné à présenter une perspective générale, sous des angles différents, des opinions de Mélanie Klein sur le premier développement, alors que ce chapitre « Notes sur quelques mécanismes schizoïdes », publié d’abord en 1946, examine pour la première fois quelques-unes de ses conclusions nouvelles et plus récentes, qui ne sont pas pour la plupart intégrées dans la perspective générale que forment les autres chapitres. Le sujet essentiel se rapporte aux mécanismes de clivage caractéristiques des niveaux psychiques primitifs, qui avaient bien été considérés dans une certaine mesure dans son œuvre antérieure, mais n’avaient pas reçu une attention spécifique pour eux-mêmes.

Les mécanismes de clivage sont considérés surtout comme un moyen grâce auquel les tout premiers types d’angoisse sont maîtrisés. Leur prototype peut être défini comme le clivage en deux du sein, en un sein « bon » et un sein « mauvais », c’est-à-dire comme un clivage de l’objet et un clivage des émotions du moi envers l’objet, un clivage entre l’amour et la haine. À partir de ce clivage originaire se développent les deux aspects primitifs de l’objet – l’aspect idéalisé et l’aspect persécuteur – et les deux attitudes correspondantes à leur égard. Le clivage se produit aussi entre la réalité intérieure et la réalité extérieure, et affecte aussi les émotions, en ce qu’une partie ou la totalité d’entre elles peuvent être clivées et déniées. Les angoisses qui prennent naissance dans la première enfance et sont caractéristiques des psychoses chez les adultes amènent le moi à développer ces mécanismes de défense. Les points de fixation de troubles psychotiques ultérieurs se forment à cette toute première période, et ces angoisses et ces défenses sont symptomatiques de la schizophrénie et de la paranoïa ultérieures.

La compréhension des mécanismes de projection et d’introjection, spécialement par rapport aux pulsions destructrices, éclairent l’origine des angoisses les plus profondes de nature schizoparanoïde, et la connaissance des processus défensifs, des mécanismes de clivage, ouvre le chemin vers la compréhension des états confusionnels, catatoniques, et autres états psychotiques. C’est comme si ces formes de fonctionnement psychique, qui sont un trait normal de la première enfance, faisaient partie de notre héritage atavique qui doit être répété dans l’ontogenèse sur la voie vers un développement « plus haut », tout comme le développement physique est encore dans un processus de récapitulation dans la période initiale de la vie. L’analogie ne serait cependant pas complète, puisque ces stades du développement sont plus que des vestiges résiduels dans le psychisme au terme de sa croissance et peuvent être réactivés dans une certaine mesure même chez l’adulte le plus mûr.

L’examen porte surtout sur le concept du clivage qui se produit dans le moi. On considère la nature du premier moi, qui apparaît sous l’aspect d’un grand manque d’intégration. Sous la pression d’une angoisse intense (qui dérive en dernier lieu de la pulsion de mort), le manque de cohésion dans le moi semblerait aboutir à ce que le moi « tombe en morceaux ». Cette désintégration sous-tend la désintégration ultérieure de la schizophrénie. La mécanique des processus est évidemment similaire à celle de la dispersion en temps de guerre, pour éviter les dangers de la concentration et réduire les pertes. Les effets de ces processus sur le moi peuvent être nocifs s’ils sont menés trop loin, par exemple quand les pulsions agressives sont trop sévèrement clivées, déniées, etc., il se produit un appauvrissement du moi en ce que beaucoup de qualités utiles au moi, comme la puissance génitale, la force, la connaissance, sont étroitement associées à une certaine quantité d’agressivité.

Un autre sujet important est le concept d’« identification projective », qui représente le phantasme d’introduire violemment la personne, en tout ou en partie, à l’intérieur de l’objet, pour le posséder et le contrôler, par amour ou par haine. Ce phantasme semble se lier de très près aux phénomènes de dépersonnalisation et à la claustrophobie.

L’exploration de ces toutes premières angoisses et défenses a mené à un progrès considérable dans la compréhension de certains processus psychiques qui, s’ils sont réactivés par la régression, constituent la psychose, et font cependant partie du premier développement normal. Cet aspect de l’œuvre de Mélanie Klein a provoqué une grande opposition, fondée sur l’idée qu’elle considère tous les bébés comme des psychotiques. Cette conclusion ne repose en réalité sur rien. Au contraire ses observations et ses conclusions ont pour la première fois éclairé d’une lumière nouvelle les processus qui engendrent le développement normal, aussi bien que les toutes premières origines des troubles psychiques. Ses découvertes, rendues possibles par la technique de jeu inventée par elle pour pouvoir analyser des enfants en bas âge, ont eu à leur tour une influence sur la technique utilisée avec les adultes par ses disciples et par elle-même. La compréhension plus complète des mécanismes typiquement psychotiques a rendu possibles la reconnaissance et l’interprétation de leurs formes mineures ou dissimulées qui se trouvent en fait chez la plupart des névrosés, sinon chez tous. Comme le fait remarquer Mélanie Klein, un mécanisme comme le clivage se produit sous forme de dissociations transitoires, ou d’oubli, même chez des personnes normales. C’est pourquoi, dans toute analyse, et particulièrement dans celles des enfants petits chez lesquels ces processus sont très actifs et peuvent affecter négativement le développement psychique et émotionnel, mais aussi chez des personnes qui souffrent de troubles psychiques graves, l’influence de ces connaissances sur la technique a eu des résultats inappréciables. Le fait que ces personnes soient devenues par là susceptibles de traitement dans un grand nombre de cas a droit à l’attention de tous les psychiatres.

Cet article est très condensé, et, du fait de sa nouveauté et du caractère insolite de la plupart de son contenu, il n’est guère facile à assimiler. Cependant, son étude est rentable ; tout analyste en le lisant se souviendra de bien des éléments de sa pratique, et le trouvera extraordinairement stimulant.

Dans le chapitre X, Paula Heimann énonce des réflexions générales sur l’hypothèse si discutée de la pulsion de mort. C’est un sujet sur lequel on a relativement peu écrit dans la littérature psychanalytique, si l’on considère son importance dans l’œuvre de Freud. C’est un thème négligé. Et cependant il appartient visiblement à la catégorie des affirmations qui éveillent une réponse violente, de répulsion ou d’attirance, chez qui étudie la psychanalyse. Peut-être cette négligence est-elle due en partie au fait que, comme Freud lui-même l’a déclaré, ce concept est l’un de ceux qui, à l’heure actuelle, ne peuvent pas être considérés comme démontrés et établis. Les observations directes de Mélanie Klein sur ce que les enfants sentent comme une force d’anéantissement en eux-mêmes me semblent en contenir une preuve directe, autant qu’on en puisse trouver. Paula Heimann relie entre elles bien d’autres considérations intéressantes sur ce sujet, tirées de la pratique ou appuyées sur le fondement de la théorie. Elle met en lumière le fait excessivement important que la compulsion à la répétition, qui est une observation incontestable, va contre le principe du plaisir. Elle montre comment les diverses théories sur la nature de l’angoisse peuvent se concilier si on les rapporte au concept d’une pulsion de mort. L’importance dans la vie ordinaire du besoin de haïr, de trouver ou d’imaginer des personnes « mauvaises » dans l’entourage, s’explique par la nécessité de détourner vers l’extérieur une partie de la force qui cherche la mort. Elle donne une analyse intéressante de la cause possible des soi-disant meurtres sexuels. D’autres sujets qu’elle examine représentent, tout comme ceux-ci, une contribution importante à l’étude de ce problème trop ignoré. La seule manière d’infirmer ou de prouver une théorie, c’est de la juger par ses applications.

Le développement de la connaissance psychanalytique, dont une grande partie constitue la matière de ce livre, comme la plupart des études génétiques du développement, progresse toujours vers le passé, c’est-à-dire en direction inverse de la vie de l’individu. Les premières tentatives de psychologie scientifique s’occupaient seulement des formes superficielles, conscientes, adultes, de l’activité psychique. Même dans ces conditions, l’étude de l’hypnotisme se dirigeait déjà, à la même époque, vers l’existence de processus psychiques moins évidents. C’est alors que les découvertes de Freud révélèrent d’un coup ce qui se trouve en dessous du psychisme adulte et conscient, les forces de l’activité psychique inconsciente et leur étroite relation avec la psychologie de l’enfant. Le psychisme inconscient, qui agit dans chaque adulte sans qu’il en ait connaissance, est, en gros, le psychisme de l’enfant qui persiste. Plus donc nous progressons dans sa connaissance et dans celle de son développement, plus loin nous sommes amenés en arrière dans la vie de l’individu, et plus nos découvertes deviennent lointaines et étrangères pour les formes de vie psychique conscientes, adultes et prétendument rationnelles. Ainsi le progrès de notre connaissance suscité par les recherches de Mélanie Klein nous mène beaucoup plus loin en arrière dans la vie de l’individu, jusqu’à une période auparavant inexplorée. Elle nous mène dans ce que Freud a appelé « l’ère obscure et pleine d’ombres » du psychisme de l’enfant, avant que celui-ci puisse parler ou exprimer quoi que ce soit par des mots, dans sa première année à peu près. Cette affirmation ne signifie absolument pas qu’on sous-estime l’œuvre tout à fait nouvelle et révolutionnaire accomplie par Freud lui-même, ou par Abraham, Jones ou Ferenczi, sur cette première période : les phases orales du développement de la libido, la théorie de la projection, les phantasmes cannibaliques et anaux, l’existence et l’importance de l’introjection. Les observations isolées qu’ont faites ces pionniers nous ont parlé d’un territoire inconnu, encore à explorer. Mélanie Klein l’a observé dans toute son étendue. Sa carte n’est encore qu’un schéma : il faut encore y ajouter une quantité de détails et de corrections. Mais ce que nous avons est une image cohérente, au lieu de fragments isolés et en partie incompréhensibles. Cette affirmation ne sous-estime pas non plus le travail accompli sur cette première période de la vie de l’enfant par l’école de psychologie behaviouriste, avec ses rapports détaillés sur le développement des diverses fonctions et capacités, leur date moyenne d’apparition, etc. La corrélation de ces résultats avec l’étude physiologique du développement est un domaine de recherche également important. Mais ces recherches en elles-mêmes ne font guère plus qu’énumérer les manifestations extérieures du développement psychique et n’éclairent en rien les toutes premières formes de notre psychisme comme tel.

Ce champ de connaissance a été jusqu’à présent un domaine interdit à toute enquête scientifique. Quoi qu’il en soit, on sait que les psychologues et même quelques psychanalystes supposent en général que le bébé n’a pas de psychisme ni de processus psychiques, jusqu’à ce qu’il commence à les exprimer visiblement et audiblement d’une manière que les adultes sont habitués à comprendre. Il y a cependant toujours eu des personnes qui ont fait l’hypothèse opposée. Mais ce ne sont pas des savants, et elles ne savent pas beaucoup plus s’exprimer que les bébés eux-mêmes. Naturellement je parle des mères et des personnes qui élèvent les enfants, et qui sont douées d’intuition. Elles ont toujours tenu pour évident qu’un bébé sent, et « pense », et « sait », et réagit, et montre des réponses émotionnelles – c’est-à-dire psychiques – à tout ce qui lui arrive et à tout ce qu’on lui fait. Parce que leur connaissance ne pouvait pas être formulée et réduite à des principes fondamentaux d’un ordre connu, cette reconnaissance intuitive des faits par des femmes sensibles a été, je l’ai dit, critiquée et déniée par la science. C’est donc pour la première fois, avec l’œuvre de Mélanie Klein, suivant la découverte par Freud du psychisme inconscient et de sa prédominance dans l’enfance, que ce monde de phénomènes – le psychisme des êtres humains dans leur première ou leurs deux premières années, avec toute son importance dans leur développement ultérieur – s’ouvre à l’étude scientifique.


1 Ma vie et la psychanalyse, trad. P. Bonaparte, p. m. (N. d. T.)

2 Pour comprendre l’expression « les relations intérieures d’un individu » comme contrastantes et en interaction avec ses relations extérieures à l’égard des personnes qui sont objets de son amour ou de sa haine, voir la théorie de Mélanie Klein sur le monde interne des objets introjectés, en particulier chap. VI, 2° partie C, p. 146.

3 Les quatre articles présentés dans les Discussions de 1943-1944 étaient : « La nature et la fonction du phantasme », de Susan Isaacs ; « Quelques aspects du rôle de l’introjection et de la projection », de Paula Heimann ; « La régression » de Susan Isaacs et Paula Heimann ; et un article de Mélanie Klein. Ces articles constituent maintenant les chapitres III, IV, V, des parties des chapitres VI, VII et VIII, et aussi le chapitre X de ce livre. La plupart ont été développés, et les points délicats sont discutés plus complètement dans la version publiée ici. Le quatrième article présenté dans la série des Discussions était de Mélanie Klein, et avait pour titre « La vie émotionnelle et le développement du moi chez le bébé, particulièrement dans leur relation avec la position dépressive ». Cet article a été refondu et développé ensuite dans le chapitre VI de ce livre, et une partie de son contenu a été aussi incorporée dans le chapitre VII et aussi dans le chapitre VIII sur « L’angoisse et la culpabilité ». On a ajouté aux quatre articles de la Discussion le chapitre VII : « En observant le comportement des bébés », de même que le chapitre VIII sur « L’angoisse et la culpabilité ». En outre un article plus récent de Mélanie Klein, « Notes sur quelques mécanismes schizoïdes » est aussi inclus dans ce livre.

Toutes les contributions aux Discussions en 1943-1944, à la fois les articles originaux et les réponses, ont été copiées et ont circulé parmi tous les assistants au cours des débats ; des exemplaires ont été conservés par la Société britannique de Psychanalyse. Les références que je fais dans ce qui suit aux critiques élevées contre l’œuvre de Mélanie Klein sont tirées en partie de cette source, bien qu’on puisse trouver les mêmes idées ailleurs, en particulier parmi les analystes dont le travail fait exclusivement usage des premiers concepts de la psychanalyse.

4 Les pulsions et leurs destins, pp. 26-27.

5 Le moi et le (ça) (1923), trad. Jankélévitch, p. 197.

6 Anna Freud, L’importance de l’évolution de la psychologie psychanalytique de l’enfant, Congrès international de Psychiatrie, Paris, 1950, section V : Évolution et tendances actuelles de la psychanalyse. Dans la discussion qui a suivi cet article, Anna Freud a déclaré que la période antérieure à l’établissement de ce moi central s’étend en gros sur la première année de vie.

7 Quand Susan Isaacs avança cette proposition dans les Discussions (dont le premier article constitue le chap. III de ce livre), non seulement on a discuté que ce soit l’opinion de Freud – que chaque processus psychique ait sa source dans l’inconscient – mais on a aussi supposé que c’était essentiellement la contribution de Susan Isaacs, et non spécifiquement un élément fondamental des formulations de Mélanie Klein. Cette méprise exige une correction explicite ; non seulement la vérité de cette proposition a été constamment tenue pour démontrée pour Mélanie Klein tout au long de son œuvre, mais elle affirme elle-même qu’une grande part de ses intuitions et de sa compréhension a dépendu de ce qu’elle applique systématiquement ce principe. Sa vérité devient inéluctable dans l’analyse d’enfants petits ; c’est là qu’elle l’a reconnu, c’est de là qu’elle est partie pour l’appliquer.

8 Introduction à la psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, p. 468.

9 Cf. Freud, Préface aux Nouvelles conférences.

10 Freud, Abrégé de psychanalyse, trad. A. Bermann, p. 71.

11 L’explication de ce fait, que l’importance émotionnelle du besoin d’absorber de la « bonté » nouvelle et d’expulser du « mal » ait été presque complètement ignorée par le psychologue, réside à mon avis dans la relation étroite qui l’unit au complexe de dépression, à propos duquel il y a aussi clairement une conspiration du silence inconsciente parmi les penseurs. Seuls les poètes semblent maintenant capables d’exprimer les vérités sur la dépression dans le psychisme humain, et hélas, ils ne semblent plus pouvoir exprimer autre chose.

12 Freud s’en est toujours tenu à l’opinion qu’il n’y a pas de crainte de la mort dans l’inconscient, en bref, que l’inconscient ne peut envisager aucun destin pire que la castration. Nous devons présumer que son opinion a été influencée par sa première découverte de l’inconscient comme réservoir de pulsions libidinales et par son expérience des effets bénéfiques qu’on obtient en libérant ces pulsions du refoulement. De ce point de vue il semblerait que la castration doive constituer la pire des catastrophes, puisqu’elle mettrait fin à toute possibilité d’activité libidinale et, en dernière analyse, à toute activité bénéfique, créatrice, et génératrice de vie. Bien des analystes ont cependant trouvé quelque difficulté à souscrire à l’opinion de Freud que dans l’inconscient, la castration constitue la pire des catastrophes. Le concept d’aphanisis créé par Ernest Jones – l’extinction totale de tout plaisir et de toute capacité sexuelle – a été une contribution décisive à l’élargissement du concept du danger appréhendé (Le premier développement de la sexualité féminine, 1927)- On pourrait dire qu’il se trouve à moitié chemin entre la crainte de la castration (Freud) et la crainte de la mort (Klein). En outre, dans l’opinion de Mélanie Klein, l’angoisse dépressive est liée à la peur de la mort autant qu’à la peur de l’extinction de l’Éros – une seule et même chose, en dernière analyse.