Chapitre XII
LES IMPLICATIONS POUR LA VIE FAMILIALE D’UNE THÉRAPIE CENTRÉE SUR LE CLIENT

Quand on me demanda, il y a plusieurs années, de parler à un groupe local sur un sujet à mon gré, je décidai d’observer spécifiquement les changements de comportement manifestés par nos clients dans leurs relations familiales. Il en résulta cet essai.

*

En même temps que le nombre de nos thérapeutes et conseillers psychologiques s’occupant d’individus et de groupes en difficulté allait croissant, il se dégageait un accord sur le fait que notre expérience pouvait être appliquée et avait des conséquences dans tous les secteurs des relations interpersonnelles. Nous avons essayé d’exprimer quelques-unes de ces conséquences dans certains domaines – celui de l’enseignement, par exemple, celui de la direction d’un groupe, celui des rapports entre groupes – mais nous n’avons jamais essayé d’en expliciter le retentissement sur la vie familiale. C’est le domaine que je voudrais explorer ici, en essayant de donner une image aussi claire que possible des significations que semble avoir une approche centrée sur le client pour le plus fermé de tous les cercles interpersonnels – le groupe familial.

Je ne voudrais pas aborder la question à un niveau abstrait ou théorique. Mais, au contraire, je voudrais donner un aperçu des changements dont nos clients ont fait l’expérience dans leurs rapports familiaux, alors qu’ils s’efforcent d’atteindre une vie plus satisfaisante dans leurs contacts avec un thérapeute. Je citerai le mot à mot de leurs déclarations de façon à ce que vous ayez la fraîcheur de leur expérience vécue et que vous tiriez vos propres conclusions.

Bien qu’une partie de l’expérience de nos clients paraisse en désaccord avec les concepts courants de ce qu’implique une vie de famille constructive, je ne tiens pas particulièrement à discuter ces différences. Je ne tiens pas non plus particulièrement à ériger un modèle de la vie familiale en général, ou à proposer la manière dont vous devriez vivre votre situation de famille. Je veux seulement présenter l’essence de l’expérience de quelques personnes très réelles dans quelques situations familiales très réelles et souvent difficiles. Leurs efforts pour vivre de façon satisfaisante peuvent éveiller en vous un écho.

Quelles sont donc les façons dont s’opèrent les changements de comportement des clients dans leur vie de famille, en conséquence d’une thérapie centrée sur le client ?

Les sentiments sont plus fortement exprimés

Notre expérience nous apprend avant tout que nos clients expriment progressivement plus clairement, aux membres de leur famille comme à d’autres, leurs sentiments réels. Cela vaut pour des sentiments qu’on peut considérer comme négatifs – rancune, colère, honte, jalousie, haine, gêne – comme pour des sentiments que l’on peut considérer comme positifs – tendresse, admiration, affection, amour. C’est comme si le client découvrait dans la thérapie qu’il est possible de laisser tomber le masque qu’il a porté et de devenir plus sincèrement lui-même. Un mari s’aperçoit qu’il se sent de plus en plus furieux contre sa femme, et exprime cette colère, alors qu’avant il avait gardé – ou cru garder – une attitude calme et objective envers elle. C’est comme si la carte de l’expression des sentiments en était venue à correspondre de plus près au territoire de l’expérience émotionnelle réelle. Parents et enfants, maris et femmes se rapprochent de l’expression des sentiments qui existent vraiment en eux, plutôt que de cacher leurs vrais sentiments à l’autre, ou ceux de l’autre envers eux-mêmes.

Peut-être une ou deux illustrations éclaireraient-elles ce point. Une jeune épouse, Mrs. M., vient me demander conseil. Elle se plaint de ce que son mari, Bill, est distant et réservé avec elle, qu’il ne lui parle pas, qu’il ne partage pas ses pensées avec elle, qu’il n’a aucune considération pour elle, qu’ils sont incompatibles sexuellement, et s’éloignent rapidement l’un de l’autre. Au fur et à mesure qu’elle exprime verbalement ses attitudes, le tableau change de façon plutôt saisissante. Elle exprime le sentiment de profonde culpabilité qu’elle ressent en considérant sa vie avant son mariage et les liaisons qu’elle avait alors avec un certain nombre d’hommes, mariés pour la plupart. Elle se rend compte que bien qu’elle soit gaie et spontanée avec la plupart des gens, avec son mari elle est froide, sérieuse, et manque de spontanéité. Elle s’aperçoit également qu’elle lui demande d’être exactement ce qu’elle souhaite qu’il soit. A ce point, la thérapie est interrompue, le thérapeute étant absent. La cliente continue à lui écrire en exprimant ses sentiments, et elle ajoute : « Si seulement je pouvais lui dire ces choses (à son mari), je pourrais être moi-même à la maison. Mais quel coup cela porterait-il à sa confiance dans les gens ? Me trouveriez-vous ignoble si vous étiez mon mari et si vous appreniez la vérité ? J’aimerais être une « chic fille » au lieu d’être une marionnette. J’ai fait un tel gâchis. »

Suit une lettre dont il nous semble pertinent de citer un long extrait. Elle dit combien elle a été irritable – combien elle a été désagréable un soir où des amis étaient passés chez elle. Après leur départ « j’étais vexée comme un pou de m’être si mal conduite… Je me sentais boudeuse, coupable, en colère contre moi-même et contre Bill, et j’avais autant le cafard qu’avant leur arrivée. »

« Alors je décidai de faire ce que j’avais vraiment envie de faire, ce que j’avais toujours remis au lendemain parce que je sentais que c’était plus que je n’en pouvais attendre d’aucun homme – dire à Bill exactement ce qui me faisait agir si mal. Ce fut encore plus dur que de vous le dire à vous – et c’était déjà bien dur. Je ne pouvais pas le dire si précisément, mais je suis arrivée à exprimer quelques sentiments sordides sur mes parents et puis encore plus envers ces « foutus » hommes. Ce que je l’ai jamais entendu dire de plus gentil fut : « Bon, eh bien je peux peut-être t’aider » – en parlant de mes parents. Et il acceptait complètement ce que j’avais dit. Je lui ai dit combien je me sentais mal à l’aise en certaines circonstances, parce qu’il y a tant de choses qu’on ne m’avait pas permis de faire, même d’apprendre à jouer aux cartes. Nous avons parlé, discuté, nous sommes allés jusqu’au plus profond de nos sentiments respectifs. Je ne lui ai pas tout dit sur les hommes que j’ai connus, leurs noms, mais je lui ai donné une idée du nombre. Eh bien il s’est montré si compréhensif et les choses se sont si bien éclaircies que je lui fais confiance. Je n’ai plus peur maintenant de lui parler de tous ces petits sentiments idiots et illogiques qui m’entrent sans cesse dans la tête. Et si je n’ai pas peur, alors peut-être que bientôt ces choses idiotes s’arrêteront de m’entrer dans la tête. L’autre soir quand je vous ai écrit, j’étais presque prête à tout lâcher – je pensais même quitter la ville purement et simplement (fuir toute l’histoire). Mais je me suis rendu compte que je parviendrais juste à m’en échapper sans être heureuse tant que je n’y ferais pas face. Nous avons discuté au sujet des enfants, et bien que nous ayons décidé d’attendre que Bill soit plus près de la fin de ses études, je suis satisfaite de cette solution. Bill a les mêmes idées que moi en ce qui concerne nos enfants, et surtout sur ce que nous ne voulons pas pour eux. Ainsi si vous ne recevez plus de lettres désespérées, vous saurez que tout va aussi bien que possible. »

« Maintenant je me demande. Avez-vous su dès le départ, que c’était la seule chose que je pouvais faire pour me rapprocher de Bill ? Je me répétais sans cesse que c’était agir injustement vis-à-vis de Bill, j’ai cru que cela détruirait la confiance qu’il a en moi et en tout le monde. Une telle barrière se dressait entre Bill et moi que je le sentais presque comme un étranger. La seule raison qui m’a poussée à agir ainsi fut que je réalisai que si je ne tentais pas de lui demander son avis sur les questions qui me tracassaient, cela serait injuste envers lui – le quitter sans lui donner l’occasion de prouver qu’on peut avoir confiance en lui. Il m’a prouvé bien plus encore. Ses sentiments envers ses parents et en général envers beaucoup de gens le torturaient également. »

Je crois que cette lettre ne nécessite aucun commentaire. J’en déduis simplement que la cliente ayant au cours de la thérapie découvert la satisfaction d’être elle-même et d’exprimer ses sentiments les plus profonds, il lui devint impossible de se conduire différemment avec son mari. Elle s’est aperçue qu’il fallait qu’elle soit et qu’elle exprime ses sentiments les plus profonds, même si cela devait menacer sa vie conjugale.

Il y a un autre élément assez subtil dans l’expérience de nos clients. Ils découvrent, ainsi qu’il est démontré dans cet exemple, que l’expression des sentiments est quelque chose de profondément satisfaisant, alors qu’autrefois cela avait toujours semblé destructif et désastreux. La différence semble découler de ce fait : quand une personne s’abrite derrière un masque, derrière une façade, ses sentiments inexprimés s’accumulent jusqu’au point explosif et éclatent alors pour un rien. Mais les sentiments qui envahissent la personne et s’expriment à un tel moment – pendant un déchaînement de mauvaise humeur, une profonde dépression, un flot d’apitoiement sur moi-même et ainsi de suite – ont souvent un effet malheureux sur les personnes en question parce qu’ils sont fort peu appropriés à la situation spécifique et donc semblent fort déraisonnables. Une explosion de colère à propos d’une contrariété dans les rapports peut en fait représenter les sentiments refoulés ou niés résultant de dizaines de situations semblables. Mais dans le contexte où elle s’exprime elle est déraisonnable et par conséquent on ne la comprend pas.

Voici comment la thérapie aide à briser un cercle vicieux. Lorsque le client est capable de déverser dans tout ce qu’elles contiennent d’angoisse, de violence, de désespoir accumulés, les émotions qu’il a ressenties, et lorsqu’il accepte ces sentiments pour siens, alors ceux-ci perdent leur virulence. Il est donc plus capable d’exprimer, dans n’importe quelle relation familiale spécifique, les sentiments que provoquent ces relations. Puisqu’ils ne sont pas alourdis par le passé, ils sont plus appropriés, et on les comprendra probablement mieux. Graduellement, l’individu découvre qu’il exprime ses sentiments au moment où il les ressent, et non pas beaucoup plus tard, après qu’ils aient brûlé et se soient envenimés en lui.

On peut vivre les rapports familiaux sur une base authentique

La thérapie semble produire un autre effet sur la façon dont nos clients font l’expérience de leurs rapports familiaux. Le client découvre, souvent à sa grande surprise, qu’on peut vivre ces rapports sur la base de sentiments réels, plutôt que sur la base d’un semblant défensif. Ceci comporte un sens profond et réconfortant, ainsi que nous l’avons déjà constaté en ce qui concerne Mrs. M. Il est rassurant de découvrir qu’on peut exprimer des sentiments de honte, de colère et d’ennui sans que les rapports en souffrent. C’est un profond réconfort de s’apercevoir qu’on peut exprimer de la tendresse, de la sensibilité et de la crainte sans être trahi. Il semble qu’une raison pour laquelle ceci aboutit à un résultat constructif est la suivante : en psychothérapie, l’individu apprend à reconnaître et à exprimer ses sentiments en tant qu’ils sont ses sentiments propres, et non comme un fait concernant une autre personne. Ainsi, dire à son époux : « Tu fais tout de travers », ne mènera probablement qu’à un conflit. Mais dire : « Ce que tu fais m’ennuie beaucoup », exprime un fait sur les sentiments de l’interlocuteur, un fait que personne ne peut nier. Ce n’est plus une accusation portée contre un autre, mais un sentiment qui existe en soi-même. « C’est ta faute si je perds mes moyens » est un point discutable, mais : « Je perds mes moyens quand tu fais ceci ou cela » apporte simplement la contribution d’un fait réel concernant les rapports.

Mais cela ne s’opère pas seulement sur le plan de la parole. La personne qui accepte ses propres sentiments en elle-même s’aperçoit qu’on peut vivre des rapports sur la base de ces sentiments réels. Je vais illustrer cela par une série d’extraits de conversations enregistrées avec Mrs. S.

Mrs. S. vivait avec sa fille de dix ans et sa vieille mère de soixante-dix ans, qui dominait toute la maisonnée avec sa « santé chancelante ». Mrs. S. était sous la domination de sa mère et était incapable de dominer sa fille, Carol. Elle en voulait à sa mère, mais ne pouvait l’exprimer, car « toute ma vie je me suis sentie coupable. J’ai grandi en me sentant coupable parce que je sentais que tout ce que je faisais était… avait une répercussion sur la santé de ma mère. En fait, il y a quelques années, j’en arrivai au point de rêver la nuit que je… secouais ma mère et… je… j’avais l’impression que je voulais qu’elle ne se trouve plus sur mon chemin. Et… je comprends ce que ressent peut-être Carol. Elle n’ose pas… et moi non plus. »

Mrs. S. sait que la plupart des gens pensent que tout irait beaucoup mieux pour elle si elle quittait sa mère. Mais elle ne peut pas. « Je sais que si je la quittais, je ne pourrais pas être heureuse, je me ferais beaucoup de souci pour elle. Et j’aurais tant de remords de laisser une pauvre vieille dame toute seule. »

Tout en se plaignant d’être à un tel point dominée et surveillée, elle commence à voir le rôle qu’elle joue, un rôle de lâche. « Je me sens les mains liées. C’est peut-être ma faute… plus que celle de ma mère. En fait je le sais, mais je suis devenue lâche quand il s’agit de ma mère. Je ferais n’importe quoi pour éviter qu’elle fasse une scène à propos d’un rien. »

En se comprenant mieux elle-même, elle en vient à la conclusion qu’elle devrait essayer de vivre dans ses rapports selon ce qu’elle croit juste, plutôt qu’en fonction de ce que veut sa mère. Elle fait part de cela au début d’une conversation. « Eh bien, j’ai fait une découverte extraordinaire, c’est peut-être entièrement ma faute si je me suis trop pliée aux exigences de ma mère… si je l’ai gâtée en d’autres termes. Alors je me suis décidée, comme tous les matins, mais je crois que cette fois ça marchera, à essayer de… oh ! d’être bien calme et bien tranquille, et… si elle a effectivement une de ses crises, simplement de l’ignorer plus ou moins, comme on le fait pour un enfant qui se met dans tous ses états juste pour attirer l’attention. Alors j’ai essayé. Et elle s’est mise en colère à propos d’une petite chose. Et elle s’est levée de table et a couru s’enfermer dans sa chambre. Eh bien, je ne me suis pas précipitée en disant, oh pardon, et en la suppliant de revenir. J’ai tout simplement fait comme si de rien n’était. Alors au bout de quelques minutes, elle est revenue, et s’est assise, elle boudait un peu mais c’était fini. Alors je vais essayer d’agir comme cela quelque temps et… »

Mrs. S. se rend parfaitement compte que la base de sa nouvelle conduite est dans son acceptation sincère de ses propres sentiments envers sa mère. Elle dit : « Et pourquoi ne pas regarder les choses en face ? Vous voyez, je me trouvais abominable d’en vouloir à ma mère. Eh bien disons la vérité, d’accord, je lui en veux ; et je le regrette ; mais voyons ça en face et j’essayerai de m’en tirer de mon mieux. »

En s’acceptant davantage elle-même, elle devient beaucoup plus capable de pourvoir à ses propres besoins et à ceux de sa mère. « Il y a un tas de choses que je voulais faire depuis des années et que je vais enfin pouvoir faire. Maintenant ma mère peut bien rester seule là-bas jusqu’à dix heures du soir. Elle a le téléphone près de son lit, et… s’il y a un incendie ou un incident quelconque, il y a des voisins, et si elle tombe malade… Ainsi, je vais suivre des cours du soir dans ces écoles publiques, vous savez, et je vais faire des tas de choses que j’ai voulu faire toute ma vie, et je suis restée à la maison un peu comme une martyre, en lui en voulant… parce qu’il fallait, et en me disant : « Oh ! après tout… » et en ne le faisant pas. Eh bien maintenant je vais le faire. Et je crois qu’après la première fois, quoi, ça se passera très bien. »

Ses sentiments nouvellement découverts sont bientôt mis à l’épreuve dans ses rapports avec sa mère. « Ma mère a eu une crise cardiaque très sérieuse l’autre jour et j’ai dit, bon, tu ferais mieux d’aller à l’hôpital et… et tu as certainement besoin d’être hospitalisée ; et je l’ai embarquée chez le docteur, et le docteur a dit que son cœur n’avait rien du tout, et qu’elle devait sortir et s’amuser un peu. Alors elle va partir une semaine chez une amie, elle ira au théâtre et s’amusera. Alors… quand on en est vraiment venu à se préparer pour aller à l’hôpital, comme je suis cruelle de la contredire devant Carol et tout ça, bon, alors elle s’est rétractée et quand on l’a mise en face du fait qu’elle… et que son cœur est solide comme un roc, bien, elle a pensé qu’elle pourrait aussi bien s’en servir pour s’amuser un peu. Alors ça va bien. Tout va très bien. »

Jusque-là il pourrait sembler que les rapports se sont améliorés pour Mrs. S. mais pas pour sa mère. Il y a pourtant l’autre côté du tableau. Un peu plus tard Mrs S. dit : « J’éprouve encore beaucoup de pitié pour Maman ; je détesterais être comme elle. Et autre chose, vous savez, j’en suis juste venue au point de détester Maman ; je ne pouvais plus supporter de la toucher ou… je veux dire… la frôler ou quoi que ce soit. Je ne veux pas dire sur le moment, quand j’étais en colère ou autre chose, mais… je me suis aussi trouvée… oh !… des sentiments d’affection envers elle, deux ou trois fois je suis entrée l’embrasser et lui souhaiter une bonne nuit sans même y penser, et avant je faisais un crochet devant la porte. Et… je me suis sentie plus gentille avec elle ; cette rancœur que j’avais s’en va, avec l’emprise qu’elle avait sur moi, vous voyez. Si bien… que, je l’ai remarqué hier en l’aidant à se préparer et ainsi de suite ; j’étais en train de la coiffer et c’était un moment très long, pendant lequel, d’habitude je ne pouvais supporter de la toucher ; et j’étais occupée à lui mettre ses bigoudis et tout ça ; et je… cela m’est venu tout à coup, eh bien maintenant ça ne m’ennuie plus du tout ; en fait c’est presque amusant. »

Ces extraits de conversation me semblent dessiner un schéma du changement dans les rapports familiaux qui nous est très familier. Mrs. S., bien qu’elle ose à peine l’avouer, même à elle-même, en veut à sa mère et a l’impression de n’avoir aucun droit personnel. Il semble qu’il ne puisse résulter que des difficultés de laisser ces sentiments exister ouvertement dans les rapports. Pourtant comme elle essaie de leur permettre d’entrer dans la situation, elle se trouve agir avec plus d’assurance, plus d’intégrité. Les rapports s’améliorent au lieu de se détériorer. Le plus surprenant de tout, c’est qu’à vivre les rapports sur la base des sentiments réels, elle s’aperçoit que la rancœur et la haine ne sont pas ses seuls sentiments envers sa mère. La tendresse, l’affection et le plaisir font aussi partie des rapports. Il est clair qu’il peut y avoir des moments de discorde, de désaffection, et de colère entre elles deux. Mais il y aura aussi du respect, de la compréhension et de l’amitié. Elles semblent avoir appris ce que beaucoup d’autres clients ont aussi appris, que les rapports ne se vivent pas forcément sur une base de simulation, mais peuvent être vécus sur la base de la diversité fluctuante des sentiments qui existent vraiment.

On pourrait penser, d’après les illustrations que j’ai choisies, que seuls les sentiments négatifs sont difficiles à exprimer ou à vivre. C’est loin d’être vrai. Pour M. K., jeune homme exerçant une profession libérale, ce fut aussi difficile de découvrir les sentiments positifs qui étaient derrière la façade, que les sentiments négatifs. Un court extrait montrera le changement de qualité de ses rapports avec sa fille de trois ans.

Il dit : « En venant ici, ce que je pensais, c’était combien différemment je vois notre petite fille. Je jouais avec elle ce matin et nous avons juste… eh bien… pourquoi les mots sortent-ils si difficilement maintenant ? Ce fut une expérience vraiment merveilleuse, très chaleureuse… et ce fut une chose heureuse et agréable, et il me semble que je la voyais et la sentais si proche de moi. Voilà ce que je crois significatif. – Auparavant, je pouvais parler de Judy. Je pouvais dire des choses positives sur elle et sur les drôles de petites choses qu’elle fait, et parler d’elle juste comme si j’étais et me sentais un père vraiment heureux, mais il y avait une certaine qualité d’irréel… comme si je disais ces choses simplement parce que je devais sentir tout ça et que c’est comme ça qu’un père devrait parler de sa fille, mais en quelque sorte, ce n’était pas vraiment réel parce que j’avais effectivement de ces sentiments négatifs et mêlés envers elle. Maintenant je pense que c’est la gosse la plus merveilleuse de la terre. »

T. « Avant, vous sentiez comme si « je devais être un père heureux ». Ce matin vous êtes un père heureux. »

C. « C’est certainement ça que je sentais ce matin. Elle se roulait sur mon lit… et puis elle m’a demandé si je voulais retourner dormir et j’ai dit d’accord et elle a dit bon, je vais chercher mes couvertures… et puis elle m’a raconté une histoire… à peu près trois histoires en une… toutes mélangées, et… j’ai bien senti que cela était tout ce que je voulais vraiment… je veux vivre cette expérience, je me sentais… je suppose que je me sentais adulte. Je me sentais un homme… eh bien ! cela peut sembler étrange mais je me sentais effectivement un père aimant, responsable et adulte, assez grand, assez sérieux, et aussi assez heureux pour être le père de cette enfant. Alors qu’auparavant je me sentais vraiment faible et peut-être presque indigne, incapable d’être aussi important ; parce que c’est très important d’être un père. »

Il avait trouvé possible d’accepter ses sentiments positifs envers lui – même en tant que bon père, et d’accepter pleinement cet amour chaleureux pour sa petite fille. Il n’a plus à faire semblant de l’aimer, de crainte que quelque autre sentiment différent ne rôde en dessous.

Je crois que cela ne vous surprendra pas d’apprendre que peu de temps après il me dit combien il pouvait être plus libre aussi dans l’expression de sa colère et de son irritation envers sa petite fille. Il apprenait que les sentiments qui existent valent qu’on vive d’eux. Ils n’ont pas besoin de s’enrober de vernis.

Amélioration de la communication dans les deux sens

En thérapie, l’expérience semble apporter un autre changement dans la façon dont nos clients vivent leurs rapports familiaux. Ils apprennent un peu la manière de provoquer et de maintenir une réelle communication dans les deux sens. Comprendre à fond les pensées et les sentiments d’un autre, ce qu’ils veulent dire pour lui, et être compris à fond en retour par cet autre – c’est l’une des expériences humaines les plus gratifiantes, et elle n’est que trop rare. Des individus qui sont venus à nous pour un traitement rapportent souvent leur plaisir de découvrir qu’une communication si sincère est possible avec des membres de leur propre famille.

Cela semble en partie dû, tout à fait directement, à leur expérience de la communication avec le thérapeute. C’est un tel soulagement, un relâchement des défenses tellement béni, de se sentir compris, que l’individu veut créer cette atmosphère pour les autres. S’apercevoir, dans les rapports thérapeutiques, que ses pensées les plus terribles, ses sentiments les plus bizarres et les plus anormaux, ses rêves et ses espoirs les plus ridicules, ses comportements les plus mauvais, peuvent tous être compris par un autre, est une expérience extrêmement délivrante. On commence à la voir comme une ressource extensible aux autres.

Mais il y a apparemment une raison encore plus fondamentale pour les clients de pouvoir comprendre les membres de leur famille. Quand nous nous abritons derrière une façade, quand nous essayons d’agir d’une façon qui n’est pas en accord avec nos sentiments, alors nous n’osons pas écouter autrui librement. Nous devons toujours être sur nos gardes de peur qu’il ne pénètre le semblant de notre façade. Mais quand un client vit de la façon que j’ai décrite, quand il tend à exprimer ses sentiments réels dans la situation qui les a fait naître, quand ses rapports familiaux sont vécus sur la base de sentiments qui existent vraiment, alors il n’est plus sur la défensive et peut vraiment écouter et comprendre un autre membre de sa famille. Il peut se permettre de voir comment apparaît la vie aux yeux de cette autre personne.

Ce que je viens de dire peut en partie être illustré par l’expérience de Mrs. S., déjà citée dans le paragraphe précédent. Au cours d’une séance de post-cure, on demande à Mrs. S. de donner quelques-unes de ses propres réactions à l’expérience. Elle dit : « Je n’avais pas l’impression que c’était une thérapie. Vous comprenez ? Je pensais que, bien, je parlais simplement mais… en y réfléchissant un peu, je vois que c’était une thérapie et excellente même, parce que j’avais déjà reçu des conseils et d’excellents, de docteurs, de la famille et d’amis et… ça n’a jamais marché. Et je crois que pour atteindre les gens, il ne faut pas dresser des barrières ou des choses comme ça parce qu’alors on n’obtient pas la vraie réaction… mais j’y ai beaucoup réfléchi et je fais ça maintenant un petit peu avec Carol (en riant) ou j’essaie, vous savez. Et… grand-mère lui dit : « Comment peux-tu être si méchante avec ta pauvre vieille grand-mère malade »… vous savez… et je sais exactement ce que Carol ressent. Elle a tout juste envie de la frapper parce qu’elle est si terrible ! Mais je n’ai trop rien dit à Carol ni essayé de la guider. Mais j’ai essayé de la faire s’exprimer, de lui laisser sentir que je suis avec elle et derrière elle, quoi qu’elle fasse. J’ai essayé qu’elle me dise ce qu’elle ressent, et ses petites réactions aux choses, et ça marche bien. Elle m’a dit : « Oh ! grand-mère est vieille et malade depuis si longtemps, Maman », et j’ai dit « oui ». Et je ne la condamne pas et ne l’approuve pas non plus, et alors juste depuis ce peu de temps, elle commence à… oh ! se débarrasser l’esprit de petites choses… et… sans que j’essaie… alors ça marche assez avec elle, et ça me semble marcher aussi un peu avec ma mère. »

Je crois que nous pouvons dire de Mrs. S. qu’ayant accepté ses propres sentiments et ayant mieux consenti à les exprimer et à les vivre, elle trouve en elle plus de bonne volonté à comprendre sa fille et sa mère, et à ressentir empathiquement leurs propres réactions à la vie. Elle est suffisamment libre d’esprit de défense pour être capable d’écouter d’une manière pleine d’acceptation et de deviner comment la vie leur apparaît. Ce genre de développement semble caractéristique du changement qui se produit dans la vie familiale de nos clients.

Acceptation qu’un autre soit indépendant

Il y a une autre évolution que nous avons remarquée et.que j’aimerais décrire. Nous avons observé que nos clients tendent à permettre à chaque membre de la famille d’avoir ses propres sentiments et d’être une personne indépendante. Cela peut sembler étrange à dire mais c’est certainement un pas des plus décisifs. Nous sommes peut-être nombreux à être inconscients de la pression énorme que nous avons tendance à exercer sur nos femmes, nos maris et nos enfants, afin qu’ils aient les mêmes sentiments que nous. C’est souvent comme si nous disions : « Si tu veux que je t’aime, alors il faut avoir les mêmes sentiments que moi. Si je trouve que tu te conduis mal, tu dois le trouver aussi. Si je sens qu’il faut atteindre un certain but, il faut que tu le sentes aussi. » Or la tendance que nous observons chez nos clients est à l’opposé de celle-là. Il y a un consentement à ce que l’autre personne ait des sentiments différents, des valeurs différentes des buts différents. Bref, il y a un consentement à ce qu’il soit une personne indépendante.

Je crois que cette tendance se développe chez quelqu’un au fur et à mesure qu’il découvre qu’il peut avoir confiance en ses propres sentiments et réactions – que ses instincts profonds ne sont ni destructeurs ni calamiteux et qu’il n’a pas besoin d’être protégé, mais peut affronter la vie sur un fond d’authenticité. En apprenant ainsi qu’il peut se faire confiance, avec tout ce qu’il y a d’unique en lui, il devient plus apte à faire confiance à sa femme ou à son enfant, ainsi qu’à accepter les sentiments et valeurs uniques qui existent en cette autre personne.

Cette idée se trouve reflétée dans certaines lettres que j’ai reçues d’une femme et se son mari. Ce sont des amis à moi et ils avaient obtenu un exemplaire d’un livre que j’avais écrit, parce qu’ils s’intéressaient à ce que je faisais. Mais l’effet produit à la lecture du livre semble avoir été le même que celui du traitement. La femme m’écrivit et inséra dans sa lettre un paragraphe faisant part de ses réactions.

« De peur que vous ne nous preniez pour d’incorrigibles frivoles, nous avons lu Client-centered therapy48. Je l’ai presque fini. Ce que vous dites habituellement sur les livres n’est pas exact, pour moi du moins car cela m’a fait le même effet qu’une thérapie. Le livre m’a fait penser à quelques-uns de nos rapports familiaux insatisfaisants, surtout à mon attitude envers Philip (son fils de quatorze ans). Je me suis rendu compte que je ne lui avais pas manifesté d’amour véritable depuis longtemps, parce que je lui en voulais de se moquer des règles qui m’avaient toujours semblé importantes. Depuis que j’ai cessé de prendre la plus grande part de responsabilité concernant ses projets, et que je lui ai répondu comme à une personne, comme je l’ai toujours fait avec Nancy, par exemple, vous seriez surpris de son changement d’attitude. Pas de cataclysme – mais un début d’épanouissement. Nous ne le harcelons plus pour son travail scolaire, et l’autre jour il a annoncé spontanément qu’il avait eu un « bien » à une composition de mathématiques. La première fois cette année. »

Quelques mois plus tard, son mari se manifesta. « Vous ne reconnaîtriez pas Phil… On ne peut pas dire qu’il soit bavard, mais il n’est plus, de loin, le sphynx qu’il était, il travaille beaucoup mieux en classe, bien que nous ne nous attendions pas à ce qu’il ait ses diplômes avec mention. Une grande partie de cette amélioration vous revient parce qu’il a commencé à s’épanouir quand enfin j’ai commencé à faire confiance à sa personnalité et à cesser d’essayer de le façonner à l’image glorieuse de son père au même âge. Oh ! si l’on pouvait effacer ses erreurs passées ! »

Ce concept de confiance en la personnalité de l’individu en est venu à prendre beaucoup de signification pour moi. Je m’amuse quelquefois à imaginer ce que cela donnerait si on élevait ainsi un enfant depuis sa naissance. Supposez qu’on permette à un enfant d’avoir ses propres sentiments uniques – supposez qu’il n’ait jamais eu à désavouer ses sentiments pour être aimé. Supposez que ses parents soient libres d’avoir et d’exprimer leurs propres sentiments uniques, qui seraient souvent différents des siens, et souvent différents entre eux. J’aime à penser à tout ce qu’une telle situation voudrait dire. Elle voudrait dire que l’enfant grandirait dans le respect de soi-même en tant que personne unique, cela voudrait dire que même quand il faudrait diriger sa conduite, il pourrait conserver ouvertement la « propriété » de ses sentiments. Cela voudrait dire que sa conduite serait un équilibre réaliste, tenant compte de ses propres sentiments et des sentiments manifestés par les autres. Il serait, je crois, un individu responsable et se dirigeant lui-même, qui n’aurait jamais besoin de se cacher ses sentiments à lui-même, qui n’aurait jamais besoin de vivre derrière une façade. Il serait relativement débarrassé de l’inadaptation qui paralyse un si grand nombre d’individus.

Le tableau complet

Si j’ai pu discerner correctement les différentes tendances qui apparaissent dans l’expérience de nos clients, alors la thérapie centrée sur le client semble indiquer un certain nombre de choses pour la vie de famille. Je vais tenter de les ré-exposer sous une forme un peu plus générale.

Il semble qu’un individu trouve satisfaisant, à long terme, d’exprimer à la personne qu’elles concernent toutes les attitudes émotionnelles fortes ou persistantes dans la situation même où elles naissent, et de les exprimer en allant au plus profond de leur réalité. Ceci est plus satisfaisant que de se refuser à admettre l’existence de tels sentiments, ou de les laisser s’accumuler jusqu’au point d’exploser, ou de les diriger vers quelque situation autre que celle qui les a fait naître.

Il semble que l’individu découvre qu’il est plus satisfaisant à la longue de vivre des rapports familiaux donnés sur la base de sentiments réels interpersonnels qui existent, plutôt que de vivre ces rapports sur une base de feinte. Un aspect de cette découverte est que la crainte de voir la relation détruite si on admet les vrais sentiments n’est habituellement pas fondée, surtout quand on exprime les sentiments comme les siens propres, sans les présenter comme appartenant à une autre personne.

Nos clients s’aperçoivent qu’en s’exprimant plus librement, en faisant correspondre plus étroitement le caractère extérieur des rapports avec les attitudes fluctuantes qui leur sont sous-jacentes, ils peuvent renoncer à certaines attitudes défensives et écouter vraiment l’autre personne. Ils commencent souvent à comprendre pour la première fois ce que ressent l’autre personne, et pourquoi elle sent de cette façon-là. Cette compréhension mutuelle commence à envahir l’interaction interpersonnelle.

Enfin, il y a une acceptation de plus en plus grande que l’autre personne soit elle-même. Au fur et à mesure que j’accepte davantage d’être moi-même, je me trouve plus prêt à vous permettre d’être vous-même, avec tout ce que cela implique. Cela veut dire que le cercle de famille tend à devenir le lieu de rencontre d’un certain nombre de personnes indépendantes et uniques avec des buts et des valeurs individuels, mais liées ensemble par de véritables sentiments – positifs et négatifs – qui existent entre eux, et par le lien satisfaisant d’une compréhension mutuelle d’une partie au moins des mondes privés de chacun.

C’est de cette façon, je crois, qu’une thérapie qui conduit l’individu à être plus pleinement et plus profondément lui-même, l’amène aussi à trouver de plus grandes satisfactions dans des rapports familiaux réels dont les buts sont identiques : faciliter pour chacun des membres de la famille la possibilité de se découvrir et de devenir lui-même.


48 Le traitement centré sur le client, 1951 (N.D.T.)