Chapitre XIV
ESSAI DE FORMULATION D’UNE LOI GÉNÉRALE DES RELATIONS INTERPERSONNELLES

Il y a quelque temps, j’ai réfléchi à un problème théorique qui me poursuivait : serait-il possible de formuler, en une seule hypothèse, les éléments qui font qu’une relation quelconque ou bien facilite la croissance des individus ou, au contraire, la paralyse ? Je rédigeai, pour mon compte personnel, un court document, et eus l’occasion de le soumettre au jugement d’un groupe de travail et de quelques chefs d’entreprise au cours d’une conférence. Cela parut intéresser tout le monde, en particulier les chefs d’entreprise, qui en discutèrent le pour et le contre à la lumière de problèmes tels que : les relations entre contremaîtres et ouvriers ; les relations entre le personnel et la direction ; la formation des cadres ; les relations interpersonnelles au niveau de la direction.

Je considère ce document comme un simple essai et ne suis pas du tout sûr de son utilité. Je l’inclus dans ce volume parce que, parmi ceux qui l’ont lu, beaucoup l’ont trouvé stimulant, et parce que sa publication pourrait inspirer des études sur la recherche et prouver sa valeur.

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Je me suis souvent demandé comment les connaissances acquises dans le domaine de la psychothérapie peuvent s’appliquer aux relations humaines en général. Depuis quelques années, j’ai beaucoup réfléchi à cela, et j’ai essayé d’établir une théorie des relations interpersonnelles qui s’intégrerait à la structure d’ensemble de la théorie concernant la thérapie centrée sur le client ([1], sect. 4). Le présent document s’efforce d’exposer d’une manière quelque peu différente un des aspects de cette théorie. 11 cherche à examiner l’ordonnance sous-jacente qui peut être perçue dans toutes les relations humaines, un ordre qui détermine si la relation va dans le sens de la croissance, de l’amélioration, de l’ouverture et du développement des deux parties, ou bien si elle a pour résultat d’inhiber la croissance psychologique, de créer des processus de défense et des blocages chez les deux parties.

Le concept de congruence

À la base de tout ce que je cherche à expliquer, on trouvera le terme « congruence ». Ce concept a été forgé pour englober un groupe de phénomènes qui semblent importants dans la thérapie et dans toute interaction interpersonnelle. Je vais essayer de le définir.

Congruence est le terme que nous avons employé pour indiquer une correspondance exacte entre l’expérience et la prise de conscience. Ce terme peut aussi désigner d’une façon plus large l’accord de l’expérience, de la conscience et de la communication. On peut prendre pour exemple un enfant au berceau. S’il éprouve la sensation de faim au niveau physiologique et viscéral, sa conscience semble être en accord avec une expérience et sa communication est également en accord avec sa conscience. Il a faim, il est mécontent et ceci est vrai pour lui à tous les niveaux. Il est à ce moment intégré ou unifié dans cette faim. D’autre part, s’il est rassasié et satisfait, ceci est aussi une congruence unifiée, identique au niveau viscéral, au niveau de la conscience et au niveau de la communication. Il est d’un bout à l’autre une personne unifiée, que nous considérions son expérience au niveau viscéral, au niveau de la conscience, ou au niveau de la communication. Une des raisons pour lesquelles la plupart des gens éprouvent de la sympathie pour les enfants au berceau est probablement qu’ils sont si complètement authentiques, intégrés et congruents. Si un nouveau-né manifeste de l’affection, de la colère, de la satisfaction ou de l’appétit, il n’y a pas de doute dans notre esprit, il est cette expérience totalement. Il a peur, il aime, il a faim d’une manière absolument transparente.

Pour prendre un exemple de non-congruence, il nous faudra le chercher chez quelqu’un qui ait dépassé le stade de l’enfance. Nous choisirons un exemple facile à identifier : l’homme qui se laisse emporter par la colère au cours d’une discussion de groupe. Son visage se congestionne, il parle sur un ton furieux, il menace du doigt son adversaire. Et pourtant quand un ami lui dit : « Allons, ne nous mettons pas en colère pour ça ! », il répond avec une sincérité et une surprise évidentes : « Mais, je ne me mets pas en colère ! je ne ressens pas cela du tout, je ne fais que souligner les faits ». Les autres personnes du groupe éclatent de rire à cette déclaration.

Que se passe-t-il ici ? 11 paraît clair qu’au niveau physiologique, cet homme éprouve de la colère. Mais sa conscience ne correspond pas à cette expérience. Consciemment, il n’éprouve pas cette colère, pas plus qu’il ne la communique (du moins consciemment). Il y a une réelle non-congruence entre expérience et conscience et entre expérience et communication.

Un autre point à noter ici est que sa communication est, en fait, ambiguë et peu claire. En paroles, c’est un exposé logique et objectif. D’après l’inflexion de la voix, et d’après les gestes qui l’accompagnent, elle transmet un message très différent : « Je suis en colère contre vous. » Je crois que cette ambiguïté ou cette contradiction dans la communication est toujours présente quand une personne qui est, à un moment donné, non congruente s’efforce de communiquer.

Un autre aspect encore de ce concept de non-congruence est illustré par le même exemple. L’individu lui-même n’est pas un juge compétent de son propre degré de congruence. C’est ainsi que le rire du groupe indique clairement un jugement d’ensemble : l’homme éprouve de la colère, qu’il le pense ou non. Cependant, du point de vue de sa propre conscience, ce n’est pas vrai. En d’autres termes, il apparaît que le degré de congruence ne peut pas être évalué par le sujet lui-même à ce moment. Nous pouvons faire des progrès en apprenant à le mesurer à partir d’un cadre de références extérieur.

Nous avons aussi beaucoup appris en ce qui concerne la non-congruence, de la capacité qu’a le sujet lui-même de reconnaître sa non-congruence dans le passé. Ainsi, si l’homme que nous avons pris pour exemple était en thérapie, il pourrait revivre cet incident dans le climat d’acceptation et de sécurité de l’heure thérapeutique et dire : « Je réalise maintenant que j’étais terriblement en colère contre lui, quoique sur le moment j’aie cru ne pas l’être. » Il est arrivé à reconnaître que son attitude défensive sur le moment l’a empêché d’être conscient de sa colère.

Un nouvel exemple va montrer un autre aspect de la non-congruence. Mrs. Brown qui a étouffé des bâillements, regardé sa montre sans arrêt, dit en prenant congé de son hôtesse : « J’ai passé une si bonne soirée, c’était une réunion délicieuse. » Ici, la non-congruence ne se situe pas entre l’expérience et la conscience. Mrs. Brown est très consciente de s’être beaucoup ennuyée. La non-congruence est entre la conscience et la communication. On peut donc noter que lorsqu’il y a non-congruence entre l’expérience et la conscience, on parle généralement d’attitude défensive ou de refus de conscience. Lorsque la non-congruence est entre la conscience et la communication, on parle généralement de duplicité ou de tromperie.

Il existe un important corollaire du concept de congruence, qui n’est pas du tout évident. On peut l’exprimer ainsi : si un individu est à un moment donné entièrement congruent, comme son expérience physiologique réelle est exactement représentée dans sa conscience et comme sa communication est exactement congruente avec sa conscience, sa communication ne peut dans ce cas jamais exprimer un fait extérieur. S’il est congruent, il ne peut pas dire : « Cette pierre est dure », « il est stupide », « vous êtes méchant », ou bien « elle est intelligente ». La raison en est que nous ne faisons jamais l’expérience de « faits » de ce genre. La conscience exacte de l’expérience devrait toujours être exprimée sous forme de sentiments, de perceptions, de déclarations se rapportant à un cadre de références interne. Je ne sais jamais qu’il est stupide ou que vous êtes méchant. Je ne peux que percevoir que vous me paraissez l’être. De la même manière, à proprement parler, je ne sais pas que la pierre est dure, même si je suis tout à fait sûr que mon expérience me dit qu’elle est dure si je tombe dessus (et même alors je puis permettre au physicien de la percevoir comme une masse très perméable d’atomes et de molécules en mouvement). Si une personne est profondément congruente, il est clair que l’ensemble de sa communication se place nécessairement dans un contexte de perceptions personnelles. Ceci a des conséquences très importantes.

On pourrait mentionner entre parenthèses que si une personne parle toujours dans un contexte de perceptions personnelles, cela n’implique pas nécessairement de la congruence, car tout mode d’expression peut être utilisé comme un type de réaction défensive. Certes la personne, dans un moment de congruence, communiquerait nécessairement ses perceptions et ses sentiments en tant que tels, et non en tant que faits concernant une autre personne ou le monde extérieur, mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai.

J’en ai peut-être assez dit pour indiquer que ce concept de congruence est un concept relativement complexe qui comporte nombre de caractéristiques et d’implications. Il n’est pas facile de le définir en termes opérationnels bien que certaines études achevées et que d’autres en cours fournissent des indicateurs opérationnels grossiers de ce qui est éprouvé, en tant que distinct de la conscience de ce qui est éprouvé. On peut estimer que d’autres recherches minutieuses sont possibles.

Pour conclure notre définition de ce concept et pour en faciliter la compréhension, je pense que nous avons tous tendance à reconnaître la congruence ou la non-congruence chez les individus à qui nous avons affaire. Parfois nous nous rendons compte que telle ou telle personne, dans la plupart des domaines, non seulement exprime vraiment sa pensée, mais que sa pensée coïncide exactement avec ses sentiments les plus profonds, qu’il s’agisse de colère, de rivalité, d’affection ou de solidarité. Nous avons alors le sentiment que « nous savons exactement où elle en est ». Face à un autre individu, nous avons l’impression qu’il se retranche derrière une façade, qu’il adopte un masque. Nous nous demandons ce qu’il pense réellement. Nous nous demandons si lui-même sait ce qu’il pense. Nous avons tendance à être sur nos gardes et à nous méfier de lui.

Il est donc évident que les divers individus varient dans leur degré de congruence et qu’un même individu présente des degrés de congruence variable à différents moments de sa vie, selon ce qu’il éprouve, et selon qu’il doit se défendre contre ce qu’il éprouve, ou peut l’accepter dans sa conscience.

Rapports de la congruence et de la communication dans les RELATIONS INTERPERSONNELLES

Peut-être la signification du concept de « congruence » dans le domaine des relations interpersonnelles apparaîtra-t-elle, à partir de quelques propositions concernant deux personnages hypothétiques, Smith et Jones.

1. Toute communication de Smith à Jones est marquée par le degré de congruence qui existe chez Smith. Ceci résulte évidemment de ce qui a été dit ci-dessus.

2. Plus la congruence de l’expérience, de la prise de conscience et de la communication est grande chez Smith, plus il est vraisemblable que Jones la ressentira comme une communication claire. Je crois que ceci a été nettement établi. Si toutes les indications données par le langage, le ton et les attitudes, sont unifiées parce qu’elles émanent de la congruence et de l’unité chez Smith, il y a beaucoup moins de probabilité que ces indications aient une signification ambiguë et obscure pour Jones.

3. En conséquence, plus la communication venant de Smith est claire, plus Jones répond avec clarté. Ceci veut dire simplement que, bien que Jones puisse être tout à fait non congruent dans son expérience du sujet discuté, sa réponse aura néanmoins plus de clarté et de congruence que s’il avait expérimenté la communication de Smith comme ambiguë.

4. Plus Smith est congruent dans le cadre du thème au sujet duquel ils communiquent, moins il a à être défensif dans ce domaine, et plus il est capable d’écouter avec précision la réponse de Jones. En d’autres termes, si Smith a exprimé d’une manière authentique ce qu’il ressentait, il est par conséquent plus libre d’écouter. Moins il présente une façade de défense, plus il peut écouter d’une manière adéquate ce que Jones lui communique.

5. Mais, à ce stade-là, Jones se sent empathiquement compris ; il sent que, dans la mesure où il s’est exprimé lui-même (que ce soit d’une manière défensive ou avec congruence), Smith l’a compris à peu près comme il se voit lui-même et dans sa façon de percevoir le problème discuté.

6. Pour Jones, se sentir compris c’est éprouver de la considération positive pour Smith. En effet, sentir qu’on est compris, c’est sentir qu’on a produit une certaine différence positive dans l’expérience d’autrui, dans le cas présent, de Smith.

7. Mais, dans la mesure ou Jones

a. ressent Smith comme congruent ou intégré dans cc rapport ;

b. ressent que Smith a pour lui une considération positive ;

c. ressent que Smith le comprend empathiquemcnt ;

dans cette même mesure sont établies les conditions d’une relation thérapeutique.

J’ai essayé dans un autre article [2] de décrire les conditions que nous avons été amenés à considérer comme nécessaires et suffisantes pour la thérapie, et ne me répéterai donc pas.

8. Dans la mesure où Jones fait l’expérience de ces éléments caractéristiques d’une relation thérapeutique, il rencontre de moins en moins d’obstacles dans la communication. Il tend donc à se communiquer avec plus de congruence. Et, petit à petit, ses mécanismes de défense diminuent.

9. S’étant communiqué plus librement, avec moins de défense, Jones est maintenant plus capable d’écouter attentivement, sans éprouver le besoin d’une distorsion défensive, la communication de Smith qui va suivre. Ceci répète le point 4, mais maintenant du point de vue de Jones.

10. Dans la mesure où Jones est capable d’écouter, Smith se sent maintenant empathiquement compris (comme dans le point 5 pour Jones) ; il éprouve la considération positive de Jones (ce point est parallèle au point 6) et se met à ressentir la relation comme thérapeutique (comme dans le point 7).

Ainsi Smith et Jones sont dans une certaine mesure devenus réciproquement thérapeutiques l’un pour l’autre.

11. Ceci signifie que dans une certaine mesure le processus de la thérapie se produit chez tous les deux et que les fruits de la thérapie se manifesteront dans cette même mesure chez l’un et chez l’autre. Des changements de personnalité dans le sens d’une unité et d’une intégration plus grandes ; moins de conflits et plus d’énergie disponible pour une vie efficace ; des changements de comportements dans le sens d’une maturité plus grande.

12. L’élément limitatif dans cette chaîne d’événements semble être l’introduction d’éléments menaçants. Ainsi si Jones au point 3 fait entrer dans sa réponse plus congruente des éléments nouveaux qui sortent du domaine de la congruence de Smith, touchant à un domaine dans lequel Smith est non congruent, Smith peut ne pas être capable d’écouter attentivement : il se défend d’écouter ce que Jones lui communique, il répond avec une communication ambiguë et tout le processus décrit commence à se dérouler à l’envers.

Essai de formulation d’une loi générale

En tenant compte de tout ce qui précède, il paraît possible d’établir beaucoup plus brièvement un principe général. Le voici.

En supposant :

a. un minimum de bonne volonté de la part de deux personnes en contact ;

b. un minimum de capacité et de bonne volonté de la part de chacune leur permettant de recevoir des communications l’une de l’autre ;

c. le maintient du contact durant un certain temps, – on peut admettre que la relation suivante est vraie.

Plus la congruence de l’expérience, de la conscience et de la communication de la part d’un individu est grande, plus la relation entraînera : une tendance à la communication réciproque avec une congruence accrue ; une tendance à une compréhension mutuelle plus exacte des communications ; un ajustement et un fonctionnement psychologique accrus chez tous les deux ; une satisfaction mutuelle dans leurs rapports.

Inversement, plus la non-congruence communiquée de l’expérience avec la conscience est grande, plus la relation entraînera : des communications ultérieures possédant les mêmes caractéristiques ; une désintégration de la compréhension exacte ; un ajustement et un fonctionnement psychologiques moins adéquats chez tous les deux ; et un mécontentement mutuel dans les rapports.

On pourrait formuler avec une exactitude formelle encore plus grande cette loi générale, en montrant que c’est la perception du récepteur de la communication qui est cruciale. On pourrait donc formuler la loi en ces termes, en supposant les mêmes conditions préalables de bonne volonté, etc.

Plus Y ressent la communication de X comme étant une congruence de l’expérience, de la conscience et de la communication, plus la relation entraînera… (etc., voir ci-dessus).

Exprimée dans ces termes cette « loi » devient une hypothèse qu’on pourrait soumettre à des tests, puisque la perception qu’a Y de la communication de X ne devrait pas être trop difficile à mesurer.

Le CHOIX EXISTENTIEL

J’aimerais évoquer, mais dans une perspective de pure recherche, un autre aspect de la question, aspect qui est fréquemment très réel dans la relation thérapeutique et aussi dans d’autres relations, quoique alors peut-être moins clairement reconnu.

Dans la relation de fait, le client et le thérapeute se trouvent fréquemment devant le choix existentiel : « oserai-je communiquer totalement la congruence que je ressens, oserai-je accorder mon expérience et ma conscience de cette expérience avec ma communication, oserai-je me communiquer tel que je suis ou ma communication doit-elle être inférieure à (ou différente de) ce que j’éprouve ? »

Le problème soulevé est important, car souvent le client perçoit fortement ici la menace d’un rejet. Communiquer totalement la conscience qu’on a d’une expérience importante équivaut à prendre un risque dans les relations interpersonnelles. Selon qu’on court ou qu’on ne court pas ce risque, il me semble qu’on détermine si une relation donnée deviendra de plus en plus thérapeutique pour les deux individus, ou au contraire conduira à une désintégration.

En d’autres termes, je ne puis pas décider si ma conscience sera congruente avec mon expérience. Ceci est déterminé par mon besoin de défense, et je ne suis pas conscient de ce besoin. Mais il existe un choix existentiel constant- : ma communication sera-t-elle ou non congruente avec la conscience que j’ai réellement de mon expérience ? Dans ce choix toujours renouvelé peut se trouver la réponse à la question : dans quelle direction ira la relation, d’après les termes de la loi que nous avons posée comme hypothèse ?

BIBLIOGRAPHIE

[1] Rogers, Carl R. A theory of therapy, personality and interpersonal relationships. In K., S., Psychology : A Study of a Science, vol. III. New York, P.C. McGraw-Hill, 1959, 184-256.

12] Rogers, Carl R. The necessary and sufficient conditions of therapeutic personality change. J. Consult. Psychol., 1957, 21, 95-103.