Préface à la deuxième édition américaine

Il est inévitable que tout livre soit en partie une autobiographie. J’ai commencé à travailler sur cet ouvrage en 1954, quand, ayant été appelé au service actif dans la marine, j’ai été déchargé des tâches d’une pratique psychanalytique à plein temps ; j’ai pu alors me consacrer à mettre par écrit ce à quoi j’avais réfléchi depuis longtemps. Le premier éditeur auquel j’ai soumis le manuscrit du Mythe de la maladie mentale (en 1957 ou 1958, à ce qu’il me semble) l’a rejeté après avoir mûrement réfléchi. Je l’ai alors envoyé à Monsieur Paul Hoeber, le directeur du département médical de Harper et Brothers (à présent Harper et Row), auquel je suis redevable de la publication d’un livre qui a dû – particulièrement à ce moment-là – paraître heurter tout ce que l’on savait sur la psychiatrie et sur la psychanalyse.

L’année qui suivit sa publication, le Commissaire du département d’Hygiène mentale de l’État de New York a exigé dans une lettre qui citait nommément le Mythe de la maladie mentale, que je sois licencié de mon poste universitaire parce que je ne « croyais » pas à la maladie mentale. Ni les détails de cette affaire ni les autres conséquences de la publication de mon livre ne relèvent de cette préface. Qu’il me suffise de dire que depuis, beaucoup de choses me sont arrivées. Et que peut-être beaucoup de choses sont arrivées à la psychiatrie, en partie à cause de ce livre.

Naturellement, si j’écrivais aujourd’hui cet ouvrage, je l’écrirais différemment. Mais, dans l’ensemble, je suis encore pleinement satisfait de l’œuvre originale. Toutefois, la version originale du Mythe de la maladie mentale me semble présenter les thèses avec un luxe de détails inutiles et sa bibliographie me semble trop copieuse. C’est pourquoi je me suis décidé à éliminer, pour cette nouvelle édition, tout ce qui ne concerne pas directement les thèmes majeurs. En même temps, j’ai évité d’y ajouter du matériel nouveau (à l’exception de cette préface et d’un bref résumé), d’une part parce qu’une telle refonte eût été difficile à maîtriser ; et, d’autre part, parce que j’ai développé les idées que je présente ici dans un grand nombre de livres que j’ai publiés depuis 1961.

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Il est facile de poser les problèmes dont je me préoccupe dans cet ouvrage, mais, du fait des pressions économiques et culturelles puissantes qui définissent la façon « correcte » d’y répondre, leur élucidation est difficile. Ils relèvent de questions telles que : « Qu’est-ce que la maladie ? Quelles sont les tâches ostensibles et réelles du médecin ? Qu’est-ce que la maladie mentale ? Qui définit ce qui constitue la maladie, le diagnostic, le traitement ? Qui contrôle le vocabulaire de la médecine et de la psychiatrie, les pouvoirs du médecin psychiatre et ceux du citoyen-patient ? A-t-on le droit de se traiter soi-même de malade ? Le médecin a-t-il le droit d’étiqueter une personne malade mental ? Qu’est-ce qui distingue une personne qui se plaint de souffrir de celle qui se traite de malade ? Qu’est-ce qui distingue un médecin qui se plaint de l’inconduite d’une personne de celui qui la qualifie de malade mental ? » Sans tenter de répondre à ces questions ni d’anticiper sur le contenu de cet ouvrage, qu’on me permette d’exposer rapidement à quel type de raisonnement j’ai fait appel.

D’habitude, quand quelqu’un prétend être malade, il veut dire d’abord qu’il souffre ou croit souffrir d’une anomalie ou d’un mauvais fonctionnement de son corps et, ensuite, qu’il désire ou veut bien du moins accepter une aide médicale. Lorsque la première de ces conditions fait défaut, nous ne considérons pas que cette personne est physiquement malade ; lorsque c’est la seconde qui fait défaut, nous ne considérons pas que cette personne est un patient pour la médecine. Car la pratique de la médecine moderne occidentale repose sur les prémisses scientifiques selon lesquelles la tâche du médecin est de diagnostiquer et de traiter les troubles du corps humain et sur les prémisses éthiques selon lesquelles il ne peut effectuer cette tâche qu’avec le consentement du patient.

Pour comprendre la psychiatrie, il nous faut aussi comprendre le concept de maladie mentale, concept qui provient en partie du fait qu’il est possible qu’une personne agisse comme si elle était malade sans avoir en fait une maladie corporelle. Que devons-nous faire d’une telle personne ? Faudra-t-il la traiter comme si elle n’était pas malade ou comme si elle l’était ? De nos jours, on pense qu’il est honteux, barbare et vraiment non-scientifique de traiter cette personne comme si elle n’était pas malade, chacun la considérant comme en fait malade, c’est à-dire comme « malade mentale ». Pour moi, c’est une erreur grave. Je tiens la maladie mentale pour un trouble métaphorique ; c’est-à-dire, en d’autres termes, que la maladie corporelle est dans la même relation avec la maladie mentale qu’un récepteur efficace de télévision l’est avec un programme de télévision auquel on peut trouver à redire. Il est certain que le mot « malade » est souvent employé au sens métaphorique. Nous disons que l’économie est « malade », nous qualifions parfois même le monde entier de « malade » – mais ce n’est que lorsque nous parlons de cerveaux « malades » que nous prenons systématiquement à tort la métaphore pour un fait et que nous nous adressons au médecin pour qu’il « soigne » la « maladie ». C’est comme si l’on envoyait chez le réparateur de télévision le spectateur qui désapprouve le programme qu’il regarde.

En outre, de même qu’une personne peut se dire malade sans avoir une maladie physique, un médecin peut dire d’une personne qui se sent parfaitement bien et ne désire aucun secours médical, qu’elle est « malade » ; ce faisant, il agit comme si il était un thérapeute qui s’efforce de guérir les troubles de son « patient ». Comment devons-nous réagir devant un tel médecin ? Devons-nous le traiter comme un malveillant touche-à-tout, ou comme un thérapeute bienveillant ? On considère de nos jours que la première attitude est parfaitement anti-scientifique et barbare, tous (excepté la victime elle-même, et parfois elle aussi) regardant un tel médecin comme un thérapeute véritable, c’est-à-dire comme un psychiatre. À mon avis, c’est une grave erreur. Je prétends que les interventions psychiatriques visent des problèmes moraux et non pas médicaux. Autrement dit, je pense que l’aide psychiatrique recherchée par le patient a, avec l’intervention psychiatrique qu’on lui impose, le même rapport que les croyances religieuses professées volontairement avec celles imposées par la force.

Beaucoup de gens croient que la maladie mentale est une sorte de trouble et que la psychiatrie est une branche de la médecine ; pourtant, tandis que certains pensent facilement qu’ils sont « malades » et se qualifient de tels, il est rare qu’ils pensent être des « malades mentaux » et se qualifient de tels. La raison en est réellement très simple – comme je vais tenter de le montrer : une personne peut se sentir triste ou exaltée, insignifiante ou grandiose, suicidaire ou homicidaire, etc. Elle ne risque pourtant pas de se classer parmi les malades mentaux ou les fous ; c’est-à-dire qu’elle a plus de chances d’être influencée par quelqu’un d’autre. C’est pourquoi – et c’est une chose caractéristique – le traitement des troubles physiques a lieu avec le consentement du patient, tandis que celui des troubles mentaux a lieu sans son consentement. (Les individus qui recherchent de nos jours une aide psychanalytique ou psychothérapeutique privée ne se considèrent pas d’habitude comme des « malades » ou comme des « malades mentaux ». Ils voient plutôt dans leurs difficultés des problèmes posés par l’existence et dans l’aide qui leur est octroyée une sorte de conseil.) Bref, tandis que les diagnostics médicaux signent des troubles authentiques, les diagnostics psychiatriques sont des étiquettes qui stigmatisent.

Il résulte de ce type de considérations deux points de vue diamétralement opposés sur la maladie mentale et sur la psychiatrie. Selon le premier, la maladie mentale n’est qu’une maladie parmi d’autres et le traitement psychiatrique, qu’il soit ou non volontaire, n’est qu’un traitement parmi d’autres ; selon le second, la maladie mentale est un mythe, l’intervention psychiatrique une sorte d’action sociale et la thérapie psychiatrique involontaire n’est pas un traitement mais une torture. Cet ouvrage tente de démontrer combien le premier point de vue est fallacieux et combien le second est valable.

Mon frère, Monsieur George Szasz, et ma secrétaire, Madame Margaret Bassett, m’ont apporté une aide immense dans la préparation de cette nouvelle version abrégée du Mythe de la maladie mentale. Je suis également redevable à Monsieur Sonny Mehta, des « Paladin Books », d’avoir mis à nouveau cet ouvrage à la disposition du public de langue anglaise, en dehors des États-Unis.

Syracuse, New York,

1er janvier 1972.