2. Leurs normes et les vôtres (1944)

Nous avons tous, je le suppose, un idéal et des lignes de conduite. Les gens qui se font construire une maison ont leurs idées sur son aspect extérieur, sa décoration, son mobilier, et aussi la manière de mettre la table pour le petit déjeuner. Pour la plupart, nous savons exactement quelle sorte de maison nous aurions s’il nous arrivait de gagner le gros lot, nous savons si nous préférons vivre à la ville ou à la campagne et quelle sorte de film vaut la peine d’être vu.

Lorsque vous vous êtes mariée, vous avez pensé : Maintenant, je peux vivre comme je l’entends.

Une petite fille de cinq ans qui collectionnait les mots avait entendu quelqu’un dire : « Le chien est venu à la maison de son plein gré. » Le lendemain, elle me dit : « Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, aussi tout doit être fait à mon gré. » De même, lorsque vous vous êtes mariée, vous avez éprouvé le sentiment que, maintenant, vous pouviez vivre à votre gré – pour employer le langage de la petite fille. Attention, cela ne veut pas dire que votre gré, ou votre goût, soit nécessairement meilleur que celui de votre belle-mère, mais c’est le vôtre et c’est cela qui fait toute la différence.

En supposant que vous ayez eu alors quelques pièces à vous (ou un appartement ou une maison), vous vous êtes tout de suite mise à les arranger et à les décorer selon vos goûts. Et une fois les rideaux neufs accrochés, vous avez pendu la crémaillère. L’important était d’arriver à un point où votre environnement vous exprimait. Peut-être même avez-vous été surprise par votre façon de faire les choses. D’une manière évidente, c’est vers cela que vous aviez tendu toute votre vie.

Si, au cours de ces premiers jours, vous avez échappé à quelques querelles avec votre mari au sujet de certains détails, vous avez eu de la chance. Ce qui est curieux, c’est que les discussions commencent presque toujours à propos de savoir si une chose ou une autre est « bonne » ou « mauvaise », alors que la vraie difficulté est un désaccord entre les goûts, comme la petite fille l’aurait peut-être dit. Ce tapis est bon pour vous si vous l’avez acheté, choisi, ou marchandé, et il est bon du point de vue de votre mari si c’est lui qui l’a choisi. Mais comment pouvez-vous avoir tous deux le sentiment de l’avoir choisi ? Heureusement, les personnes qui s’aiment arrivent facilement à ce que leur « goût » coïncide dans une certaine mesure, pendant un moment, de sorte que tout va bien dans l’immédiat. L’une des manières de sortir des difficultés est de se mettre d’accord, peut-être tacitement, pour que la femme dirige la maison à sa manière pendant que le mari fait son travail comme il l’entend. Chacun sait que le foyer du mari anglais est le domaine de sa femme. Et chez lui, un homme aime voir sa femme gérer le foyer et s’identifier à lui. Trop souvent, hélas, l’homme n’a rien dans son travail qui corresponde à l’indépendance de sa femme dans son intérieur. L’homme ne s’identifie que trop rarement à son métier et cet état de choses ne s’améliore pas à une époque où artisans, petits boutiquiers et petites gens en général ont tendance à être écrasés.

Parler des femmes qui ne désirent pas être des maîtresses de maison me semble absurde car, nulle part ailleurs que dans son foyer, une femme n’a autant d’autorité. C’est seulement chez elle qu’elle est libre, si elle en a le courage, de s’épanouir, de découvrir toute sa personnalité. L’important, lorsqu’elle se marie, c’est qu’elle puisse vraiment disposer d’un appartement ou d’une maison afin d’être capable d’évoluer sans heurter ses proches et sans froisser sa mère.

Je parle de tout cela parce que je veux montrer à quel point il est toujours difficile de voir arriver un bébé qui, comme tous les bébés, exige son propre mode de vie. En voulant agir à sa guise, le bébé bouleverse les plans et personne ne devrait dire que cela n’a pas d’importance lorsqu’il en est vraiment ainsi. Les plans représentent l’indépendance d’esprit que la jeune mère vient d’acquérir et le respect qu’elle vient de gagner pour ce qu’elle fait à son gré. Certaines femmes préfèrent ne pas avoir d’enfant parce que le mariage leur semblerait perdre beaucoup de sa valeur s’il ne signifiait pas l’établissement de leur propre sphère personnelle d’influence, enfin gagnée après des années d’attente et de plans.

Eh bien, supposons qu’une jeune femme vienne tout juste de réussir à aménager son intérieur, qu’elle soit fière d’avoir fait cela et qu’elle commence seulement à découvrir ce qu’elle est lorsqu’elle dirige son propre destin. Que se passe-t-il lorsqu’elle a un bébé ? Pendant sa grossesse, je pense qu’elle ne se laisse pas nécessairement aller à penser que le bébé menace son indépendance nouvellement fondée, car à ce moment-là tant d’autres préoccupations retiennent son attention. Il y a tant de choses relatives à l’idée d’avoir un bébé qui sont excitantes, intéressantes, vivifiantes. Elle éprouve peut-être, en tout cas, le sentiment qu’elle peut élever le bébé de manière qu’il s’adapte à ses plans et qu’il soit heureux de grandir dans sa sphère d’influence. S’il en est ainsi, tant mieux et il n’y a pas de doute qu’elle a raison de penser que son bébé adoptera certains des modes de conduite et de culture du foyer dans lequel il naît. Il y a cependant plus à dire sur ce sujet et cela est très important.

La vérité, selon moi, est que le nouveau bébé a des idées à lui presque dès le début. Et si vous avez dix enfants, vous n’en trouverez pas deux pareils, bien qu’ils grandissent dans la même maison, votre foyer. Dix enfants verront dix mères différentes en vous et l’un d’entre eux même vous verra quelquefois à votre manière, mais soudain, pendant quelques instants, lorsque la lumière n’est pas bonne, ou peut-être la nuit lorsque vous pénétrez dans sa chambre parce qu’il a un cauchemar, vous verra-t-il comme un dragon ou une sorcière, ou encore comme une autre personne, terrible et dangereuse.

Ce qui compte, c’est que chaque nouvel enfant qui entre dans votre maison apporte avec lui sa propre vision du monde et un besoin de contrôler son petit morceau du monde. C’est pourquoi chaque enfant constitue une menace contre le cadre que vous avez créé, l’ordre des choses que vous avez soigneusement construit et que vous maintenez avec soin. Et, sachant à quel point vous attachez de la valeur à votre propre façon de faire, j’en suis désolé pour vous.

Voyons si je peux vous aider. Je pense que certaines des difficultés qui naissent de cette situation viennent du fait que vous avez tendance à penser que vous aimez ce que vous aimez parce que c’est bien, bon, comme il faut, parce que c’est ce qu’il y a de mieux, de plus habile, de plus sûr, de plus rapide, de plus économique, etc. Vous avez sans doute souvent raison de penser ainsi et un enfant peut difficilement rivaliser avec vous quand il est question d’adresse et de connaissance du monde. Mais, ce qui importe, c’est que vous aimez votre façon de faire et que vous lui faites confiance non pas parce que c’est la meilleure, mais parce que c’est la vôtre. C’est la vraie raison pour laquelle vous désirez commander et pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? Il s’agit de votre maison et c’est pourquoi vous vous êtes mariée – en partie. De plus, vous ne pouvez peut-être vous sentir à l’abri que lorsque vous avez toutes les cordes dans vos mains.

Oui, chez vous, vous avez le droit de demander aux gens de se conformer à vos goûts, de mettre la table pour le petit déjeuner de la manière dont vous l’avez décidé, de dire merci et de ne pas jurer, mais votre droit se fonde sur le fait qu’il s’agit de votre maison et de votre manière d’agir, et non sur le fait que celle-ci soit la meilleure – bien qu’elle puisse l’être, bien entendu.

Vos enfants s’attendent certainement à ce que vous sachiez ce que vous désirez et à ce que vous croyiez en quelque chose. Ils seront aidés par votre foi et, dans une mesure plus ou moins grande, ils fonderont leur propre manière d’être sur la vôtre. Mais, en même temps, et c’est là un point important, n’êtes-vous pas d’accord avec moi que les enfants eux-mêmes ont leurs propres croyances, leurs propres idéaux et qu’ils recherchent un ordre à leur goût ? Les enfants n’aiment pas une confusion perpétuelle ou un égoïsme perpétuel. Comprenez-vous que cela ne peut que faire du mal à un enfant si vous êtes occupée à établir vos droits dans votre propre maison au point de ne pas voir ni admettre la tendance innée de votre bébé et de votre enfant à créer un petit monde autour de lui, un monde à lui, avec son propre code moral ? Si vous avez suffisamment confiance en vous, je pense que vous aimerez voir jusqu’où vous pouvez laisser chacun de vos enfants dominer la scène de ses propres tendances, de ses plans et de ses idées, d’une manière localisée, à l’intérieur de votre influence plus grande. « Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, aussi tout doit être fait à mon gré », disait la petite fille et cela n’a pas conduit au chaos. Cela a conduit à une journée qui ne différait pas tellement des autres, sauf qu’elle était créée par l’enfant au lieu de l’être par la mère, la personne qui s’occupait d’elle ou la maîtresse d’école.

Bien entendu, c’est ce qu’une mère fait habituellement au début de la vie de son bébé. Ne pouvant être entièrement à ses ordres, elle donne le sein à intervalles réguliers, ce qui à défaut d’être nourri exactement à la demande, est la meilleure façon de faire qui s’en approche. Et elle réussit souvent à donner à son bébé une courte période d’illusion dans laquelle il n’a pas encore à se rendre compte que le rêve d’un sein n’est pas satisfaisant, aussi doux que soit le rêve. Il ne peut pas grossir à partir d’un sein de rêve. Je veux dire que, pour être bon, le sein doit aussi appartenir à la mère, qui est extérieure par rapport à lui et indépendante de lui. Il ne suffit pas que le bébé ait l’idée qu’il aimerait téter. Il est également nécessaire que la mère ait l’idée qu’elle aimerait le nourrir. Reconnaître cela est une tâche difficile pour un enfant et une mère peut protéger son bébé d’une déception trop précoce ou trop directe.

Au début, aussi, on éprouve le sentiment que le bébé est important. S’il réclame un repas ou s’il pleure parce qu’il n’est pas bien, tout est mis en branle jusqu’à ce que ses besoins soient satisfaits et, dans la mesure du possible, on lui permet de se laisser aller à ses tendances, par exemple de se salir pour la bonne raison qu’il le désire. C’est un curieux changement du point de vue du bébé lorsque la mère devient stricte, devient quelquefois soudainement stricte parce qu’elle a peur des voisins et commence ce qu’on appelle le « dressage », ne se relaxant pas tant qu’elle n’a pas obtenu que le bébé se conforme à son code de la propreté. Elle pense qu’elle a très bien agi si son bébé abandonne tout espoir de conserver sa spontanéité et son impulsivité. En fait, un apprentissage de la propreté, trop précoce et trop strict, n’atteint souvent pas ses buts et un enfant propre à six mois deviendra, inconsciemment ou par opposition, sale et extrêmement difficile à rééduquer. Heureusement, dans de nombreux cas, l’enfant trouve un moyen de s’en sortir et l’espoir n’est pas entièrement perdu. La spontanéité se cache simplement dans un symptôme comme l’énurésie. (En tant qu’observateur – et n’ayant pas à laver et à sécher les draps – j’ai plus d’une fois été ravi de voir l’enfant d’une mère plutôt autoritaire mouiller son lit, restant sur ses positions, bien que ne sachant pas exactement ce qu’il faisait.) La mère qui, tout en conservant son échelle des valeurs, peut se permettre d’attendre que se développe le propre sens des valeurs de l’enfant, est grandement récompensée. L’ennui, en fait, n’est pas tant que l’enfant n’a pas de sens des valeurs, mais que, au début, les gens voudraient qu’il ait des normes beaucoup plus rigides que celles d’un adulte. Pour donner un exemple, je parlerai du problème du « merci ». Il est très vraisemblable que votre enfant, à qui une tante aura donné un vêtement neuf alors qu’il désirait une poupée, refusera de dire « merci ». Mais vous essaierez de lui apprendre à dire « merci », qu’il éprouve de la reconnaissance ou non. Certains enfants sont des objecteurs de conscience à cet égard, lorsque cela ne veut rien dire pour eux. Aussi n’oubliez pas ou ne méprisez pas le sens moral inné de vos enfants. Peut-être oublions-nous quelquefois la signification du fait que l’un des tout premiers jeux est de construire, en dépit du fait que les petits enfants soient si proches du grand plaisir qui appartient à la destruction impulsive.

Si, chez chaque enfant, vous laissez se développer son propre droit de dominer, vous l’aiderez. Il y aura désaccord entre votre droit de dominer et le sien, mais c’est naturel et c’est beaucoup mieux que de vous imposer à votre enfant sous le prétexte que vous savez mieux. Vous avez une meilleure raison, qui est que vous aimez aussi votre propre manière de faire les choses. Laissez votre enfant avoir un coin à lui dans la chambre, ou une armoire, ou un bout du mur pour le salir, le ranger ou le décorer selon son humeur, sa fantaisie, son caprice. Chacun de vos enfants a le droit à un morceau de votre maison, dont il peut dire qu’il est à lui et il a aussi le droit, tous les jours, à un peu de votre temps (et à un peu de celui de papa), temps sur lequel il peut compter et pendant lequel vous êtes dans son monde. Naturellement, l’autre extrême n’a pas de sens lorsqu’une mère, qui n’a pas une façon personnelle de vivre, laisse son enfant faire ce qu’il veut. Vous voyez cela quelquefois et alors personne, pas même l’enfant, n’est heureux.