5. L’enfant unique (1945)

Je vais parler des enfants qui, bien que vivant dans des foyers bons et normaux, n’ont ni frères, ni sœurs. Ce sont des enfants uniques. La question qui se pose est la suivante : dans quelle mesure cela a-t-il de l’importance qu’un enfant soit unique ou qu’il ait des frères et des sœurs ?

Aujourd’hui, lorsque je regarde autour de moi et que je vois tant d’enfants uniques, je me rends compte que de très bonnes raisons doivent exister pour n’avoir qu’un seul enfant. Bien entendu, nombreux sont les cas où les parents feraient n’importe quoi pour avoir une grande famille, mais une raison ou une autre se présente, qui rend cela impossible. Souvent, cependant, un plan conscient existe de n’avoir qu’un seul enfant et si l’on pose la question de savoir pourquoi un couple ne veut qu’un seul enfant, la raison donnée, je le suppose, est une question d’économie : « Nous ne pouvons tout simplement pas nous le permettre. »

Il est certain que les bébés coûtent cher. Je pense que ce serait faire preuve de légèreté que de conseiller à des parents de ne pas prendre en considération leurs motivations concernant l’aspect financier de la vie familiale. Nous connaissons tous des bébés, légitimes ou non, dispersés çà et là par des hommes et des femmes n’ayant pas un sens suffisant de leurs responsabilités. C’est ce sens des responsabilités qui, chez les jeunes gens, est à l’origine d’une hésitation naturelle avant de s’embarquer dans la création d’une grande famille. Si les gens désirent parler en termes d’argent, laissons-les dire, mais, en réalité, je pense que ce dont ils doutent, c’est d’être capables de nourrir une grande famille sans trop porter atteinte à leur liberté personnelle. Si deux enfants exigent réellement deux fois plus d’un père et d’une mère qu’un enfant unique, alors c’est aussi bien de calculer le coût avant. On peut seulement se poser la question de savoir si plusieurs enfants sont, en fait, un fardeau tellement plus important qu’un enfant unique.

Pardonnez-moi d’appeler un enfant un fardeau. Les enfants sont un fardeau et s’ils procurent de la joie, c’est parce qu’ils sont désirés et que deux personnes ont décidé de porter ce fardeau. En fait, elles se sont mises d’accord de ne pas parler de fardeau, mais de bébé. Il existe un dicton humoristique, plein de signification : « Puissent tous vos soucis n’être que petits !5» Si nous parlions des enfants d’un point de vue sentimental, les gens cesseraient complètement d’en avoir ; il se peut que les mères aiment laver et raccommoder, mais n’oublions pas le travail et la générosité que tout cela implique.

Il y a des avantages certains à être enfant unique. Je pense que le fait que les parents peuvent se consacrer à un seul bébé signifie qu’il leur est possible de faire en sorte que le bébé ait une petite enfance sans complications, ce qui serait plus difficile autrement. Je veux dire que le bébé peut débuter avec la relation la plus simple possible, celle qui existe entre sa mère et lui ; ce morceau du monde devient peu à peu plus complexe, mais pas plus rapidement que le bébé qui grandit ne le permet. L’environnement simplifié qui est le fondement de son existence peut amener un sens de l’équilibre qui, à son tour, peut s’avérer précieux pour toute une vie. Naturellement, je devrais également parler d’autres choses importantes comme la nourriture, les vêtements et l’éducation, toutes choses que les parents peuvent plus facilement procurer à un enfant unique.

 

Considérons maintenant quelques-uns des désavantages. Le désavantage évident d’être un enfant unique est de manquer de compagnons de jeux et de passer à côté de cette richesse d’expérience qui résulte des relations différentes qu’un enfant établit avec des frères et des sœurs plus âgés et plus jeunes. Il y a tant dans le jeu des enfants que les adultes ne peuvent pas comprendre. Même s’ils le comprennent, ils ne peuvent y participer pendant longtemps comme l’enfant le désirerait. En fait, si des adultes jouent avec un enfant, la folie naturelle du jeu de l’enfant devient trop évidente. Donc, s’il n’y a pas d’autres enfants, un enfant ne développe pas le sens du jeu et il perd les plaisirs qui appartiennent à l’inconséquence, l’irresponsabilité et l’impulsivité. La tendance est alors que l’enfant unique fasse preuve de précocité et préfère écouter et parler en compagnie d’adultes, qu’il aide sa mère dans la maison ou se serve des outils de son père. Cela devient bête de jouer. Les enfants qui jouent ensemble ont une capacité infinie d’inventer des détails au jeu et ils peuvent jouer pendant des heures sans se fatiguer.

Je pense toutefois qu’il y a une chose encore plus importante : avoir l’expérience de l’arrivée dans la famille d’un petit frère ou d’une petite sœur a de la valeur. Je ne saurais trop, en fait, surestimer la valeur de cette expérience. Il y a quelque chose de tout à fait fondamental dans le fait de la grossesse et un enfant perd beaucoup lorsqu’il ne voit pas les changements intervenant chez sa mère, lorsque, incapable d’être à l’aise sur ses genoux, il perçoit peu à peu la raison de cet état de choses et lorsque l’apparition finale du nouveau-né et le retour de sa mère à la normale lui apportent une preuve tangible de ce qu’il n’a jamais cessé de savoir secrètement. Même si beaucoup d’enfants trouvent cela difficile à accepter et sont incapables de venir à bout des sentiments et des conflits extraordinaires qui s’éveillent, il n’en reste pas moins vrai, je pense, que tous les enfants qui n’ont pas vécu cette expérience et qui n’ont jamais vu leur mère allaiter un bébé de ses seins, le baigner et le soigner, sont moins riches que ceux qui ont observé ces choses. Peut-être les petits enfants désirent-ils aussi avoir des bébés autant que les grandes personnes, mais ils ne le peuvent pas et les poupées ne les satisfont que partiellement. Par procuration, ils peuvent avoir des enfants si leur mère en a.

Une chose qui fait particulièrement défaut à l’enfant unique, c’est l’expérience de découvrir la haine, la propre haine de l’enfant lorsque le nouveau bébé menace ce qui paraissait être une relation établie et sûre avec la mère et le père. C’est tellement courant que l’on trouve normal un enfant qui est perturbé par la naissance d’un nouveau-né. Le premier commentaire de l’enfant n’est habituellement pas flatteur : « Il ressemble à une tomate », s’écrie-t-il. En fait les parents devraient se sentir soulagés d’entendre, à la naissance d’un nouvel enfant, l’expression directe d’un recul conscient et même d’une haine violente. Cette haine se transformera peu à peu en amour lorsque le nouveau bébé deviendra un être humain avec lequel on peut jouer et de qui on peut être fier. La première réaction, cependant, sera peut-être une réaction de peur et de haine et il se pourrait que l’enfant désire mettre le nouveau bébé à la poubelle. Je pense que, pour un enfant, c’est une expérience très valable que de découvrir que le frère ou la sœur plus jeune, que l’on commence à aimer, n’est autre que le nouveau-né qui était détesté il y a quelques semaines et dont on souhaitait, en fait, la disparition. Pour tous les enfants, une grande difficulté est l’expression légitime de la haine et, pour l’enfant unique, l’absence relative d’occasions d’exprimer le côté agressif de sa nature est une chose grave. Les enfants qui grandissent ensemble jouent à toutes sortes de jeux et ont donc une chance de trouver un compromis avec leur agressivité ; ils ont des occasions valables de découvrir tout seuls que cela leur fait vraiment quelque chose lorsqu’ils font réellement du mal à une personne aimée.

Autre point : l’arrivée de nouveaux bébés signifie que le père et la mère s’aiment toujours. Personnellement, je pense que la venue de nouveaux bébés rassure valablement les enfants quant aux relations entre le père et la mère. Il est toujours d’une importance vitale pour les enfants qu’ils puissent éprouver le sentiment que la mère et le père sont attirés sexuellement l’un par l’autre, maintenant ainsi la structure de la famille.

Une famille de plusieurs enfants a un autre avantage sur celle qui ne possède qu’un enfant unique. Dans une grande famille, les enfants ont l’occasion de jouer, l’un par rapport à l’autre, toutes sortes de rôles différents et tout cela les prépare à vivre dans des groupes plus importants et, finalement, dans le monde. Lorsqu’ils grandissent, et surtout s’ils n’ont pas de nombreux cousins, les enfants uniques trouvent difficile de rencontrer des garçons et des filles d’une manière détachée ; ils ne cessent de rechercher des relations stables, ce qui peut effaroucher les gens qu’ils rencontrent fortuitement. Les membres de grandes familles, par contre, ont l’habitude de contacts avec les amis des frères et des sœurs et ils arrivent à l’age de l’indépendance avec une bonne dose d’expérience pratique dans les relations humaines.

Les parents peuvent certainement faire beaucoup pour un enfant unique et nombreux sont ceux qui préfèrent donner le meilleur d’eux-mêmes de cette manière, mais ils sont également appelés à souffrir. En temps de guerre, particulièrement, ils doivent se montrer très courageux lorsqu’ils laissent leur enfant partir au combat, bien que cela puisse être la seule bonne chose du point de vue de l’enfant. Les garçons et les filles ont besoin de se sentir libres de courir des risques ; c’est pour eux une frustration sérieuse s’ils ne le peuvent pas parce que, en tant qu’enfants uniques, ils pourraient causer trop de peine à leurs parents s’ils étaient eux-mêmes blessés. Il y a aussi le fait qu’un homme et une femme sont enrichis par chaque enfant qu’ils élèvent et qu’ils envoient dans le monde.

Il y a, en outre, la question des soins dont il faut entourer le père et la mère lorsque l’enfant devient adulte. Dans le cas de plusieurs enfants, la charge des parents peut être partagée. Il est évident que certains enfants uniques peuvent être écrasés par leur désir de s’occuper de leurs parents. Les parents devraient peut-être y penser à l’avance. Ils oublient quelquefois que lorsqu’ils se sont occupés de l’enfant, celui-ci a grandi rapidement. Il n’est, resté petit que pendant quelques années. Par contre, il se peut que l’enfant ait à s’occuper des parents (et beaucoup désirent qu’il en soit ainsi) pendant vingt ou trente ans ou plus, en tout cas pendant une période indéfinie. S’il y a plusieurs enfants, il est beaucoup plus facile que la charge des parents vieillissants reste un plaisir jusqu’à la fin. Il arrive quelquefois, en fait, que de jeunes couples, qui aimeraient avoir plusieurs enfants, soient incapables de le faire parce qu’ils ont la grande responsabilité de leurs parents vieillissants ou malades, qui n’ont pas eu assez d’enfants pour permettre de partager ce travail et d’y prendre donc du plaisir.

Vous remarquerez que j’ai parlé des avantages et des désavantages d’être un enfant unique en partant de l’hypothèse que l’enfant est un individu normalement sain, avec un bon foyer normal. On pourrait évidemment en dire beaucoup plus si l’on pense aux anomalies. Par exemple, les parents qui ont un enfant retardé ont un problème qui mérite d’être envisagé d’une manière particulière et nombreux sont les enfants dont il est si difficile de s’occuper que les parents se demandent naturellement si d’autres enfants ne seraient pas blessés par l’enfant difficile et le type d’autorité que cet enfant les force à adopter. Il y a aussi le cas, d’une importance qui n’est pas moindre, de l’enfant dont les parents sont malades d’une manière ou d’une autre – soit physiologiquement, soit psychologiquement. Certaines mères ou certains pères, par exemple, sont plus ou moins sujets à la dépression, ou bien ils s’inquiètent. Certains ont tellement peur du monde qu’ils édifient leur foyer sur le fondement que le monde est hostile. Un enfant unique doit découvrir cela et trouver seul une solution.

Un ami m’a dit une fois : « Pour moi, j’éprouvais un sentiment étrange d’être à l’étroit. Trop d’amour, trop d’attentions, trop d’esprit de possession font peut-être que l’on s’enferme avec ces parents qui s’imaginent, longtemps après que cela cesse d’être vrai qu’ils sont tout au monde. Pour moi, c’était là le pire d’être un enfant unique et cela à un point infini. Apparemment, mes parents se comportèrent sagement à cet égard. Ils m’envoyèrent à l’école alors que je pouvais à peine marcher et ils me laissaient pratiquement vivre avec les enfants des voisins. Il y avait cependant à la maison cet étrange sentiment d’étroitesse, comme si les liens de la famille étaient infiniment plus importants que les autres. S’il n’y a personne dans la famille qui soit de votre âge, cela peut très bien remplir l’enfant d’orgueil. »

Vous aurez compris que, selon moi, il existe plus de raisons en faveur d’une famille nombreuse que d’une famille avec un seul enfant. Pourtant, il est beaucoup mieux d’avoir un ou deux enfants, et de faire son mieux pour eux, que d’avoir un nombre illimité d’enfants sans la force physique et la résistance affective pour s’en occuper. S’il ne doit y avoir qu’un seul enfant dans une famille et pas plus, il faut se souvenir qu’on peut inviter à la maison les enfants des autres et que cela peut commencer tôt. Le fait que deux petits enfants se tapent sur la tête ne signifie pas qu’ils n’auraient pas dû se rencontrer. Lorsqu’il n’y a pas d’autres enfants alentour, on peut avoir des chiens ou d’autres animaux familiers. Il y a aussi les écoles maternelles et les jardins d’enfants. Si les immenses désavantages de la solitude sont compris, on peut dans une certaine mesure y remédier, à condition que soit présente cette volonté d’y remédier.


5 En anglais : Utile ones, qui signifie à la fois petits et petits enfants. (N. d. T.)