10. Premiers pas vers l’indépendance (1955)

La psychologie peut s’avérer superficielle et facile, ou bien profonde et difficile. La chose curieuse, toutefois, en ce qui concerne l’étude des premières activités des bébés et des objets auxquels ils ont recours pour s’endormir ou lorsqu’ils sont inquiets, c’est que ces activités paraissent relever d’une couche entre le superficiel et le profond, entre le simple examen des faits évidents et une pénétration dans les royaumes obscurs de l’inconscient. C’est pour cette raison que je désire attirer l’attention sur l’usage que les bébés font des objets ordinaires et montrer que les observations couramment effectuées et les faits quotidiens peuvent nous apprendre beaucoup de choses.

Mon sujet n’a pas trait à une chose plus compliquée que l’ours en peluche de l’enfant normal. Tous ceux qui se sont occupés d’enfants ont des détails intéressants à donner, détails qui sont aussi caractéristiques, pour chaque enfant, que les autres schémas de comportement et qui ne sont jamais exactement semblables dans deux cas différents.

Au commencement, comme chacun le sait, les petits bébés mettent généralement leur poing dans la bouche, puis très rapidement ils ont leur propre façon de faire. Ils choisissent de sucer un certain doigt, ou bien deux, ou le pouce, tandis que l’autre main caresse la mère, un morceau du drap, de la laine ou encore leurs propres cheveux. Deux choses se passent ici. La première – la partie de la main qui se trouve dans la bouche – a un rapport évident avec l’excitation des repas. La seconde est un peu plus éloignée de l’excitation, elle est plus proche de l’affection. À partir de cette activité de câlinerie affectueuse peut se développer une relation avec un objet qui se trouve aux alentours et cet objet peut devenir très important pour le bébé. En un sens, il s’agit de la première possession, c’est-à-dire de la première chose au monde qui appartienne au nourrisson et qui pourtant ne fasse pas partie de lui comme le pouce, les deux doigts ou la bouche. Quelle que soit l’importance de cet objet, il est donc la preuve d’un commencement de relation avec le monde.

Ces choses se développent de pair avec le début d’un sentiment de sécurité et avec les débuts de la relation du bébé à une autre personne. Elles prouvent que tout va bien dans le développement affectif de l’enfant et que des souvenirs de relations commencent à se construire. Ceux-ci peuvent être utilisés à nouveau dans la nouvelle relation avec cet objet auquel, en ce qui me concerne, j’aime donner le nom d’objet transitionnel. Naturellement, ce n’est pas l’objet lui-même qui est transitionnel. Il représente la transition du bébé d’un état de fusion avec la mère à un état de relation avec la mère en tant que personne extérieure et séparée.

Bien que mon désir soit de mettre l’accent sur le fait que ces phénomènes impliquent un état de santé, je ne voudrais pas donner l’impression que quelque chose ne va nécessairement pas bien si le bébé ne se crée pas des intérêts semblables à ceux que je décris. Dans certains cas, la mère elle-même est conservée et sa personne est nécessaire au bébé alors qu’un autre bébé trouvera suffisamment bon et même parfait cet objet que j’appelle transitionnel, à condition que la mère soit à l’arrière-plan. Il est courant, toutefois, qu’un petit bébé s’attache particulièrement à un objet quelconque, qui est bientôt doté d’un nom, et c’est amusant de rechercher l’origine de ce nom. Elle se trouve souvent dans quelque mot que le bébé a entendu longtemps avant que le langage lui soit possible. Rapidement, naturellement, les parents et les amis offrent au bébé des jouets en peluche qui (peut-être pour la sauvegarde des grandes personnes) ont la forme d’animaux ou de bébés. Du point de vue du tout-petit, les formes ne sont pas tellement importantes et ce sont plutôt la texture et l’odeur qui acquièrent une signification vitale. L’odeur est particulièrement importante, si bien que les parents en viennent à savoir que ces objets ne peuvent pas être lavés impunément. Des parents, par ailleurs propres, se trouvent forcés de transporter partout avec eux un jouet en peluche, sale et malodorant, tout simplement pour avoir la paix. Le bébé, qui est maintenant un peu plus grand, a besoin qu’il soit disponible, il a besoin qu’on le lui rende lorsqu’il le jette pour recommencer à le jeter hors du berceau et du landau. Il a besoin de pouvoir en tirer des morceaux et de baver dessus. En fait, tout peut arriver à ce jouet qui devient soumis à une forme très primitive d’amour, un mélange de câlinerie affectueuse et d’attaque destructive. Puis, d’autres jouets s’y ajoutent et ceux-là sont fabriqués d’une façon de plus en plus appropriée afin de ressembler à des animaux ou à des bébés. De plus, le temps passant, les parents essaient de faire dire merci à l’enfant, ce qui veut dire qu’il reconnaît le fait que la poupée ou l’ours proviennent du monde et non de son imagination.

Si nous revenons au premier objet, peut-être une couche, une écharpe particulièrement laineuse ou le mouchoir de la mère, nous devons admettre, je crois, que du point de vue du bébé, il serait inapproprié de lui réclamer un merci, reconnaissant ainsi le fait que l’objet vient du monde. De son point de vue, ce premier objet est, en réalité, créé à partir de son imagination. C’est ainsi que le bébé commence à créer le monde et il semble vraiment que nous devions admettre que chaque bébé doit créer le monde à nouveau. Le monde tel qu’il se présente n’a pas de signification pour l’être humain qui commence à se développer, sauf s’il est créé aussi bien que découvert.

Il est impossible de passer en revue l’énorme variété des premières possessions et des premières techniques employées par les bébés lorsqu’ils sont inquiets et surtout lorsqu’ils sont sur le point de s’endormir.

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Exemples : Une petite fille utilisait la chevelure plutôt longue de sa mère pour faire des caresses pendant qu’elle suçait son pouce. Lorsque ses propres cheveux furent assez longs, elle s’en servit pour les tirer sur son visage au lieu de ceux de sa mère et elle en respirait l’odeur lorsqu’elle s’endormait. Elle ne cessa de le faire jusqu’au moment où elle fut assez grande pour avoir les cheveux courts et ressembler à un garçon. Le résultat lui plut jusqu’à l’heure du coucher et, bien entendu, elle fit alors une colère. Les parents avaient heureusement conservé ses cheveux et ils lui en donnèrent une mèche. Immédiatement, elle la mit sur son visage de la manière habituelle, la respira et s’endormit toute heureuse.

Un petit garçon s’était intéressé très tôt à une couverture en laine de plusieurs couleurs. Avant la fin de sa première année, il s’amusait à trier selon leur couleur les fils de laine qu’il tirait. Son intérêt pour la texture de la laine et les couleurs persista et ne le quitta en fait jamais. Une fois grand, il devint un expert en couleurs dans une usine de textiles.

La valeur de ces exemples réside seulement dans le fait qu’ils illustrent la grande variété des phénomènes et des techniques utilisées par les bébés en bonne santé dans leurs moments de tension ou lorsqu’ils sont séparés. Presque tous ceux qui se sont occupés d’enfants peuvent fournir des exemples et l’étude de chacun d’entre eux est fascinante à condition que l’on se soit rendu compte auparavant que chaque détail est important et possède une signification. Quelquefois, au lieu d’objets, nous trouvons des techniques comme le murmure, ou des activités plus cachées comme la correspondance entre les lumières ou l’étude de frontières mouvantes, par exemple deux rideaux qui bougent légèrement dans la brise ou le chevauchement de deux objets qui changent l’un par rapport à l’autre selon les mouvements de la tête du bébé. Quelquefois, la pensée prend la place des activités visibles.

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Anomalies : Afin de mettre l’accent sur la normalité de ces phénomènes, je voudrais attirer l’attention sur la manière dont la séparation peut les affecter. En gros, lorsque la mère ou une autre personne dont le bébé dépend, s’absente, il n’y a pas de changement immédiat, compte tenu du fait que le bébé possède une version interne de la mère qui reste vivante pendant un certain temps. Si la mère s’absente pendant une période de temps qui dépasse une certaine limite, la version interne pâlit. En même temps, tous ces phénomènes transitionnels perdent leur signification et le bébé devient incapable de les utiliser. Ce que nous voyons alors est un bébé qu’il faut soigner ou nourrir et qui, si on le laisse seul, a tendance à revenir à des activités excitantes impliquant une satisfaction des sens. Tout le domaine intermédiaire du contact affectueux est perdu. Une fois la mère revenue et si son absence n’a pas été trop longue, une nouvelle version interne d’elle se reconstruit tout d’abord et cela prend du temps. La réussite de ce rétablissement de la confiance dans la mère se manifeste dans le retour de l’utilisation des activités intermédiaires. Ce que nous voyons chez les tout-petits devient évidemment plus grave lorsque, plus tard, un enfant se sent abandonné et devient incapable de jouer, incapable d’être affectueux ou d’accepter l’affection. Cela peut s’accompagner, comme on le sait, d’activités érotiques compulsives. On peut dire des phases de vol de l’enfant qui a perdu quelque chose et qui est en train de guérir qu’elles font partie de la quête de l’objet transitionnel qui a été perdu à la suite de la mort ou de l’affaiblissement de la version intériorisée de la mère.

Une petite fille avait pour habitude de sucer une grosse couverture de laine qu’elle mettait autour de son pouce. Lorsqu’elle eut trois ans, on lui prit la couverture pour la « guérir » de sa manie de sucer. Plus tard, elle se mit à se ronger les ongles d’une manière grave et compulsive, ce qui s’accompagnait d’une tendance compulsive à lire au moment de se mettre au lit.

Elle cessa de se ronger les ongles lorsque, à l’âge de 11 ans, on l’aida à se souvenir de la couverture de laine, du dessin qui se trouvait dessus et de son amour pour cette couverture.

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Évolution : Dans la santé, il y a une évolution à partir du phénomène transitionnel et de l’emploi des objets jusqu’à la capacité de jeu totale de l’enfant. On s’aperçoit très facilement que jouer est d’une importance vitale pour tous les enfants et que, dans le développement affectif, la capacité de jouer est un signe de santé. J’essaie d’attirer l’attention sur le fait que la première version du jeu est la relation que le tout-petit établit avec le premier objet et j’espère que si les parents comprennent la normalité de ces objets transitionnels, qui témoignent vraiment d’une croissance saine, ils n’auront pas honte de transporter des objets bizarres chaque fois qu’ils voyagent avec leur enfant. Ils ne les dénigreront pas et ils feront tout leur possible pour éviter qu’ils ne soient perdus. Tels de vieux soldats, ces objets finissent tout simplement par disparaître. Autrement dit, ils se transforment et sont remplacés par le groupe des phénomènes qui imprègnent tout le royaume du jeu des enfants, ainsi que celui des activités et des intérêts culturels – ce vaste domaine intermédiaire entre la vie dans le monde extérieur et le rêve.

La tâche de différencier phénomènes extérieurs et rêves est évidemment difficile. C’est une tâche que nous espérons tous pouvoir accomplir afin de nous proclamer en bonne santé. Nous avons néanmoins besoin d’un repos dans cette différenciation, repos que nous trouvons dans nos intérêts et nos activités culturelles. Nous admettons que le domaine dans lequel l’imagination joue un rôle prépondérant est plus large pour le petit enfant que pour nous et nous considérons que le jeu, qui utilise le monde tout en conservant toute l’intensité du rêve, est une activité caractéristique de la vie des enfants. Pour le nourrisson qui vient tout juste de commencer la tâche terrible de parvenir à l’état de santé adulte, nous admettons une vie intermédiaire, particulièrement pendant les moments qui séparent la vie éveillée du sommeil. Ces phénomènes dont je parle et les objets qui sont utilisés appartiennent au lieu de repos que nous donnons au bébé au commencement, lorsque nous ne nous attendons que très peu à ce qu’il distingue le rêve de la réalité.

En tant que psychiatre d’enfants, lorsque j’entre en contact avec des enfants et que je les trouve en train de dessiner, de parler d’eux-mêmes et de leurs rêves, je suis toujours surpris de les voir se souvenir facilement de ces tout premiers objets. Souvent, ils surprennent leurs parents en se rappelant des morceaux de couverture et des objets étranges que les parents ont oubliés depuis longtemps. Si un de ces objets existe encore, c’est l’enfant qui sait exactement où, dans le limbe des choses à demi oubliées, il se trouve, tout au fond d’un tiroir peut-être ou bien sur l’étagère supérieure de l’armoire. Lorsque l’objet est perdu, comme cela arrive quelquefois par accident et surtout lorsque certains parents, sans en comprendre la véritable signification, le donnent à un autre bébé, cela provoque de l’angoisse chez les enfants. Certains parents ont tellement l’habitude de ces objets que dès la naissance d’un bébé ils prennent l’objet transitionnel de la famille et le mettent près de lui, s’attendant à ce qu’il ait le même effet sur le nouveau-né que sur le précédent. Il est naturel qu’ils soient quelquefois déçus, parce que l’objet offert de cette manière aura, ou n’aura pas, de signification pour le nouveau bébé. Ça dépend. On comprendra aisément que le fait d’offrir un objet de cette manière a ses dangers puisque, en un sens, cela enlève au bébé l’occasion de créer. Il est certain que c’est souvent une aide très appréciable lorsqu’un enfant peut utiliser quelque objet de la maison, un objet à qui l’on peut donner un nom et qui finit souvent par faire presque partie de la famille. De l’intérêt que le bébé lui portera dépendra son intérêt final pour les poupées, les autres jouets et les animaux.

Tout ce sujet est fascinant à étudier pour les parents. Ils n’ont pas besoin d’être psychologues pour tirer un grand bénéfice de l’observation et peut-être du souvenir de la manière dont de tels attachements, de telles techniques, évoluent dans ce domaine intermédiaire, qui est caractéristique de chaque bébé à son tour.