7. Le bébé en tant que personne (1949)

Je me suis demandé par quel bout commencer la description des bébés en tant que personnes. Lorsque la nourriture pénètre dans le bébé, il est facile de voir qu’elle est digérée et qu’une partie en est distribuée à tout le corps. Cette partie est utilisée pour la croissance. Une autre partie est dépensée en énergie et le reste est éliminé d’une façon ou d’une autre. Il s’agit là d’une observation effectuée d’un point de vue physiologique. Mais, si nous observons ce même bébé en nous intéressant à la personne qui se trouve devant nous, nous nous apercevons facilement qu’il existe une expérience imaginative de la nourriture, comparable à l’expérience corporelle. L’une se fonde sur l’autre.

Je pense que vous pouvez déduire beaucoup de choses de l’idée que tout ce que vous faites, parce que vous aimez votre bébé, est incorporé de la même manière que la nourriture. Le bébé construit quelque chose à partir de cela. Et ce n’est pas tout, car il a des phases où il vous utilise et d’autres où il vous rejette, de la même manière que la nourriture. Je m’expliquerai peut-être mieux en le faisant grandir un peu.

Voici un petit garçon de dix mois. Il est assis sur les genoux de sa mère pendant qu’elle me parle. Il est vivant et éveillé et il s’intéresse naturellement aux objets. Au lieu de laisser les choses tourner au désordre, je place un objet attrayant sur le coin de la table, entre l’endroit où je suis assis et celui où la mère se tient. La mère et moi pouvons continuer à parler, mais du coin de l’œil nous observons le bébé. Vous pouvez être sûre qu’un bébé tout simplement normal remarquera l’objet attrayant (disons une cuiller) et l’attrapera. Mais dès qu’il l’aura touché, il sera probablement envahi de réserve. C’est comme s’il pensait : « Il vaudrait mieux que je réfléchisse. Je me demande ce que maman va penser de cet objet. Je ferais mieux de le remettre jusqu’à ce que je sache. » Aussi va-t-il se détourner de la cuiller comme si rien n’était plus loin de ses pensées. Dans quelques instants, pourtant, il s’y intéressera à nouveau et il essaiera de poser son doigt dessus. Il la prendra peut-être et regardera sa mère pour voir ce que ses yeux lui diront. C’est à ce moment-là qu’il me faudra probablement indiquer à la mère ce qu’elle doit faire parce qu’elle risque, suivant le cas, de trop l’aider ou de l’empêcher d’agir. Je lui demande alors de jouer un rôle aussi minime que possible dans ce qui se passe.

Eh bien, le bébé voit peu à peu dans les yeux de sa mère qu’elle ne désapprouve pas cette nouvelle chose qu’il fait, aussi attrape-t-il la cuiller plus fermement et commence-t-il à la faire sienne. Il est cependant encore très tendu parce qu’il n’est pas certain de ce qui se passera s’il fait avec cet objet ce qu’il désire tellement faire. Il ne sait même pas d’une façon certaine ce qu’il veut en faire.

Nous devinons qu’au bout d’un petit moment, il découvrira ce qu’il désire en faire, parce que sa bouche commence à être excitée. Il est encore très calme et pensif, mais commence à saliver. Sa langue paraît molle. Sa bouche commence à désirer la cuiller. Ses gencives commencent à désirer avoir le plaisir de la mordre. Il ne faut pas très longtemps avant qu’il la porte à la bouche. Puis, il éprouve à son égard des sentiments normalement agressifs, semblables à ceux des lions, des tigres et des bébés qui s’emparent de quelque chose de bon. Il fait comme s’il la mangeait.

Nous pouvons maintenant dire que le bébé a pris cette chose et l’a faite sienne. Il a perdu tout le calme qui appartenait à la concentration, aux questions et au doute. Il a maintenant confiance et se trouve très enrichi par sa nouvelle acquisition. Je dirais qu’il l’a mangée en imagination. Tout comme la nourriture va à l’intérieur pour être digérée et devenir partie de lui, ce qui lui appartient en imagination fait maintenant partie de lui et peut être utilisé. Comment ?

Eh bien, vous connaissez la réponse car cette situation ne représente qu’un cas particulier de ce qui se passe tout le temps à la maison. Il portera la cuiller à la bouche de sa mère pour la nourrir et il désirera qu’elle joue à la manger. Attention, il ne désire pas qu’elle la morde réellement et il aurait plutôt peur si elle la laissait vraiment entrer dans sa bouche. C’est un jeu, un exercice de l’imagination. Il joue et il invite au jeu. Que fera-t-il d’autre ? Il me nourrira et il voudra peut-être que je joue à la manger également. Il fera peut-être aussi un mouvement vers la bouche d’une autre personne se trouvant de l’autre côté de la pièce. Que tout le monde partage cette bonne chose. Il l’a eue. Pourquoi tout le monde ne devrait-il pas l’avoir ? Il a une chose avec laquelle il peut se permettre d’être généreux. Maintenant, il la glisse sous le chemisier de la mère, près de sa poitrine, la redécouvre et la reprend. Puis, il la cache sous le buvard et s’amuse à la perdre et à la retrouver. Ou bien, il remarque un bol sur la table et il commence à en extraire une nourriture imaginaire, mangeant sa bouillie en imagination. L’expérience est riche. Elle correspond au mystère du milieu du corps, aux processus de la digestion, au moment entre la perte de la nourriture qui est avalée et la redécouverte des restes, à l’autre bout, sous forme d’excréments et d’urine. Je pourrais continuer pendant longtemps à décrire comment certains bébés montrent qu’ils s’enrichissent en jouant ainsi.

Maintenant, le bébé laisse tomber la cuiller. Je suppose que son intérêt commence à se porter sur autre chose. Je la ramasse et il a la possibilité de la reprendre. Oui, il semble la désirer et il recommence le jeu, utilisant la cuiller comme auparavant, comme un autre morceau de lui-même. Tiens, il l’a laissée tomber à nouveau ! Évidemment, ce n’est pas par hasard qu’il la laisse tomber. Peut-être aime-t-il le bruit que fait la cuiller en tombant. Nous allons voir. Je vais la lui tendre à nouveau. Maintenant, il ne fait que la prendre pour la laisser tomber délibérément. La laisser tomber est ce qu’il désire, faire. Une fois de plus, je la lui redonne et il la jette littéralement. Il recherche maintenant d’autres objets auxquels s’intéresser, il en a fini avec la cuiller, le spectacle est terminé.

Nous avons observé ce bébé manifester un intérêt pour un objet et en faire partie de lui-même, nous l’avons observé en train de l’utiliser pour le rejeter ensuite. Cela se passe tout le temps à la maison, mais la scène est plus évidente dans ce contexte particulier qui donne au bébé le temps de se livrer entièrement à une expérience.

Qu’avons-nous appris en observant ce petit garçon ?

D’une part, nous avons assisté à une expérience complète. Grâce à la situation contrôlée, il y avait, dans ce qui se passait, un commencement, un milieu et une fin. Il y avait un événement complet. Cela est bon pour le bébé. Lorsque vous êtes pressée, ou harassée, vous ne pouvez pas permettre des événements complets et votre bébé en est appauvri. Par contre, lorsque vous avez le temps, comme cela devrait être le cas quand on s’occupe d’un bébé, vous pouvez les permettre. Ces événements complets permettent aux bébés de prendre conscience du temps. Les bébés ne savent pas, au début, que lorsqu’une chose se passe, elle prendra fin.

Comprenez-vous qu’on ne peut prendre du plaisir au milieu des choses (ou les supporter si elles sont mauvaises) que si le sentiment que les choses commencent et finissent s’établit fermement ?

En donnant du temps à votre bébé pour des expériences complètes et en y participant, vous fondez peu à peu, en fin de compte, l’aptitude de l’enfant à jouir sans précipitation de toutes sortes d’expériences.

Il y a encore une autre chose que nous pouvons déduire de l’observation de ce bébé avec la cuiller. Nous avons alors vu le doute et l’hésitation se manifester au début d’une nouvelle aventure. Nous avons observé l’enfant en train de tendre le bras, de toucher et de tenir la cuiller, puis cessant temporairement de s’y intéresser après la première réaction simple. Ensuite, en testant soigneusement les sentiments de la mère, il permettait à son intérêt de revenir, mais il était tendu et incertain jusqu’à ce qu’il ait mis la cuiller à la bouche et l’ait mâchée.

Au début, si vous êtes là, votre bébé est prêt à vous consulter lorsque survient une situation nouvelle. C’est pourquoi il vous sera nécessaire de déterminer clairement ce que le bébé peut toucher et ce qu’il ne doit pas toucher. La manière la plus simple est souvent la meilleure. Elle consiste à éviter d’avoir autour du bébé dis objets qu’il ne doit pas prendre et porter à la bouche. Voyez-vous, le bébé essaie de parvenir aux principes qui déterminent vos décisions, afin de pouvoir, en fin de compte, prévoir ce que vous permettez. Un peu plus tard, les mots vous aideront et vous direz : « c’est trop pointu », « trop chaud » ou vous indiquerez d’une autre manière le danger corporel. Ou bien vous aurez une manière à vous de lui faire savoir que votre bague de fiançailles, que vous avez retirée pour faire la lessive, n’est pas placée là pour qu’il s’amuse avec.

Voyez-vous comment vous pouvez aider votre bébé à éviter la confusion quant à ce qu’il est bon ou mauvais de toucher ? Vous faites cela tout simplement en étant précise vous-même quant à ce que vous défendez – et pourquoi – et en étant là, sur les lieux, protégeant plutôt que soignant. Par ailleurs, vous lui donnez délibérément des objets qu’il aimera manier et mâcher.

Autre chose. Nous pourrions parler de ce que nous avons vu et juger de l’adresse du bébé qui apprend à aller vers les objets, à les trouver, à les attraper et à les mettre dans la bouche. Je suis surpris lorsqu’un bébé de six mois accomplit toute l’opération. D’un autre côté, les intérêts d’un enfant de quatorze mois sont trop variés pour que nous puissions nous attendre à observer les choses aussi clairement qu’avec notre bébé de dix mois.

Je pense enfin que la meilleure chose que nous avons apprise en observant ce bébé est la suivante : ce qui se passait nous a fait voir qu’il n’est pas seulement un corps. Il est une personne.

Les âges auxquels l’adresse se développe de diverses maniérés sont intéressants à noter, mais dans ce que nous avons observé, il y avait plus que de l’adresse. Il y avait un jeu. En jouant, le bébé montrait qu’il avait construit quelque chose en lui-même, que nous pourrions appeler un matériel pour le jeu, il témoignait d’un monde intérieur de vie imaginative qui s’exprimait dans le jeu.

Qui peut dire quand commence cette vie imaginative du nourrisson qui enrichit l’expérience corporelle et est enrichie par elle ? A trois mois, un bébé peut désirer mettre un doigt dans la bouche de sa mère, jouant à la nourrir pendant qu’il tète. Que se passe-t-il durant les premières semaines ? Qui le sait ? Un tout petit bébé peut avoir envie de sucer son poing ou son pouce pendant qu’il se nourrit au sein ou au biberon (possédant le gâteau et le mangeant pour ainsi dire) et cela indique qu’il y a quelque chose de plus qu’un simple besoin de satisfaire la faim.

Mais à qui est destinée cette causerie ? Les mères n’ont pas de difficultés à percevoir la personne dans leur bébé, dès le commencement. Il y a cependant des gens qui vous diront que jusqu’à six mois les bébés ne sont que des corps et des réflexes. Ne vous laissez pas égarer par les personnes qui parlent ainsi, voulez-vous ?

Ayez du plaisir à découvrir ce qu’il y a à découvrir dans la personne de votre bébé lorsque quelque chose se passe, car le bébé le réclame cela de vous. C’est ainsi que vous serez prête à attendre sans hâte, sans embarras, sans impatience, la disposition de votre bébé à jouer. C’est elle qui, par-dessus tout, indique chez lui l’existence d’une vie intérieure. Si elle correspond chez vous à une même disposition, la richesse intérieure du bébé s’épanouit et votre jeu mutuel devient la meilleure part de la relation qui existe entre vous deux.