14. Les formes cliniques du transfert (i) (1955-56)

Dans cette participation au Colloque sur le Transfert, je traiterai d’un aspect particulier du sujet : celui qui concerne l’influence exercée sur la pratique analytique par la nouvelle manière de concevoir les soins à donner au petit enfant. D’ailleurs cette conception découle elle-même de la théorie analytique.

L’histoire de la psychanalyse nous montre que, souvent, la méta-psychologie psychanalytique n’a été mise en application qu’après un certain temps. Freud a été en mesure de formuler une théorie des premières étapes du développement affectif de l’individu à une époque où la théorie ne s’appliquait qu’au traitement de cas névrotiques bien choisis. (Je me réfère ici à la période de l’œuvre de Freud comprise entre 1905 et 1914.)

C’est ainsi que la théorie du processus primaire, de l’identification primaire et du refoulement primaire n’est apparue dans la pratique analytique que lorsque les analystes ont porté plus de respect que les autres au rêve et à la réalité psychique.

Avec le recul, nous pouvons dire que les cas étaient bien choisis et relevaient de l’analyse si, dès le début de sa vie, le malade avait reçu les soins appropriés à la petite enfance. Cette adaptation suffisante au besoin dès le départ avait permis au moi de l’individu de se former, et l’analyste pouvait alors considérer comme acquises ces premières étapes de l’édification du moi. De la sorte, les analystes pouvaient donc faire comme si le premier repas était la première expérience du petit enfant et comme si la relation d’objet entre la mère et l’enfant qu’impliquait cette expérience était la première relation significative. Cette attitude était peut-être satisfaisante pour l’analyste dans sa pratique, mais il n’en était pas ainsi pour l’observateur direct de petits enfants soignés par leur mère.

(1) Conférence prononcée au XIX® Congrès International de Psychanalyse, Genève, 1955. Int. J. Psycho-Anal, vol. XXXVII, p. 386, 1956.

A cette époque, la théorie s’approchait en tâtonnant d’une vue intuitive (insight) plus profonde de la relation mère-enfant et en effet, le terme « identification primaire » évoque un environnement non différencié encore de ce qui sera l’individu. Si nous regardons une mère qui tient son enfant peu après la naissance, ou même celle qui porte un enfant à naître, nous savons immédiatement qu’il y a un autre point de vue : celui de l’enfant né ou à naître ; partant de ce point de vue, nous pouvons dire soit que le petit enfant n’a pas émergé, et par conséquent ne s’est pas encore différencié, soit que le processus de différenciation est déclenché, et qu’il y a dépendance absolue à l’égard de l’environnement immédiat et de son comportement. Il est dès lors possible d’étudier et d’utiliser d’une manière efficace et nouvelle cette partie essentielle de la théorie ancienne dans le travail analytique, soit dans le traitement de cas limites, soit au cours de phases ou de moments psychotiques qui surviennent pendant l’analyse de névrosés ou de gens normaux. Ce travail élargit le concept du transfert, puisque au moment de l’analyse de ces phases le moi du malade ne peut pas être considéré comme une entité établie : il ne peut donc y avoir de névrose de transfert, car, pour cela, il est indispensable qu’il y ait un moi, et même un moi intact, capable de maintenir ses défenses contre l’angoisse issue de l’instinct, après en avoir accepté la responsabilité.

J’ai fait allusion à l’état qui existe au moment où un progrès permettra d’émerger de l’identification primaire. Tout d’abord, c’est la dépendance absolue. Il y a deux issues possibles : ou bien l’adaptation de l’environnement au besoin est suffisante pour que se forme un moi qui, le moment venu, peut vivre les pulsions du « ça » ; ou bien, elle est insuffisante : il n’y a donc pas de formation d’un moi authentique, mais, au contraire, on voit se développer un pseudo-self qui est une suite de réactions innombrables à une succession de carences d’adaptation. J’aimerais me référer ici à l’article d’Anna Freud « De l’élargissement constant des indications de la psychanalyse » (1954). L’environnement, lorsqu’il s’adapte bien à y cette phase précoce, n’est pas perçu, ni même enregistré, si bien qu’à ce stade primitif, il n’y a pas de sensation de dépendance ; mais, lorsque le milieu échoue dans son rôle et ne provoque pas l’adaptation active, il est automatiquement enregistré : il représente alors une faille dans le sentiment continu d’exister, qui, sans cette interruption, aurait abouti au moi de l’être humain en voie de différenciation.

Il peut y avoir des cas extrêmes, où on ne trouve rien qu’une série de réactions aux carences d’adaptation de l’environnement au cours de cette période critique où l’on émerge de l’identification primaire. Je suis sûr que cet état est compatible avec la vie et la santé

physique. Dans les cas qui ont servi de base à mon travail, il y a eu ce que j’appelle un self authentique, camouflé, protégé par un faux self : ce faux self est sans nul doute un aspect du self véritable. Il le cache et le protège, réagit aux carences d’adaptation, et institue un schéma correspondant au schéma de carence de l’environnement. De cette façon, le vrai self n’est pas amené à réagir et conserve un sentiment continu d’exister. Cependant, cet authentique self caché souffre d’un appauvrissement dû au manque d’expérience.

Le faux self peut atteindre une intégrité trompeuse, c’est-à-dire une fausse force du moi, constituée à partir d’un modèle fourni par l’environnement, et par un milieu bon et sécurisant, car il n’est pas dit qu’une carence maternelle originelle engendre obligatoirement une carence générale des soins infantiles. Néanmoins, le faux self ne peut pas faire l’expérience de la vie ou se sentir réel.

Dans un cas favorable, le faux self détermine une attitude maternelle immuable à l’égard du self véritable, et maintient en permanence le vrai self, comme une mère qui porte son bébé, dès que la différenciation commence, au moment où il émerge de l’identification primaire.

Dans le travail que je rapporte, l’analyste suit le principe de base de la psychanalyse : ce qui compte, c’est l’inconscient du malade, et c’est lui seul qu’on doit rechercher. En s’occupant d’une tendance régressive, l’analyste doit être préparé à suivre le processus inconscient du malade, s’il ne veut pas donner de directive qui l’amènerait à transgresser son rôle d’analyste. J’ai découvert qu’il n’est pas nécessaire de s’écarter du rôle d’analyste et qu’il est possible de se laisser guider par l’inconscient du malade dans ce type de cas, ainsi que dans l’analyse de la névrose. Il y a cependant des différences dans ces deux sortes de travail.

Lorsqu’on se trouve en présence d’un moi intact, et que l'analyste peut considérer comme acquis les tout premiers éléments des soins infantiles, la situation analytique est peu importante par rapport au travail d’interprétation (par situation, j’entends l’ensemble de tous les détails concernant la conduite de l’analyse). Il existe cependant des normes de base dans la conduite d’une analyse ordinaire, qui sont plus ou moins acceptées par tous les analystes.

Dans le travail que je décris, la situation devient plus importante que l’interprétation. Il y a renversement.

Le comportement de l’analyste — qui fait partie de ce que j’ai appelé la situation analytique — s’il est suffisant dans le domaine de l’adaptation au besoin, est progressivement perçu par le malade

comme un espoir, celui de voir le vrai self devenir capable de prendre les risques inhérents à ses débuts dans la vie.

En fin de compte, le faux self s’en remet à l’analyste. C’est urne période de grande dépendance et de risque véritable, et le malade est alors naturellement dans un état de profonde régression (j’en-, tends par là : retour à la dépendance et aux processus de développement primitifs). C’est un état également très douloureux, car le malade est conscient des risques encourus, alors qu’à cette étape primitive, le petit enfant en est inconscient. Dans certains cas, une partie si importante de la personnalité du malade se trouve engagée qu’il faut qu’il soit suivi à ce stade. Les processus sont cependant mieux étudiés dans les cas où ces problèmes sont plus ou moins limités à la durée des séances d’analyse.

Une caractéristique du transfert à cette phase est que nous devons autoriser le passé du malade à être le présent. C’est l’idée que développe Mme Scchehaye dans son livre et dans le titre qu’elle a choisi : Réalisation symbolique. Tandis que dans la névrose du transfert, le passé entre dans la salle de consultation, il est plus juste de dire que, dans ce type de travail, le présent retourne dans le passé et devient le passé. L’analyste se trouve ainsi confronté avec le processus primaire du malade dans le cadre même où ce processus avait sa valeur originelle.

Une bonne adaptation de l’analyste produira exactement l’effet recherché, c’est-à-dire que le principal champ opératoire subira une modification qui permettra au malade de passer du faux self au self authentique. Le malade trouve alors pour la première fois de sa vie une occasion de développer un moi, de l’intégrer à partir du noyau du moi, de l’asseoir en tant que moi corporel et aussi de répudier l’environnement extérieur, en s’initiant à la relation aux objets. Pour la première fois, le moi peut vivre les pulsions du ça, et ce faisant, se sentir réel, et réel également lorsqu’il cesse de les ressentir. A partir de ce moment peut enfin se dérouler l’analyse classique des défenses du moi contre l’angoisse.

Le malade devient progressivement capable d’utiliser les adaptations heureuses, quoique limitées de l’analyste ; ainsi son moi peut se remémorer petit à petit les carences originelles qu’il a toutes enregistrées et qui sont là, toutes prêtes. Ces carences ont été, en leur temps, cause d’interruption du sentiment continu d’exister et j on peut dire qu’un traitement — comme celui que je décris —

S est bien avancé, lorsque le malade est capable d’exprimer sa colère en retrouvant une carence originelle. C’est seulement lorsque le malade en est là, qu’il peut commencer à mettre la réalité à l’épreuve. Il semble qu’une sorte de refoulement primaire s’opère

une fois que les traumatismes évoqués ont servi au traitement.

La façon dont se produit ce changement — le passage d’une expérience d’interruption à une expérience de colère — est un sujet qui m’intéresse particulièrement : c’est précisément là que j’ai constaté avec étonnement que ce sont les failles de l’analyste que le malade utilise ! Il y a toujours des failles, car en fait, on ne J cherche pas une adaptation parfaite : je dirais qu’il est moins dangereux de faire des erreurs avec ces malades qu’avec les névrosés. Certains seront étonnés, comme je l’ai été moi-même, de voir qu’une faute grossière peut rester presque sans effet, tandis qu’une toute petite erreur de jugement peut être lourde de conséquences*. Le secret, c’est que la carence de l’analyste est utilisée comme une carence passée et doit être traitée comme telle. C’est une carence que le malade peut percevoir et circonscrire, et à l’égard de laquelle il peut exprimer maintenant sa colère. Il faut que l’ana-. ■ lyste soit capable d’utiliser ses propres carences sous l’angle de leur signification pour le malade, et si possible de justifier chacune d’elles, même si cela implique de sa part une étude de son contre-transfert inconcient.

Dans ces phases du travail analytique, ce qu’on appellerait une résistance chez un malade névrosé indique toujours que l’analyste a fait une erreur ou qu’il a adopté une mauvaise attitude : en réalité, la résistance demeure jusqu’à ce que l’analyste découvre cette faute, essaye de l’expliquer, pour finir par s’en servir comme moyen thérapeutique. S’il se défend, le malade perd l’occasion de ressentir de la colère à propos d’une carence passée, au moment où, pour la première fois, la colère devenait possible. Il y a donc là un grand contraste entre ce travail et l’analyse de malades névrotiques dont le moi est intact. C’est ici que nous comprenons le sens de l’affirmation que toute analyse ratée représente une carence non du malade mais de l’analyste.

C’est un travail qui exige beaucoup de l’analyste : en effet, il doit se montrer sensible aux besoins du malade, tout en souhaitant offrir la situation la plus favorable pour y répondre. L’analyste n’est pas, après tout, la propre mère du malade.

Par ailleurs, l’analyste a aussi l’obligation de chercher ses erreurs dès qu’apparaissent les résistances. Mais ce n’est qu’en utilisant ses propres fautes, au cours de ces phases, qu’il accomplira la partie la plus importante du traitement : celle qui permet au malade de ressentir, pour la première fois, de la colère à l’égard des petits détails de ce défaut d’adaptation, causes en leur temps de l’interruption du développement affectif. C’est aussi cette partie du traitement qui libère le malade de sa dépendance à l’égard de l’analyste.

De cette façon, le transfert négatif de l’analyse « névrotique » est remplacé par une colère objective contre les carences de l’analyste, si bien qu’il y a là encore une différence importante entre les phénomènes de transfert dans les deux sortes de travail.

Nous ne devons pas chercher à être conscients de nos réussites d’adaptation, puisqu’elles ne sont pas ressenties comme telles à un niveau profond. Même si nous ne pouvons pas nous passer de la théorie que nous élaborons au cours de nos discussions, si notre compréhension du besoin du malade se contente d’être intellectuelle, au lieu de relever du psyché-soma, notre travail est inévitablement faussé.

/ - Dans ma pratique, j’ai prouvé — en tout cas à moi-même — que l’analyse d’un certain type n’exclut pas l’autre. Il m’arrive de passer de l’une à l’autre et de revenir en arrière, selon l’orientation ' du processus inconscient du malade. Lorsque le travail particulier ' auquel j ’ai fait allusion est achevé, il conduit naturellement au travail | analytique ordinaire, c’est-à-dire l’analyse de la position dépres-sive et des défenses névrotiques d’un malade qui a un moi, un moi \ intact, un moi capable de vivre les pulsions du ça, et d’en assumer i les conséquences. Il reste maintenant à étudier dans le détail les critères qui permettent à l’analyste de discerner le moment où il devra utiliser le passage de l’un à l’autre et de savoir reconnaître l’apparition d’un besoin du type décrit plus haut, auquel il est nécessaire de répondre — au moins à titre de témoignage — par une adaptation active. L’analyste ne cessera pas de garder toujours présent à l’esprit le concept d’identification primaire.