4. La réparation en fonction de la défense maternelle organisée contre la dépression (1948)

Il est généralement admis que le concept de position dépressive présente un grand intérêt dans la pratique du travail analytique ainsi que dans tout essai de description du développement affectif normal. Au cours des analyses que nous faisons, nous pouvons atteindre le sentiment de culpabilité dans ses rapports avec les pulsions et les idées d’agressivité et de destruction, et c’est seulement lorsque le malade est capable de comprendre ce sentiment, de le supporter et de l’assumer, qu’on voit apparaître un besoin de réparation. La puissance créatrice a encore d’autres origines, mais la réparation est un lien important entre la pulsion créatrice et la vie que mène le malade. Une des étapes décisives du développement permet en effet à l’homme normal d’acquérir la faculté de compenser le sentiment de culpabilité personnelle ; on se demande même comment on a pu faire œuvre analytique avant de se servir consciemment de cette vérité élémentaire.

Dans la pratique clinique cependant, nous avons affaire à une fausse réparation, c’est-à-dire à une réparation qui n’est pas spécifiquement apparentée à la culpabilité du malade ; c’est de celle-ci que je parlerai. On la découvre dans l’identification du malade à sa mère, et le trait dominant n’en est pas la culpabilité du malade, mais la défense organisée de la mère contre sa dépression et sa culpabilité inconscientes à elle.

Il se peut que mon titre soit suffisamment explicite, car je sais que l’idée n’est pas très originale et ne nécessite pas un long développement : j’essaierai cependant d’illustrer brièvement mon propos.

En vingt-cinq années de pratique, j’ai vu défiler un long cortège de cas cliniques à ma consultation de malades externes de l’hôpital.

Le schéma général n’a guère varié au cours des années. Un certain type d’enfant m’a frappé dès le début : c’est un enfant particulièrement charmant et souvent plus doué que la moyenne, si c’est une fille, elle est bien habillée et très soignée. Ce qui frappe chez elle, c’est une vivacité contagieuse et stimulante. Elle peut aussi bien être danseuse, artiste, poète. Elle est capable d’écrire un ou deux poèmes en m’attendant, et, si elle me fait un dessin, je sais d’avance que les couleurs en seront gaies, les détails intéressants et les silhouettes vivantes, comme animées ; il peut y avoir un côté humoristique.

La mère amène sa fille parce que, à la maison, elle est susceptible, d’humeur changeante, quelquefois insolente ou franchement déprimée. Il est possible que de nombreux médecins ne se soient pas doutés qu’elle était loin d’être aussi charmante qu’elle paraissait. La mère m’énumère toutes sortes de maux dont se plaint l’enfant et que certains médecins ont attribués aux rhumatismes, alors qu’ils sont tout simplement hypocondriaques.

A mes débuts, j’ai vu un jour un petit garçon venir tout seul à l’hôpital et me dire : « S’il te plaît, Docteur, maman a mal à “mon” estomac », ce qui attira efficacement mon attention sur le rôle que peut jouer la mère. Il faut dire aussi qu’un enfant qui est censé souffrir n’a pas encore décidé où se localise la douleur et, si on a la chance de l’interroger avant que sa mère ait indiqué ce qu’elle pense, on le découvre désemparé, éprouvant seulement le besoin de dire qu’il a mal « là-dedans » ; ce qu’il veut dire, c’est qu’il sent que quelque chose ne va pas bien, ou que cela devrait clocher quelque part.

Le problème de l’hypocondrie des mères m’est apparu clairement à la consultation infantile externe parce que cette consultation est un véritable centre de traitement de l’hypocondrie des mères. Il n’y a pas, à proprement parler, de frontière très nette entre l’hypocondrie déclarée d’une mère déprimée et le souci qu’une mère normale a de son enfant. Une mère doit en effet être capable d’hypocondrie si elle veut pouvoir déceler chez son enfant ces symptômes que réclament les médecins pour essayer de soigner le mal précocement. Un médecin qui ignore tout de la psychiatrie, des défenses contre la dépression et de l’existence de la dépression infantile est capable de « rabrouer » une mère qui s’inquiète d’un symptôme chez son enfant, passant ainsi à côté de très réels problèmes psychiatriques. Par ailleurs, si c’est la mère qui est plus malade que son enfant, le psychanalyste qui vient de découvrir la dépression chez l’enfant pourra ne pas le voir. Je n’ai pas cessé d’observer des cas comparables pendant des dizaines et même des vingtaines d’années, et j’ai pu constater que la dépression chez l’enfant peut être le reflet de celle de la mère. Il s’en sert pour échapper à la sienne propre, opérant ainsi une réparation et une restauration fausses par rapport à la mère, et compromettant le développement de la capacité personnelle de restitution, car cette restitution-là ne procède pas du sentiment de culpabilité de l’enfant. Toute promotion d’étudiants pleins d’avenir comporte un certain pourcentage de sujets qui ne termineront pas à cause de cette réparation opérée par rapport à la dépression maternelle plutôt que par rapport à une dépression personnelle. Même s’il semble y avoir un talent spécial ou un succès initial, un fond d’instabilité demeure, associée à la dépendance de l’enfant à sa mère, et il arrive qu’une tendance homosexuelle s’y superpose : comme le dit Arnold Haskell dans un livre sur la danse : « Il faut toujours se rappeler qu’il y a une mère derrière tout danseur de ballet ». Les enfants dont je vous parle ont certainement père et mère : ce n’est pas toujours la seule mère qui en est la cause. Il arrive qu’on enregistre des échecs inexplicables chez des adolescents (garçons ou filles) qui semblaient extrêmement doués pour l’étude : leur succès a été absorbé par les besoins de l’un ou l’autre parent ou par les deux. Pour l’adolescent qui essaye d’établir son identité propre, la seule solution est alors l’échec : c’est ce qu’on observe souvent dans le cas du fils qui doit prendre la succession de son père et qui pourtant ne sera jamais capable d’égaler son père dans son rôle d’autorité.

Dans les cas extrêmes, on s’aperçoit que ces enfants sont confrontés à une tâche qu’il n’est pas possible de remplir. Ils doivent d’abord faire face à l’humeur maternelle : s’ils y parviennent, ils n’auront fait que créer une atmosphère dans laquelle ils seront en mesure de démarrer leur propre vie, et on comprend que cette situation puisse être exploitée par le sujet comme une fuite devant l’acceptation de la responsabilité personnelle – partie essentielle du développement individuel. Si l’enfant, aidé par l’analyse, a pénétré jusqu’au niveau de sa culpabilité personnelle, il faut aussi s’occuper de l’humeur maternelle ou paternelle qu’on rencontre là. C’est à l’analyste de reconnaître l’apparition de ces signes dans le transfert, sinon l’analyse échouera en raison même de son succès. Je décris là un phénomène évident.

En règle générale, la mère ou le père de l’enfant a une personnalité dominante. Pour employer le langage analytique, nous dirons que l’enfant vit dans le cercle de la personnalité parentale et que ce cercle présente des caractères pathologiques. Dans le cas typique de la charmante petite fille – décrit plus haut – la mère trouve dans son enfant la vivacité et la couleur qui l’aideront à lutter contre sa torpeur et sa grisaille intérieures.

Mais il y a bien des cas où les conditions ne sont pas aussi extrêmes, et où les activités de réparation de l’enfant peuvent tout de même être personnelles, malgré la menace constante de voir la mère dérober le succès de l’enfant et par conséquent la culpabilité sous-jacente. On obtient souvent des résultats cliniques spectaculaires dans ces cas en remplaçant activement le parent au début de la psychothérapie de l’enfant. Lorsque le pronostic est bon, on peut prendre le parti de l’enfant contre les parents tout en obtenant et en conservant leur confiance.

Je fus un jour appelé en consultation dans une École Normale de Professeurs auprès d’une étudiante menacée d’expulsion pour avoir brusquement donné un coup de pied dans la cheville d’une camarade. Je trouvai une fille qui avait dû supporter toute sa vie la dépression de sa mère et qui à la fin de sa vie d’étudiante avait atteint le véritable problème : « sa propre vie ou celle de sa mère ? » Je gagnai d’abord la confiance de la mère tandis que je m’interposais entre elle et sa fille. Celle-ci fut reprise au Collège, termina bien ses études et trouva du travail en dehors de chez elle. Elle réussit très bien et elle est maintenant professeur titulaire. C’est un cas limite : sans mon intervention, elle aurait échoué, aurait fait de la dépression ou bien elle aurait mis en scène un faux succès, après avoir abandonné tout espoir de réussir une vie indépendante en dehors de l’humeur pesante de sa mère veuve, érigée en système organisé.

C’est dans ce domaine qu’on enregistre les succès les plus spectaculaires de la vie professionnelle ; on peut en tirer un enseignement pour le psychanalyste qui, en début de carrière, peut être aisément dupé en s’imaginant que le succès précoce d’un traitement est dû à ses interprétations, alors qu’en fait, ce qui a été important est qu’il s’est substitué à un parent bon mais déprimé. En dépit d’un succès précoce, les difficultés habituelles sont à venir, et elles embrassent aussi la découverte par le malade de son propre sentiment de culpabilité. Au départ, le point important est que l’analyste n’est pas déprimé et que le malade peut « se trouver » parce que l’analyste ne lui demande pas d’être sage, propre ou docile, et qu’il n’a pas même besoin de pouvoir lui enseigner quoi que ce soit. Le malade peut suivre le rythme qui lui est propre. S’il en a besoin, il peut échouer : il a tout son temps et une sorte de sécurité locale. Ces détails extérieurs au traitement sont les conditions préalables pour que le malade découvre son propre sens de l’amour, avec l’inévitable complication de l’agression et de la culpabilité, découverte qui seule peut donner le sens de réparation et de restauration. Il se peut aussi que le malade arrive à l’analyse ayant à peine amorcé la découverte de sa culpabilité propre ou n’ayant pas encore atteint son agressivité qui est du domaine de l’amour primitif, et ce, en dépit de la bonne impression qu’il produit.

Cette relation entre le malade et l’humeur de l’environnement intéresse beaucoup ceux qui travaillent avec des groupes. Dans certains cas, on peut faire une comparaison utile entre l’humeur du groupe – sur laquelle le malade exerce une certaine emprise – et celle de sa mère, lorsqu’il était petit enfant – contre laquelle il ne pouvait rien faire d’autre qu’accepter l’état de fait et se trouver « inclus » dans les défenses maternelles contre la dépression. Dans d’autres cas, un des membres du groupe ne peut s’insérer en raison de son trop fort besoin de défendre son individualité ou de lutter pour l’acquérir.

Le groupe peut être une famille et je dirais même qu’il est très important pour la vie de famille que chacun de ses membres puisse atteindre avec sécurité et d’une manière personnelle cette position dépressive, afin que l’humeur de la famille puisse aussi trouver sa place, car elle est un facteur commun dans la vie des individus qui la composent. Il en va de même pour toute participation à une culture. Quand un membre d’une famille ou d’un groupe ne peut s’associer à ses activités de réparation, c’est, soit manifestement pathologique, soit un signe d’appauvrissement du groupe ou de la famille, et par contre, c’est un signe d’appauvrissement de la vie de l’individu, s’il n’est capable de participer qu’à des activités qui sont spécifiquement des activités de groupe. Dans le premier cas – incapacité de participer – l’individu devra construire sa propre voie d’accès, avant de s’insérer. Dans le cas où le groupe lui est indispensable, il semblera tout d’abord être un membre actif, mais sa coopération tournera court : il reste jusqu’à un certain point dans la situation de l’enfant impliqué dans le monde intérieur maternel, avec la perte de responsabilité qui en résulte.

Il me semble que la Société de Psychanalyse est elle-même une application pratique de ces idées : je pense à l’opinion de Glover (1945, 1949), qui a le sentiment que certains analystes (tels que Mélanie Klein et ses disciples) décrivent des fantasmes comme étant ceux de leurs malades, alors qu’ils sont en réalité ceux des analystes eux-mêmes. Tout analyste sait d’avance qu’il devra distinguer ses propres fantasmes de ceux de ses malades, et on pense généralement que ce sont les psychanalystes qui sont le mieux placés pour voir clair dans ce domaine. Il m’est difficile d’admettre que des idées qui apparaissent régulièrement dans mon travail – qu’il soit psychanalytique ou non – sont des idées subjectives. Cependant, je reconnais que, à moins d’être subjectives, les idées ne peuvent relever d’une observation objective (cf. Whitehead : « Le matériel et les conditions à partir desquels le clinicien doit échafauder une connaissance structurée est un défi permanent à sa capacité de conceptualiser et à ses facultés d’observation »). Il est cependant important de découvrir ce que suggère une remarque, comme celle de Glover, à propos de la subjectivité des fantasmes que nous rapportons, et qui n’appartiendraient pas en réalité à nos malades. On doit d’abord se demander si l’analyse de la position dépressive a été mal formulée, rendant les idées inacceptables en raison de la façon de les présenter ? (cf. Brierley, 1951). A-t-on par exemple suffisamment insisté sur la nécessité pour chaque analyste de partir de zéro pour tout redécouvrir ? Il faut, de toute façon, distinguer clairement entre la valeur des idées et le sentiment que leur présentation a suscité.

Quoi qu’il en soit, il est toujours nécessaire de considérer le problème sous l’angle de l’idée avancée dans cet article.

Si je revendique le droit de décrire les fantasmes de mes malades, il est normal qu’on exige de moi que je sache que les malades produisent parfois le genre de choses qu’ils sentent que j’aime recevoir. Plus mon attente est inconsciente et plus cela est vrai. Il y a quelque temps, un malade était persuadé que j’appréciais particulièrement le matériel anal, et bien entendu, il m’en fournissait abondamment. Cela dura un certain temps avant de s’extérioriser et avant qu’il accède à son véritable sentiment anal personnel. D’autres malades agissent de façon analogue en extériorisant ou en dissimulant un fantasme de leur monde intérieur, parce qu’ils éprouvent le besoin de me délivrer d’une dépression supposée ou au contraire de l’empirer. Dans le transfert, une dépression parentale a été ravivée. Si je veux absolument être objectif en présence des idées que mes malades se font de leur « monde intérieur » et des forces ou objets bons et mauvais qui s’y affrontent, il me faut être capable de discerner ce qui est élaboré pour moi de ce qui est véritablement propre au malade. Je suppose que les analystes « jungiens » sont enclins à recevoir des rêves de type « jungien » tandis que les « freudiens » ne reçoivent que rarement ce genre de constructions mystiques.

Dans ce groupe scientifique, nous avons un fonds commun de théorie et c’est par rapport à un sentiment commun de culpabilité que nous formons un groupe et offrons un cadre à l’activité de réparation. Chaque membre est concerné par l’humeur de la Société, et peut participer au besoin de restauration du groupe qui relève des angoisses dépressives du groupe. Mais, ce qui est le plus important pour la restauration du groupe, c’est de permettre à chacun de ses membres d’atteindre sa culpabilité et ses angoisses dépressives personnelles. Chaque membre de notre Société doit atteindre sa propre maturité, à son allure à lui, et structurer son propre sens de la responsabilité, authentiquement fondé sur la conscience personnelle qu’il a de ses propres pulsions d’amour et de leurs conséquences.

Résumé

Le besoin de réparation d’un individu peut plus souvent être rattaché au sentiment de culpabilité ou à l’humeur dépressive d’un parent qu’à son propre sentiment de culpabilité. La participation d’un individu à un groupe est fonction de la façon dont il parvient, ou ne parvient pas, à prendre sa culpabilité à lui, et non celle d’un parent, comme point de départ d’activités de réparation ainsi que d’un effort constructif.