6. Contribution de l’observation directe des enfants a la psychanalyse15 (1957)

Je voudrais parler de la confusion qui pourrait s’établir, à mon avis, si on accepte le mot « profond » comme synonyme de « primitif ».

J’ai contribué à l’étude spécifique de l’observation directe en publiant deux articles qui traitent, l’un, de la manière dont le nourrisson entre en contact avec un objet (Winnicott, 1941) et l’autre, de l’utilisation des objets et des phénomènes chez le nourrisson pendant la période de transition d’une vie purement subjective au stade suivant (Winnicott, 1951). Chacune de ces publications fournira un matériel utile à l’étude de ma thèse principale, qui est que « profond », au sens analytique du terme, n’est pas la même chose que « primitif », dans le sens de développement du nourrisson.

L’observation des jeunes enfants dans une situation établie

(Pour employer un terme moderne et rejoindre Kris, je dirai qu’il s’agit ici de « recherche active ».)

On peut distinguer chez le nourrisson trois stades principaux dans son approche d’un objet, présenté d’une façon définie telle que je l’ai décrite.

Premier stade : Réflexe initial de préhension ; retrait ;

tension qui accompagne une deuxième préhension, volontaire, et lent passage de l’objet à la bouche.

À ce moment, la bouche s’emplit de salive et l’enfant se met à baver.

Deuxième stade : L’objet est mis dans la bouche ; il est utilisé librement pour une exploration expérimentale, pour jouer, et en tant que chose servant à nourrir les autres.

C’est alors que l’objet tombe fortuitement. Supposons qu’il est ramassé et rendu au nourrisson.

Troisième stade : Le nourrisson se défait de l’objet.

Si l’on étudie ces données en se référant à un exemple, il devient immédiatement nécessaire de connaître l’âge du nourrisson. L’âge typique est celui de onze mois. Le nourrisson de treize ou quatorze mois peut avoir acquis tant d’autres sujets d’intérêt que le point principal en sera obscurci.

À dix mois ou neuf mois, la plupart des nourrissons passeront normalement par ces stades. Toutefois, plus ils seront jeunes, plus ils auront besoin, dans une certaine mesure, de cette coopération subtile que les mères sensibles peuvent apporter et qui soutient sans pourtant dominer. D’après mon expérience, il n’est pas habituel qu’un bébé de six mois exécute clairement la totalité de l’acte physique. À cet âge, l’immaturité est telle que saisir et tenir l’objet et peut-être le porter à la bouche constitue déjà un exploit. L’observation directe montre que le bébé doit avoir une certaine maturité physique et psychologique pour être capable de tirer une jouissance de l’expérience émotionnelle complète.

Lorsque ces phénomènes apparaissent en analyse, que ce soit au cours d’une séance ou bien d’une période qui s’étend sur des jours ou des semaines, il n’est pas possible pour l’analyste de dater ce qu’il observe ou déduit. Pour l’analyste qui passe en revue le matériel offert dans l’analyse, il se peut que les choses se passent comme si les phénomènes que j’ai décrits s’appliquaient à la toute première enfance du patient et même aux premières semaines ou aux premiers jours. Ce matériel peut apparaître dans l’analyse, mêlé à des détails qui appartiennent vraiment à la toute première enfance ou même au moment qui suit la naissance. Il faut que l’analyste apprenne à en tenir compte. Pourtant, c’est dans l’analyse que toute la signification du jeu du nourrisson apparaît, un jeu qui indique l’ensemble du fantasme d’incorporation et d’élimination, ainsi que la croissance de la personnalité par le moyen d’une nourriture imaginaire.

Objets et phénomènes transitionnels

Dans le cas le plus simple, un bébé normal adopte un morceau de tissu ou une couche et ne peut plus s’en passer. Ce phénomène peut apparaître entre l’âge de six mois et celui d’un an, ou plus tard. Dans le travail analytique, son étude nous permet de parler de la capacité de formation symbolique en termes d’utilisation d’un objet transitionnel et il semblerait possible d’appliquer ces idées sous une forme rudimentaire à la toute première enfance. Pourtant, étant donné l’immaturité du nourrisson, il y a un âge avant lequel l’objet transitionnel ne peut en fait exister. Certes, les animaux ont aussi des objets transitionnels et la succion du pouce qui existe au cours de la toute première enfance ne peut cependant avoir pour le nourrisson qui vient de naître la même signification que pour celui de quelques mois – et certainement pas toute la signification qui s’attache à la succion compulsive d’un enfant psychotique de dix ans.

Profond n’est pas synonyme de primitif, parce qu’il faut que le nourrisson ait atteint un certain degré de maturité avant de devenir progressivement capable d’être profond. Cela est évident, presque flagrant, mais je pense qu’on n’y a pas accordé assez d’attention.

Arrivé à ce point, cela nous aiderait si je pouvais définir le mot « profond ». James Strachey (1934), devant le même problème, a écrit :

« Nous ne devrions pas nous inquiéter de l’ambiguïté du terme (interprétation « profonde »). Il n’y a aucun doute qu’il décrit l’interprétation d’un matériel qui est soit génétiquement archaïque et historiquement éloigné de l’expérience actuelle du patient, soit accablé d’un refoulement particulièrement pesant. En tout cas, dans le cours normal des choses, ce matériel est tout à fait inaccessible au moi du patient et éloigné de lui. »

Il paraît accepter les deux mots comme synonymes.

Toutefois, si nous approfondissons le problème, nous voyons que « profond » correspond à un usage variable et « primitif » à un fiait, ce qui rend leur comparaison difficile et d’une signification temporaire. Il est plus profond de parler des relations mère-nourrisson que des relations triangulaires, de parler d’une angoisse interne de persécution que de parler du sentiment de persécution externe. Les mécanismes de dissociation, de désintégration, l’incapacité d’établir un contact, me paraissent plus profonds que l’angoisse dans une relation.

Je pense que lorsque nous employons le mot « profond », nous voulons toujours dire profond dans le fantasme inconscient ou dans la réalité psychique du patient, c’est-à-dire que cela implique son esprit et son imagination.

Dans ses « Remarques préliminaires sur la psychologie psychanalytique de l’enfant », Kris (1951) note : « En appliquant à la première enfance ce que nous savons des mécanismes psychotiques… » Il étudie là, de manière critique, la relation entre la profondeur de l’interprétation dans l’analyse et la possibilité d’appliquer les mécanismes psychotiques à la psychologie primitive du nourrisson. Dans notre travail analytique, nos concepts qui progressent nous permettent d’aller de plus en plus profondément. Nous pouvons observer et utiliser des phénomènes du transfert qui se rapportent à des éléments de plus en plus profonds du développement affectif de nos patients. « De plus en plus profond » implique naturellement « de plus en plus archaïque », mais dans une certaine mesure seulement, car il nous faut tenir compte du fait que, chez nos patients en analyse, il y a eu fusion d’éléments anciens avec des éléments postérieurs.

Nous avons pris l’habitude de formuler des idées sur l’enfance vue à travers ce que nous trouvons dans l’analyse. Cela provient du travail de Freud lui-même. Lorsque nous avons appliqué son travail sur l’origine des psychonévroses à la psychologie de l’enfant qui commence à marcher, cela ne soulève pas de grandes difficultés, bien que, même dans ce domaine, certains analystes aient pu dire des choses qui étaient vraies dans l’analyse et pourtant fausses lorsqu’on les appliquait brutalement à la psychologie de l’enfant.

À mesure que nous utilisons des idées qui nous font pénétrer de plus en plus profondément, nous prenons beaucoup plus de risques en appliquant ce que nous trouvons à la psychologie de la première enfance. Prenons le concept de Klein intitulé « la position dépressive dans le développement affectif ». Il est plus profond, en un sens, que le complexe d’Œdipe, mais aussi plus ancien. L’étude du développement du moi ne nous permet cependant pas d’accepter qu’une chose aussi complexe que la position dépressive intervienne chez un nourrisson de moins de six mois. En fait, il serait plus sûr d’indiquer une date plus tardive. Si nous parlions de la position dépressive comme d’un élément qu’on pourrait trouver chez des nourrissons de quelques semaines, ce serait absurde. Par contre, ce que Mélanie Klein appelle la « position paranoïde » est certainement une chose beaucoup moins élaborée, qui relève presque du talion, et on pourrait peut-être l’observer avant que l’intégration ne soit une réalité de fait. Les observations pratiquées dans les services de pédiatrie sembleraient indiquer que l’attente de représailles peut dater des premiers jours de la vie. Je parlerai donc de la position paranoïde comme d’une position primitive plutôt que profonde.

Quant aux mécanismes de dissociation, relèvent-ils du domaine de la psychologie primitive ou profonde ? Je pense qu’il est important de connaître la réponse car elle pourrait nous donner des indications sur le développement du moi et le rôle joué par la mère. Nous pouvons parler de ce qui est profond comme émanant du nourrisson, mais lorsque nous parlons de ce qui est primitif, nous devons tenir compte de l’environnement qui soutient le moi et qui est un facteur important aux premiers stades d’une dépendance extrême.

Celui qui se livre à l’observation directe de nourrissons doit être prêt à laisser l’analyste formuler des idées sur la toute première enfance, des idées qui peuvent être vraies sur le plan psychique et qui pourtant ne peuvent être démontrées. Il se peut même parfois que l’observation directe prouve que ce qu : a été découvert dans l’analyse ne puisse avoir, en fait, existé au moment indiqué, à cause des limites imposées par l’immaturité. Cette preuve d’inexactitude que fournit l’observation directe n’annule pas pour autant ce qu’on trouve de façon répétée dans l’analyse. L’observation directe fait seulement apparaître que les patients ont antidaté certains phénomènes ; ils ont par conséquent donné à l’analyste l’impression que certaines choses se passaient à un âge auquel elles ne pouvaient s’être produites.

De mon point de vue, certains concepts ont l’air vrai lorsque je pratique l’analyse, mais ils semblent faux lorsque j’observe des nourrissons dans mon service. Kris (1951) continue en disant : * Des observations… effectuées dans un très grand nombre de situations établies confirment l’hypothèse de ceux qui insistent sur l’importance de l’environnement concret pour le développement de l’enfant. » L’environnement concret peut être sous-estimé de manière subtile par nombre d’analystes qui ne manquent pourtant pas d’affirmer qu’ils connaissent ce facteur de l’environnement et en tiennent compte. Il est très difficile d’aller au cœur du débat. Nous devrions néanmoins tenter d’y parvenir dans une discussion comme celle-ci. Si « de plus en plus profondément », formulation à laquelle on parvient par le travail analytique, signifiait de plus en plus archaïque, il serait alors nécessaire d’admettre que le nourrisson immature de quelques semaines pourrait avoir conscience de l’environnement. Or, nous savons que le nourrisson n’a pas conscience de l’environnement en tant qu’environnement, en particulier lorsque celui-ci est bon ou suffisamment bon. Certes, l’environnement suscite des réactions lorsqu’il se présente des carences dans des domaines importants, mais ce que nous, nous appelons un bon environnement est quelque chose qui est considéré comme allant de soi. Aux tout premiers stades, le nourrisson n’en a pas connaissance, du moins une connaissance qui puisse être mise en avant et présentée comme matériel au cours de l’analyse. La conception de l’environnement doit être ajoutée par l’analyste.

Lorsqu’un analyste nous emmène plus profondément dans la compréhension du matériel que présente le patient analysé, il ne suffit pas que l’analyste déclare que l’importance du facteur externe a été reconnue. Si l’on veut formuler une psychologie complète de l’enfant, une psychologie qui peut être soumise à l’épreuve de l’observation directe, l’analyste doit recourir à son imagination pour étoffer de son environnement le matériel le plus ancien que lui offre le patient. Dans l’analyse, cet environnement est sous-entendu, mais le patient ne peut le communiquer parce qu’il n’en a jamais pris conscience. J’ai illustré cela dans la description que j’ai publiée à propos du cas d’un patient qui, dans un moment de repli, éprouvait le sentiment d’être en boule et en train de tourner. J’ai interprété un milieu ambiant qui se trouvait sous-entendu, mais qui ne pouvait être rapporté. Sans environnement, il n’y a pas de survie physique ou affective du nourrisson. Pour commencer, sans environnement, le nourrisson ne cesserait de tomber. Le nourrisson qui est porté, ou qui est dans un berceau, n’a pas conscience qu’on ne cesse de l’empêcher de tomber. Toutefois, un léger défaut dans la manière de le porter suscite chez l’enfant une sensation de chute ininterrompue. Dans l’analyse, un patient peut parler d’un sentiment de chute, qui date des premiers jours, mais il ne peut jamais dire qu’il a été porté pendant cette première étape du développement.

« De plus en plus profondément » nous amène aux racines instinctuelles de l’individu, mais cela ne nous donne pas d’indication sur la dépendance ordinaire et la dépendance qui n’a pas laissé de trace sur l’individu, bien que celles-ci soient caractéristiques du début de la vie.

Je pense que si cette différence essentielle entre profond et primitif était reconnue, il serait plus facile à ceux qui font de l’observation directe et aux analystes de s’entendre. Ce seront toujours les observateurs qui diront aux analystes qu’ils ont appliqué leurs théories à une époque trop reculée. Les analystes, eux, continueront à dire aux observateurs qu’il y a beaucoup plus dans la nature humaine que ce qui peut être observé directement. En fait, il n’y a là aucune difficulté si ce n’est une série de points théoriques à discuter. Dans la pratique, il y a cependant des moments où il est très important que nous sachions ce qui est, ou non, applicable à la toute première enfance.

La psychanalyse a beaucoup à apprendre de ceux qui observent directement, dans l’environnement où ils vivent naturellement, le nourrisson et la mère avec son nourrisson, et le jeune enfant. L’observation directe ne peut pourtant à elle seule construire une psychologie de la première enfance. C’est en coopérant constamment qu’analystes et observateurs seront capables de relier ce qui est profond dans l’analyse à ce qui est primitif dans le développement de l’enfant.

En deux mots : le nourrisson doit évoluer quelque peu à partir de ce qui est primitif, pour atteindre la maturité qui permet d’être profond.

*


15 Intervention au XXᵉ Congrès International de Psychanalyse, Paris, juillet 1957- Première publication, en français, dans la Revue Française de Psychanalyse, 1958, XXII, pp 205-211.