16. Théorie des troubles psychiatriques en fonction des processus de maturation de la petite enfance 42 (1963)

Je me propose de suivre le principe dominant de la théorie générale de Freud selon laquelle l’étiologie de la psychonévrose doit être recherchée dans le complexe d’Œdipe ; cela signifie par conséquent qu’il nous faut considérer les relations interpersonnelles entre trois personnes qui font partie du monde de l’enfant à l’âge des premiers pas. Je crois profondément à cette théorie. Il y a quarante ans que je travaille à partir de ces bases et, comme la plupart des psychanalystes, je crois que l’apprentissage de la technique psychanalytique doit s’effectuer en fonction de cas qui peuvent être traités par la technique classique, c’est-à-dire une technique conçue précisément pour cela : l’analyse des psychonévrosés.

Dans notre travail de contrôle avec les étudiants, c’est lorsque l’étudiant analyste a un cas intéressant que nous sommes le plus à l’aise. En fait, une bonne analyse ne peut se faire qu’à partir d’un cas valable. Si le cas n’est pas bon (n’est pas psychonévrotique), nous ne pouvons pas évaluer en bien ou en mal les efforts de l’étudiant pour apprendre la technique fondamentale de notre métier.

Catégories de cas possibles

Nous savons cependant tous que dans notre travail de praticien, une fois que nous avons obtenu une qualification d’analyste, nous ne pouvons nous confiner à l’analyse des psychonévrosés. Pour commencer, alors que notre travail devient profond et plus complet, nous découvrons les éléments psychotiques (puis-je me permettre d’utiliser ce terme ?) présents chez nos patients névrosés. Si nous passons directement aux idées plus élaborées de ma thèse, nous découvrons que parfois les fixations prégénitales de nos patients psychonévrosés existent pour elles-mêmes et pas seulement comme des phénomènes régressifs groupés dans une organisation défensive vis-à-vis des angoisses qui proviennent du complexe d’Œdipe à proprement parler.

Il ne nous est pas toujours possible d’établir un diagnostic correct, au début. Certaines dépressions réactionnelles s’avèrent plus graves qu’on aurait pu le déceler. Dans le cas de l’hystérie, en particulier, des éléments psychotiques ont tendance à apparaître éventuellement au fur et à mesure que l’analyse progresse. Et il y a le très réel cauchemar de la personnalité « comme si », que personnellement j’appelle le faux « self », qui aux yeux du monde se présente bien mais que notre traitement doit dépasser pour remonter jusqu’à la dépression qui est niée. Dans ces cas de faux « self », notre traitement rend malades des gens qui réussissent et parfois nous ne pouvons que les laisser malades. Qui sait si la situation n’aurait pas été pire sans nous ? Peut-être se seraient-ils tués, ou peut-être auraient-ils mieux réussi tout en devenant de plus en plus irréels pour eux-mêmes. Il arrive aussi qu’on nous demande, en tant que psychothérapeutes, de traiter des personnes franchement psychotiques et que nous les acceptions dans le cadre de la recherche. Mais alors que faire ? Pouvons-nous utiliser la technique psychanalytique ?

Application plus large de la technique psychanalytique

Personnellement, je crois que nous le pouvons, à condition d’accepter une modification de la théorie de l’étiologie des troubles. Nous n’arriverons pas toujours à guérir, mais nous aurons en tout cas le sentiment que nous faisons un travail honnête.

L’approfondissement du travail d’interprétation

Si je veux exposer mes vues brièvement, il me faut surmonter une complication très importante qui est celle-ci : il est possible d’effectuer un travail de plus en plus profond en employant la technique classique, grâce à une connaissance sans cesse accrue des mécanismes mentaux et à sa mise en œuvre. Je pourrais me contenter de parler de cet élargissement du travail psychanalytique, mais je préfère expliquer ce que j’entends par là.

La psychanalyse classique peut se faire pour un cas psychonévrotique bien choisi, simplement en interprétant l’ambivalence lorsqu’elle se manifeste dans la névrose de transfert. (Ce genre de cas se raréfie, du moins en Angleterre, car il semble que les patients aient déjà effectué ce travail sur eux-mêmes en lisant et en assimilant le courant culturel général qui s’exprime ouvertement dans des romans et des pièces de théâtre, mais aussi dans la revalorisation moderne des vieux maîtres – Shakespeare, Léonard de Vinci, Beethoven, etc.).

Nous en venons ensuite à l’analyse de la dépression. Dans le diagnostic de la dépression, nous présupposons une organisation et une force du moi. L’analyse d’une dépression implique une compréhension des mécanismes mentaux de l’introjection et la théorie d’une réalité psychique intérieure, localisée (selon le fantasme du patient) dans le ventre ou dans la tête, ou d’une façon ou d’une autre dans le « self ». L’objet perdu est introduit dans cet endroit interne et y est soumis à la haine jusqu’à ce que la haine soit épuisée. La guérison d’un deuil ou d’une dépression intervient spontanément dans le deuil et souvent spontanément dans la dépression réactionnelle. Dans la pratique, cet élargissement de la théorie conduit à des développements qui naissent de l’étude du monde des phénomènes internes. Et la fin d’une dépression peut survenir avec l’expulsion d’une sombre masse fécale ou par le moyen de l’ablation chirurgicale d’une tumeur, ou sous la forme de quelque rêve qui l’atteint jusque dans son symbole.

Réalité psychique personnelle localisée à l’intérieur

L’analyse de la dépression et de l’hyponcondrie nous conduit donc à un élargissement qui se fonde sur l’étude de toutes les fonctions physiques, y compris celle des intestins. L’introjection et la projection deviennent des mécanismes mentaux qui ont leur origine dans l’élaboration de l’ingestion et de l’élimination.

Freud, Abraham et Klein ont découvert là un monde nouveau pour l’analyste praticien. La technique de l’analyse n’en a pas été affectée.

L’analyste est commis alors non seulement dans une étude de la haine et de l’agressivité, mais aussi une étude de leurs conséquences dans la réalité psychique intérieure du patient. On peut taxer ces conséquences d’éléments bons et persécuteurs, qui requièrent d’être traités au sein de ce monde intérieur inaccessible. L’humeur dépressive devient, en fait, un élément clinique qui indique une éclipse temporaire de tous les phénomènes intérieurs. La guérison de la dépression consiste en une disparition soigneusement contrôlée du brouillard, tandis que, çà et là dans le monde intérieur, les éléments bons et persécuteurs peuvent être admis sans risque à cohabiter et à lutter.

Mécanismes de projection et d’introjection

C’est là que s’ouvre un domaine nouveau pour le travail de l’interprétation, à cause de l’échange des éléments qui s’accumulent dans la réalité psychique intérieure et dans la réalité extérieure (ou réalité partagée). Cela forme un aspect important de la relation de l’individu au monde et doit être accepté comme ayant une importance comparable aux relations objectales qui se fondent sur le fonctionnement du ça.

En outre, l’alternance clinique entre l’hypocondrie et les illusions concernant les éléments persécuteurs devient maniable en tant que concept, car elle représente des expressions introjectées et projetées de la même réalité, à savoir la tentative de maîtriser, ou l’impossibilité de maîtriser, les éléments persécuteurs dans le monde personnel intérieur de l’individu.

À partir de là, dans le cadre de la technique classique, l’analyste s’aperçoit qu’il peut interpréter la manière dont les facteurs bons et persécuteurs dépendent respectivement, quant à leur origine, des expériences instinctuelles, pour ce qui est de leurs aspects satisfaisants ou non.

Relation objectale

De la même manière, l’analyste va plus profondément dans ses interprétations de l’instauration de la relation objectale chez l’individu. Il existe des aspects primitifs de cette relation avec, entre autres, clivage de l’objet dans le but d’éviter l’ambivalence et, également, clivage de la personnalité pour correspondre au clivage de l’objet. De même, lorsque la pulsion instinctuelle sert à établir une relation avec un objet partiel, ou ce qui ne peut se concevoir que comme un objet partiel, il apparaît des craintes de représailles grossières qui font que l’individu se replie à l’écart des relations objectales. On peut observer tous ces éléments dans le matériel analytique, particulièrement lorsque le patient affronte un matériel psychotique et qu’il est un cas-limite.

Il nous faut tenter d’intégrer tous ces éléments à notre compréhension lors de l’utilisation de la technique analytique classique, de façon que l’interprétation puisse être donnée si le patient est prêt à recevoir des interprétations de cette nature.

L’état du moi du patient

Parvenus à ce stade de mon exposé, vous éprouvez peut-être, en tant que cliniciens, une certaine tension. Je l’espère, parce que cela s’explique.

C’est à ce moment que se pose la question de savoir dans quel état est le moi du patient ? Quelle est la dépendance à l’égard du soutien du moi ? Comment l’analyste peut-il savoir quel degré de réponse intellectuelle – plutôt que d’affect – sera évoqué par des interprétations de cette nature à un moment donné ? Si l’interprétation est incompréhensible à ce moment-là, quelle qu’en soit la raison, le patient se sent désespéré ; il peut éprouver le sentiment d’être attaqué, détruit et même réduit à néant.

À partir de là, nous en arrivons à une étude de la psychologie du moi, à une définition de la structuration et de la force du moi, de sa rigidité ou de sa flexibilité et de sa dépendance.

Le nourrisson et les soins

Dans l’analyse de cas-limite, il se peut que nous interprétions d’une façon que l’on pourrait appeler de plus en plus profonde, mais ce faisant, nous nous éloignons davantage du petit enfant dont on retrouve l’état chez le patient. Car un nourrisson est un petit enfant, faisant l’objet de soins, un être dépendant, d’une dépendance absolue au début. Et il n’est pas possible de parler d’un nourrisson sans parler en même temps des soins maternels et de la mère.

Soins maternels et santé mentale

Il en découle directement ce que je juge essentiel : à mon avis, nous sommes dans la voie tracée par Freud lorsque nous établissons un lien direct entre la première enfance (c’est-à-dire le nourrisson qui est soigné et dans un état de dépendance absolue) et les troubles psychiatriques les plus primitifs, ceux que l’on groupe sous le terme de schizophrénie. L’étiologie de la schizophrénie nous ramène non vers le complexe d’Œdipe (qui n’a pas été atteint ou pas entièrement), mais à la relation duelle, à la relation du nourrisson avec la mère avant que le père ou un autre tiers n’entre en scène.

En fait, nous en venons à la vie du nourrisson en relation avec des objets partiels, ainsi qu’au nourrisson dépendant, mais qui n’est pas capable de connaître la dépendance. Les bases de la santé mentale de l’individu, en ce qui concerne l’absence de maladie psychotique, sont édifiées conjointement par le nourrisson et la mère aux tout premiers stades de la croissance du nourrisson et des soins maternels.

Le moi dans la première enfance

Quels sont les éléments principaux qui interviennent dans la croissance affective du nourrisson au cours des premières semaines et des premiers mois (et qui se consolident aux stades ultérieurs) ?

Il y en a trois, entre autres, qui sont :

l’intégration,

la personnalisation,

la relation objectale.

Le moi du nourrisson est très fort, mais seulement grâce au soutien du moi que lui donne une mère suffisamment bonne, capable de transformer son « self » tout entier pour s’adapter aux besoins du nourrisson, puis d’abandonner progressivement cette position lorsqu’il est nécessaire pour lui qu’elle s’adapte de moins en moins étroitement. Sans ce soutien du moi, le moi du nourrisson est informe, faible, facilement bouleversé et incapable de se développer selon les données du processus de maturation.

Nature du trouble psychiatrique

Le langage employé habituellement pour décrire la maladie psychiatrique indique que le patient n’a pas réussi à établir ces positions spécifiques ainsi que d’autres positions infantiles. Les personnalités se « désintègrent », les patients « sont privés de la capacité de loger dans leur corps » et d’accepter leur peau comme limite et ils deviennent « incapables d’établir des relations objectales ». Ils « se sentent irréels » par rapport à l’environnement et ils « éprouvent le sentiment que l’environnement est irréel ».

La question est la suivante : jusqu’à quel point les psychiatres ont-ils le sentiment qu’il est exact que les troubles soignés par eux sont, dans une certaine mesure, des échecs qui correspondent aux réussites propres à la vie de tout nourrisson bien portant ?

Les sources de mes idées personnelles

Cette manière d’envisager le développement dérive du concours de plusieurs types d’expérience. En ce qui me concerne, j’ai eu, en tant que pédiatre, de nombreuses occasions d’observer les nourrissons avec leur mère et je me suis attaché à faire décrire par un grand nombre de mères la manière de vivre de leur nourrisson au cours des premiers stades, avant qu’elles ne perdent le contact avec ces choses intimes. (S’il m’était donné de pouvoir recommencer, je travaillerais en observant des prématurés, mais cela ne m’a pas été possible). Ensuite, j’ai eu une analyse personnelle qui m’a ramené vers le territoire oublié de ma propre enfance. Ma formation psychanalytique a suivi, et les cas qui ont été à la base de cette formation m’ont mené à des mécanismes infantiles précoces, tels qu’ils se manifestent dans les rêves et dans les symptômes, et l’analyse des enfants m’a donné sur l’enfance le point de vue de l’enfant.

Puis, j’en suis venu à l’analyse de patients qui s’avéraient être des cas-limite ou qui venaient pour me faire toucher et transformer la partie de leur personnalité qui était aliénée. C’est ce travail avec des cas-limite qui m’a conduit (que cela m’ait plu ou non) à la condition humaine première, c’est-à-dire aux premiers stades de la vie de l’individu plutôt qu’aux mécanismes mentaux de la toute première enfance.

Illustration clinique

(L’élément caractéristique de la séance de lundi qui a précédé celle rapportée ici fut que la jeune patiente arriva chargée de provisions d’épicerie. Elle avait découvert les boutiques situées près de mon cabinet de consultation et en était très contente. Cela constituait une évolution naturelle de son exploration progressive, au sein de sa relation avec moi dans le transfert, de ce qu’elle appelait sa gloutonnerie. Elle avait même dit que venir à l’analyse, c’était venir à un repas. Cette déclaration avait fait l’objet d’une longue préparation qui se faisait jour dans les commentaires touchant son anorexie qui alterne avec une libidinisation très poussée d’un repas vraiment bien préparé et bien servi).

Le mardi, Mlle X. était sur le divan et, comme d’habitude, elle s’était couverte de la tête aux pieds avec une couverture ; elle s’était couchée sur le côté, face à moi. (Dans son analyse, je suis assis à son côté, mais au niveau des coussins). Rien ne se passa. Elle n’était pas angoissée, moi non plus. Nous parlâmes à bâtons rompus de diverses choses, mais aucun sujet ne fut développé. À la fin, Mlle X… fut contente de partir. Cette séance l’avait rendue heureuse.

Il s’agit d’une analyse qui présente une évolution très constante dans le processus analytique et je n’étais nullement dérouté, malgré le fait que je ne savais pas et ne pouvais pas savoir exactement ce qui se passait.

Le lendemain, mercredi, Mlle X… se couvrit de la manière habituelle. Ce jour-là, elle parla beaucoup, s’excusant à demi de ce qu’il ne paraissait pas y avoir de matériel à analyser. Nous eûmes une conversation sur un concours hippique ; comme il s’était trouvé que nous avions regardé le même concours à la télévision, je pris part à la conversation d’une manière naturelle, ne sachant pas ce qui se passait. Elle me déclara que les Anglais se contentaient de laisser sauter leur cheval et que, lorsque cela réussit, ce qui arrive souvent, c’est simplement parce que le cheval est très bon. Les Allemands, au contraire, calculent tout, y compris le nombre de pas nécessaires au cheval avant qu’il ne saute chaque obstacle. À la fin, il apparut que ce qui l’impressionnait le plus dans le concours hippique, c’était le dressage des chevaux.

C’est à ce moment-là que mon attention s’éveilla, car je savais que Mlle X… s’intéressait à la formation des analystes. Elle avait été analysée pendant plusieurs années avant de découvrir que son analyste n’était pas qualifié et elle avait beaucoup lu avant de se risquer à une seconde analyse et de me choisir. Je découvris qu’elle avait lu assez complètement mes écrits et après avoir décidé que je serais son analyste, elle avait attendu très longtemps plutôt que de prendre quelqu’un d’autre comme thérapeute.

La séance était maintenant aux trois quarts terminée et le travail s’effectua dans les dernières minutes, comme cela arrivait souvent avec elle.

Elle me fit alors part d’un rêve concernant un peintre : elle m’avait parlé une semaine auparavant de ses œuvres. Ses peintures sont vraiment très bonnes et il n’est pas encore connu. Dans le rêve, elle allait acheter un tableau, peut-être l’un de ceux qu’elle avait vus dans l’exposition originale, mais il avait maintenant peint de nombreux tableaux et il avait changé. Ses premières peintures ressemblaient à celles d’un enfant. Elle aurait préféré acheter un tableau d’enfant. Toutefois, tous les tableaux récents étaient calculés et élaborés et l’artiste ne pouvait même plus se souvenir des premiers tableaux. Elle en dessina même un, mais cela ne lui rappelait rien.

Lorsque je lui dis que ce rêve faisait suite au thème de la technique du concours hippique et du sujet de la formation et de la perte de la spontanéité, elle vit immédiatement qu’il en était ainsi et cela lui fit plaisir. Elle développa ce thème de promesse à l’origine et de technique pratique aboutissant à un produit fini.

Cela donna tout son sens à la séance précédente qui, dit-elle, avait été importante, et même cruciale. Dans la soirée, elle y avait pensé et maintenant, elle s’en souvenait. Voilà ce qui s’était passé.

Dans l’analyse précédente, elle avait rapidement atteint le point où elle se trouve maintenant, dans son analyse avec moi. L’analyste précédent n’était toutefois pas capable de laisser les choses évoluer. Lorsqu’elle était, par exemple, étendue et tranquille, il lui disait de s’asseoir ou il adoptait une autre façon de faire et elle perdait rapidement le contact avec le processus qui avait commencé en elle. Il lui fallut quelques années pour reconnaître que c’était la technique de l’analyste qui ne convenait pas à son cas et, finalement, elle avait découvert qu’il n’était pas qualifié. Même s’il avait été un analyste qualifié, il n’aurait peut-être pas été capable de satisfaire ses besoins, qui étaient ceux d’un patient psychotique (ceci bien qu’elle ne soit pas aussi malade que de nombreux schizophrènes qu’elle a connus, avec lesquels elle a vécu et qu’elle a essayé d’aider).

Au cours de la séance sans histoire de la veille, elle avait atteint ce stade et surmonté une difficulté. D’un côté, elle aurait été soulagée de découvrir que son analyse avec moi, qui avait également bien commencé, échouerait également. C’aurait été vraiment dommage et cela se serait terminé par un suicide, mais c’est ce que l’expérience lui avait appris et elle était capable de se sentir comme engourdie et d’éviter la douleur tout en. vivant ce qui correspondait à son attente. Elle pouvait même éprouver dans ce cas une certaine puissance du fait qu’elle connaît la vérité à l’avance.

Mais au cours de cette séance elle avait pris conscience que l’analyse n’allait pas échouer de la manière habituelle, qu’elle irait de l’avant et prendrait tous les risques, qu’elle laisserait ses sentiments évoluer et souffrirait peut-être profondément. C’est pourquoi elle avait trouvé très satisfaisante cette séance du mardi et en éprouvait de la reconnaissance.

Elle fit ensuite ce qui lui arrive parfois, car elle en est capable grâce à sa perspicacité (insight) : elle me donna un aperçu utile quant au rôle de l’analyste dans le traitement des patients qui redoutent la désintégration. Elle me fit remarquer que ces patients ont absolument besoin que l’analyste soit tout-puissant. C’est là qu’ils diffèrent des psychonévrosés. Ils ont besoin que l’analyste sache, et leur dise, de quoi ils ont peur. Eux-mêmes le savent constamment, mais l’essentiel c’est que l’analyste le sache et le dise. Il se peut que le patient dise et fasse des choses pour tromper l’analyste, mettant ainsi encore à l’épreuve l’aptitude de ce dernier à voir le point principal sans qu’on le lui désigne.

Ensemble, nous ajoutâmes l’explication que c’est la propre omnipotence, et omniscience, du patient que l’analyste doit prendre en charge afin que le patient puisse, en ressentant du soulagement, se laisser aller à se décompenser, se morceler et vivre la désintégration la plus pénible ou le sentiment d’anéantissement.

Il en découle qu’un patient schizoïde est crédule. N’importe qui peut se présenter, un charlatan, un guérisseur utilisant la foi et la prière, un thérapeute qui fait de l’analyse. Il suffit de lui dire : « Je sais comment vous vous sentez et je peux vous guérir ». Le patient se laissera prendre. C’est la première phase et la personne qui s’adresse ainsi à lui n’a pas nécessairement reçu de formation ; il peut s’agir en fait d’un imbécile ignorant ou d’un charlatan. Puis vient la mise à l’épreuve, la désillusion du patient et le repli vers un désespoir nouveau qui est si familier qu’il est presque le bienvenu. Pour amener le patient à la phase suivante, il faut que l’analyste ait une expérience professionnelle qualifiée ou bien qu’il ait une théorie structurée, une personnalité adulte et une attitude ferme envers le patient et le traitement. Certains analystes peuvent ne pas aimer cet aspect de leur travail car il ne requiert pas d’habileté.

Le jour suivant, le jeudi, Mlle X… arriva un quart d’heure en retard, ce qui était très rare dans son analyse. La voiture n’était pas arrivée à l’heure, mais elle m’avoua que ce n’était pas une explication suffisante car elle avait rêvé qu’elle était en retard pour la séance de ce jour. J’interprétai alors en disant que quelque chose avait changé, de sorte qu’elle manifestait maintenant une relation ambivalente avec moi et avec l’analyse. Elle fut d’accord là-dessus et me déclara qu’elle était, en fait, particulièrement désireuse de venir car elle était vraiment heureuse de l’analyse des derniers jours. D’une façon évidente, il devait y avoir un autre facteur qui s’opposait à son désir de venir.

Ce qui se passa durant la séance fut un nouvel exposé des difficultés à venir. On découvrirait qu’elle pouvait être excessivement gloutonne : nous examinâmes cette question et j’interprétai en disant que cela signifiait que son appétit comportait un élément compulsif. (Nous avions déjà travaillé sur ce sujet). Elle sait que ce qui sera difficile, c’est que je parvienne à mener l’analyse lorsqu’elle atteindra toute sa capacité de me revendiquer, moi et tout ce qui m’appartient. Le vol apparaît ici et je me rappelai qu’elle m’avait emprunté un livre le lundi précédent.

D’un autre côté, et je le lui fis remarquer, elle s’était acquittée immédiatement la veille en me donnant un aperçu utile du rôle de l’analyste dans l’analyse des patients schizoïdes.

Nous avions une grande quantité de matériel disponible se rapportant à la dévoration de l’analyste (la boutique de l’épicier, etc.) et je fus heureux de ne pas avoir interprété le sadisme oral à ces premiers stades car l’interprétation importante, qui pouvait maintenant être acceptée, était celle d’une gloutonnerie compulsive en rapport avec une tendance antisociale. Ceci se rattache à la privation affective.

Le nourrisson dépendant

Pour formuler à nouveau l’expérience de la petite enfance, je m’aperçois que je dois parler en termes de dépendance et, en fait, je tiens maintenant pour douteux tous les exposés concernant les mécanismes mentaux primitifs qui ne tiennent pas compte du nourrisson inséré dans le comportement et l’attitude de la mère.

Les tendances innées

Cela m’amène à une définition de la première enfance. Dans la prime enfance, le processus de croissance appartient au nourrisson et il est la somme des tendances innées, y compris le processus de maturation. Le processus de maturation ne devient effectif, chez chaque nourrisson, que dans la mesure où il existe un environnement favorable. L’étude de l’environnement favorable est presque aussi importante, au début, que celle du processus individuel de maturation. La caractéristique du processus de maturation est une tendance à Y intégration, qui en vient à signifier quelque chose de plus en plus complexe au fur et à mesure que le nourrisson se développe. La caractéristique de l’environnement favorable, c’est l’adaptation, qui commence presque à cent pour cent et se transforme en une désadaptation progressive correspondant aux développements nouveaux chez le nourrisson qui font partie des modifications sur la voie de l’indépendance.

Lorsque l’environnement favorable est suffisamment bon (cela signifie toujours qu’il y a une mère qui se consacre d’abord à sa tâche de soins maternels, ne recouvrant que progressivement l’indépendance de sa personne), le processus de maturation a alors ses chances. Il en résulte que la personnalité du nourrisson parvient à un certain degré d’intégration, tout d’abord à l’abri du soutien du moi (l’adaptation de la mère), pour aboutir, avec le temps, à une intégration de plus en plus indépendante.

Comme je l’ai dit, au cours de ces premières semaines, de ces premiers mois, de ces premières années, le petit enfant devient également capable d’établir une relation objectale, il s’établit dans son propre corps avec son fonctionnement corporel, et éprouve un sentiment de je suis, et il est prêt à rencontrer tous ceux qui se présentent.

Chez l’individu, ces développements, qui se fondent sur les processus de maturation, constituent la santé mentale. C’est le contraire, ou l’inversion, de ces mêmes processus qu’il nous faut observer si nous voulons comprendre le trouble de la personnalité de type schizoïde.

Modifications de la technique

L’élément important qu’il me reste à décrire est la modification de la technique requise lors du traitement d’un cas-limite. La base du traitement est la technique classique, mais des éléments qui sont considérés comme allant de soi dans la psychanalyse des psychonévrosés deviennent la pierre angulaire de la technique modifiée.

En psychanalyse, la situation va de soi. L’analyste se comporte comme il faut, se consacre aux sujets d’intérêt du patient au cours de la séance d’analyse, ignore tout sauf les éléments essentiels, c’est-à-dire les détails de la névrose de transfert. Il croit en son patient et lorsqu’il y a tromperie, il croit aux raisons qu’a le patient pour tromper l’analyste.

Lorsque le psychonévrosé se réfère à ces questions, l’analyste sait que le patient trouve dans la situation analytique des éléments auxquels il peut se fier et qu’il a déjà vécus dans le passé. Le psychonévrosé a une certaine capacité de croire en l’analyse, en raison de son vécu ; ses doutes proviennent de ses sentiments d’ambivalence.

Ce que je viens de dire ici des psychonévrosés est également vrai des dépressifs, sauf dans la mesure où il se présente des traits schizoïdes.

Lorsqu’un psychanalyste travaille avec des personnes schizoïdes (qu’on appelle cela psychanalyse ou non), l’interprétation basée sur la compréhension profonde (insight) devient moins importante, alors que le maintien d’une situation adaptée au moi est essentiel. C’est la première fois qu’on vit une situation à laquelle on peut se fier et il ne s’agit pas de quelque chose dont on se souvient et qui est vécu à nouveau dans la technique de l’analyste.

Les risques de la dépendance

La dépendance prend une forme qui est exactement semblable à celle du nourrisson dans la relation mère-nourrisson, mais il se peut que le patient prenne longtemps pour y parvenir parce qu’il met l’analyste à l’épreuve sous de nombreuses formes ; des expériences précédentes l’ont en effet rendu circonspect. Il est (et on peut le comprendre) très douloureux pour le patient d’être dépendant, sans être, en fait, un nourrisson ; les risques qui doivent être pris dans la régression vers la dépendance sont vraiment très grands. Le risque n’est pas tant que l’analyste meure, mais qu’il devienne soudainement incapable de croire à la réalité et à l’intensité de l’angoisse primitive du patient : une peur de la désintégration ou de l’anéantissement ou de la chute sans fin.

La fonction de maintien (holding)

Vous verrez que l’analyste maintient le patient et que cela s’exprime souvent dans la transmission, à l’aide de mots et au moment approprié, d’un élément qui montre que l’analyste connaît et comprend l’angoisse extrêmement profonde qui est vécue ou prête à être vécue. Occasionnellement, il faut que le maintien s’exprime physiquement, mais je pense que c’est seulement parce qu’il y a un retard dans la compréhension de l’analyste, compréhension qu’il peut utiliser pour verbaliser ce qui se passe.

Il y a des moments où vous promenez votre enfant dans vos bras parce qu’il a mal aux oreilles. Des mots réconfortants sont inutiles. Il y a probablement des moments où un patient psychotique a besoin d’être tenu physiquement ; mais, en fin de compte, c’est la compréhension et l’empathie qui seront nécessaires.

Comparaison des techniques

Dans un cas psychonévrotique, l’analyste doit interpréter l’amour et la haine lors de leur apparition dans la névrose de transfert et cela signifie qu’on ramène ce qui se passe à l’enfance. Cela concerne l’instauration de la relation objectale du patient.

Dans un cas dépressif, l’analyste doit survivre à l’agressivité qui accompagne l’amour. La dépression réactionnelle ressemble beaucoup à la psychonévrose et nécessite l’interprétation du transfert. La survie de l’analyste, toutefois, est également nécessaire et cela donne au patient le temps de rassembler les éléments dans sa réalité intérieure, afin que l’analyste intérieur survive également. C’est une tâche qui peut être menée à bien étant donné que la dépression implique une force du moi et si nous diagnostiquons une dépression, c’est que nous pensons que le patient peut, si on lui laisse le temps, affronter la culpabilité et l’ambivalence et accepter les pulsions agressives personnelles sans rupture de la personnalité.

Dans le traitement des personnes schizoïdes, l’analyste a besoin de tout savoir quant aux interprétations qui pourraient être faites à partir du matériel offert, mais il lui faut être capable de s’abstenir d’entrer dans ces impasses, parce que le patient a principalement besoin d’un soutien du moi qui ne relève pas de l’intelligence, ou d’un maintien. Cette action de maintenir (holding), analogue à la tâche de la mère dans les soins maternels, reconnaît tacitement que le patient tend à se laisser aller à la désintégration, à une chute sans fin, à cesser d’exister.

Adaptation et satisfaction des pulsions du ça

Dans ce domaine, il y a une source de malentendus car certains analystes ont l’idée que l’expression « adaptation au besoin » dans le traitement des patients schizoïdes et dans les soins donnés aux nourrissons signifie : satisfaire les pulsions du ça. Or, dans cette situation, il ne s’agit pas de satisfaire ou de frustrer les pulsions instinctuelles. Il se passe des choses plus importantes : donner aux processus du moi un soutien du moi. C’est seulement si le moi assure des conditions adéquates que les pulsions du ça, qu’elles soient satisfaites ou frustrées, peuvent devenir une partie du vécu de l’individu.

Résumé

Les processus qui constituent la maladie mentale schizophrénique sont ceux de la première maturation infantile, mais à l’envers.


42 Conférence donnée à la mémoire de Dorothy Head à la Société Psychiatrique de Philadelphie, dans le cadre de l’Institut du Pennsylvania Hospital, Philadelphie, octobre 1963.