4. Le passage de la dépendance à l’indépendance dans le développement de l’individu10 (1963)

Dans ce chapitre, j’ai choisi de décrire la croissance affective en termes de passage de la dépendance à l’indépendance. Si vous m’aviez demandé ce travail il y a trente ans, il est presque certain que j’aurais parlé des changements qui font que l’immaturité cède la place à la maturité en termes de progression dans la vie instinctuelle de l’individu. J’aurais parlé du stade oral, du stade anal, des stades phallique et génital et j’aurais peut-être divisé ces stades en premier stade oral, stade pré-ambivalent, deuxième stade oral, stade sadique-oral, etc. Quelques auteurs ont établi de nombreuses divisions dans le stade anal ; d’autres se sont contentés de l’idée d’une phase pré-génitale, généralement fondée sur le fonctionnement des organes d’ingestion, d’absorption et d’excrétion. Tout cela est vrai et reste aussi vrai que par le passé. C’est de cette manière qu’ont commencé à être formulées notre pensée et la structure de la théorie sur laquelle nous nous appuyons. De nos jours, cependant, tout cela constitue la moelle de notre théorie, pour ainsi dire. Nous le tenons pour acquis et c’est la raison pour laquelle nous abordons d’autres aspects de la croissance lorsque nous nous trouvons dans la situation qui est la mienne en ce moment, où l’on attend de moi que j’exprime des connaissances qui ne sont pas tout à fait courantes ou qui touchent aux derniers développements de la théorie et de la façon de voir les choses.

J’ai donc choisi d’étudier la croissance sous l’angle d’une dépendance qui se transforme progressivement en indépendance et vous serez d’accord, je l’espère, pour reconnaître que cela ne dément aucunement ce que j’aurais pu dire de la croissance en termes de zones érogènes ou de relations d’objet.

La socialisation

L’expression « maturité de l’être humain » comprend non seulement une croissance personnelle, mais aussi une socialisation. Disons que dans la santé, qui est presque synonyme de maturité, l’adulte est capable de s’identifier à la société sans trop sacrifier de sa spontanéité personnelle. Ou bien, pour prendre l’autre aspect des choses, que l’adulte est capable de pourvoir à ses besoins personnels sans être antisocial, sans esquiver la prise de responsabilités en vue de maintenir ou de modifier la société qu’il trouve. Certaines conditions sociales nous sont léguées. Ce legs, nous devons l’accepter et, si nécessaire, le modifier pour, en fin de compte, le laisser à ceux qui viennent après nous.

L’indépendance n’est jamais absolue. L’individu bien portant ne s’isole pas, mais établit des rapports avec son environnement, de telle sorte qu’on peut dire qu’individu et environnement sont interdépendants.

Le passage

Il n’y a rien de nouveau dans l’idée d’un passage de la dépendance à l’indépendance. Il s’agit d’un voyage que tout être humain entreprend et nombreux sont ceux qui arrivent près de leur destination, qui arrivent à l’indépendance avec un sens social bien enraciné. Ce que la psychiatrie étudie là, c’est une croissance saine, sujet qui est souvent laissé à l’éducateur ou au psychologue.

La valeur de cette approche réside en ce qu’elle nous permet d’étudier et de discuter à la fois les facteurs personnels et ceux de l’environnement. Suivant ce langage, « santé » signifie à la fois santé de l’individu et santé de la société. Une maturité complète de l’individu n’est pas possible dans un milieu immature ou socialement malade.

Les trois catégories

Dans le plan de ce bref exposé sur un thème très complexe, je m’aperçois que j’ai besoin de trois catégories plutôt que de deux, qui seraient simplement la dépendance et l’indépendance. Il est plus facile d’examiner séparément :

— la dépendance absolue,

— la dépendance relative, et

— la voie qui mène à l’indépendance.

La dépendance absolue

J’attirerai d’abord votre attention sur les tout premiers stades du développement affectif du nourrisson. Au début, le fœtus et le nourrisson dépendent entièrement de ce que leur offre la mère vivante, qu’il s’agisse de son utérus ou des soins maternels. En termes de psychologie, nous devons cependant dire que le nourrisson est tout à la fois dépendant et indépendant et c’est ce paradoxe qu’il nous faut étudier. D’un côté, il y a tout ce qui est inné, y compris les processus de' maturation, et peut-être également des tendances pathologiques héritées. Ces facteurs ont leur réalité propre et personne ne peut rien y changer. De l’autre, pour ce qui est de leur évolution, les processus de maturation dépendent de ce que l’environnement offre. Nous pouvons dire qu’un environnement favorable permet la progression régulière des processus de maturation. L’environnement, toutefois, ne façonne pas l’enfant. Au mieux, il permet à l’enfant de réaliser un potentiel.

Cette expression » processus de maturation » s’applique à l’évolution du moi et du « self » et comprend toute l’histoire du ça, des instincts et de leurs vicissitudes, ainsi que les défenses du moi par rapport à l’instinct.

En d’autres termes, un père et une mère ne font pas un nourrisson de la même manière qu’un artiste fait un tableau ou un potier un pot. Ils instaurent un processus de développement qui a pour conséquence qu’un individu prend pension dans le corps de la mère puis dans ses bras, puis dans le foyer offert par les parents. Ce que deviendra ce pensionnaire échappe au contrôle de quiconque. Les parents dépendent des tendances innées du nourrisson. On peut alors se demander : « Que peuvent-ils donc faire puisqu’ils ne peuvent façonner leur enfant ? » Bien entendu, ils peuvent beaucoup. Je veux dire qu’ils peuvent offrir des soins à l’enfant bien portant (dans le sens où il est mature par rapport à ce que la maturité signifie à tout moment pour cet enfant) et que s’ils réussissent à fournir ces soins, les processus de maturation du nourrisson ne seront pas bloqués, mais satisfaits, ce qui leur permettra de devenir partie intégrante de l’enfant.

Il en résulte que cette adaptation aux processus de maturation du nourrisson est une chose très complexe, et qui exige énormément des parents. C’est d’abord la mère elle-même qui incarne l’environnement favorable et, durant cette période, elle a besoin d’être soutenue. Ce sont alors le père de l’enfant (disons le mari), sa mère à elle, sa famille et son entourage social proche qui sont le mieux à même de lui offrir ce soutien. Cela est terriblement évident, mais n’en est pas moins vrai et il est nécessaire de le répéter.

J’aime désigner d’une expression spécifique cet état particulier de la mère, car je pense que son importance n’est pas reconnue. Les mères se guérissent de cet état et l’oublient. Je l’appelle la « préoccupation maternelle primaire » – ce qui n’est pas nécessairement une expression satisfaisante, mais ce que je veux faire ressortir, c’est que vers la fin de la grossesse et au cours des quelques semaines qui suivent la naissance d’un enfant, la mère se préoccupe essentiellement des soins à son nourrisson qui, au début, paraît faire partie d’elle-même (mieux, je dirai qu’elle se « voue » à son enfant). De plus, elle s’identifie beaucoup à lui et sait très bien ce qu’il ressent. Pour cela, elle utilise sa propre expérience de nourrisson et ainsi elle se trouve elle-même dans un état de dépendance et vulnérable. C’est pour décrire ce stade que j’emploie le terme de dépendance absolue, qui s’applique à l’état du nouveau-né.

De cette façon, la nature pourvoit de façon naturelle à ce qui est nécessaire au nourrisson. Celui-ci requiert un grand degré d’adaptation et je vais expliquer ce que j’entends par là.

Au début de l’ère psychanalytique, « adaptation » ne pouvait signifier qu’une chose : satisfaire les besoins instinctuels du nourrisson. Un grand nombre de conceptions erronées proviennent de la lenteur de quelques-uns à comprendre que les besoins d’un nourrisson ne se réduisent pas aux pressions de l’instinct, aussi 46 importantes soient-elles. En effet, le développement du moi du nourrisson dans sa totalité présente des besoins qui lui sont propres. On peut dire ici de la mère, « qu’elle ne laisse pas tomber son nourrisson », bien qu’elle puisse et qu’elle doive le frustrer dans le sens où elle satisfait ses besoins instinctuels. Il est surprenant de voir à quel point les mères répondent bien aux besoins du moi de leurs propres nourrissons, même les mères qui ne savent pas donner le sein, mais qui y substituent rapidement le biberon et la manière de le donner.

Il s’en trouve toujours quelques-unes qui ne peuvent se dévouer de la façon nécessaire à ce tout premier stade, bien qu’il ne dure que quelques mois vers la fin de la grossesse et au début de la vie du nourrisson.

Je décrirai les besoins du moi car ils sont variés. Le meilleur exemple serait le simple fait de porter. Nul n’est capable de porter un bébé, s’il ne peut s’identifier à lui. Balint (1951, 1958) a parlé de l’oxygène de l’air dont le nourrisson ne sait rien. Je pourrais vous rappeler la température de l’eau du bain, vérifiée par le coude de la mère : le nourrisson ne sait pas que l’eau aurait pu être trop chaude ou trop froide, mais en vient à prendre pour allant de soi la température du corps. Je parle toujours de la dépendance absolue, où tout se ramène à une question essentielle : l’envahissement ou le non-envahissement de la vie du nourrisson et c’est ce thème que je voudrais développer maintenant.

Tous les processus d’un enfant bien en vie forment une continuité. d’existence, une sorte de film vierge prêt pour 1 existentialisme. La mère qui, pendant une période limitée, est capable de se vouer à sa tâche naturelle, est capable de protéger la continuité d’existence de son nourrisson. Tout empiétement, ou tout défaut d’adaptation, provoque chez lui une réaction, qui rompt le continuum. Si réagir à des empiétements devient le leitmotiv de la vie d’un nourrisson, il se produit alors une interférence grave avec la tendance naturelle qui existe chez l’enfant à devenir une unité intégrée, capable de continuer à avoir un « self » avec un passé, un présent et un avenir. Lorsque nous sommes en présence d’une absence relative de réactions à des empiétements, les fonctions corporelles de l’enfant constituent un fondement satisfaisant pour l’édification d’un moi corporel. C’est ainsi que s’établissent les fondations de sa future santé mentale.

Vous voyez que l’adaptation sensible aux besoins du moi du nourrisson ne dure qu’un petit moment. Bientôt, celui-ci commence à tirer de la vigueur du mouvement, à tirer quelque chose de positif de sa colère devant ce qu’on pourrait appeler des carences d’adaptation mineures. C’est à ce moment que la mère commence à reprendre une vie personnelle – qui, en fin de compte, devient relativement indépendante des besoins de son nourrisson. Souvent la croissance de l’enfant correspond très exactement au moment où la mère recouvre sa propre indépendance et vous serez d’accord qu’une mère qui n’est pas capable d’un abandon progressif de cette adaptation sensible, échoue dans un autre sens. Elle échoue (à cause de sa propre immaturité ou de ses propres angoisses) en ne donnant pas à son nourrisson des raisons à sa colère. Un nourrisson qui n’a pas de raison d’être en colère, mais qui a naturellement en lui la quantité habituelle d’éléments agressifs (quels qu’ils soient), se trouve en face d’une difficulté particulière, qui est de fusionner l’agressivité avec l’amour.

Donc, dans la dépendance absolue, le nourrisson n’est pas en mesure de prendre conscience des soins maternels.

Dépendance relative

De même que j’appelle « dépendance absolue » ce premier stade, j’appelle le stade suivant « dépendance relative ». On peut ainsi établir une distinction entre la dépendance qui est tout à fait hors de la portée du nourrisson et la dépendance qu’il est capable de connaître. Au premier stade, une mère fait beaucoup pour satisfaire les besoins du moi de son nourrisson et rien de cela n’est enregistré par l’esprit de l’enfant.

Le stade suivant, celui de la dépendance relative, s’avère être un stade d’adaptation avec un abandon progressif de cette adaptation. Cela fait partie de l’arsenal de la grande majorité des mères que de fournir une désadaptation progressive, qui s’accorde aux progrès rapides dont le nourrisson fait preuve. Nous avons, par exemple, les débuts d’une compréhension intellectuelle qui se développe en tant qu’extension de processus simples comme les réflexes conditionnés. (Pensez à un nourrisson qui attend son repas. 48

Vient un temps où il est capable d’attendre quelques minutes parce que des bruits, dans la cuisine, indiquent que la nourriture est bientôt prête. Au lieu d’être tout simplement excité par les bruits, il utilise ces bruits précurseurs de façon à pouvoir attendre.)

Naturellement, suivant les cas, les nourrissons sont capables d’utiliser plus ou moins tôt leur compréhension intellectuelle et, souvent, la compréhension qui leur serait accessible est retardée par l’existence de « cafouillages » dans la manière dont la réalité est offerte. Nous avons ici une idée sur laquelle il convient de mettre l’accent, car l’ensemble des soins donnés aux nourrissons a comme caractéristique principale une présentation continue du monde au nourrisson. Il s’agit de quelque chose qui ne peut être fait par l’intellect, ni accompli mécaniquement. On n’y parvient que si des soins continus sont assurés par une personne qui est constamment elle-même. Il n’est pas question ici de perfection. La perfection est du ressort des machines. Ce dont le nourrisson a besoin est exactement ce qu’il reçoit généralement : les soins et l’attention d’une personne qui continue à être elle-même. Bien entendu, cela s’applique également au père.

L’expression « être elle-même » nécessite une remarque particulière, car l’on devrait séparer cette personne de l’homme ou de la femme, mère ou nourrice, qui joue un rôle, qui le joue peut-être très bien par moments et qui le joue peut-être bien parce qu’elle a appris à soigner les nourrissons dans des livres ou dans une école. Mais cela ne suffit pas. Le nourrisson ne peut trouver une présentation claire de la réalité externe que s’il est soigné par une personne qui se dévoue à lui et à la tâche de le soigner. La mère sortira de cet état naturel de dévotion et bientôt elle sera de nouveau à son bureau, ou bien en train d’écrire des romans ou de mener une vie sociale avec son mari ; mais, pour le moment, elle est dedans jusqu’au cou.

Au premier stade, celui de la dépendance absolue, la récompense vient de ce que, de la sorte, le processus de développement du nourrisson n’est pas déformé. Au stade de la dépendance relative, la récompense, c’est que le nourrisson commence à être, d’une certaine manière, conscient de la dépendance. Lorsque la mère s’absente pour une période excédant la durée pendant laquelle il peut croire à sa survie, l’angoisse apparaît et c’est le premier signal montrant que le nourrisson connaît sa dépendance. Car, auparavant, si la mère est absente, le nourrisson ne profite tout simplement pas de son aptitude particulière à écarter les empiétements, et en conséquence les développements essentiels dans la structure du moi ne s’établissent pas correctement.

Le stade qui succède à celui où le nourrisson éprouve d’une certaine manière un besoin de la mère est celui dans lequel il commence à savoir intellectuellement que la mère est nécessaire.

Progressivement, le besoin de la vraie mère (bien portante) devient violent et réellement terrible, si bien que les mères n’aiment vraiment pas laisser leur enfant. Elles font de grands sacrifices plutôt que d’être cause de détresse et, durant cette phase d’un besoin particulier, d’être, à l’origine de haines et de désillusions. On peut dire de cette phase qu’elle dure approximativement de l’âge de six mois à deux ans.

À cet âge-là, de nouveaux processus de développement se sont instaurés qui permettent à l’enfant d’affronter la perte. En même temps que ces progrès dans la personnalité de l’enfant, il faut prendre en considération d’autres facteurs de l’environnement qui sont importants, bien que variables. Par exemple, il peut y avoir l’équipe mère-nurse, qui est en elle-même un sujet d’étude intéressant. Il peut y avoir des tantes, des grands-parents ou des amis proches qui conviennent et qui, par leur présence constante, ont qualité de substituts maternels. C’est alors que le mari de la mère peut également jouer un rôle important dans le foyer en aidant à le créer. Il peut être aussi un bon substitut maternel, ou bien jouer un rôle important d’une manière plus masculine en apportant à sa femme un soutien et un sentiment de sécurité qu’elle pourra transmettre à son nourrisson.

Il ne sera pas nécessaire de traiter à fond ces détails en somme évidents, mais qui ont pourtant une grande signification. On s’apercevra, toutefois, qu’ils varient beaucoup et que les processus de croissance personnels du nourrisson évoluent d’une façon ou d’une autre selon les conditions qui prévalent.

Cas cliniques

J’ai eu l’occasion d’observer trois petits garçons au moment de la mort soudaine de leur mère. Le père fit face à ses responsabilités et une amie de la mère qui connaissait bien les garçons les prit en charge. Au bout d’un certain temps, elle devint leur belle-mère.

Le plus jeune avait quatre mois lorsque sa mère disparut soudain de sa vie. Son évolution se fit d’une façon satisfaisante et il n’y eut pas de signe clinique indiquant une réaction. Dans mon langage, la mère était, pour ce petit garçon, un « objet subjectif » et l’amie de la mère avait pris la place de la mère. Plus tard, il pensait à sa belle-mère comme si elle avait été sa mère.

Toutefois, lorsque ce garçon eut quatre ans, il me fut amené parce qu’il commençait à manifester différentes difficultés de la personnalité. Au cours de l’entrevue psycho-thérapeutique, il inventa un jeu qui devait être répété de très nombreuses fois. Il se cachait et je modifiais très légèrement, disons, la place d’un crayon sur la table. Il revenait alors, découvrait la légère modification, se mettait réellement dans une grande colère et me tuait. Il aurait joué de cette manière pendant des heures.

Appliquant ce que j’avais appris, je conseillai à sa belle-mère de se préparer à lui parler de la mort. Ce même soir, pour la première fois de sa vie, il lui donna l’occasion d’aborder ce sujet et cela conduisit à un désir de savoir exactement tout au sujet de la mère dont il était né et de sa mort. Au cours des jours suivants, il n’eut de cesse que tout lui fût répété inlassablement. Sa bonne relation avec sa belle-mère persista et il continua à l’appeler maman.

Le plus âgé des trois enfants avait six ans lorsque sa mère mourut. Il la pleura simplement, comme on pleure une personne aimée. Le processus du deuil prit environ deux ans et lorsqu’il en sortit, il y eut une crise de vols. Il accepta la belle-mère comme une belle-mère et il se souvenait de sa vraie mère comme d’une personne tristement perdue.

Le garçon entre les deux avait trois ans à l’époque de la tragédie. À ce moment-là, il se trouvait dans une relation positive puissante avec son père. Son cas en vint à relever de la psychiatrie et une psychothérapie fut nécessaire (environ sept séances sur une période de huit ans). Me parlant de lui, le plus âgé des garçons me dit : « Nous ne lui avons pas parlé du remariage de Papa parce qu’il pense que mariage signifie « tuer ».

Ce garçon, au milieu de la fratrie, était dans la confusion et incapable d’affronter la culpabilité qu’il avait besoin de vivre parce que la mort de sa mère était survenue au moment où il traversait une phase homosexuelle où il était particulièrement attaché à son père. Il me dit : « Ça m’est égal, c’était X (le frère aîné) qui l’aimait. » Cliniquement, il devient hypomane. Sa nervosité extrême dura longtemps et il était clair qu’il risquait une dépression. Son jeu témoignait d’un certain degré de confusion, mais il fut capable de les organiser suffisamment pour me faire comprendre au cours des séances de psychothérapie la nature des angoisses spécifiques qui l’agitaient.

Chez ce garçon qui a maintenant treize ans, c’est-à-dire dix ans de plus qu’au moment où survint la tragédie qui le traumatisa, il existe encore quelques signes d’un trouble psychiatrique résiduel.

Le terme d’« identification » recouvre une partie importante de l’évolution du nourrisson. Très tôt, un nourrisson peut se montrer capable de s’identifier à la mère. Des réflexes primitifs existent, dont on peut dire qu’ils forment la base de cette évolution, comme lorsqu’un bébé répond à un sourire par un sourire. Rapidement, il devient capable d’expressions plus complexes d’identification, impliquant l’existence d’une imagination. On en trouve un exemple chez le nourrisson qui souhaiterait trouver la bouche de la mère et la nourrir avec son doigt pendant qu’il tête, ce qu’il m’a été donné d’observer chez un enfant de trois mois. Mais nous ne devrions pas nous soucier des dates. Tôt ou tard, ces choses arrivent à tous les nourrissons (sauf à quelques nourrissons malades) et nous savons que l’état de dépendance est très allégé à la suite du développement, chez un nourrisson, de la capacité, de prendre la place de sa mère. C’est à partir de là que s’effectue le développement complet d’une compréhension de l’existence.personnelle et séparée de la mère ; en fin de compte, l’enfant en vient à être capable de croire aux rapports des parents qui, en fait, ont abouti à sa propre conception. Il s’agit là d’une élaboration très poussée et qui n’est jamais achevée aux niveaux les plus profonds.

En ce qui concerne la dépendance, ces nouveaux mécanismes mentaux conduisent le nourrisson à admettre des événements qui échappent à son contrôle. Parce qu’il est capable de s’identifier à la mère ou aux parents, il peut reléguer au second plan une partie de la haine violente ressentie envers ce qui s’oppose à sa toute-puissance.

La compréhension du langage vient ensuite et peut-être même son utilisation. Cette évolution considérable qui survient chez l’animal humain permet aux parents de donner au nourrisson l’occasion de coopérer par la compréhension intellectuelle, bien que, dans ses sentiments profonds, le nourrisson puisse éprouver chagrin, haine, désillusion, peur et impuissance. La mère peut dire : « Je sors pour acheter du pain » et cela peut suffire, à moins que, bien entendu, elle ne soit absente plus longtemps que la durée de la capacité du nourrisson à conserver, sur le plan de l’affect, la représentation de la mère vivante.

Je voudrais mentionner une forme de développement qui a une influence particulière sur la capacité du nourrisson à établir des identifications complexes. Il s’agit du stade durant lequel ses tendances à l’intégration amènent un état où il est une unité, une personne complète, avec un intérieur et un extérieur, une personne vivant dans le corps, une personne plus ou moins délimitée par la peau. Une fois que l’extérieur signifie « non-moi » (non-je), l’intérieur signifie « moi » et il existe dorénavant un endroit où l’on peut emmagasiner des choses. Dans le fantasme de l’enfant, la réalité psychique personnelle est placée à l’intérieur. Si elle est placée à l’extérieur, c’est qu’il y a de bonnes raisons.

Puis la croissance du nourrisson prend la forme d’un échange continu entre réalité intérieure et réalité extérieure, chacune d’elles enrichissant l’autre.

Maintenant, l’enfant n’est pas seulement un créateur potentiel du monde, mais il devient également capable de peupler le monde d’échantillons de sa vie intérieure. Progressivement, il devient ainsi apte à « couvrir » presque tout événement extérieur : perception est presque synonyme de création. Nous avons encore là un moyen par lequel l’enfant arrive à contrôler les événements extérieurs aussi bien que les agissements de son propre « self ».

Vers l’indépendance

Une fois que ces processus sont établis, comme ils le sont dans la santé, l’enfant devient progressivement capable d’affronter le monde et toutes ses complexités car il y voit de plus en plus ce qui est déjà présent dans son propre « self ». Dans les cercles toujours plus larges de la vie sociale, il s’identifie à la société, parce que la société qui l’entoure est un exemple du monde personnel du « self » aussi bien qu’un exemple de phénomènes réellement extérieurs.

C’est de cette manière qu’une indépendance réelle se développe et que l’enfant devient capable de vivre une existence personnelle satisfaisante alors qu’il s’engage dans les affaires de la société. Bien entendu, dans ce développement de la socialisation, il y a de grandes possibilités de retour en arrière, même aux stades ultérieurs après la puberté et l’adolescence. Et il arrive même qu’un individu bien portant affronte une tension sociale – qui dépasse ce qu’il peut supporter, et qui précède son élargissement personnel des fondements de la tolérance.

Dans la vie, vous pouvez observer vos adolescents passant d’un groupe à l’autre, sans cesse élargissant le cercle, sans cesse englobant les phénomènes nouveaux et de plus en plus étranges que la société produit. Les parents sont très nécessaires dans la direction de leurs enfants adolescents qui explorent un cercle social après l’autre, à cause de leur aptitude à mieux juger que leurs enfants si cette progression du cercle social limité vers le cercle social non limité n’est pas trop rapide. Il se peut qu’il y ait dans le voisinage immédiat des éléments sociaux dangereux et il faut prendre également en considération l’esprit provocateur qui s’attache à la puberté et au développement rapide de la capacité sexuelle. On a particulièrement besoin des parents en raison des tensions instinctuelles et des structures qui réapparaissent et ont été établies pour la première fois à l’âge des premiers pas.

Étant donné que les adultes n’arrivent que rarement à une maturité complète, il faut s’attendre à ce que le processus de croissance et de maturation continue chez eux. Mais une fois que par leur travail ils se sont fait une place dans la société, qu’ils se sont mariés ou établis dans une situation qui est un compromis entre copier les parents et se façonner de façon provocante une identité bien à eux – une fois que ces développements se sont opérés, on peut dire que la vie adulte a commencé. Un par un, les individus sortent du domaine dont j’ai brièvement parlé, celui de la croissance en termes de passage de la dépendance à l’indépendance.


10 Conférence donnée en octobre 1963 à la Clinique Psychiatrique d’Atlanta.