I. Compléments à la théorie du caractère anal1 2
Le vaste champ ouvert actuellement à la psychanalyse nous offre nombre d’exemples du progrès rapide de la connaissance psychologique dans le domaine de la recherche purement inductive. Parmi ces exemples, le plus remarquable et le plus instructif est peut-être l’évolution de la théorie du caractère anal. En 1908, environ quinze ans après la publication de ses premières contributions à la psychologie des névroses, Freud publia ses brèves remarques sur Caractère et érotisme anal, qui ne couvraient que trois pages de revue et étaient un modèle d’exposition condensée aussi prudente que clairement formulée. Le nombre croissant de collaborateurs, parmi lesquels on peut mentionner Sadger, Ferenczi et Jones, contribua à élargir le cercle de nos certitudes. La théorie des effets produits par la transformation de l’érotisme anal revêtit une signification insoupçonnée quand, en 1913, après l’importante étude de Jones sur Haine et érotisme anal dans la névrose obsessionnelle, Freud décrivit une organisation précoce, « prégénitale », de la libido. Freud considéra que les symptômes de la névrose obsessionnelle résultaient d’une régression de la libido à ce stade de développement qui est caractérisé par une prépondérance des composantes instinctuelles anales et sadiques. Par là il fit apparaître sous un jour nouveau tant la symptomatologie de la névrose obsessionnelle que les particularités caractérologiques des malades qui en sont atteints, c’est-à-dire le « caractère obsessionnel ». Anticipant sur une prochaine publication, j’ajouterai que de semblables anomalies de caractère se trouvent chez des personnes prédisposées aux états mélancoliques et maniaques. La recherche concernant ces dernières affections, toujours si mystérieuses pour nous, nous impose une étude aussi précise que possible des traits du caractère sadique-anal. La présente étude traite essentiellement de l’apport de l’analité dans la formation du caractère. Le dernier travail important de Jones apporte un matériel abondant et précieux sans toutefois épuiser le sujet, l’œuvre d’un seul chercheur ne pouvant embrasser toute la complexité et la variété des phénomènes. C’est pourquoi chaque analyste devrait contribuer au progrès de la connaissance psychanalytique en communiquant ses propres expériences sur ce sujet. Le but de ce travail est d’étendre la théorie des traits du caractère anal dans un certain nombre de directions. Mais un autre problème de la plus haute importance théorique se profilera constamment à l’arrière-plan de cette recherche. Jusqu’à présent, en effet, nous ne comprenons que très imparfaitement les relations psychologiques particulières existant entre le sadisme et l’érotisme anal, que nous mentionnons toujours en étroite association, par une sorte d’habitude. Je tenterai de résoudre cette question dans un essai ultérieur.
Dans sa première description du caractère anal, Freud soulignait chez certains névrosés l’existence de trois traits de caractère particulièrement prononcés : un amour de l’ordre allant souvent jusqu’à la pédanterie, une parcimonie tournant aisément à l’avarice et une obstination pouvant aller jusqu’à l’opposition violente. Il constatait chez ces personnes que le plaisir primaire de la défécation et l’intérêt porté aux fèces étaient particulièrement accentués. Sublimée après un refoulement réussi, cette coprophilie se transformait en plaisir de peindre, de modeler ou d’exercer des activités similaires, ou encore, empruntant la voie d’une formation réactionnelle, aboutissait à un besoin impérieux de propreté. Enfin Freud montrait l’équivalence établie inconsciemment entre les fèces et l’argent ou autres choses précieuses. Parmi d’autres observateurs, Sadger3 a remarqué que les personnes ayant un caractère anal marqué sont habituellement convaincues de pouvoir faire toute chose mieux que quiconque. Sadger parle également d’un trait contradictoire de leur caractère : une grande persévérance et une tendance à différer le plus possible chacun de leurs actes.
Je passerai sur les remarques qui ont pu être faites à l’occasion par d’autres auteurs et je m’arrêterai à l’étude de Jones qui est approfondie et nourrie d’une riche expérience. Je dirai tout de suite que je partage en tout point les vues de cet auteur, mais que ses positions me paraissent devoir être complétées et élargies à certains égards.
Jones distingue avec juste raison deux actes différents dans l’éducation de l’enfant à la propreté. L’enfant ne doit pas seulement être déshabitué de souiller son corps et son entourage avec ses excréments, il lui faut encore s’accoutumer à exercer la fonction excrémentielle à intervalles réguliers. En d’autres termes, il doit renoncer tant à sa coprophilie qu’au plaisir de l’évacuation lui-même. Ce double processus qui entrave les pulsions infantiles et ses conséquences pour le psychisme demandent à être étudiés de plus près.
La manière primitive dont l’enfant évacue ses excréments amène toute la surface de la partie inférieure du corps en contact avec l’urine et les matières fécales. Ce contact paraît déplaisant et même répugnant aux adultes que le refoulement a éloignés de la réaction infantile à ces fonctions. L’adulte ne peut plus apprécier la source de plaisir que la libido du nourrisson trouve dans la sensation du jet d’urine chaude sur la peau et du contact avec la masse tiède des matières fécales. L’enfant ne commence à donner des signes de malaise que lorsque les excréments refroidissent. C’est le même plaisir que l’enfant cherche quand, un peu plus tard, il manipule ses fèces. Ferenczi4 a suivi le développement ultérieur de cette tendance infantile. Toutefois on ne doit pas oublier qu’à ce plaisir du toucher s’ajoute le plaisir de voir et de sentir les excréments.
Le plaisir pris à la défécation proprement dite, que nous devons distinguer du plaisir lié aux excréments eux-mêmes, comprend, outre des sensations physiques, une satisfaction psychique fondée sur l'accomplissement de l’acte. En exigeant de l’enfant non seulement la propreté mais encore une stricte régularité dans l’exercice de ses fonctions excrémentielles, l’éducation met son narcissisme à une première et rude épreuve. La plupart des enfants s’adaptent tôt ou tard à cette exigence. Dans les cas favorables, l’enfant réussit à faire, pour ainsi dire, de nécessité vertu ; en d’autres termes, il s’identifie à la demande de ses éducateurs et tire fierté de sa réussite. Ainsi, la blessure initiale de son narcissisme est compensée et le sentiment primitif d’autosatisfaction est remplacé par la joie de la réussite, par la satisfaction d’être sage et de mériter la louange des parents.
Tous les enfants n’y réussissent pas également. Il convient ici d’attacher une importance particulière aux surcompensations sous lesquelles se dissimule un attachement obstiné au droit initial de disposer de soi-même, attachement qui peut se manifester violemment à l’occasion. Je pense ici aux enfants (aux adultes aussi naturellement) qui sont remarquables par leur « gentillesse » et leur obéissance, mais motivent leurs tendances profondes à la rébellion par la contrainte précocement subie. Les cas de ce genre suivent une évolution qui leur est propre. Chez une de mes patientes j’ai pu reconstituer le cours des évSur la valeur narcissique des processus d’excrétionénements jusqu’à la première enfance, grâce il est vrai aux informations fournies préalablement par sa mère.
La patiente était la deuxième de trois sœurs. Elle présentait de façon exceptionnellement claire et complète les traits de caractère de l’enfant « intermédiaire », c’est-à-dire placé entre un cadet et un aîné, traits que Hug Helmuth5 a récemment si lumineusement décrits. Mais son attitude de défi reliée clairement aux exigences d’indépendance infantile que nous avons mentionnées plus haut se rapportait en dernier lieu à une donnée particulière de son enfance.
À sa naissance, sa sœur aînée n’avait pas encore un an. La mère n’avait pas habitué l’aînée à être tout à fait propre quand le nouveau-né vint lui donner un surcroît de travail en soins de toilette et de lessive. Le second enfant n’avait que quelques mois lorsque sa mère commença une troisième grossesse et décida de hâter l’apprentissage à la propreté de son deuxième enfant, afin d’alléger sa tâche lors de la naissance du troisième. La mère dressa l’enfant à être propre plus tôt qu’à l’accoutumée et pour ce faire joignit les coups à l’effet de la parole. Ces mesures produisirent le résultat escompté par la mère harassée. L’enfant devint très tôt un modèle de propreté et resta par la suite d’une docilité remarquable. Plus âgée, la malade fut en conflit permanent entre une attitude consciente d’obéissance, de résignation et de désir de se sacrifier, et un désir inconscient de vengeance. Cette brève observation illustre d’une manière instructive l’effet des blessures précocement infligées au narcissisme infantile, surtout si ces blessures sont systématiques et durables et contraignent l’enfant prématurément à des habitudes auxquelles il n’est pas encore psychiquement prêt. Il n’est réellement prêt que lorsqu’il commence à reporter sur des objets (mère, etc.) ses sentiments primitivement narcissiques. Dans ce cas, il devient propre pour l’amour de cette personne, tandis que, exigé trop tôt, l’apprentissage se fait dans la crainte. La résistance intérieure subsiste, la libido restera obstinément fixée à sa position narcissique, entraînant un trouble tenace de la capacité d’aimer.
Une telle expérience ne prend tout son sens pour le développement psycho-sexuel de l’enfant que lorsqu’on examine de plus près le devenir du plaisir narcissique. Jones met l’accent sur la relation entre le sentiment élevé qu’a l’enfant de sa propre valeur et ses fonctions d’excrétion. Dans une brève communication6, j’ai tenté de montrer à l’aide d’exemples que la représentation infantile de la toute-puissance des désirs et des pensées peut être précédée d’une phase dans laquelle l’enfant attribue cette toute-puissance à ses excrétions. Depuis, une expérience plus étendue m’a convaincu qu’il s’agit là d’un mécanisme régulier et typique. La patiente dont j’ai décrit plus haut l’enfance a été sans aucun doute troublée dans la jouissance de ce plaisir narcissique. Les lourds et douloureux sentiments d’insuffisance dont elle fut affligée plus tard doivent très probablement être attribués en dernière analyse à la destruction prématurée de sa « mégalomanie » infantile.
La valeur attribuée aux excrétions comme manifestation d’un pouvoir illimité est devenue étrangère à la conscience de l’adulte normal. Mais sa survivance dans l’inconscient transparaît dans nombre de locutions courantes et de plaisanteries comme celle qui, par exemple, appelle « trône » le siège des cabinets. Rien d’étonnant si l’enfant grandissant dans un milieu fortement imprégné d’érotisme anal incorpore au fonds impérissable de ses réminiscences les comparaisons de cette sorte qu’il entend si souvent, et les utilise par la suite dans ses fantasmes névrotiques. Un de mes patients éprouvait le besoin compulsif de conférer un sens analogue aux paroles de l’hymne national allemand. Dans ses fantasmes de grandeur il se mettait à la place de l’empereur et se peignait « l’ineffable joie » de « se sentir dans la splendeur du trône », c’est-à-dire de toucher ses propres excréments. Comme dans d’autres domaines, le langage, ici encore, nous fournit des témoignages caractéristiques de cette surestimation de la défécation. C’est ainsi qu’on trouve en espagnol l’expression courante régir el vientre (gouverner son ventre) qui, entendue sans plaisanterie, montre clairement la fierté qui s’attache aux fonctions intestinales.
Une fois que nous avons reconnu dans cette fierté de l’enfant un sentiment primitif de puissance, nous sommes à même de comprendre le sentiment particulier de faiblesse que nous rencontrons fréquemment chez les patients atteints de constipation névrotique. Leur libido s’étant déplacée de la zone génitale à la zone anale, ils éprouvent l’inhibition de leurs fonctions intestinales comme une impuissance sexuelle. Si l’on pense aux hypocondriaques de la constipation, on serait tenté de parler d’impuissance intestinale.
Étroitement liée à cette fierté est aussi l’idée, décrite pour la première fois par Sadger, qui pousse de nombreux névrosés à tout faire par eux-mêmes, personne n’étant capable de s’en acquitter aussi bien. Selon mon expérience cette conviction peut même être exagérée au point que le malade se considère comme un être unique en son genre. De telles personnes deviennent prétentieuses et arrogantes, avec une tendance à sous-estimer autrui. Un patient exprimait ce sentiment de la façon suivante : « Tout ce qui n’est pas moi est de la merde. » Les névrosés de ce genre ne jouissent que des choses qu’ils sont seuls à posséder et méprisent toute activité qu’ils doivent partager avec les autres.
On sait combien le caractère anal est sensible à toutes les espèces d’interventions extérieures dans le domaine réel ou supposé de son propre pouvoir. Il est évident que chez de telles personnes l'analyse doit provoquer les plus vives résistances, car elle leur apparaît comme une intrusion inadmissible dans la conduite de leur vie. « La psychanalyse farfouille dans mes affaires », disait un malade, exprimant ainsi inconsciemment son attitude anale et homosexuelle passive à l’égard de son psychanalyste.
Jones souligne l’attachement têtu de ces malades à un ordre conçu par eux. Tandis qu’ils refusent catégoriquement de se plier à tout ordre imposé, ils attendent des autres qu’ils se montrent dociles dès qu’ils ont eux-mêmes imaginé un système précis dans quelque domaine que ce soit. On trouverait un exemple de ce trait dans l’introduction d’un règlement strict à l’usage d’une administration, ou même dans la rédaction d’un ouvrage contenant des règles et des recommandations précises pour l’organisation de toutes les administrations de la même espèce.
En voici encore un exemple frappant : une mère rédige un programme qui impose à sa fille l’emploi du temps le plus minutieux. Les ordres pour la matinée étaient les suivants : 1° Se lever ; 2° Aller au pot ; 3° Se laver les mains, etc. De temps en temps elle frappe à la porte et demande à sa fille : où en es-tu ? Celle-ci doit alors répondre : n° 9 ou n° 15, etc., de sorte que la mère peut contrôler rigoureusement l’emploi du temps.
Notons ici que les systèmes de ce genre ne témoignent pas seulement d’un besoin compulsif d’ordre, mais aussi d’un désir de domination d’origine sadique. Je traiterai plus loin en détail du cheminement parallèle des tendances anales et sadiques.
Je ne mentionnerai que pour mémoire le plaisir que ces névrosés prennent à classer et à enregistrer, à dresser des tables des matières et toutes espèces de tableaux statistiques.
Ces malades font montre de la même volonté obstinée à l’égard des exigences ou des demandes qui leur sont adressées et rappellent la conduite des enfants qui sont constipés quand on leur demande d’aller à la selle, pour ne céder à leur besoin qu’au moment qui leur plaît. Au reste ces enfants s’insurgent de la même manière contre le Solleti aussi bien que contre le Müssen7. Leur désir de retarder la défécation est une défense dans ces deux directions. L’évacuation des matières étant la première forme du don chez l’enfant, le névrosé conférera plus tard à sa façon de donner les traits que nous avons décrits, c’est-à-dire que dans la plupart des cas il refusera les demandes qui lui sont faites alors qu’il pourra donner volontairement sans le moindre calcul mesquin. Ce qui lui importe c’est la préservation de son droit à décider de lui-même. Nous rencontrons souvent dans nos cures de ces maris qui s’opposent à toute dépense proposée par leur femme, pour lui accorder ensuite « de leur propre gré » plus qu’elle ne demandait. Ces sortes d’hommes se plaisent à tenir leur femme dans une continuelle dépendance financière. Répartir le budget en tranches qu’ils fixent eux-mêmes est pour eux une source de plaisir. Nous trouvons quelque chose d’analogue dans la conduite de certains névrosés à l’égard de la défécation qu’ils accomplissent également in réfracta dosi. Ces hommes et ces femmes montrent le même penchant à répartir la nourriture en portions déterminées à leur gré. Ce penchant peut prendre à l’occasion des formes grotesques comme dans le cas de ce vieil avare qui nourrissait sa chèvre en lui donnant séparément chaque brin d’herbe. Notons ici en passant la motivation sadique secondaire d’une telle façon d’agir. On augmente le désir et l’attente pour ne les satisfaire que par petites rations chaque fois insuffisantes.
Certains de ces névrosés cherchent à sauver au moins l’apparence de leur propre liberté, même là où ils sont contraints à céder à l’exigence d’autrui. À cela se rattache la tendance à payer par chèque même les factures les plus minimes ; ainsi on n’utilisera pas les billets et les pièces courantes, on fait pour chaque cas son propre argent. Le déplaisir de la dépense s’en trouve diminué dans la même proportion qu’il est augmenté par le paiement en espèces : là encore cependant, soulignons-le, d’autres motifs jouent un rôle déterminant.
Les névrosés qui veulent en tout instaurer leur propre système tendent à l’égard d’autrui à une critique excessive qui peut dégénérer en dénigrement. Dans la vie sociale ils forment le principal contingent des éternels insatisfaits. Mais, comme Jones l’a montré de façon convaincante, le caractère volontaire d’origine anale peut évoluer dans deux sens différents. Dans certains cas il aboutit à l’isolement et à l’entêtement, c’est-à-dire à une attitude asociale et improductive. Dans d’autres il crée la persévérance et le goût du travail bien fait, c’est-à-dire des qualités ayant une valeur sociale tant qu’elles ne sont pas poussées à l’extrême. Ici il faut encore insister sur les autres sources instinctuelles qui, à côté de l’érotisme anal, viennent renforcer ces tendances.
La littérature psychanalytique a accordé jusqu’ici peu d’attention au type opposé. Certains névrosés refusent de prendre toute initiative personnelle. Dans la vie pratique, ils attendent qu’un bon père ou une mère pleine de sollicitude vienne écarter tous les obstacles de leur chemin. Dans l’analyse, ils s’irritent de devoir se soumettre à l’association libre ; ils aimeraient rester couchés tranquillement et laisser au médecin toute la tâche de l’analyse ou encore ils demandent à celui-ci de les questionner. D’après les résultats concordants des psychanalyses de ce genre ; je puis affirmer que dans leur enfance ces patients refusaient d’aller à la selle et que leur mère (ou leur père) les ont dispensés de cette peine en leur donnant généreusement lavements ou laxatifs. L’association libre représente pour eux une évacuation psychique à laquelle — comme à l’évacuation intestinale — ils refusent d’être contraints. Ils attendent continuellement qu’on facilite leur effort ou qu’on les en décharge complètement. Je rappelle ici la forme de résistance inverse que, dans une communication antérieure8, j’ai rapportée également à l’érotisme anal. Il s’agissait de ces malades qui, dans la psychanalyse, veulent tout faire seuls selon leur propre méthode, rejetant ainsi l’association libre dont on leur donne la règle.Les dépenses d’argent dans les états anxieux
Ici je ne considérerai pas, tant les symptômes névrotiques issus de la répression de l’érotisme anal que certaines manifestations caractérologiques. Je ne ferai donc qu’effleurer les expressions variées de l’inhibition névrotique qui sont manifestement en rapport avec le déplacement de la libido sur la zone anale. En revanche, il convient de s’arrêter sur le fait que le refus des tendances actives est un symptôme fréquemment lié au caractère anal. Il faut donc traiter brièvement les conditions particulières dans lesquelles se développe ce qu’on appelle le « caractère obsessionnel ».
Quand chez l’homme la libido n’a pas pleinement progressé jusqu’au stade d’organisation génitale ou bien a régressé de la phase génitale à la phase anale, il s’ensuit toujours une diminution de l’activité virile dans tous les sens du mot. La productivité physiologique de l’homme est liée à la zone génitale et quand la libido régresse à la phase sadique-anale elle s’en trouve diminuée et pas seulement au sens de la procréation. La libido génitale de l’homme doit donner la première impulsion à l’acte de procréation et, par là, à la naissance d’un être nouveau. Si cette initiative manque nous trouvons invariablement que l’initiative et l’activité créatrice manquent également dans d’autres domaines. Mais les conséquences vont encore plus loin.
À l’activité génitale de l’homme est liée une attitude positive à l’égard de l’objet aimé qui se retrouve dans ses rapports avec d’autres objets et s’exprime dans ses capacités d’adaptation sociale, dans le dévouement à certains intérêts, à certaines idées, etc. À tous ces égards la formation caractérielle propre au stade sadique-anal est moins évoluée que celle de la phase génitale. L’élément sadique, qui est d’une grande importance dans la vie instinctuelle normale de l’homme dès qu’une transformation appropriée lui permet de se sublimer, existe certes avec une intensité particulière dans le caractère obsessionnel mais, par suite de l’ambivalence de la vie instinctuelle de ce type d’individu, se trouve plus ou moins paralysé. Par surcroît, il contient des tendances destructrices et hostiles, en sorte qu’il ne lui est pas possible de se sublimer en devenant capacité réelle de dévouement pour un objet aimé. Car la formation réactionnelle fréquemment observée qui se traduit par un abandon et une tendresse exagérés ne doit pas être confondue avec un véritable amour transférentiel. Paraissent plus favorables les cas dans lesquels le stade de l’amour objectal et de l’organisation génitale de la libido est atteint jusqu’à un certain point au moins. Si à cet amour objectal imparfait s’ajoute l’excès de bonté dont nous avons parlé plus haut, il se crée une variété d’amour socialement utile quoique inférieure pour l’essentiel à un amour objectal vrai.
Nous trouvons régulièrement chez ces individus dont la génitalité est plus ou moins diminuée une tendance inconsciente à majorer l’importance de la fonction anale comme activité productive et à considérer l’activité génitale comme secondaire. En conséquence, le comportement social de ces personnes est fortement lié à l’argent. Ils aiment faire des cadeaux, argent ou objets de valeur, certains d’entre eux deviennent des mécènes ou des bienfaiteurs. Mais leur libido reste plus ou moins à distance de ces objets, de sorte que ce qu’ils accomplissent n’est pas productif au sens propre du terme. Ce n’est pas qu’ils manquent de persévérance — trait fréquent du caractère anal — mais ils l’utilisent pour une bonne part en un sens improductif, la dépenseront par exemple dans un effort pédant pour maintenir les formes fixées, de sorte que dans les pires des cas le souci de la forme l’emporte sur celui du contenu.
En considérant les nombreuses façons dont ce caractère anal entrave l’activité virile, nous ne devons pas oublier la tendance parfois si tenace à tout ajourner. Nous connaissons fort bien l’origine de cette tendance. Très communément elle s’associe à une tendance à interrompre toute activité commencée ; chez certaines personnes on peut déjà prédire qu’elles interrompront un acte au moment même où elles le commencent. Plus rarement j’ai rencontré le comportement contraire. L’un de mes patients, par exemple, était arrêté dans la rédaction de sa thèse de doctorat par une résistance tenace. Après avoir analysé plusieurs motifs, une autre cause de résistance apparut. Le patient déclara qu’il redoutait de commencer le travail car lorsqu’il commençait quelque chose il ne pouvait plus s’arrêter. Ceci nous rappelle le comportement de certains névrosés à l’égard de leurs excrétions. Ils se retiennent d’aller à la selle ou d’uriner aussi longtemps que cela leur est possible. Mais lorsqu’ils cèdent au besoin devenu trop pressant, ils cessent de se retenir et ils évacuent en totalité. Ici il convient de remarquer particulièrement qu’il existe un plaisir de la rétention aussi bien que de l’évacuation. La différence essentielle entre les deux consiste en ce que l’un est retardé tandis que l’autre s’accomplit rapidement. Pour le patient en question le commencement longtemps différé du travail représentait le passage du plaisir de la rétention à celui de l’évacuation9.
Un détail de l’histoire du même patient nous montrera encore dans quelle mesure la prédominance de l’érotisme anal sur la génitalité rend le névrosé inactif et improductif.
Même pendant son analyse le patient resta inactif longtemps, empêchant par sa résistance toute transformation aussi bien de son état que des circonstances extérieures. La seule mesure qu’il prit contre ses difficultés intérieures et extérieures consistait — comme cela arrive si souvent chez les névrosés obsessionnels — à pester violemment. À ces manifestations affectives s’associa par la suite un comportement significatif. Au lieu de se soucier de l’avenir de son travail le patient s’inquiétait de savoir ce qu’il advenait de ses jurons, s’ils allaient à Dieu ou au Diable et quel était le sort des ondes sonores en général. L’activité intellectuelle se trouvait ainsi remplacée par une ratiocination névrotique. Il apparut dans ses associations que sa rumination sur les bruits se rapportait aux odeurs et était en dernière analyse d’origine anale (Flatus).
D’une manière générale, on peut dire que plus l’activité et la créativité viriles sont restreintes chez le névrosé et plus son intérêt se tourne vers la possession des choses, d’une façon qui tranche sensiblement sur la normale. Dans les cas où le caractère anal est fortement marqué, presque toutes les relations humaines entrent dans la catégorie de « l’avoir » (garder) et du « donner », c’est-à-dire de la propriété. Tout se passe comme s’il n’y avait pour ces sortes de malades qu’une devise : quiconque me donne quelque chose est un ami, quiconque me demande quelque chose est un ennemi. Un malade m’expliqua un jour qu’il ne pouvait concevoir pour moi aucun sentiment amical pendant le traitement et il ajouta en guise d’explication : « Tant que je dois payer quelqu’un je ne peux pas avoir d’amitié pour lui. » D’autres névrosés ont exactement la conduite contraire, ils peuvent être d’autant plus amicaux qu’on leur demande leur aide et qu’on a besoin d’eux.
Dans le premier groupe, le plus important, le trait principal de caractère est l’envie. L’envieux, cependant, ne manifeste pas seulement le désir de ce que les autres possèdent, il nourrit des sentiments haineux pour le propriétaire privilégié. Nous ne rappellerons qu’en passant les origines sadiques et anales de l’envie, qui ne jouent qu’un rôle secondaire favorisant seulement l’apparition de ce trait de caractère. Celui-ci se forme à la phase précoce (orale) de l’évolution de la libido. Je citerai un exemple qui illustre bien le rapport de l’envie avec les idées anales de possession : je veux parler de l’envie fréquente du malade à l’égard de son analyste. Il lui envie son rôle de supérieur et se compare continuellement à lui. Un malade me dit un jour que la répartition des rôles dans l’analyse était par trop injuste. Lui-même devait faire tous les sacrifices : aller chez le médecin, fournir ses associations et payer par-dessus le marché. Le même malade avait d’ailleurs l’habitude de calculer les revenus de toutes les personnes qu’il connaissait.
Nous touchons maintenant à l’un des traits classiques du caractère anal : une relation particulière avec l’argent, le plus souvent représentée par de la parcimonie ou de l’avarice. Quoique cette particularité des névrosés ait été à maintes reprises soulignée dans la littérature psychanalytique, elle présente un grand nombre d’aspects particuliers qui n’ont point retenu suffisamment l’attention et qui, pour cette raison, seront examinés ici.
Il y a des cas où le rapport entre la rétention intentionnelle des fèces et une parcimonie systématique est manifeste. Je rappelle l’exemple d’un riche banquier qui enseignait à ses enfants à se retenir le plus possible d’aller à la selle afin de tirer le maximum de profit de leur coûteuse nourriture.
Rappelons de même une catégorie de névrosés qui limitent leur parcimonie, voire leur avarice, à certaines dépenses et se montrent pour d’autres choses d’une prodigalité surprenante. Certains de nos malades refusent toute dépense pour les choses « passagères ». Un concert, un voyage, la visite d’une exposition sont liés à des frais qui ne procurent en échange aucune possession stable. J’ai connu quelqu’un qui, pour cette raison, refusait d’aller à l’Opéra, mais s’achetait les partitions de piano des opéras qu’il n’avait pas entendus parce que de cette façon il acquérait quelque chose de « stable ». Certains névrosés évitent les dépenses destinées à la nourriture parce que ce n’est pas là quelque chose qu’on garde. Il est caractéristique qu’un autre type de malades dépense sans compter pour sa nourriture parce qu’il surévalue celle-ci. Il s’agit de névrosés qui sont continuellement préoccupés de leur corps, contrôlent leur poids, etc. Leur intérêt est sollicité par ce qui, des éléments ingérés, devient propriété durable de leur corps. Il est évident qu’ils identifient le contenu de leur corps avec l’argent.
Dans d’autres cas, l’avarice s’applique à la façon de vivre dans son ensemble, mais elle est exagérée dans certains détails sans qu’il s’ensuive une économie appréciable de matériel. Je mentionnerai le cas d’un pingre excentrique qui se promenait chez lui la braguette déboutonnée afin que ses boutonnières ne s’usent pas trop vite. On devine aisément en l’occurrence que d’autres motifs étaient également à l’œuvre. Mais il est caractéristique que ces motifs aient pu se dissimuler derrière une avarice d’origine anale dont la haute importance était ainsi reconnue. Chez certains malades nous trouvons aussi une avarice spécialisée dans l’économie du papier hygiénique. Cette tendance est évidemment renforcée par la peur de salir une chose propre.
On observe aussi fréquemment un déplacement de l’avarice sur le temps ; celui-ci, en effet, passe dans une locution courante pour l’équivalent de l’argent. De nombreux névrosés sont continuellement tracassés par la perte de leur temps. Seul le temps qu’ils passent seuls et occupés de leur travail leur paraît pleinement utilisé. Rien ne les irrite plus que d’être troublés dans leur activité. Ils détestent l’inaction, les distractions, etc. Ce sont ceux qui tendent aux « névroses du dimanche », décrites par Ferenczi, c’est-à-dire qui ne supportent aucune interruption de leur travail. Dans de tels cas, comme chaque fois qu’il s’agit d’une exagération pathologique, cette tendance manque facilement son but : ces malades gagnent souvent des minutes et en revanche perdent des heures.
Pour économiser le temps nos malades ont souvent l’habitude d’entreprendre deux occupations à la fois. Très prisés sont par exemple l’étude, la lecture ou l’accomplissement de quelconques travaux pendant la défécation10. J’ai connu quantité de gens qui, pour gagner du temps, mettaient ou enlevaient ensemble manteau et veston ou bien qui se déshabillaient le soir en laissant leur caleçon dans leur pantalon pour pouvoir enfiler les deux d’un coup le lendemain matin. On multiplierait aisément les exemples de ce genre. Le plaisir de posséder s’exprime sous les formes les plus variées. Il n’y a pas si loin de l’avare, qui selon l’idée populaire compte et contemple ses pièces d’or avec amour, au collectionneur de timbres désolé par une lacune de sa collection. L’essai de Jones sur la passion du collectionneur est toutefois si riche que je ne saurais rien lui ajouter.
En revanche, il me parait nécessaire de traiter brièvement un phénomène étroitement apparenté au plaisir de contempler ses possessions. Je pense à la satisfaction que procure la contemplation de ses propres créations intellectuelles, lettres, manuscrits, ou œuvres de toutes sortes. Ce plaisir est préfiguré dans la contemplation des fèces qui est, pour beaucoup de gens, une source de plaisir toujours renouvelée et qui, chez nombre de névrosés, revêt une allure compulsionnelle.
Le surinvestissement libidinal de la possession explique aisément la peine que nos malades ont à se séparer de toutes sortes d’objets, même dépourvus d’utilité pratique ou de valeur. Les personnes ainsi attachées à la possession gardent par exemple au grenier toutes espèces d’objets cassés sous prétexte qu’ils pourraient en avoir besoin un jour. Après quoi ils se débarrassent de tout ce bric-à-brac d’un coup. La satisfaction de posséder une grande quantité d’objets correspond exactement au plaisir de retenir les fèces ; dans ce cas on diffère l’évacuation le plus longtemps possible. Les mêmes personnes collectionnent des bouts de papier, des ficelles, de vieilles enveloppes, des plumes usées, etc., et pendant longtemps sont incapables de s’en défaire jusqu’au moment où elles font un grand nettoyage qui leur procure également du plaisir. J’ai souvent constaté chez les commerçants et les employés une tendance spéciale à conserver soigneusement le papier buvard tout sale et déchiré. Pour l’inconscient de ces névrosés les taches d’encre sont l’équivalent des taches de matières fécales. J’ai connu une vieille femme sénile présentant une forte régression de la libido au stade anal qui gardait dans ses poches le papier hygiénique dont elle s’était servie.
La singulière habitude de cette autre femme dont le caractère anal était très fortement marqué montre que pour l’inconscient le fait de jeter les objets est identique à la défécation. Cette femme était incapable de jeter les objets hors d’usage, parfois cependant elle éprouvait le besoin de le faire, et elle avait inventé une méthode qui lui permettait en quelque sorte de se tromper elle-même. Elle se rendait dans un bois voisin de sa maison, et en partant elle attachait l’objet dont elle voulait se débarrasser — quelque harde — au ruban de son tablier derrière son dos. Elle le perdait en marchant dans la forêt, puis elle rentrait par un autre chemin pour ne pas revoir l’objet « perdu ». Pour renoncer à la possession d’un objet, elle devait donc le laisser tomber de la partie postérieure de son corps.
Les gens qui n’aiment pas se séparer de leurs vieilles affaires n’aiment pas non plus se servir des neuves. Ils se procurent des vêtements qu’ils ne portent pas, mais gardent pour plus tard et ne prennent plaisir à les posséder que tant qu’ils restent inutilisés dans l’armoire.
La répugnance à jeter des objets hors d’usage ou sans valeur aboutit souvent au besoin compulsionnel d’utiliser les choses les plus infimes. Un homme riche découpait les boîtes d’allumettes, dont le contenu était utilisé, en petits bouts de bois qu’il donnait à ses domestiques pour allumer le feu. Une tendance analogue se montre chez les femmes à la période d’involution.
Cet amour pour l’utilisation des restes est susceptible, dans certains cas, d’une sublimation incomplète, comme celle qui consiste par exemple à faire de l’utilisation des déchets de toute une ville le thème favori de ses rêveries sans qu’il s’ensuive un résultat pratique. Nous nous occuperons plus loin des fantasmes de ce genre.
La tendance au gaspillage est moins fréquente chez nos malades que l’avarice. Dans une communication à la Société de Psychanalyse de Berlin, Simmel établissait un parallèle entre le gaspillage et la diarrhée névrotique, parallèle aussi évident que l’est depuis longtemps pour nous le rapport entre avarice et constipation. Ma propre expérience me permet de confirmer la justesse de cette façon de voir ; j’ai d’ailleurs fait observer depuis longtemps que les dépenses d’argent peuvent être considérées comme un équivalent du don de la libido, don souhaité mais inhibé par la névrose11. Je mentionnerai ici ce type de femmes qui gaspillent l’argent, manifestant par là leur hostilité contre leur mari à qui elles prennent ainsi ses « moyens » ; il s’agit là, si nous laissons de côté les autres motifs déterminants, d’une expression du complexe de castration de la femme, au sens d’une vengeance sur l’homme. Une fois de plus nous voyons ici, jouer ensemble, les motifs sadiques et ceux qui ont une origine érotique-anale.
La conduite contradictoire du névrosé à l’égard de la défécation nous explique la mesquinerie de beaucoup de malades qui économisent sur des sommes infimes pour se livrer de temps en temps à de grandes dépenses. Ce sont des gens qui retardent le plus possible le moment de la défécation — en prétextant le manque de temps — et n’évacuent que des petites quantités de matières, l’évacuation complète n’ayant lieu qu’à de longs intervalles. On rencontre à l’occasion des personnes au caractère anal très marqué dont la libido est entièrement investie dans la possession de l’argent. Un malade m’a raconté qu’étant petit garçon il ne jouait pas à la guerre comme les autres enfants avec des soldats de plomb, mais avec des pièces de monnaie. Il se faisait donner quantité de pièces de cuivre qui représentaient les soldats, des pièces de nickel qui symbolisaient les sous-officiers de tous grades, et des pièces d’argent qui jouaient le rôle des officiers. Une pièce de 5 marks en argent était le généralissime. Elle se trouvait « derrière le front », protégée contre toutes les attaques dans un bâtiment spécial. Au cours du combat l’un des adversaires faisait prisonniers les soldats de l’autre et les incorporait à sa propre armée. De cette façon le nombre des pièces augmentait d’un côté jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien de l’autre. Il est clair que dans l’inconscient du malade le « combat » était dirigé contre le père « riche ». Mais ce qui est remarquable dans cet exemple c’est que l’argent remplace complètement l’homme ; du reste, quand le malade commença son traitement, il ne montrait pas le moindre intérêt pour autrui. Seule l’intéressait la possession de l’argent et des valeurs.
Nos patients se montrent tout aussi contradictoires en ce qui concerne l’ordre et la propreté. Les psychanalystes connaissent trop bien ce fait pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter. Toutefois certains traits méritent une attention spéciale. Le plaisir de classer et de cataloguer, d’établir des listes, des tableaux statistiques, des programmes et des emplois du temps est une expression bien connue du caractère anal. Cette tendance est si exagérée chez de nombreuses personnes qu’elles tirent plus de plaisir de l’élaboration d’un plan que de son exécution, de sorte que celle-ci est souvent complètement abandonnée. J’ai connu nombre de malades souffrant d’une grave inhibition dans leur travail qui, chaque dimanche, se fixaient jusque dans le moindre détail un emploi du temps pour toute la semaine, mais ne l’appliquaient jamais. Remarquons que ces patients n’étaient pas seulement des irrésolus mais en même temps des entêtés qui, imbus d’eux-mêmes, rejetaient les méthodes courantes ayant fait leurs preuves et agissaient à leur guise.
De nombreux névrosés gardent leur vie durant une attitude ambivalente à l’égard de la propreté. Ce sont de ces gens qui ont une apparence, très soignée, du moins pour ce qu’on peut en voir. Mais tandis que la partie visible de leurs vêtements et de leur linge est impeccable, ce qu’on ne voit pas, le corps et les sous-vêtements, sont extrêmement sales12.
Ces mêmes personnes tiennent leur intérieur dans un ordre scrupuleux. Sur leur bureau chaque objet est à la place qui lui revient ; les livres visibles sur l’étagère sont rangés avec beaucoup de soin et de régularité, mais le plus grand désordre règne dans les tiroirs qui ne sont rangés à fond que de loin en loin pour s’encombrer peu à peu d’un nouveau fouillis.
Je rappelle ici que, dans l’inconscient de ces névrosés, une chambre ou un tiroir en désordre représente l’intestin rempli de matières fécales. J’ai eu à plusieurs reprises à analyser des rêves qui faisaient de cette façon allusion à l’intestin. L’un de mes malades me raconta un rêve dans lequel il montait sur une échelle derrière sa mère pour aller dans une chambre de débarras sous les combles. C’était un rêve d’inceste avec fantasme de coït anal, dans lequel l’anus était représenté par l’échelle étroite et l’intestin par une chambre de débarras.
Les traits de caractère apparentés au goût de l’ordre, comme par exemple la minutie et la précision, sont souvent étroitement associés aux traits opposés. Les travaux de Jones à ce sujet me dispensent d’entrer dans les détails. Je me bornerai à mentionner le besoin si fréquent dans le caractère anal de symétrie et de « juste distribution ». De même que certains névrosés comptent leurs pas pour atteindre leur but au bout d’un nombre pair, de même ils ne supportent aucune asymétrie. Ils donnent à tous les objets une position symétrique et partagent toutes choses avec la plus minutieuse précision. Un mari fait des calculs pour prouver à sa femme qu’il n’y a pas de symétrie dans leurs dépenses respectives pour les vêtements. Il suppute continuellement ce qui revient à l’un pour compenser ce que l’autre a acheté. Pendant les restrictions alimentaires de la Grande Guerre, deux frères, tous deux célibataires, vivaient à frais communs. Lorsque leur ration de viande était sur la table, ils la partageaient en deux en contrôlant minutieusement le poids sur un pèse-lettre, chacun craignant que l’autre n’eût pas son dû ou se crût lésé. Significatif aussi est le désir continuel d’être quitte envers les autres, c’est-à-dire de n’avoir à leur égard aucune obligation non accomplie, si insignifiante soit-elle. Notons, comme manifestation d’érotisme anal non sublimé, la tendance qu’ont d’autres personnes au caractère anal très marqué, à oublier leurs dettes, surtout quand il s’agit de petites sommes.
Insistons encore sur une constatation de Jones, que l’auteur ne mentionne qu’en passant quoiqu’il la tire manifestement d’une vaste expérience.
Je cite (p. 79) : « Le plus frappant est la tendance à s’intéresser à l’envers des choses, qui se révèle de diverses manières, par exemple dans une curiosité marquée pour le côté opposé des lieux ou le revers des objets... la tendance à confondre la droite et la gauche, l’est et l’ouest, à renverser l’ordre des lettres et des mots et ainsi de suite. »
Je pourrais confirmer les vues de Jones par de nombreux exemples tirés de ma propre expérience. Ces considérations nous permettent de pénétrer profondément le sens de bien des symptômes et traits de caractère névrotiques. Tous ces « renversements » se font, sans aucun doute, selon le modèle du déplacement de la libido de la zone génitale à la zone anale. À ce propos, il faut rappeler la conduite de beaucoup de gens considérés comme des excentriques et dont la manière d’être se fonde en grande partie sur un caractère anal. Ils penchent dans les grandes choses comme dans les petites à agir contrairement aux habitudes des autres. Ils portent des vêtements aussi différents que possible de la mode du jour ; travaillent quand les autres s’amusent ; font debout ce que les autres font assis, par exemple écrire ; vont à pied quand les autres prennent une voiture ; prennent le galop quand les autres se promènent et, si tout le monde s’habille chaudement, ils font le contraire. En matière de nourriture, leurs prédilections sont en contradiction avec le goût courant. La parenté entre ce comportement et l’obstination qui nous est familière comme trait de caractère est incontestable.
Quand j’étais étudiant, j’ai connu un jeune homme qui se faisait remarquer par d’étranges habitudes. D’humeur insociable, il allait ostensiblement contre la mode et spécialement contre toutes les coutumes des autres étudiants. Un jour que je déjeunais avec lui au restaurant, je remarquai qu’il se faisait servir le menu à l’envers, c’est-à-dire qu’il prit d’abord le dessert pour finir par la soupe. Bien des années après, je fus appelé en consultation par sa famille. Mon camarade était en plein délire paranoïaque. Si nous nous souvenons de l’importance considérable de l’érotisme anal dans la psychogenèse de la paranoïa telle que Ferenczi notamment l’a mise en évidence, nous comprendrons la conduite excentrique de cet homme comme le résultat d’un caractère anal et nous y verrons un signe précurseur de sa paranoïa.
C’est dans certains cas de névrose féminine où s’exprime un complexe de castration particulièrement fort que le sens profond de cette tendance au renversement se révèle le plus clairement. Le renversement, là, procède de deux motifs principaux : le déplacement de la libido du « devant » vers « l’arrière » et le désir d’un changement de sexe. J’espère pouvoir consacrer à l’occasion d’autres travaux à la psychologie de ces états.
J’aimerais ajouter au précédent développement une observation dont je souhaiterais que l’exactitude fût vérifiée. Le caractère anal semble se traduire en certains cas dans une certaine physiognomonie. Il me semble qu’il se révèle en particulier par une expression maussade. D’une manière générale les personnes qui doivent renoncer à une satisfaction génitale normale penchent à la morosité13. Un pincement continuel des narines, un léger relèvement de la lèvre supérieure, me paraissent être les caractéristiques physiognomoniques de ce type. Dans certains cas, on a l’impression que le nez renifle continuellement des odeurs. II est probable que ce trait se rapporte à la satisfaction coprophilique tirée des odeurs. J’ai dit une fois d’un homme qui présentait cette physionomie qu’il avait l’air de se sentir continuellement lui-même. Aussitôt quelqu’un qui connaissait bien l’homme en question me confirma qu’il avait en effet l’habitude de sentir ses mains et tout ce qu’il touchait. J’ajouterai que les traits typiques du caractère anal étaient chez lui très prononcés.
Je n’ai pas la prétention d’avoir épuisé le sujet dans cet article. Je suis au contraire conscient d’avoir traité de façon bien incomplète la diversité des phénomènes. En réalité j’ai voulu surtout m’attacher à compléter notre connaissance des phases prégénitales du développement de la libido. Comme je l’ai indiqué au début, cet article sera suivi d’une étude sur les états maniaco-dépressifs pour lesquels la connaissance des stades prégénitaux du développement est indispensable.
1 Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 9e année, 1925, p. 26-47.
2 Traduit de l'allemand par Marthe ROBERT et M. de M’UZAN.
3 « Érotisme et caractère anal », in Die Heilkunde, 1910.
4 « Sur l'ontogenèse de l'intérêt porté à l'argent », I. Z. f. Psa, II S, 506, 1916.
5 Imago, vol. VII, 1921.
6 « Sur la valeur narcissique des processus d’excrétion », Z., VI, 1920.
7 Nous laissons les verbes allemands Sollen et Müssen (devoir et falloir) qui, dans le contexte, n’ont pas d’équivalent : müssen exprime en effet la nécessité imposée (il faut) en même temps que le « j’ai envie » par lequel l'enfant exprimé son besoin d'Une forme particulière de résistance névrotique à la méthode psychanalytiquealler à la selle ou d’uriner. (N. du T.).
8 « Une forme particulière de résistance névrotique à la méthode psychanalytique », 2e volume, pp. 83-90.
9 La tendance à la rétention représente une forme spéciale d’attachement au plaisir préliminaire et me paraît mériter l’attention. Je me bornerai à une seule remarque. Récemment, diverses tentatives ont été faites pour définir deux « types psychologiques » opposés et répartir entre eux toutes les individualités. Je pense notamment aux types « extravertis » et « introvertis » de Jung. Le patient dont j’ai parlé plus haut entrait sans aucun doute dans la catégorie des introvertis, mais dans le cours de son analyse, il abandonna de plus en plus cette attitude hostile aux objets ou au monde extérieur. Ceci avec beaucoup d’autres observations analogues permet de penser que l’introversion au sens de Jung coïncide en grande partie avec l’attachement infantile au plaisir de la rétention. Il s’agit donc d’un comportement qui peut être acquis ou abandonné et non point de l’expression d’un « type psychologique » figé.
10 Pour certains névrosés, les w.-c. sont par excellence le lieu de la production favorisée par la solitude. Un malade, qui pendant les séances d’analyse montrait les plus vives résistances contre l’association libre, en produisait chez lui, aux cabinets, et les apportait toutes faites à l’analyste.
11 « Les dépenses d’argent dans les états anxieux », Z., IV, 1916 (Klinische Beiträge, p. 279 et suiv.).
12 Une locution berlinoise s’applique à ces sortes de gens : Oben, hui, unten pfui ! (En haut c’est beau, en bas pouah !). On dit encore plus grossièrement en Bavière : Oben beglissen, unten beschissen (Brillant en haut, merdeux en bas). Ces contradictions sont donc bien connues du peuple.
13 Alors, il est vrai, que certaines disposent de nombreuses sources de satisfaction narcissique et vivent dans un contentement d’eux-mêmes souriant.