Introduction à l’édition française

par Nicolas Abraham et Maria Torok

La plus grande figure de la psychanalyse après Freud : tel est le titre que, des adeptes aux adversaires, tous les psychanalystes, ou à peu près, s’accordent pour reconnaître à Mélanie Klein. Quarante années d’une carrière intense et féconde ont mis à découvert des profondeurs insoupçonnées. Esprit enthousiaste et méthodique, généreux et inflexible, l’inventeur de la « technique du jeu », la théoricienne des archaïsmes précocissimes a marqué le mouvement psychanalytique pour de nombreuses générations. À l’exemple de ses maîtres, Ferenczi et Abraham, elle a su trouver dans la doctrine de Freud les germes d’un progrès rapide, trop rapide même, puisque, à plus d’un, il apparaît, de nos jours encore, comme proprement vertigineux. Son originalité, son parti pris militant en faveur de l’enfant et son dévouement inconditionnel au génie de la psychanalyse lui valurent disciples et détracteurs, créant autour d’elle ce climat de passions qui fut le creuset de l’œuvre kleinienne. Passions autour d’elle, passions en elle, il ne s’agit pas de les dissocier mais de les comprendre dans leurs interférences, dans leur induction réciproque. Mélanie Klein est inséparable du Mouvement qui l’a engendrée selon ce qu’il était pour elle et qui la porte maintenant selon ce qu’elle est devenue pour lui.

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Quand, sur les encouragements de Ferenczi, son premier analyste, Mélanie Klein présenta en 1919 son observation du « Développement d’un enfant » devant la Société Psychanalytique de Budapest, tous les assistants pressentaient que cette jeune analyste apporterait sur l’enfant, par conséquent sur nous tous, des révélations inespérées. Son propos était modeste mais témoignait d’un maniement sûr et original de l’instrument psychanalytique, plus encore, d’un élan nourri de riches intuitions quant aux problèmes de l’enfance. La suite de cette observation, donnée deux ans plus tard à Berlin, confirma les pressentiments. Elle réussissait à appliquer la méthode freudienne à de tout jeunes enfants : il suffisait de poser l’enchaînement de leurs faits et gestes comme l’équivalent du matériel associatif, obtenu de l’adulte. C’est en cherchant à expliquer cet enchaînement par les pensées latentes qui, selon toute hypothèse, le sous-tendent qu’elle entrevit tout un monde fantasmatique primitif, à peine soupçonné jusqu’alors. Cette recherche lui tenait à cœur. Il est possible et nécessaire – soutenait-elle – de cerner très tôt les troubles qui risquent d’enrayer intelligence et créativité. L’expérience de sa psychanalyse personnelle n’avait-elle pas démontré les bienfaits de cette thérapeutique ? Appliquée à l’enfant dès son plus jeune âge, elle le libérerait des entraves, fatales à son épanouissement. Et de conclure en préconisant – nous sommes en 1921 ! – la création de jardins d’enfants psychanalytiques.

Pour Mélanie Klein, longtemps frustrée elle-même de ses possibilités créatrices, ces premiers travaux signifiaient une grande victoire pour et par l’enfant. La pensée lui était intolérable que les abus de l’autoritarisme, le refus de comprendre et toutes sortes de préjugés doivent étouffer pour toujours les dons dispensés par la nature. Une récente communication de H. Hug-Hellmuth (1921) fut providentielle. Pour surmonter les défaillances expressives des enfants de la période de latence, cette thérapeute avait eu l’idée de recourir à la médiation de jouets. C’était l’instrument rêvé. En faisant jouer et dessiner même les plus petits, on pouvait recueillir et interpréter un matériel objectif. Il suffisait dès lors de poser la question classique : « quelle pensée latente sous-tend tel enchaînement du jeu ? » pour y répondre à l’aide d’hypothèses rigoureuses et vérifiables. Ce fut, entre les mains de Mélanie Klein, un instrument prodigieux : un monde nouveau de fantasmes jusque-là enfouis s’ouvrait à elle avec les questions qu’il posait, et l’approfondissement qu’il appelait. Mélanie Klein franchissait une étape décisive.

La psychanalyse des enfants, conçue à Budapest sous l’impulsion de Ferenczi, est venue au monde à Berlin avec l’aide et l’assistance de Karl Abraham. Il avait invité Mélanie Klein dès 1920 à venir s’installer dans la capitale allemande et suivait ses travaux avec un intérêt particulier. Certes, bien des analystes s’étaient penchés sur les troubles de l’âge scolaire mais jamais jusqu’alors des enfants aussi petits n’avaient été étudiés. Or, cette investigation renvoyait à des stades précoces, stades auxquels le psychiatre berlinois localisait l’origine des psychoses : schizophrénie, maniaco-dépressive, paranoïa. Les recherches que sa protégée poursuivait à Berlin, entre autres sur la névrose obsessionnelle infantile, promettaient donc de nouvelles perspectives.

Le rêve de Mélanie Klein semblait enfin accompli. Après vingt années d’une vie de famille, d’abord banale, puis tourmentée par la découverte de sa vocation, pour la première fois elle disposait des moyens pour réaliser son projet : aider l’enfant à surmonter ses conflits, le restituer à lui-même, à son jaillissement créatif. Bien avant l’invention de la technique du jeu, elle avait eu l’intuition du trouble primitif, responsable, en dernière analyse, de toutes les misères ultérieures ; elle l’avait défini dès 1921 comme une sorte de clivage de l’Imago maternelle en une figure « bonne » et une figure « mauvaise » (pp. 76-77). Sauf la nuance des guillemets, introduite plus tard, l’idée maîtresse de ses recherches ultérieures se trouvait donc formulée : il existe dans les profondeurs une Mère mauvaise, c’est elle que l’analyse doit retrouver et réduire. Le processus analytique ramènera à la surface l’imago de cette Mère, faite d’agressions étouffées et des angoisses corrélatives. Les situations anxiogènes les plus précoces se traduisent dans des fantasmes d’être châtré ou anéanti par la Mère mauvaise. De là, les inhibitions et les compulsions, stérilisant la vie psychique de son fonds d’amour et de créativité.

Une telle conception, mettant l’agressivité en vedette, était on ne peut plus proche des idées d’Abraham. Cette affinité de leur esprit et de leurs préoccupations ainsi que leur estime réciproque désignaient le protecteur et maître de Mélanie Klein pour un rôle insigne. C’est sur son divan qu’elle achèverait de conquérir pour elle-même ce que déjà elle savait dispenser aux enfants. Pouvait-elle prévoir que – comme sa sœur qui lui avait appris lecture et écriture et comme son frère qui l’avait initiée dans l’art et la littérature – Karl Abraham, à son tour, au cours même de cette psychanalyse, serait emporté par une mort prématurée ? Pour se relever de l’épreuve il ne pouvait plus être question de recommencer l’expérience ; il ne restait que la fragile ressource d’une « stricte auto-analyse quotidienne ». Son combat avec l’Imago mauvaise n’était pas près de sa conclusion.

Cependant, à l’extérieur, le succès va grandissant. Une série d’articles parus entre temps la placent d’ores et déjà parmi l’élite du Mouvement. En 1924, Karl Abraham proclamait à la tribune du Congrès de Wurzburg : « L’avenir de la psychanalyse est inséparable de l’analyse par le jeu. » Ernest Jones l’invite à Londres pour une série de conférences. L’impression est profonde et, après la mort d’Abraham, la Société Britannique de Psychanalyse lui offre un champ d’activité étendu et fécond, aussi bien pour l’enseignement que pour la pratique psychanalytiques. Les mains libres, elle aura tôt fait de rassembler autour d’elle un groupe de disciples séduits par son enthousiasme, sa vigueur et, last but not least, par la fécondité de sa démarche. Une école kleinienne naissait.

L’observateur non prévenu pouvait estimer que son installation à Londres annonçait enfin à Mélanie Klein le terme de ses luttes, l’accomplissement de ses vœux. Or, l’état d’esprit de la protégée de Jones était tout différent. Elle n’ignorait pas, en effet, que depuis des années, la fille même de Freud, Anna, membre depuis 1923 du Comité Directeur du Mouvement, se consacrait, elle aussi, à la psychanalyse des enfants. L’écart entre les approches et les buts respectifs était énorme. Fallait-il chercher là le motif d’un certain manque d’intérêt de Freud ? Elle voulait bien le croire. Lorsqu’en 1926 parut le premier ouvrage d’Anna Freud, mettant en cause sa méthode et ses résultats, elle n’y tint plus et ouvrit une vive polémique avec sa rivale. On ne peut que renvoyer le lecteur à l’article virulent et précis, publié sous le titre de « Colloque sur l’analyse des enfants » (p. 178-210). Depuis la plate-forme de la psychanalyse freudienne orthodoxe, elle n’a aucun mal à réfuter point par point la tentative d’Anna Freud, qui ne se donne pas pour autre chose que ce qu’elle est à l’époque : une application de la psychanalyse aux problèmes d’adaptation infantiles. Pareille déclaration de guerre était-elle vraiment inéluctable ? N’eût-il pas suffi de constater la divergence des objectifs et des moyens et s’en tenir là ? Et, certes, dans cette lutte qui, quarante ans plus tard, ne s’est pas épuisée, c’est le drame intérieur de Mélanie Klein qui semble se perpétuer. Si les excès de sa ferveur militante sont à considérer comme l’ombre portée de son génie, leur corollaire, sa sympathie perspicace pour l’enfant a été le primum movens d’un progrès décisif de la psychanalyse. Et nous ne concevrions des passions d’alors aucun regret rétrospectif, n’était leur persistance devenue sans objet. Est-ce la prolongation des hostilités qui en aura fait oublier l’enjeu et l’à-propos ?

Mélanie Klein, pour sa part, veillait avec un soin jaloux sur l’intégrité de l’instrument freudien. Avec son aide elle entamait les préjugés paralysants et mutilants, y compris ceux des analystes eux-mêmes. Les trois grandes tares : l’inintelligence, la psychose, la criminalité ne doivent plus passer pour constitutionnelles et fatales, elles prennent naissance dans la petite enfance où rien encore ne les condamne, mais où, déjà, grâce à la nouvelle technique, elles tombent dans le champ d’action psychanalytique (« Les tendances, criminelles chez les enfants normaux », p. 211, etc.). Or, depuis l’analyse du petit Hans, le progrès s’est arrêté dans ce domaine. Mais puisque l’analyse des enfants en bas âge est maintenant possible, au lieu d’attendre que ces maux deviennent irréversibles, on pourrait les réduire, quand il est encore temps, presque dès l’origine. Délire, angoisse, sadisme sont le lot de l’âge que l’on aimerait innocent. Il faut affronter le mal pour appliquer le remède. Grâce à la technique du jeu la psychanalyse des enfants fait les preuves de son efficacité. En douter, ne pas la soutenir dans ses efforts, c’est aussi rejeter sa propre enfance. Rien d’étonnant par ailleurs que détenir pareille puissance de libération expose à des attaques. Or, ces manifestations de la résistance – pouvait-elle penser – ne font que confirmer la justesse de ses vues.

Au point où en étaient les choses, des idées nouvelles venaient de prendre consistance. La « Psychanalyse des enfants », parue, en 1932, en fit la somme et devint un véritable manuel. Le principe à observer était de maintenir envers l’enfant la stricte neutralité prescrite par Freud. Tout découlait de là. Ce qui se passe au cours de la séance d’analyse d’un enfant, aussi petit soit-il, a valeur de matériel, c’est-à-dire de répétition et d’élaboration transférentielles. Il serait contraire à l’esprit même de l’analyse d’y introduire la réalité extérieure, même si, de fait, elle est responsable des symptômes. Conséquence technique : on proscrira toute ingérence dans le « milieu » de l’enfant, ainsi que toute visée éducative. De plus, l’orthodoxie de l’attitude technique n’est pas sans imprimer sa marque sur la conceptualisation théorique. Ainsi, l’exclusion de la réalité extérieure conduit-elle à la distinction nette entre objet externe et Objet interne. C’est que, de toute évidence, seul ce dernier se prête à l’analyse.

Une autre conséquence, non moins importante, de cet esprit de radicalisation touchait à la notion du fantasme. Qu’est-ce, en effet, qu’un Objet interne, sinon un fantasme, c’est-à-dire, selon la définition de Freud, un « représentant psychique de la pulsion » ? On peut même aller plus loin et dire qu’au fond, toute activité psychique qui n’est pas en rapport direct avec les objets externes doit être qualifiée de fantasmatique. Ainsi, jusqu’aux affects, jusqu’aux « mécanismes de défense » et jusqu’aux Imagos, tout ce qui apparaît au cours de l’analyse est fantasme, expression des pulsions. C’est donc le fantasme qui, en un mot, est l’objet propre de la psychanalyse. Cela ne veut pas dire que derrière il n’existe rien d’autre, ni que le fantasme exprime sans équivoque les processus sous-jacents. L’Objet bon est celui qui convient à la pulsion libidinale et l’Objet mauvais, celui qui va à son encontre. « Bon » et « mauvais », mis entre guillemets, traduiront non cette convenance effective, mais l’appréciation fantasmatique de celle-ci. Il est évident que l’écart entre fantasme et réalité psychique peut être considérable. Équivoque apparente également en ce qui concerne l’Objet interne lorsque, par suite d’une projection, il semble se confondre avec la réalité extérieure. Dans les deux cas il faudra remonter à l’origine même du fantasme pour, d’une part, constater son décalage par rapport à la réalité psychique et, d’autre part, l’apercevoir comme fantasme d’intériorité, puis d’incorporation. C’est pourquoi on ne saurait analyser les Imagos sans que soient revécus les fantasmes constitutifs de leur formation, c’est-à-dire les moments successifs lors desquels s’est opérée leur introjection. Le fantasme serait-il un épiphénomène greffé sur des processus plus profonds ? Peut-être. Mais – insistait Mélanie Klein – il n’en déploie pas moins son action effective dans l’inconscient. Cette seule pensée latente que l’introjection pourrait mettre en péril l’Objet ou le Moi peut bloquer le fonctionnement de ce dernier toute une vie durant. Rendons conscients les fantasmes, aussi archaïques soient-ils, au cours de la séance de jeu et nous assisterons à des modifications spectaculaires, mais intelligibles et prévisibles, de tout le psychisme. Voilà Mélanie Klein parvenue bien loin des recettes empiriques habituelles. Elle avait la certitude d’observer la genèse et le fonctionnement de la vie intérieure. Qu’importaient les critiques et l’incrédulité, dès lors qu’elle se sentait raffermie par le renouvellement quotidien de ces évidences.

Oui, la démonstration était simple. Il suffisait d’avoir présent à l’esprit ceci : Le fantasme révèle le mode d’introjection des objets et le mode ainsi déterminé permet d’en dater le moment dans l’histoire de l’individu. C’est ainsi qu’on sera fondé à parler, dès l’âge des premières dents, de culpabilité, de surmoi, voire d’œdipe. Cela dépassait-il l’entendement ? Les faits étaient les faits et tout un chacun devait être à même d’en contrôler la réalité, de vérifier les déductions auxquelles ils prêtaient. Certes, leur caractère déconcertant incitait-il la mauvaise foi au doute ou au rejet pur et simple : voilà pourquoi on était forcé d’exiger l’adhésion inconditionnelle ; c’était là un critère pour faire le départ entre amis et adversaires.

On pouvait s’y attendre. Pareille intransigeance finit par déclencher la plus criante des injustices : Freud lui-même récusait certaines des théories kleiniennes, notamment sur la précocité du surmoi et de l’œdipe. Ce n’était peut-être là que simple querelle de vocabulaire. Et Freud n’avait-il pas laissé libre cours à des théories autrement téméraires, comme celle de Rank sur le traumatisme de la naissance ? D’aucuns étaient enclins à croire qu’il s’agissait d’un geste en faveur d’Anna qui entourait les vieux jours de Freud d’une sollicitude maternelle. Quoi qu’il en soit, peu après, E. Glover, jusque-là un adepte distingué, fit du livre de Mélanie Klein un compte rendu assez critique, mettant en cause la valeur de tout l’appareil conceptuel kleinien (1933). Enfin, les premiers réfugiés arrivés du Continent venaient grossir les rangs des adversaires. La tension allait croissant.

C’est dans ces conditions que Mélanie Klein se mit à rédiger l’article qui devint le chef-d’œuvre de sa vie et la pierre angulaire du système kleinien. Traitant d’un sujet en apparence circonscrit, sa « Contribution à l’étude des états maniaco-dépressifs » (pp. 311-340) visait en fait à un approfondissement de l’appareil conceptuel freudien, à la lumière de la psychanalyse des enfants. Elle lui valut de nouveaux adeptes et de nouveaux ennemis. De quoi s’agissait-il cette fois ? Asseoir sur une base théorique cohérente une foule de constatations cliniques et de théories partielles que la technique du jeu avait permis de récolter depuis dix ans. Ce devait être plus qu’une somme, mais une véritable clef pour l’intelligence de toute la vie psychique jusque dans les couches les plus profondes ; clef unique qui ouvrirait l’accès de l’enfance, des psychoses et des névroses à la fois. Si Freud centrait ses recherches sur l’œdipe et les conflits avec le père, Mélanie Klein, elle, les compléterait par l’étude des conflits plus précoces, intéressant la relation maternelle. Une telle radicalisation des problèmes la conduirait à la vaste synthèse appelée de ses vœux et, de plus, exigée par la tournure des événements. Il fallait avoir raison de l’Imago mauvaise, certes, mais plus encore avoir raison réellement contre les détracteurs.

Or, à examiner la doctrine nouvelle dans ses articulations intimes, on est frappé par le glissement qui s’était opéré dans la position du problème initial. Jusque-là le projet implicite consistait à dégager le Moi de ses entraves et de libérer ses puissances créatrices et vitales. Or, désormais le centre de gravité des préoccupations se situera dans une problématique plus objectale : comment concilier amour et agressivité, ou, en d’autres termes, comment, lorsque l’Objet « bon » et l’Objet « mauvais » viennent à coïncider dans la même figure, sauvegarder l’amour. Le souci pour l’Objet va donc prévaloir sur l’intérêt pour soi-même. C’est ainsi que l’amour porté à l’Objet interne sera posé comme condition sine qua non de la croissance du Moi et l’agressivité, primaire et irréductible, comme l’obstacle majeur. En passant par l’exigence d’assumer une agressivité gratuite et congénitale, la lutte pour la conquête de soi va s’infléchir vers une attitude éthique vis-à-vis des Objets, contenant déjà les germes d’une tendance moralisante.

Garder l’Objet bon contre notre propre agressivité, tel est, d’après la doctrine nouvelle, le moteur de la vie psychique depuis la naissance. Nous serons ce qu’aura été notre prise de position à l’égard de ce problème. Clivage, projection, remords ou négation, autant de solutions précaires ou stériles auxquelles nous acculent les situations d’angoisse de nos douze premiers mois. Les stades classiques comportent des prises de positions spécifiques qui constituent le Moi contemporain. Ces positions précoces sont structurées comme les psychoses et les névroses. La maladie consiste à devoir recourir, pour vaincre l’angoisse, à ces positions archaïques. Il existe cependant une solution féconde que, dans les cas heureux, nous découvrons spontanément : lorsque l’indispensable bon Objet se trouve endommagé ou abîmé par suite de notre acharnement, ce sera savoir le réparer et le réinstaller à la place qui lui revient.

Parmi toutes les positions qui se présentent au cours du développement il en est une qui jouera un rôle charnière puisque de son destin dépendra toute l’évolution ultérieure. Cette position, dite dépressive, résulte d’une conjonction particulière : l’Objet n’est plus appréhendé comme une partie fonctionnelle, mais comme une personne complète, alors même que le sadisme, pour des raisons propres au développement, atteint son apogée. De là les images terrifiantes, projetées sur le bon Objet même, et sans rapport avec aucune réalité extérieure concevable. Cette fantasmatisation précoce qui, selon une clause de style devenue obligatoire sous la plume de Mélanie Klein,« utilise tous les moyens que le sadisme est capable d’inventer », de par son caractère apocalyptique, rendra impossible toute issue réparatrice. Alors on essaiera des solutions qui, à la longue, se révéleront intenables ou contradictoires. Ainsi tentera-t-on, coûte que coûte, de maintenir un clivage précaire entre le « bon » et le « mauvais », comme dans la position archaïque dite paranoïde. Ou bien on adoptera une dialectique alternante de négation et de surenchère, comme dans la maladie maniaco-dépressive, faisant l’objet de l’article. La position maniaque tient le langage suivant : « L’Objet je ne l’ai pas abîmé, comment l’aurais-je fait, puisqu’il est là à ma merci, d’ailleurs il n’a aucune valeur pour moi. » Et d’ajouter dans certains cas : « Puis quoi ! Si quelque Objet est mort pour quelque raison, je suis toujours assez fort pour le ressusciter. » Le mélancolique, tout au contraire, ne croit pouvoir faire revivre le bon Objet détruit que par une surenchère de culpabilité et d’auto-accusation, en supprimant la source de l’agressivité : soi-même. Située entre ces deux extrêmes, la position dépressive proprement dite constitue le noyau de la névrose. Dès lors l’objectif de la cure analytique pourra se définir à son tour et avec une remarquable simplicité : développer l’aptitude à réparer le bon Objet et, conjointement, élaborer dans le transfert les pulsions agressives jusque-là clivées, projetées ou refoulées.

Voilà la doctrine nouvelle. Ferme, rigoureuse, aux contours nettement dessinés, elle ne laisse sans réponse aucune question d’importance. Son omnivalence, sa sûreté, son économie conceptuelle auront de quoi séduire les uns et rebuter les autres. Retranchée derrière l’imposant édifice, Mélanie Klein assistait à la division larvée de sa Société adoptive et, par là, de tout le Mouvement.

Parallèlement, celle qui s’était identifiée à l’enfant aux prises avec ses Imagos, en vint à se donner pour le personnage discutable du « bon Objet ». Il faut que ce dernier soit définitivement implanté dans l’analysé – dira-t-elle – alors, même perdu à l’extérieur, il survivra en lui, prêt à lui pardonner ses méfaits, à le consoler dans son deuil. « Les Objets internes – précise-t-elle quatre ans plus tard – partagent la douleur de l’endeuillé, comme le feraient de bons parents réels » (p. 359). C’est poétique, assurément, et on en est touché jusqu’aux larmes. Mais – à y réfléchir – n’est-ce pas là des larmes de contrition, plutôt que d’apaisement ? L’Imago mauvaise n’a pas encore, loin de là, épuisé ses pièges.

Quand éclate la seconde guerre mondiale, les partis sont prêts. La confrontation historique aura lieu en séances plénières, sous les bombes allemandes, de janvier 1943 jusqu’en mars 1944. Le rang des fidèles était serré plus que jamais, mais celui des adversaires comptait, à la suite de E. Glover, un transfuge significatif, la propre fille de Mélanie Klein. De toute évidence, les débats avaient moins pour but de dégager de cette confrontation quelque vérité scientifique que de convaincre les kleiniens de déviationnisme et de prononcer purement et simplement leur exclusion du Mouvement.

Comment les choses en étaient-elles arrivées à contraindre Mélanie Klein dans la posture de l’accusée ? Il ne suffira pas d’en rendre responsable l’installation récente à Londres de nombreux réfugiés du Continent. À supposer que Mélanie Klein eût mené sa lutte en toute sérénité, la rigueur et le bénéfice de son entreprise auraient dû suffire pour miner les résistances extérieures. Freud, pour conduire son mouvement au succès, avait eu le double avantage : la puissance intrinsèque d’une doctrine anti-refoulante et son extrême prudence à ne jamais attaquer les résistances de front. Or, si Mélanie Klein espérait pousser à la limite le premier, il ne lui fut pas donné de mettre en pratique le second. C’est que, sous la pression conjuguée de la Mère mauvaise qu’elle combattait et des événements fortuits ou fatals que son combat suscitait, il ne lui restait plus qu’à emprunter le visage de l’ennemi, au risque même de mettre en péril son projet initial. Les débats ne furent qu’un interminable dialogue de sourds. Les arguments invoqués de part et d’autre apparaissent maintenant, non pas comme un affrontement, si violent fût-il, d’idéologies adverses mais comme des fureurs intestines et déchirantes, orchestrées par le même malin génie. À un quart de siècle de distance, on peut dire que ces raisonnements sommaires, ces injustices crues, ces assauts suicides ne furent rien d’autre que l’œuvre de la Mère mauvaise elle-même.

Prenons, pour illustrer cet état de choses, un chef d’accusation relativement anodin, comme celui d’idéalisme. À ce sujet, Mélanie Klein avait bien précisé sa pensée dès 1934 (p. 336). Outre sa distinction nette entre objet externe et Objet interne, entre le Moi et les réalités – tant psychique qu’extérieure – elle avait décrit les mécanismes de leur interaction, et montré le rôle de la réalité extérieure : tout ce qu’elle apporte d’exaspération ou d’apaisement aux moments d’angoisses et d’agressivité, qui naissent du processus même du développement. Quoi qu’on pensât de la théorie, il ne pouvait donc pas être question d’un malentendu. S’agissait-il alors de recourir à une telle étiquette, apparemment malsonnante, à seule fin de stigmatiser l’adversaire ? On peut le supposer. Il n’en reste pas moins que son choix si évidemment inadéquat ne laissait pas d’être surdéterminé par tout un état d’esprit. Le reproche apparent – et immérité – de ramener toute la vie psychique de l’enfant à un jeu des instincts, sans tenir compte de la qualité du « maternage », en couvrait un autre, mérité celui-là : en disant que l’enfant est mauvais de naissance on innocentait la Mère, on s’innocentait comme mère, en un mot, on disait aux autres : vous êtes tous de mauvais enfants. Or, chose remarquable, la réplique à cela ne fut pas : Vous prétendez au titre de bonne Mère, cela exclut que vous le soyez vraiment ; mais plutôt celle-ci : c’est bien vous les mauvais enfants qui vous mêlez de faire des théories, alors que vous n’en détenez ni les moyens, ni les droits. Ce dialogue implicite qui sous-tend les débats montre clairement qu’il subsistait entre les antagonistes un accord tacite pour exclure toute référence à la Mère mauvaise. Sans cette connivence secrète à maintenir un véritable tabou de la Mère, inséparable de la haine inconsciente de la Mère, il est probable que pareille épreuve n’eût jamais eu lieu. De fait, en postulant que la Mère ne saurait être mauvaise, chacun parlait depuis la place de celle-ci. Mélanie Klein avait bien dit qu’à généraliser la psychanalyse de l’Imago mauvaise on pourrait supprimer les guerres. Elle ne se doutait pas combien ces regrettables événements donnaient raison à sa conception.

La guerre était terminée, ses atrocités « dépassant tous les moyens que le sadisme peut inventer » se dissipaient peu à peu mais la guerre de Mélanie Klein n’était pas prête à s’apaiser. Les hostilités deviendront chroniques et une idéologie kleinienne – faite de péjoration implicite pour l’adversaire et de laudation pour les fidèles – va s’élaborer au long des années. Ses grands dogmes seront résumés dans un ouvrage portant le titre significatif : « De la convoitise et de la gratitude » (Envy and Gratitude). On dira : dans sa fureur destructive, la convoitise, ce dérivé direct de l’Instinct de mort, s’attaque, dès le berceau, à la richesse et à la créativité du Sein maternel, « source même de la vie ». Or, l’Instinct de vie devra prendre le dessus et l’Imago mauvaise – projection de la propre convoitise enragée – finira, confrontée avec l’aménité de l’objet réel, par s’invalider : grâce à quoi on assumera ses propres désirs de destruction et sa culpabilité. Alors et alors seulement se fait jour un sentiment nouveau envers l’Objet réfractaire à nos tentatives de le rendre mauvais. Ce sentiment est éloquent de notre indépendance conquise sur l’Objet, devenu, par là même, bon et indéracinable (« the good object has taken root »). Il témoigne également de la levée, grâce à la bonté même de l’Objet, de toute culpabilité à son égard. Or, aussi séduisante qu’apparaisse cette théorie au premier abord, on constatera que la désignation du Sein, et non du Phallus, comme l’ultime objet d’une convoitise à exorciser, ne saurait que favoriser la fixation à la Mère mauvaise et on peut se demander si l’exigence que l’ennemi intérieur se métamorphose en ami secourable, voire altruiste, ne serait pas précisément l’issue utopique d’un combat désormais sans espoir.

On comprend comment le caractère implicitement normatif d’un tel système peut devenir une redoutable arme d’intimidation entre analystes et il ne faut pas être dans les arcanes pour lire entre les lignes condamnations et acquittements distribués aux « envieux », aux « ingrats » et aux « reconnaissants ». On ne peut se garder de l’impression que, par une telle formulation, la vérité clinique, tout en étant respectée pour le fond, doive subir d’importants gauchissements. L’issue de l’analyse est, certes, marquée par une liquidation de la relation au mauvais Objet interne et, par conséquent, par une décrue des sentiments agressifs. Mais s’il y a restauration ce n’est pas celle d’un Objet « bon » installé à demeure, mais celle de soi-même, libéré de l’archaïsme imaginal. Et telle avait été – n’en doutons pas – la première visée de Mélanie Klein.

Ainsi, l’arme destinée à soutenir la lutte pour la destitution de l’Imago mauvaise en est venue à lui servir de citadelle. Fera-t-on jamais la psychanalyse de la convoitise sans y déceler l’amour de ce que l’on convoite ? Imagine-t-on une métapsychologie de la gratitude qui en ignorerait la collusion avec les pulsions agressives ? Pour Mélanie Klein la perspective a changé. Dire que la gratitude naît spontanément de l’invalidation de nos mauvaises projections, et cela par la bonté éprouvée d’un objet qui – au lieu de riposter – accepte et articule nos attaques envieuses, n’est-ce pas tenir le discours de l’Imago mauvaise elle-même ? Oui, cette Imago, force lui était de la perpétuer au dedans et au dehors et, pour parer aux menaces d’un tel survivant importun et indésiré, d’en incarner la figure ambiguë, tour à tour aimante et fulminante, distribuant blâmes et récompenses, toujours généreuse et souvent déçue, exigeant réparation des dommages subis. Ainsi Mélanie Klein devint-elle pour le mouvement psychanalytique tout entier une sorte de Mère chérie et redoutée, adulée et haïe, aussi encombrante par son envergure qu’indispensable pour ses dons. Mais à cette figure maternelle qu’elle devint pour les autres, Mélanie Klein restait redevable de toutes les réparations qu’elle-même réclamait. On comprend mieux dès lors certains aspects contradictoires de l’œuvre kleinienne. Bien des démarches originales et efficientes de Mélanie Klein – après avoir abouti ou presque – seront annulées et retournées implicitement contre leurs propres objectifs. Que son rejet si fécond de tout préjugé débouchât dans un dogmatisme à teinture moralisatrice, que l’analyse radicale de l’Imago mauvaise laissât pour séquelle la gratuité innée de notre propre sadisme, que l’entreprise de destitution imaginale – menée avec une témérité inouïe – fût conclue par la « restauration » de l’Imago sous la forme d’un « bon » Objet interne, n’était-ce pas là autant d’indices d’une sanction intrinsèque pour une audace ressentie sacrilège ?

À contempler le combat de Mélanie Klein on serait tenté de conclure à l’inexpugnable suprématie de l’Imago mauvaise. Tant de génie, tant de lucidité, tant de souffrances n’auraient-ils servi qu’à rétablir et à consolider le règne des tensions et des oppositions irréductibles ? Le croire serait mal connaître le mouvement propre aux idées psychanalytiques.

Telles les interprétations que l’on rejette d’abord mais qui font leur chemin dans l’inconscient, les découvertes psychanalytiques requièrent, elles aussi, une période de maturation. Dans l’intervalle, si les résistances rencontrées font gauchir, par contre-coup, la pensée d’une œuvre – comme dans le cas de l’élaboration kleinienne – les solutions authentiques, proposées à des conflits effectifs n’en finissent pas moins, avec le temps, par l’emporter. Devant la survivance des extrémismes, l’analyste prendra son parti Pour lui l’entreprise tout entière de Mélanie Klein, aussi bien sa révolte, sa vigueur et sa perspicacité que ses redditions, ses « réparations » et ses impasses auront acquis valeur d’exemple. Il comprendra également ceci : il est dans la nature des choses que d’aucuns adoptent les dernières prises de positions kleiniennes comme un surmoi dogmatique et moralisateur, en héritage d’un deuil inachevé ; de même que d’autres, pour des raisons analogues, persistent à renier et à ravaler en bloc les larges profits qu’eux-mêmes ont tirés des dramatiques efforts d’un esprit novateur. Et certes longtemps encore la grande figure de Mélanie Klein projettera son « ombre » et son « éclat » sur le Mouvement psychanalytique. Mais nous qui vivons après elle, ne l’aurons faite vraiment nôtre que lorsque – ayant su faire le deuil de l’idolâtrie, positive et négative – nous aurons compris le sens même de ses affrontements, et l’aurons assimilée tout entière à l’élan de notre propre ouvrage.

Paris, octobre 1966.

N. A. et M. T.