Chapitre VI. Fétichisme et clivage du moi
En tirant toutes les conséquences de la conception de l’ersatz phallique, Freud va réinscrire les effets de cette théorie de l’ « objet » du côté du sujet même. C’est en ce moment que le fétichisme prend sa portée d’événement métapsychologique : il permet en effet d’illustrer de façon exemplaire la notion de « clivage du moi » (Ichspaltung) qui questionne les modalités subjectives de la perversion.
Nous touchons par là même au « troisième régime » évoqué plus haut (p. 61).
Cette évolution était déjà inscrite dans la conception du symbolisme phallique, mais tout se passe comme s’il avait fallu à Freud le temps de mesurer le remaniement que cela impliquait du côté du sujet même : en symétrie de la logique proprement névrotique du refoulement, le fétichisme révèle une logique, proprement perverse, du clivage.
I. De la « loi phallique » au « clivage du moi »
L’écrit Fétichisme accomplit en quelque sorte un geste qui institue le concept en psychanalyse. C’est en effet le caractère générique qui en est reconnu : « L’explication que la psychanalyse donna du sens et de l’intention du fétiche était la même dans tous les cas. Elle se présenta de façon si spontanée et me sembla si contraignante que je suis prêt à attendre cette même solution pour tous les cas de fétichisme » (GW, XIV, 312, souligné par nous). Cette phrase a une portée épistémologique qui marque la reconnaissance de l’univocité et de la généralité du fétichisme comme phénomène psychique et psychopathologique sui generis – grâce à la proposition que « le fétiche est un succédané de pénis ». Là réside l’audace de l’explication métapsychologique : au-delà de leur diversité, les fétiches correspondent, pour leurs « usagers », à une même fonction signifiante. Il y a dès lors lieu de reconnaître une même « causalité psychique » à l’œuvre, ce qui fait du fétichisme un concept homogène qui admet une explication propre. En ce moment précis, Freud répète en quelque sorte, à l’usage du savoir des processus inconscients, le « geste » de De Brosses, unifiant un siècle et demi plus tôt la notion de fétichisme au plan culturel (supra, p. 13). La vigoureuse formule de Freud – déclarant en 1935 être parvenu à une « élucidation pleine » (glatte Aufklärung) – littéralement « lisse », sans aspérités ni difficultés – du « fétichisme » sexuel (supra, p. 57) exprime en ce sens une ambition de mise au jour exhaustive de la signification psychosexuelle du fétichisme qui ne laisse plus à désirer (en contraste d’autres points restés obscurs jusqu’au bout).
En théorisant le fétichisme en 1927, Freud devait reconnaître, dans une note, l’année 1910 comme date de naissance de cette interprétation : mais précisément, en se référant à l’écrit sur Léonard de Vinci, il dira qu’elle avait été l’objet d’une information sans « justification » ou « fondation » (Begründung) (GW, XIV, 312, n. 1). Tout le mouvement de 1910 à 1927 va du « constat » ou intuition clinique de la signification à sa fondation métapsychologique.
Mais, simultanément, s’opère un mouvement remarquable : alors que, dans le premier régime du concept, le fétichisme était une perversion parmi d’autres en quelque sorte – quels que soient sa spécificité et son caractère remarquable –, dans la mesure où il illustre et confirme la théorie générale des perversions, à l’autre bout de l’évolution, il se trouve « promu » comme exemplaire d’une certaine position du sujet pervers face à la « castration » qui ouvre la voie – en cela privilégiée – à la pensée d’un « clivage du moi ».
On peut donc se demander si, au bout du compte, il n’y a pas eu une véritable « métamorphose ». Peut-on dès lors considérer sur le même plan, selon son statut métapsychologique – sinon sur son contenu –, ce que désigne le terme « fétichisme » respectivement au début et à la fin de sa « carrière » dans le discours freudien et la pratique clinique qu’il exprime ?
II. Le fétichiste ou la croyance en péril
Comment Freud présente-t-il les fétichistes ? Il s’agit d’ « un certain nombre d’hommes », rencontrés dans la pratique psychanalytique, dont « le choix d’objet est dominé par un fétiche ». Les fétichistes sont désignés comme « zélateurs » (Anhängern) du fétiche qu’ils ont choisi – à moins qu’il ne les ait choisis, puisqu’il les domine, à la façon précisément d’une mystérieuse divinité dont ils deviennent les « sectateurs » !
Ce fétiche, tout en étant « reconnu » par les intéressés comme une anomalie (Abnormität), n’est pas pour autant ressenti comme un symptôme, avec ce que le terme comporte de souffrance psychique (Leidensymptom). Et pour cause : le fétichiste est en règle générale « tout à fait satisfait » de son fétiche et « loue même les soulagements qu’il offre à sa vie amoureuse ». Loué soit l’objet, faut-il comprendre, qui me garantit une telle jouissance – ce qui suggère que le fétiche est « adoré » à la façon d’un objet divin ! On comprend que le fétichisme organise une véritable petite « religion privée », sinon « domestique », avec sa liturgie, ses objets sacrés et ses rituels.
Freud a somme toute un regard « ethnographique » autant que clinique sur les « manigances » du fétichiste. Si justement le fétiche s’est imposé au regard des premiers ethnologues (de façon en quelque sorte « clinique »), le clinicien se trouve, en symétrie, en position d’ « observateur » de cet étrange « culte », aussi méticuleux qu’énigmatique.
Le paradoxe est que le fétiche, tout en étant au centre de ce dispositif rituel, « joue en règle générale le rôle d’un accessoire » (Nebenbefund). Cela signifie que le fétiche est le « signe » patent d’un secret gain : il sert à quelque chose de très précis. Il est à la fois indispensable et « instrumental », moyen de réaliser quelque obscure opération. C’est ce qui alimente la curiosité et la perplexité de l’observateur !
Il est essentiel de relever le « climat » de cette scène qui va décider de l’entrée en scène du fétiche : il est marqué, pour le « spectateur », de l’affect de « panique » face à une « catastrophe » – en quelque sorte « naturelle », mais dont le « support géographique » est le corps maternel et l’enjeu secret l’angoisse de perte narcissique, ce qui engage dans le déni :
« Le déroulement est donc tel que le garçon s’est refusé à prendre connaissance du fait de sa perception que la femme ne possède pas de pénis. Non, cela ne peut être vrai, car si la femme est castrée, c’est sa propre possession de pénis qui est menacée et là contre se cabre le morceau de narcissisme dont la nature a précautionneusement pourvu précisément cet organe » – d’où la « panique » (p. 322).
Avant même de « psychologiser » l’expérience, notamment la référence au registre de la « réalité » (« perception », « nature »), il est capital de faire ici le rapprochement avec ce que nous a appris la genèse anthropologique du fétichisme, soulignant une « crainte »/ignorance primitive, née dans un climat « catastrophiste » d’ « irrégularités de la nature » (voir supra, chap. II, p. 25-26).
C’est à partir de cette « schize » du regard que va se cristalliser le « symbole » fétichique. Il est essentiel de relever que le symbole intervient ici, en toute sa puissance, pour combler une absence : c’est donc bien un ersatz (Penisersatz).
Encore n’y a-t-il pas de corrélation directe entre « signifié » (pénis) et « signifiants » (fétiches) : tout tient à la « cinétique » de la scène et à son point d’arrêt – d’ « amnésie traumatique ». L’ « instauration du fétiche » est en effet assimilable « à l’arrêt du souvenir dans l’amnésie traumatique ». Sera donc « élue » comme fétiche « la dernière impression avant l’étrangement inquiétant, le traumatique » – soit la dernière partie du corps (pied ou chaussure, par exemple) observée avant la « découverte » du manque-de-pénis. Ainsi le fétiche condense-t-il à la fois une intense curiosité (désir de voir) et un reste de ce qui ne doit pas être vu : stigma indelebile (espèce de « marque » ou même de tatouage) qui se manifeste par un sentiment de « crainte » (Entfremdung). Le fétiche peut et doit être vu comme un « monument » que s’est érigé l’angoisse de castration : à la fois souvenir et répression. On comprend le lien entre voyeurisme et fétichisme au plan de la pulsion scopique. C’est ce qui ouvre la logique « concessive » du pervers fétichiste : « Je sais bien, je vois bien (que la mère est castrée), mais quand même : faisons comme si elle ne l’était pas. » L’objet-fétiche est donc arrêt-sur-l’image.
III. La Verleugnung fétichiste : déni ou « scotomisation » ? Laforgue et Freud
En ce moment décisif, il est essentiel de pouvoir nommer ce qui se passe dans le sujet même. C’est là que s’ouvre le débat autour du terme « scotomisation » :
« Si je ne me trompe, Laforgue dirait dans ce cas que le garçon a “scotomisé” la perception du manque de pénis. »
Le terme est intéressant, en ce qu’il suggère un travail plus radical que le « refoulement » (au sens psychanalytique), mais Freud en souligne les inconvénients :
« “Scotomisation” me semble particulièrement inapproprié, car cela évoque l’idée que la perception serait totalement éliminée de telle sorte que le résultat serait le même que lorsqu’une impression visuelle tombe sur la tache aveugle de la rétine. Mais notre situation montre au contraire que la perception est demeurée et qu’une très énergique action a été entreprise pour maintenir son déni (Verleugnung) » (p. 313).
Ce travail sur les termes a un enjeu métapsychologique fondamental pour le fétichisme.
Le terme de « scotomisation » a été proposé par René Laforgue et Édouard Pichon, psychanalystes français, en particulier par le premier qui le défendit dans ses ouvrages ultérieurs (Relativité de la réalité, 1932 ; Le moi et le concept de réalité, 1939). Il est dérivé de « scotome », du mot grec skotos, « obscurité » (devant les yeux), aveuglement ou cécité, avec une acception pathologique, mais aussi en référence à ce « point aveugle » de l’œil qui permet la vision. Le terme Verleugnung désigne l’action de cacher quelque chose ou de faire comme si quelque chose n’était pas présent, n’existait pas, donc de le « désavouer », de faire entendre « à mots couverts » qu’il n’existe pas, donc le « dénier », le rayer de l’existence (avec des actes ou des mots) : d’où ses divers équivalents français : « déni », « désaveu », « démenti ». Notons que la théorie de la « scotomisation » était née dans le contexte de la « démence précoce ».
En soulignant le caractère actif, donc aussi à moitié réussi du déni fétichiste, Freud met en évidence deux éléments essentiels : son caractère dynamique – il y a bien une « action psychique » spécifique – et le fait qu’elle laisse un reliquat – le « fétiche » est aussi en ce sens relique du déni qu’il institue et qui l’institue. C’est justement en cet entre-deux que se déploie sa fonction de symbolisation. Le registre du regard – proprement scopique – joue un rôle central, puisque c’est sur le percept que s’exerce cette « scission » subjectale.
IV. Le fétichiste ou le sujet du clivage
Freud est parvenu en ce point où le fétichiste donne vue sur la perversion, conçue désormais en termes de position « clivée » face à la castration.
Tout se passe en effet comme si, derrière le processus de « déni » (Verleugnung), apparaissait une position structurelle de « clivage » (Spaltung) du « moi » même – ce qui ouvre la perspective d’une pensée du sujet.
Cf. sur ce point notre Introduction à la métapsychologie freudienne, p. 239-264.
Le fétichisme est en effet reconnu, dans les derniers textes de Freud, comme « un objet d’étude particulièrement favorable », bien plutôt qu’ « un cas exceptionnel », du « clivage du moi » (Ichspaltung) (Abrégé de psychanalyse, chap. 8, 1938, GW, XVII, 134) – phénomène repéré dans l’écrit sur Le clivage du moi dans le processus de défense (1937). Ce « point de vue » permet à la fois une confirmation et une relecture du phénomène. C’est en effet « d’abord dans les cas de fétichisme, confesse Freud, que je m’en suis convaincu [du clivage du moi] et de sa portée au-delà des psychoses » (p. 133).
Ce que décrit Freud, c’est une formation paradoxale de réaction à la menace réelle de castration qui aboutit à « une fente (Einriss) dans le Moi » (GW, XVII, 60) : ainsi, « les deux réactions opposées au conflit demeurent comme noyau d’un clivage du moi », ce qui atteste que la fonction synthétique accordée au moi ne va pas autant de soi qu’on le suppose.
Or, que montre le fétichisme, sinon une telle « scission » (Entzweiung) ? L’exemple clinique donné dans l’essai Fétichisme montre, si on le compare aux cas examinés à l’origine (supra, chap. V, p. 68 s.), le progrès de compréhension par le clivage :
« Dans des cas tout à fait raffinés, c’est dans l’édification (Aufbau) même du fétiche que le déni comme l’affirmation de la castration ont trouvé accès. Tel était le cas d’un homme dont le fétiche consistait en une gaine pubienne (Schwimmgürtel) qu’il pouvait aussi porter comme slip de bain (Schwimmhose). Cette pièce vestimentaire cachait totalement les organes génitaux et la différence entre les organes génitaux. D’après les informations de l’analyse, cela signifiait aussi bien que la femme était castrée et qu’elle n’était pas castrée et cela laissait de plus admettre l’hypothèse de la castration de l’homme, car toutes ces possibilités pouvaient également se dissimuler derrière la gaine, dont une première ébauche avait été dans l’enfance une feuille de vigne d’une statue » (GW, XIV, 316).
La construction du fétiche reflète donc l’ « attitude clivée » (die zwiespältige Einstellung) du sujet : le « fétiche », « noué doublement à partir d’opposés » (aus Gegensätzen doppelt geknüpft), devient l’emblème même de cette « formation de compromis » que décrit l’Abrégé de psychanalyse, véritable conclusion de tout le discours freudien sur le fétichisme :
« La création du fétiche obéissait même à l’intention de détruire la preuve de la possibilité de la castration, de sorte que l’on puisse échapper à l’angoisse de castration… Nous rencontrons alors les fétichistes, qui ont développé la même angoisse de castration que les non-fétichistes et y réagissent de la même façon. En leur comportement s’expriment simultanément deux présuppositions opposées. D’une part, ils dénient le fait de leur perception, qu’ils n’ont pas vu de pénis dans les parties génitales féminines, d’autre part ils reconnaissent le manque de pénis de la femme et en tirent les justes conséquences. Les deux attitudes coexistent pendant toute la vie sans s’influencer réciproquement. C’est ce qu’on peut nommer un clivage du moi » (GW, XVII, 134).
Telle est la pose du fétichiste face à l’énigme de la castration [1].
Notes
[1] Cf. nos Leçons psychanalytiques sur les phobies (Economica, 2000 ; 2e éd., 2005), Leçons psychanalytiques sur l’angoisse (Economica, 2002 ; 3e éd., 2006), et Leçons psychanalytiques sur le masochisme (Economica, 2003).