Chapitre V. Fétichisme et symbolisme phallique
Ce qui va permettre à la théorie freudienne du fétichisme de se détacher de la conception sexologique de façon déterminante, c’est la mise au jour, dans la dynamique clinique ouverte par la théorie de la libido, de la signification phallique du fétiche.
Nous abordons là, dans la genèse de la conception, ce que nous désignions comme le « second régime » du concept (supra, p. 59).
Cela suppose donc de respécifier le fétichisme du côté de l’objet et de sa fonction symbolique, en référence au « complexe de castration ».
I. De la clinique à la genèse du fétichisme
On peut saisir cette « mutation » en comparant les premières observations cliniques – où le fétichisme est encore traité sans référence à la thèse de l’ersatz phallique – à la reprise de la lecture clinique que détermine cette dernière chez Freud. De fait, le fétichisme est d’abord un phénomène « tératologique », qui sollicite l’observation clinique : l’originalité de la psychanalyse est d’en proposer une genèse.
La reconnaissance du fétichisme comme objet de la clinique psychanalytique se trouve consacrée par l’étude de Karl Abraham, Psychanalyse d’un cas de fétichisme du pied et du corset (paru en 1912 dans le Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, vol. 3). Il prend acte de la promotion de ce phénomène, après les Trois essais et l’étude sur Léonard de Vinci – qui, pourtant, n’est pas citée dans son article, fait d’autant plus notable qu’il conclut à « la signification de substitut génital du pied », mis en rapport avec l’intérêt qui concerna jadis le pénis que le patient supposait à la femme (Dr Karl Abraham, Œuvres complètes, t. I, Payot, 1965, « Études cliniques », VII, p. 98) :
« Jusqu’à ces dernières années, l’investigation psychanalytique n’a pas consacré une attention particulière aux problèmes posés par le fétichisme… Mais une expérience accrue nous a montré que, dans un nombre non négligeable de cas, le fétichisme et la névrose se rencontrent chez le même individu » (p. 89).
Le ton est ainsi donné : Abraham décrit le fétichisme à la lueur de la notion de « refoulement partiel » (espèce de « compromis » entre le refoulement névrotique et le destin pervers), comme en symétrie de la névrose.
Le cas décrit est celui d’un étudiant de 22 ans, ayant au reste consigné ses symptômes dans une « autobiographie », inappétent sexuellement, jusqu’au moment où il pratique seul le ligotage, avant de développer une attirance intense pour des chaussures élégantes, notamment vernies à haut talon, puis pour les corsets. Revêtant ces attributs vestimentaires féminins dont l’effet esthétique produit un émoi sensuel, il semble spécialement sensible à la pression corporelle qu’ils exercent. Abraham souligne la « surestimation sexuelle du fétiche », qui s’accompagne d’une « extraordinaire dépréciation de l’activité sexuelle » génitale (p. 93). Le refoulement des « plaisirs coprophiliques » (sentir) et du « voyeurisme » (p. 94) participe à cette promotion du plaisir scopique : le « désir… d’être une femme » par le travestisme traduit les « fantasmes de mort et de castration » (p. 95) attestables dans la tonalité masochiste (p. 96).
On peut voir surgir sur le vif le travail freudien sur le fétichisme dans les années 1909-1914, plus directement encore que dans ses textes publiés où il en consigne les résultats : dans les Minutes de la Société psychanalytique de Vienne [1], où il trouve occasion d’exposer sa découverte toute fraîche et de l’illustrer.
Les deux manifestations majeures en sont l’exposé du 1er décembre 1909 où il parle d’ « un fantasme de Léonard de Vinci » et celui du 11 mars 1914 où il expose « un cas de fétichisme du pied ».
En commentaire au fameux fantasme du vautour et de la mère phallique, en référence à la divinité égyptienne Mut « représentée comme androgyne (c’est-à-dire avec un pénis) », Freud introduit son diagnostic sur le fétichisme :
« Ce premier pénis perdu de la mère joue un grand rôle ; et le fétichisme du pied dont nous avons pu déceler l’origine dans la répression de certaines pulsions coprophiliques doit aussi être lié à une recherche et à un heureux recouvrement de ce pénis perdu de la mère. Dans le fétichisme du pied ou de la chaussure, le fils dote aussi la mère de son propre pénis, en quelque sorte ; il projette sur l’objet ce qu’il possède lui-même » (Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, t. II, p. 336, Gallimard).
Un « heureux recouvrement du pénis perdu de la mère » : voici exprimé, en termes directs, le « gain » psychique du fétiche.
C’est ce que le cas de Léonard de Vinci permet au même moment d’exprimer littéralement :
« La vénération fétichiste du pied féminin et de la chaussure semble prendre le pied comme symbole substitutif (Ersatzsymbol) du membre jadis manquant de la femme » (GW, VIII, 166).
Tels aussi les « coupeurs de nattes », exécutant à leur insu « l’acte de la castration sur les organes génitaux féminins ».
Dans sa seconde communication, Freud expose le cas d’un fétichiste de 47 ans souffrant d’une « impuissance psychique », dont les « particularités » ont « permis de jeter une lumière nouvelle sur la genèse de cette perversion et de mettre au jour les prémisses constitutionnelles et accidentelles de cette attitude » (Minutes, op. cit., t. IV, p. 278).
La lecture de Freud souligne, dans ce cas de « fétichisme du pied », une « accentuation excessive de l’érogénéité du pied », en rapport avec « une stimulation sexuelle précoce et anormale » venue de la mère. Surtout, c’est le phénomène d’ » intimidation sexuelle » qui est mis en évidence, comme produisant « une régression au cours du développement sexuel ». Il repère une saisissante « scène originaire » :
« La perturbation de l’enfance est, dans le cas de notre patient, produite par la menace de castration de la part du père et par la vue des organes génitaux de la sœur (souvenir d’enfance où il est couché, la tête entre les jambes de sa sœur nue) ; en raison d’un rachitisme, la sœur portait des éclisses et c’est de là que vient l’idéal du pied mince et droit qui l’excite » (op. cit., p. 279). C’est ce qui fait que le fétichiste s’intéresse ensuite « au pied de sa gouvernante », jusqu’à ce que survienne à la puberté « la seconde grande frayeur devant les organes génitaux féminins », par l’intermédiaire de la menace d’un précepteur.
Freud réaffirme à ce propos « la signification symbolique du pied », qui remplace le pénis manquant à la femme (à la suite de la castration). Dès lors : « Son intérêt très précoce pour le pied (ramper sur le sol comme un chien, se tenir sous la table) s’explique par le fait qu’il veut voir les organes génitaux d’en bas. » À partir du traumatisme, « son intérêt est rejeté vers le point de départ de son investigation sexuelle, c’est-à-dire le pied ».
Un dernier point mérite d’être souligné : le lien entre fétichisme et masochisme :
« Le facteur le plus important est l’attitude de l’enfant envers l’intimidation sexuelle : d’un côté, il se débattra et défendra son pénis ; d’un autre côté, il acceptera la castration et se résignera au rôle féminin… Quelqu’un qui a été intimidé tôt par un homme aura tendance à être masochiste envers les femmes, et inversement » (op. cit., p. 280).
Cela donne lieu à une remarquable définition du « fétichiste du pied » comme « un voyeur secret masochiste ».
Cette observation de cas est précieuse, à la fois parce que Freud s’interdit, dans ses textes publiés, une référence trop directe à des cas aussi scabreux et parce que l’on voit surgir de l’analyse clinique ce que le texte sur le Fétichisme va élaborer, sur le plan métapsychologique, treize ans plus tard.
Reste à comprendre par quel processus émergent cette signification et sa psychopatho-logique.
Il n’est pas fortuit sans doute que Freud relance sa théorie psychosexuelle au moment où la controverse avec la théorie d’Alfred Adler de la « protestation virile » atteint son sommet, vers 1909-1911.
Entre ces deux communications, s’est produit un événement majeur qui n’a été révélé que récemment, par la réexhumation de l’exposé de Freud, en date du 24 février 1909, sur « la genèse du fétichisme ».
Le manuscrit original de cette séance de la Société psychanalytique de Vienne a été retrouvé dans le fonds Rank de l’Université de Columbia, parmi les notes et lettres d’O. Rank, secrétaire des séances. Ce texte n’a été publié qu’en 1988, en anglais, dans les Psychoanalytic Quarterly, LVII, par les soins de Louis Rose. Cette minute no 70 est parue en français en 1989 dans la Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, no 2, puf, p. 421-439 (trad. P. di Mascio en référence au texte allemand d’origine).
Texte capital en ce qu’il prend effet, sur la base de l’exposé d’un cas spectaculaire de fétichisme « du vêtement » et « de la chaussure », de l’apport spécifiquement freudien par rapport à la théorie sexologique : Freud y formule pour la première fois, par la causalité psychosexuelle, une genèse du fétichisme, susceptible de dépasser l’explication sexologique. Renvoyant en quelque sorte « dos à dos » l’hypothèse de Binet – selon laquelle le fétichisme trouverait sa source dans une réminiscence d’excitation sexuelle (supra, p. 47) – et celle de Krafft-Ebing, mettant l’accent en complément sur la « prédisposition psychopathique » (supra, p. 49), Freud le met en relation avec « le refoulement d’une pulsion » (op. cit., p. 428), selon des modalités très spécifiques.
« Dès le premier instant, le patient laissa voir clairement qu’il était un fétichiste des vêtements : il ajustait ostensiblement les plis de son pantalon, geste que plus tard il répéta chaque fois immanquablement. Il était psychiquement impuissant et malgré ses nombreuses liaisons, il n’avait jamais mené à bien un coït. Chez lui, tout l’intérêt pour les femmes était déplacé vers les vêtements. Un jour, par exemple, il attendait une de ses maîtresses avec qui il avait rendez-vous ; ses sentiments amoureux s’évanouirent immédiatement quand elle apparut habillée de méchants vêtements passés à la hâte. Il s’avéra que l’effondrement de ses relations amoureuses ultérieures avait toujours comme point de départ ses sentiments défavorables concernant un élément de la tenue de sa maîtresse » (p. 427).
Freud note même à cette occasion le déplacement de ce fétichisme vers « l’intérêt pour la philosophie » :
« Il se consacra à la spéculation philosophique et il attachait une grande importance aux noms des choses. Chez ce patient, quelque chose de similaire à ce qui s’était passé dans le domaine érotique arriva donc dans le domaine intellectuel : il détourna son intérêt des choses vers les mots, qui en quelque sorte habillent les idées. »
On devine les perspectives que cette remarque offre sur le lien entre fétichisme et philosophie – et plus généralement sur le néologisme et le jargon comme fétichisation verbale.
Voir supra, chapitre II, et notre Freud, la philosophie et les philosophes, 2e éd., puf, « Quadrige », 1995.
Freud met cet intense fétichisme en rapport avec la position de « spectateur assidu » du « déshabillage » de sa mère : l’exhibitionnisme de la mère, incluant son fils dans sa « plus grande intimité corporelle » qui en fit un « voyeur ». Mais là précisément apparaît la genèse pulsionnelle du fétichisme : il faut postuler un refoulement du « penchant » voyeuriste.
« Le mécanisme de ce cas est le suivant : il s’agit d’une pulsion visuelle qui pousse à regarder et dont le déshabillage est la satisfaction. Si le refoulement de cette pulsion intervient, ce qui était au centre des scènes de déshabillage émerge soudain magnifié de ce refoulement. Désormais, il ne veut plus voir, ni qu’on le lui rappelle, mais par contre il vénère les vêtements. Il adore ce qui auparavant l’empêchait de voir : il devient fétichiste du vêtement par refoulement du plaisir de regarder » (p. 428).
Mais, par là même, apparaît une figure originale : « position intermédiaire entre le refoulement complet et la sublimation » (p. 429) – comme le confirme la répression du « plaisir olfactif » qui aboutit à l’idéalisation du pied attestable dans le fétichisme de la chaussure chez ce même sujet.
En ce moment précis, Freud peut estimer avoir trouvé « la solution du fétichisme » en sa « forme pathologique », soit : « répression de la pulsion » (Triebunterdrückung), refoulement partiel (partielle Verdrängung), et « idéalisation d’un fragment de complexe refoulé ». Freud pointe là un clivage de deux destins de l’objet fétichisé : « Un fragment est véritablement refoulé, tandis que l’autre est idéalisé, et dans le cas qui nous occupe, fétichisé. » Tel est le « fétiche » : un objet mixte, « compromis » entre refoulement et idéalisation. Aussi bien illustre-t-il cette « idéalisation de la pulsion » qui donne à la perversion son style « idéaliste ».
Dans un passage essentiel de l’essai Le refoulement (1915), Freud tirera les conséquences métapsychologiques de ce processus :
« Même il se peut, ainsi que nous l’avons trouvé dans la naissance du fétiche (bei der Entstehung des Fetisch), que le représentant pulsionnel (Triebrepräsentanz) originaire ait été décomposé en deux morceaux, dont l’un succomba au refoulement, tandis que le reste, précisément à cause de cette connexion interne (innigen Verknüpftheit), éprouva le destin de l’idéalisation » (GW, X, 253).
« Fabrique d’idéal », peut-on dire, dont on verra les retombées aux plans social et esthétique et dont Freud suggère dans le même contexte le paradoxe :
« Les objets préférés des hommes, leurs idéaux, proviennent des mêmes perceptions et expériences vécues que les objets les plus exécrés par eux, et ne se différencient les uns des autres, à l’origine, que par de minimes modifications. »
C’est par la symbolique phallique que se fraie cette « voie étroite » fétichique, entre abjection et idéalisation.
II. Fétichisme, narcissisme et complexe de castration
Il faut noter que Freud met le fétichisme en relation avec une condition « fonctionnelle » négative que l’on peut désigner comme une « inhibition ».
Dès les Trois essais, il est noté qu’ « une certaine réduction (Herabsetzung) de la tendance vers le but sexuel normal semble dans tous les cas à présupposer » (GW, V, 53). Cela signifie donc que le « comportement fétichique » s’embraye par un certain « déficit » économique – désigné comme « une faiblesse exécutive de l’appareil sexuel ». Ainsi, quelle que soit la « positivité » du fétichisme – en sa dimension symbolique, comme « action psychique » propre –, il n’est pas inutile de rappeler qu’il a sa « condition » dans un certain « rétrécissement » moteur de la « tâche » sexuelle. On ne s’étonnera donc pas de le voir évoqué, dans l’écrit consacré à l’ » inhibition » : « D’autres perturbations (de la fonction sexuelle) sont la conséquence de la conjonction de la fonction avec des conditions particulières, de nature perverse ou fétichiste » (sect. I, GW, XIV, 114). L’ « inhibition » étant caractérisée par ailleurs comme « l’expression d’une limitation fonctionnelle du moi (Funktionseinschränkung des Ichs) » (op. cit., 116), on peut mentionner les « conditions fétichistes » de satisfaction comme liées à une telle « limitation ». Cela est loin de suffire à le définir, mais il convient de mentionner cet aspect « fonctionnel » une fois pour toutes.
Il y a plus : c’est en quelque sorte un facteur d’inhibition structurel que Freud va repérer, avec la défense narcissique face à la menace de castration que le fétiche va venir symboliser.
Cette conception du fétiche comme ersatz phallique implique que, désormais, le destin clinique du fétichisme est lié à la catégorie métapsychologique de « complexe de castration » (Kastrationskomplex).
Cette notion, élaborée en liaison à celle de « menace de castration » (Kastrationsdrohung), présente dès les Trois essais, a pris tout son relief clinique avec l’Analyse d’une phobie d’un enfant de cinq ans, le « Petit Hans » servant en quelque sorte à « exemplifier » ce moment. Dans son essai sur le narcissisme, Freud l’intronise en quelque sorte comme ce « morceau important » de défense narcissique qui apparaît ensuite comme déterminant dans la résolution du complexe d’Œdipe : c’est en effet sous la menace de la castration que le petit Œdipe renonce à son désir incestueux. La problématique de la castration prendra toute sa portée avec l’idée d’une organisation génitale anticipée autour du « primat du phallus » (introduite en 1923).
Tout se passe comme si, au fur et à mesure de l’élaboration du rôle de la castration, le fétichisme prenait plus de relief comme stratégie majeure face à la menace de castration. Cela établit au reste un lien entre fétichisme et phobie : dans la mesure où le vécu phobique traduit une angoisse de castration, le fétiche prendrait son sens comme défense contraphobique. C’est ce qui fera dire à Freud que « l’examen du fétichisme est à recommander instamment à tous ceux qui doutent de l’existence du complexe de castration » (Fétichisme, GW, XIV, 315).
III. Le fétichisme chez la femme
Le fétichisme féminin semble, dans cette conception, faire problème, dans la mesure où la position même de la femme face à la castration ne saurait organiser la même « posture » face à l’objet phallique. De fait, c’est de l’homme fétichiste qu’il est question essentiellement chez Freud. Il n’en est que plus remarquable que, lorsque le fétichisme de la femme est évoqué, ce soit en référence au fétichisme du vêtement. Or, ce fétichisme est qualifié de « normal chez les femmes » : bref, « toutes les femmes sont des fétichistes du vêtement » !
La première formule se trouve dans la lettre à Karl Abraham du 18 février 1909, la seconde, en style direct, dans la communication citée du 24 février 1909 : « L’expérience quotidienne nous démontre… tous les jours que la moitié de l’humanité peut être rangée parmi les fétichistes du vêtement. »
Cette « pente » fétichiste est mise en relation avec un certain destin pulsionnel du regard :
« Le fétichisme des vêtements (Kleiderfetischismus) normal des femmes est également lié à la pulsion passive de voir, à la pulsion de dénudage (Schau-, Selbstentblossungstrieb) », écrit-il à Abraham. « Il s’agit, précise la communication, à nouveau du refoulement de la même pulsion qui se présente, cette fois, sous sa forme passive : se faire voir, pulsion qui est refoulée au moyen du vêtement. C’est la raison pour laquelle le vêtement est ensuite élevé au rang de fétiche. »
Ce texte curieux, en soulignant l’aspect général du fétichisme du vêtement chez la femme (et contemporain des écrits de Clérambault sur « la passion des étoffes », infra, p. 108-110), récuse l’idée même de perversion, puisqu’il s’agirait ici d’une attitude liée à une norme sociale imaginaire :
« Nous comprenons alors pourquoi même les femmes les plus intelligentes se comportent sans défense face aux exigences de la mode. C’est que pour elles le vêtement joue le rôle des formes du corps et que porter les mêmes vêtements (que les autres femmes) signifie qu’elles sont capables, elles aussi, de montrer ce que les autres femmes sont en mesure de montrer, c’est-à-dire que l’on va pouvoir trouver chez elles tout ce que l’on est en droit d’attendre également véritablement d’une femme, « garantie » que la femme ne peut produire que par ce détour.
Ce qu’il faut retenir de ce raisonnement, c’est que :
Dans le fétichisme féminin, c’est l’ensemble du corps et non tel organe qui semble fétichisé. Cela rejoint telle notation de Freud sur le lien entre transformation corporelle et « narcissisation » du corps propre à la puberté chez la femme (Pour introduire le narcissisme, GW, X, 155).
Le fétichisme féminin renvoie moins à une perversion (sauf à identifier féminité et perversion) qu’à un destin obligé de la pulsion scopique (se faire voir) lié à sa position par rapport au regard… de l’homme. Cela rejoint l’idée de fétichisation de la femme par l’homme au sens cerné dans le cas du « pied des Chinoises » (infra, p. 98-99).
Le fétichisme féminin révèle la position même de la femme dans le social et, plus fondamentalement, dans la Civilisation (Kultur). Ce n’est pas un hasard si Freud fait du « tissage » ou du « tressage » la grande contribution des femmes aux « découvertes et inventions de l’histoire de la civilisation » (Nouvelles Conférences, GW, XV, 142) – liant le manque à une formation culturelle.
IV. Fétichisme et symbolique phallique : Dulaure et Freud
On le voit, la théorie phallique ramène, via la clinique psychanalytique, à la grande discussion sur le symbolisme (supra, p. 19-21). La symbolique phallique confronte pourtant à la symbolisation d’un manque.
La thèse centrale de Freud sur le fétichisme – comme ersatz phallique – aurait-elle été entrevue par les théories ethnologiques antérieures ? Cette question est déterminante pour l’évaluation de la signification générale de la thématique du fétichisme et celle de la « percée » qu’y réalise la psychanalyse.
On trouve là un « précédent » apparent remarquable qui concerne d’ailleurs la théorie de la religion en général : au début du xixe siècle, Jacques-Antoine Dulaure (1755-1835) consacre un « traité » au « culte du phallus chez les Anciens et les Modernes ».
Dulaure, conventionnel qui vota la mort du roi, « engagé » pendant la Convention thermidorienne et le Directoire, était de convictions républicaines notoires. Il publia en 1805 Des divinités génératrices ou du culte du phallus chez les Anciens et les Modernes. Une nouvelle édition paraîtra en 1825. L’ouvrage subit les foudres de la censure sous la Restauration et son auteur perdit son emploi !
Une simple allusion atteste que Freud avait au moins connaissance de l’ouvrage de Dulaure.
Une note de l’écrit Le tabou de la virginité (1918) évoquant la coutume de faire asseoir la jeune mariée « sur le gigantesque phallus de pierre de Priape » réintroduit la référence à « Dulaure, Des divinités génératrices », d’après une réimpression faite à Paris, en 1885, de l’édition princeps de 1825 (GW, XII, 175). Notons que dans l’écrit Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, dans le passage où la théorie de l’ersatz phallique apparaît, là où l’on attendrait une référence à Dulaure, puisqu’il y est question des « formes les plus primitives de vénération des organes génitaux » à travers les usages et superstitions, c’est la référence à Richard Payne Knight, Le culte de Priape (traduit de l’anglais, 1885), qui s’impose (GW, VIII, 167). On peut donc penser que l’intérêt pour Dulaure s’est imposé à Freud entre 1910 et 1918 pour étayer, en ce moment déterminant, sa thèse sur le fétichisme.
Dulaure établit que, chez les Anciens, on vénérait « le simulacre de la masculinité » comme l’un des objets les plus sacrés du culte : « Il serait difficile d’imaginer un signe qui fût plus simple, plus énergique, et qui exprimât mieux la chose signifiée. » Mais signe de quoi ? La réponse est conforme aux théories « solaires » : l’organe sexuel vénéré serait l’emblème de « la force génératrice du soleil » et de « son action sur tous les êtres de la Nature ». D’où son lien au « culte des astres » et à la « religion astronomique ». Le « relais » entre les astres et le culte phallique et priapique serait le culte des taureaux et boucs sacrés. D’où la forme finale de « talismans » et « préservatifs » [2] – bref, de fétiches : « Ces copies furent considérées comme des objets sacrés, doués de la faculté génératrice de l’astre du jour, comme un talisman puissant. »
Dulaure procède ainsi à un inventaire des formes de vénération des « images du sexe masculin » en Égypte, Syrie, Perse, en Asie Mineure, en Grèce, en Italie, en Inde, en Afrique, en Amérique et au Mexique – relevant l’allusion de la Bible (Ézéchiel, XVI, 17) – et aux « mandragores », plantes éminemment phalliques. En bref, la religion des Anciens a « consacré l’acte de la reproduction des êtres », culte de ce qui « conserve et donne la vie ». « Si le Phallus était un objet sacré pour les Anciens, il ne pouvait être, remarque-t-il ironiquement, qu’un objet de ridicule et d’indécence dans les religions modernes de l’Europe » où pourtant il est plus discrètement et « hypocritement » attesté (c’est ce qui confère sa valeur polémique anti-ecclésiastique à l’ouvrage de Dulaure).
L’auteur en vient donc à formuler ce qui semble être une saisissante anticipation, un siècle et demi d’avance, de la thèse freudienne sur le sens et l’intention du fétichisme :
« Considéré comme une amulette, comme un fétiche portatif, le Phallus recevait le nom de Fascinum et était d’un usage très fréquent chez les Romains qui ne connaissaient point de préservatif plus puissant contre les charmes, les malheurs et les regards funestes de l’envie » (chap. IX) (allusion aux « amulettes ithyphalliques » qui conjoignent le fétiche au « signifié phallique »).
L’examen du précédent de Dulaure est précieux en ce qu’il atteste le repérage, dans le cadre d’une théorie « mythologique » encore archaïque (comme De Brosses, Dulaure s’appuie beaucoup sur les textes) d’une corrélation des thématiques « fétichique » et phallique – comme s’il y avait une voie « ethnologique », au moins intuitive, vers la thèse psychanalytique.
Mais une fois établi cet élément, l’on peut s’aviser que Dulaure s’intéresse à l’origine phallique des cultes et étudie les fétiches phalliques plutôt qu’il n’établit la signification phallique des fétiches. Tout au plus discerne-t-il remarquablement la « synergie » de la « fétichisation » et du culte phallique. Surtout, Dulaure rapporte le culte phallique proprement sexuel à une conception générique de la « vie » – emblématisée par le « rayonnement » solaire ! Le culte rendu au Phallus serait donc une manifestation en quelque sorte « saine » et luxuriante de l’expression vitale : la théorie de Dulaure est donc sous-tendue (avec, justement, un souci de réhabilitation de la sexualité et de la sensibilité) par une croyance exaltée au « rapport sexuel » dont le phallus est en quelque sorte l’insigne triomphant. C’est à un objet autrement évanescent que confronte le « culte » du petit Œdipe…
V. L’« objet »-fétiche : l’ « éclat sur le nez »
Freud introduit son exposé final sur le Fétichisme en prenant un exemple qui symbolise tout le chemin parcouru sur la question de l’objet fétichique. Au moment d’alléguer un exemple de « choix de fétiche », qu’indique-t-il ? Un certain « brillant sur le nez » :
« Au plus haut point remarquable m’apparut un cas dans lequel un jeune homme avait élevé un certain “éclat sur le nez” (Glanz auf der Nase) en condition fétichique. Cela trouva sa surprenante explication dans le fait que le patient avait eu une gouvernante anglaise, mais était venu ensuite en Allemagne, où il oublia presque complètement sa langue maternelle. Le fétiche qui provenait des premières années d’enfance n’était pas à comprendre en allemand, mais en anglais, l’ « éclat sur le nez » (Glanz auf der Nase) était à proprement parler « un regard sur le nez » (glance = regard = Blick), le nez était donc le fétiche auquel il accordait d’ailleurs à son gré cet éclat (Glanzlicht) que d’autres ne pouvaient percevoir » (GW, XIV, 301).
L’exemple est curieux : un tel fétiche semble en effet quasiment incorporel – simple « reflet », qui, de plus, repose sur un jeu de mots (inconscient) provenant de la collusion des langues. Au reste Freud n’en dit-il pas plus sur le contexte de ce choix dans la complexion psychique du patient. Mais précisément, sous prétexte de ne pouvoir « livrer à la publication » des exemples plus précis, Freud présente un objet-fétiche à la fois exceptionnel et remarquable, qui contraste avec toute la conception sexologique : liste d’objets standards dotés d’une matérialité (supra, p. 48-49) : si un simple « éclat sur le nez » peut faire l’affaire, cela ne renvoie-t-il pas à la nature symbolique et subjective de l’objet-fétiche ? Tout l’être du fétiche tiendrait à cette propriété projetée par l’œil du fétichiste (et invisible aux autres).
Tel est le fétiche qui vient habiller ce « vide » : le phallus peut tenir à ce simple « éclat », luminosité d’une absence – ce qui oblige à repenser le symbolisme fétichiste, du côté d’un manque au cœur du sujet.
Notes
[1] Il s’agit du compte rendu, par Otto Rank, des séances des réunions autour de Freud des premiers psychanalystes entre 1906 et 1918, conférences faites par le groupe ou leurs invités, le mercredi.
[2] L’acception sexologique prise depuis par ce terme suggérerait d’interroger les connotations fétichiques de la « gaine protectrice employée comme moyen anticonceptionnel masculin » et les fantasmes afférents – ce qui fonderait l’homonymie en quelque sorte.