Conclusion – La psychanalyse à l’épreuve du fétichisme
La reconstitution du concept de fétichisme, ressaisi par son ultime figure, psychanalytique, en atteste l’étrange et édifiant « destin » : tout se passe comme si, re-proféré par chacune des « tribus » du savoir – ethnologues, philosophes, sexologues, sociologues, « artistes », puis psychanalystes –, il servait de « mot de passe » à un « code » spécifique, à la fois identique – c’est le même mot qui insiste, d’un moment et d’un usage à l’autre – et distinct : tout tient à la façon dont il est justement « prononcé » et aux « associations » qu’il cristallise et organise, ainsi qu’aux effets qu’il produit à partir des « présupposés » des « champs » ou territoires concernés. Le « fétichisme » mérite en ce sens d’être considéré comme le Schibboleth du savoir de l’homme [1]. C’est en quelque sorte la « vertu » du fétichisme de confronter chaque discours à son « objet », organisant une réflexion en chaîne sur les fonctions d’altérité et de sujet. Fonction ironique de la rationalité encyclopédique, puisque le « fétichisme » ne fait dialoguer les « disciplines » qu’en révélant son caractère « mobile ». C’est par là qu’il met en mouvement les « savoirs » et que, « braconnant » en quelque sorte sur les « frontières », il échoue finalement en ce savoir symptomatique qu’est la psychanalyse, science des « refuse » ou « rebuts » selon la remarque freudienne.
Cela permet d’entrevoir l’effet de la « reprise » psychanalytique, véritable « point d’orgue » de cette évolution : la psychanalyse ne fait pas qu’ajouter « sa » théorie à celle des discours antérieurs : en ramenant le fétichisme à sa fonction substitutive à la fois « symbolisante » et « incarnante » d’objet (selon les modalités reconstituées plus haut), la métapsychologie rompt avec un effet remarquable des théories du fétichisme, qui pourrait bien être un effet « fétichisant »… de ces théories mêmes.
On se souvient que le « fétiche » était né d’une rencontre du regard de l’explorateur avec un objet, aussi étrange que fascinant : cet « objet », tombant sous le regard, représente une sorte de « choc scopique » que le mot même (feiticio) vient porter à l’expression, avec son poids de « malentendus » (ceux que Mauss, au nom de l’ethnologie du xxe siècle, viendra finalement dénoncer en quelque sorte solennellement). L’élaboration des théories du fétichisme, depuis De Brosses jusqu’à la philosophie du xixe siècle, a en quelque sorte géré ce compromis entre essai de compréhension et de « théorisation » et choc de la rencontre avec cet « objet » énigmatique. La sexologie enfin a repéré le lien entre cet « objet » et la production du symptôme – mais ce faisant, elle a, à bien y regarder, reconduit tacitement la fascination pour cet « objet », faute de rendre compte de sa genèse véritable.
Tous les discours préfreudiens semblent avoir re-produit cet effet de captation primitif pour l’objet dénommé fétiche et son mode de penser (fétichisme), en y tressant des dispositifs de « savoir » non négligeables, et même hautement édifiants – faisant du fétichisme un objet « socio-historique » et symbolique très suggestif et riche, mais reconduisant le mystère de l’Objet, qui est en quelque sorte un « écho » de cette espèce de mana du fétiche en tant que tel. La position de Comte pousse jusqu’à ses ultimes conséquences cette logique en prônant un néo-fétichisme pour l’avenir. Confirmation que les discours sur le Fétichisme sont « mises en abîme » de leur propre objet !
C’est cette croyance – « au second degré » – que le « diagnostic » psychanalytique vient « contrer », confirmant sa fonction exemplaire, sur cet exemple, de « brise-imaginaire ». Comprenons que c’est en reportant la question de la « puissance » du fétiche au plan de la « causalité psychique », la reconnaissant tout en comprenant ce que l’ « objet » cache (comme Ersatzsymbol) – dans la dimension du désir et de la castration – que Freud fait sortir les théories du fétichisme de cet effet en ce sens « fétichisant ».
Cela se traduit par ce détail révélateur : Freud allègue, comme on l’a vu, à l’orée de son grand essai Fétichisme, ce qui est le contraire d’un fétiche au sens « substantiel » – inventorié par les ethnologues, puis les sexologues –, soit… un simple « éclat sur le nez ». Au-delà de la signification restituée plus haut, prenons acte de l’ironie objective de ce geste : alléguer comme exemple type de « fétiche », en contraste des objets standards de l’imaginaire ethnologico-sexologique, cet « incorporel » physique et nominal, qui remplit par ailleurs parfaitement sa fonction symbolique au plan « psychosexuel ».
En ce moment précis, s’opère une « coupure épistémologique » à la fois singulière et radicale dans l’histoire du fétichisme. En donnant au fétichisme sa pleine mesure de « phénomène énigmatique », la psychanalyse place le « fin mot » de cette énigme au cœur même du sujet – quitte à expérimenter le mystère de l’ « objet », que la psychanalyse postfreudienne a subi la tentation d’ « hypostasier » ou d’ « imaginariser ».
Cet « objet » qu’est le fétiche est en effet à la fois « masque » et « pratique », par l’enjeu de la castration, du sujet clivé. Il n’en est que plus remarquable que cela relance l’intérêt pour le Fétichisme, Janus bifrons, qui, à l’instar de l’ « idéal », a un visage du côté de la clinique du sujet, l’autre du côté du social – l’esthétique faisant ici lien –, réinterrogeant la différence sexuelle et la féminité.
De fait, une clinique de la modernité sociale et des formes (post)modernes du « malaise de la civilisation » [2] révèle ce mouvement de fétichisation par lequel s’exacerbent les formes sociales du clivage. Relation au manque institué : le fétichisme pourrait bien être en effet l’institution [3] parfaite, puisqu’il vient comme bouche-trou – au sens littéral que lui donne le sujet inconscient –, sur le plan de la croyance psychosexuelle et « psychosociale ». Là où l’ethnologie abjure à sa façon le « malentendu » fétichiste, la psychanalyse en fait le « symptôme instituant » de ce « malentendu structurel » qu’est la castration, limite et ressort du désir humain. Le fétiche est stigma indelebile du fait que « l’homme » est sujet… au clivage !
On comprendrait ainsi le sens du défi du fétichisme à la « science de l’homme » comme « science de ce qui manque à l’homme » : à travers l’écran du fétiche, le sujet inconscient se voit confronté à ce manque intime et à son « incarnation », en un « objet » aussi matériel qu’impossible…
Notes
[1] Voir supra, p. 7.
[2] Cf. notre contribution Malaise de l’idéal et actualité du malaise, in Malaise de l’idéal, Psychologie clinique, no 6, 1991, Klincksieck, p. 7-26.
[3] Cf. P.-L. Assoun, Le préjudice et l’idéal. Pour une clinique sociale du trauma, Anthropos/Economica, 1999.