Chapitre I. L’ « Invention » du « Fétichisme »

 

I. Le « fétiche » : le mot et la chose

Le mot « fétiche » provient du portugais feitiço qui signifie « artificiel » et par extension « sortilège », étant lui.même issu du latin facticius qui a donné le français « factice » (Nouveau dictionnaire étymologique et historique d’Albert Dauzat, Jean Dubois, Henri Mitterand, Librairie Larousse, 1964).

De fait, le terme feitiço désigne en langue portugaise le « fétiche », l’envoûtement, le sortilège, l’ensorcellement (fazer feitio signifie envoûter, jeter un sort). Le terme feitar signifie « façonner », la feitura désignant la facture, l’exécution, la façon ou le façonnage. À la même famille appartiennent feiticeiro, sorcier, magicien, féticheur ; feiticeira, sorcière, fée ; feticismo, fétichisme, et feiticista, fétichiste (d’après le Dictionario de portuguës francês par Olivio de Carvalho, Porto Editoria).

On voit comment l’idée de quelque chose de « fabriqué » a induit celle de quelque objet « artificié », donc « artificiel », et, par une nouvelle extension, « trafiqué », donc « faux » ou « postiche » et se prêtant, comme « sortilège », à quelque manigance magique.

Attesté en portugais en 1552 (J. Barros, Decada I, livre 3, chap. 10 ; livre 8, chap. 4 ; livre 10, chap. 1, d’après Iacono, op. cit.), le terme est attesté en français dès 1605 (Marées, fétisso) et en 1669 (Villault) (d’après le Nouveau dictionnaire étymologique, op. cit.).

Si le terme « fétiche » est portugais et date du xvie siècle, le terme « fétichisme » apparaît dans la langue française au xviiie siècle (De Brosses, 1756). [1]

Notons l’absence d’article « Fétichisme » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (le terme étant trop récent), mais un article « Fétiche » (curieusement recensé comme nom féminin) y figure.

Il vaut la peine de signaler l’étymologie attribuée par le créateur du terme « fétichisme » (voir infra, p. 12) au terme « fétiche » : « Les Nègres de la côte occidentale d’Afrique… ont pour objet d’adoration certaines Divinités que les Européens appellent Fétiches, terme forgé par nos commerçants du Sénégal sur le mot portugais Fetisso, c’est-à-dire chose fée, enchantée, divine ou rendant des oracles, de la racine latine Fatum, Fanum, Fari » (De Brosses, Du culte des dieux fétiches, sect. I, p. 15).

S’il est question des « peuples fétichistes » chez De Brosses, il faudra attendre le xixe siècle pour voir s’imposer le terme « fétichiste » comme substantif (il est attesté en 1842 dans le Dictionnaire de l’Académie française, 3e complément à la 6e édition de 1835).

II. Le discours des voyageurs

L’enquête historique révèle l’élaboration progressive d’une conception de la croyance aux fétiches entre la seconde moitié du xvie siècle – date où le mot « fétiche » est attesté – et le début de la seconde moitié du xviiie siècle – où le terme « fétichisme » s’impose.

Il convenait en effet de saisir, au-delà de l’usage ponctuel et géographiquement limité de ces objets dénommés « fétiches », une attitude générale correspondant à une forme de croyance spécifique. C’est le sens d’une démarche « comparatiste », qui caractérise les débuts d’une « science » des croyances religieuses – espèce d’ « histoire naturelle des religions » qui se détache de la théologie entre la fin du xviiie siècle et l’avènement des Lumières.

Les étapes en sont clairement résumées par Iacono (op. cit., Du « fétiche » au « fétichisme », p. 6-38). Le mouvement, amorcé par le Hollandais Antonius Van Dale dans son Histoire des oracles (1683) dont on sait l’influence sur l’ouvrage homonyme de Fontenelle (1686), poursuivi avec Le monde enchanté ou Examen des communs sentiments touchant les esprits, leur nature, leur pouvoir et leur opération (1691-1694) de Balthasar Bekker, servit à enrichir et à interpréter les récits des voyageurs : cf. le Voyage de Guinée… de Willem Bosman (1704), le Voyage du Chevalier des Marchais en Guinée, isles voisines et Cayenne de J.-B. Labat (1730-1731). La Réponse aux questions d’un provincial de Bayle (1704-1706) atteste les enjeux de cette question dans les débats de la « conscience éclairée » en gestation.

Notons que De Brosses cite, dans la première section de son grand ouvrage sur le fétichisme (infra, p. 17), les récits de ces voyageurs : Bosman, Des Marchais, Loyer, auteur du Voyage d’Issini, ainsi que Rochefort, Herrera, Le Clerc, Charlevoix, Lery, Oxmelin, Marquette, auteurs d’Histoires (respectivement des Antilles, des Indes, de Gaspesie, de Saint-Domingue, du Brésil, des Flibustiers), sans compter les Lettres des missionnaires et le Recueil des voyages du Nord. Il se réfère également aux connaisseurs de l’Amérique (Marquette et surtout Lafitau, infra).

Un moment déterminant de cette promotion d’une réflexion, de la description des fétiches à une théorie du fétichisme, est constitué par l’ouvrage du jésuite J.-L. Lafitau, Mœurs des sauvages américains comparés aux mœurs des premiers temps (1724) qui suggère au passage l’analogie des « fétiches », au-delà de leur diversité géographique et temporelle. Si en effet le Fétiche africain n’est pas sans affinité avec le « manitou » des Américains, dont Lafitau est précisément le « spécialiste » ou avec les cultes de l’île de Formose ; si, d’autre part, un rapprochement s’avère possible avec certains aspects des religions gréco-romaines et même judaïque et celle des « sauvages » contemporains, la voie est ouverte à la reconnaissance d’une forme fétichiste universelle de la croyance religieuse.

III. L’invention du « fétichisme » : origine et définition. Le président De Brosses

On peut saisir sur le vif l’émergence du terme « fétichisme » sous la plume de son inventeur Charles De Brosses. Quoique le terme apparaisse dès 1756 dans son Histoire des navigations aux terres australes, c’est en 1760, dans son grand ouvrage Du culte des dieux fétiches, qu’il réalise en quelque sorte solennellement son « geste » de création d’un « néologisme » promis à une si belle carrière.

De Brosses se réfère au « culte… de certains objets terrestres et matériels appelés Fétiches chez les Nègres africains, parmi lesquels ce culte subsiste, et que pour cette raison, dit-il, j’appellerai Fétichisme » :

« Je demande que l’on me permette de me servir habituellement de cette expression, et quoique dans sa signification propre elle se rapporte en particulier à la croyance des Nègres de l’Afrique, j’avertis d’avance que je compte également en faire usage en parlant de toute autre nation quelconque chez qui les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l’on divinise ; même en parlant quelquefois de certains peuples pour qui les objets de cette espèce sont moins des Dieux proprement dits, que des choses douées d’une vertu divine, des oracles, des amulettes, et des talismans préservatifs : car il est assez constant que toutes ces façons de penser n’ont au fond que la même source et que celle-ci n’est que l’accessoire d’une Religion générale répandue fort au loin sur toute la terre, qui doit être examinée à part, comme faisant une classe particulière parmi les Religions payennes, toutes assez différentes entre elles » (op. cit., p. 11).

Qui était donc l’inventeur du « fétichisme » ?

Charles de Brosses, né à Dijon le 7 février 1709, conseiller au Parlement de Bourgogne, apparaît tout d’abord comme un fin latiniste : connaisseur de Salluste – dont il réédita la Conjuration de Catilina et la Guerre de Jugurtha –, c’est l’histoire de Rome qui retient tout d’abord son attention : ainsi reconstitue-t-il, en s’appuyant sur Salluste, l’Histoire de la République romaine dans le cours du viie siècle. Il devient voyageur en quelque sorte par souci d’enraciner sa connaissance des textes dans l’expérience vivante des lieux : ainsi se fit-il connaître du grand public par ses Lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740 – « journal de voyage » de son séjour en Italie (du 30 mai 1739 au 15 avril 1740) (Lettres historiques et critiques sur l’Italie, an VII). C’est l’image d’un magistrat érudit et peu conformiste qui se dégage : président à mortier au Parlement de Bourgogne en 1741, il se retrouve exilé sur ses terres après de vifs démêlés avec le commandant militaire de la province (1744). Membre correspondant de l’Académie des Inscriptions, en 1746, haut lieu de l’érudition académique, il manifeste à nouveau son intérêt pour l’histoire et l’archéologie romaines – comme l’attestent ses Lettres sur l’état actuel de la vie souterraine d’Herculée et les causes de son ensevelissement sous les ruines de Vésuve (1750). Mais parallèlement se précise son intérêt pour d’autres « continents » : c’est en 1756 que paraît son Histoire des navigations aux terres australes (2 vol.) où l’on trouve la première mention du « fétichisme ». Il faut relever, dans la période qui suivit la parution de l’ouvrage majeur pour notre propos, Du culte des dieux fétiches (1760), l’intérêt de De Brosses pour la question de l’origine des langues : dans le sillage de Warburton (Essai sur les hiéroglyphes, 1737), De Brosses publie un Traité de la formation méchanique des langues et des principes physiques de l’étymologie (1765) où se trouve défendue la thèse d’une origine monosyllabique du langage. Il faillit devenir membre de l’Académie française en 1770 (y échouant notamment à cause de l’hostilité de Voltaire) et passa les dernières années de sa vie dans une activité d’opposant à la réforme de Maupéou et de défenseur des droits des Parlements – devenant en 1775 premier président du Parlement de Bourgogne, lorsque celui-ci retrouva, en partie grâce à son combat, ses prérogatives. De Brosses qui mourut à Paris, le 7 mai 1777, apparaît donc comme le type de l’aristocrate érudit-voyageur des dernières années de l’Ancien Régime, défenseur des droits de l’aristocratie contre les empiétements du pouvoir royal – en ce sens particulier « libéral ». Épris d’ « humanités », il se trouve illustrer cette phase « préscientifique » de l’ethnologie et de la linguistique, mélange original d’hypothèses spéculatives (sur l’ « origine ») et de souci d’observation et d’établissement des faits : il n’est pas indifférent que le « fétichisme » ait été nommé et théorisé dans un tel contexte.

On peut dire littéralement que le « fétichisme » est une création académique. C’est en effet ici le membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres qui parle, et c’est sous forme d’une « Dissertation » devant cette illustre Académie que le « fétichisme » se trouve consacré sur les fonts baptismaux du savoir érudit, dès 1757. De Brosses a tout le loisir, en trois séances pleines, de produire son « manifeste ».

On voit tout d’abord que De Brosses est conscient d’innover : d’une part, il « demande » qu’on lui « permette » de se « servir habituellement de cette expression » de fétichisme, rallongeant le terme « fétiche » – attesté, on le sait, depuis le xvie siècle – de cette désinence en « -isme » qui l’élève au rang de croyance religieuse générale, véritable « religion » en son genre – geste audacieux dont il a soin d’ « avertir » son lecteur. La création du terme est donc liée chez De Brosses à une décision de généralisation : là où l’on concevait l’usage des fétiches comme lié à une croyance particulière, celle des « Nègres de l’Afrique », il l’étend à « toute autre nation quelconque » qui la professe.

Voici donc la première définition du terme « fétichisme », rigoureusement contemporaine de la création du terme : forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l’on divinise, ainsi transformés en choses douées d’une vertu divine (oracles, amulettes, talismans).

Le « fétichisme » se trouve donc promu en quelque sorte comme une « classe particulière » de religion (païenne) et les modalités de croyances et de rites afférents sont référées à une « source » commune – et en conséquence homogène dans le temps et dans l’espace. Cette pérennité temporelle est fondée chez l’ « humaniste » De Brosses sur un « comparatisme » : ce n’est pas un hasard si la toute première allusion au « fétichisme » apparaît sur le fondement d’une comparaison entre le culte de certaines « pierres rondes, troncs d’arbres et diverses autres espèces de fétiches » chez le peuple de Manille et les « Nègres africains », d’une part, chez les Grecs, d’autre part : allusion au culte des « Boetyles », ce qui permet de conclure à un culte semblable chez « les Anciens civilisés » et « les sauvages modernes » (Histoire des navigations aux terres australes, 1756, t. II).

Les « Boetyles », pierres divinisées, sont mentionnées par Sanchoniathon, l’ « historien » phénicien mythique, qui fait d’Uranos leur initiateur, puis par Eusèbe de Césarée qui les réfère à Philon de Biblos. Les érudits, tels que Huet et Bochart, en firent au xviie siècle les héritières de la pierre de Jacob mentionnée dans la Bible, Genèse, 28, à la suite du songe de l’échelle qui monte au ciel : « Jacob se leva de grand matin ; il prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête, l’érigea en monument, et il répandit de l’huile à son faîte. Il appela cet endroit Béthel » (« Maison de Dieu ») (28, 18-19).

On voit se dessiner un « portrait » du culte des dieux fétiches (d’après la section 1 de l’ouvrage) :

Il s’agit d’objets matériels d’une extrême diversité : « C’est un arbre, une montagne, la mer, un morceau de bois, une queue de lion, un caillou, une coquille, du sel, un poisson, une plante, une fleur, un animal d’une certaine espèce, comme vache, chèvre, éléphant, mouton… » (p. 15).

Ces « choses sacrées » organisent un « culte exact et respectueux » (vœux, sacrifices), à double forme : « Il y a dans chaque pays le Fétiche général de la Nation, outre lequel chaque particulier a le sien qui lui est propre » (p. 16) – fétiches « publics » ou « particuliers » (p. 19).

Le fétichisme organise un véritable système d’interdits : il est lui-même protégé autant que « préservatif ». C’est là la fonction de « talisman » – attestée exemplairement par les grigris africains.

Deux points sont à souligner pour juger du contexte de cette « innovation ».

D’une part, De Brosses forge le terme « fétichisme » en analogie avec celui de « sabéisme » ou « culte des astres » : il propose donc de reconnaître une égale dignité en quelque sorte au « culte peut-être non moins ancien de certains objets terrestres et matériels appelés fétiches chez les Nègres africains » (p. 11). Le fétichisme serait donc un sabéisme terrestre et il y aurait lieu de reconnaître à ce culte plus « terre à terre » la dignité d’ores et déjà attribuée au culte du ciel (quitte à interroger le rapport entre « sabéisme » et fétichisme selon les « correspondances » du Ciel et de la Terre).

D’autre part, De Brosses introduit la référence au fétichisme, religion sui generis, dans le contexte d’une discussion générique sur la signification même des faits religieux et mythologiques : il adhère, contre les théories du « figurisme », à une démarche ethnographique avant la lettre, cherchant « la vraye clef » de la Mythologie « dans l’histoire réelle de tous ces premiers peuples » (p. 10). Son propre projet s’inscrit dans cette entreprise de « démythologisation » et de déchiffrement « positif » de ce qui est désigné comme « fables historiques » (on reconnaît ici l’inspiration qui part de Bayle et Fontenelle). Seulement, ce n’est plus de « fables » qu’il s’agit ici, mais de certaines « opinions dogmatiques » et de « rites pratiques des premiers peuples » (p. 11) – culte des astres et des fétiches. Pour rendre compte de la « singularité » de ceux-ci, la méthode (dé)mythologisante ne suffit plus. Ils semblent opposer une résistance particulière à l’intelligence des « savants » aussi bien qu’au figurisme, qui cherche à détecter, derrière ces « pratiques », « les idées intellectuelles de la plus abstraite Métaphysique ».

IV. Les enjeux d’une théorie : ethnographie, philologie et anthropologie

Le « plan » de la dissertation inauguratrice de De Brosses reflète sa démarche comparative, le « présent » des « nations modernes » étant interrogé pour éclairer rétrospectivement le passé des « anciens peuples » :

« Après avoir exposé quel est le fétichisme actuel des nations modernes, j’en ferai la comparaison avec celui des anciens peuples ; et ce parallèle nous conduisant naturellement à juger que les mêmes actions ont le même principe nous fera voir assez clairement que tous ces peuples avaient là-dessus la même façon de penser, puisqu’ils ont eu la même façon d’agir, qui en est une conséquence » (p. 14). D’où trois sections : « Du Fétichisme actuel des Nègres, et des autres Nations sauvages » (p. 15-37), « Fétichisme des anciens Peuples comparé à celui des Modernes » (p. 39-94), « Examen des causes auxquelles on attribue le Fétichisme » (p. 95-143).

S’il est si important pour De Brosses d’effectuer un « Parallèle de l’ancienne Religion de l’Égypte avec la Religion actuelle de la Négritie » (sous-titre de son ouvrage), c’est qu’il s’agit par là même de réfuter une certaine théorie métaphysique et, au-delà, une certaine vision erronée de la Révélation et de la genèse de la religion (accréditée notamment par Lafitau).

On remarquera que les trois temps de son argumentation mobilisent autant de « discours », imbriqués en une démarche « datée » par les présupposés épistémologiques de l’époque ainsi que par les enjeux idéologiques :

enquête « ethnographique », s’appuyant sur la collection des « faits » et fondée sur le témoignage des voyageurs à propos des « sauvages » des « nations modernes », actuellement observables ;

interprétation en quelque sorte « philologique », faisant fonds sur les textes et leur tradition – dimension en quelque sorte « herméneutique » ;

débat d’ « anthropologie philosophique » qui constitue le fond proprement dit de l’observation ethnographique et du débat philologique, ainsi liés – problème d’ « histoire naturelle » de la religion (au sens où Hume en formulait au même moment le projet et la méthode, infra, p. 23).

Discours « mixte » aux yeux des exigences de la scientificité moderne qui sert de cadre à cette première grande théorie du Fétichisme : la réalité des « faits sociaux », la lettre des textes et la recherche des « causes » forment un ensemble indissociable pour De Brosses.

On notera d’ailleurs, au seul examen du volume de chacune des sections de l’ouvrage, que la partie proprement ethnologique (« moderne ») couvre moins du quart de l’ensemble du développement – les parties « philologique » (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres oblige !) et « philosophique » se taillant la part du lion.

Alors même que toute l’originalité de De Brosses est de faire droit à un « fétichisme » actuel – chez ceux qu’il conçoit, il est vrai, comme « survivances » d’un état archaïque –, il est remarquable qu’il les perçoit à travers le « prisme » de l’Antiquité textuelle (égyptienne) et comme « enjeu » vivant d’un débat philosophique et idéologique.

À bien y regarder, le débat a même sous la plume de De Brosses un enjeu politique. La croyance religieuse touche en effet à la question du pouvoir et d’une « double croyance » : il y aurait d’un côté la religion des prêtres éclairés, détenteurs de la signification allégorique, de l’autre la religion populaire, espèce d’expression voilée de cette religion intellectuelle. En soulignant de façon appuyée, à propos du peuple, que « sa Religion n’est jamais allégorique », le président De Brosses fait en quelque sorte « coup double » : d’une part, il réfute l’interprétation des prêtres et l’alibi religieux du pouvoir royal ; d’autre part, il souligne la « grossièreté » primitive de la religion du peuple.

Cela concorde bien, notons-le, avec ce que nous savons de la position de De Brosses, opposant au pouvoir royal et défenseur des libertés des « Parlements », et concevant l’aristocratie éclairée comme seule habilitée à la défense des « libertés ».

V. La croyance et l’objet : fétichisme et symbole

Il n’est pas indifférent que De Brosses forge une théorie du « fétichisme » pour briser une lance contre un certain idéalisme allégorique, faisant de chaque « usage trivial » autant d’ « affiches ou d’énigmes de choses sublimes ». Il veut visiblement ramener l’esprit religieux primitif à son niveau « immanent » : c’est pourquoi, loin d’exalter son objet, il parle de l’ « excès de stupidité superstitieuse » qui a fait forger « ces étranges Divinités terrestres » et en fait « la chose la plus pitoyable du monde », pour dissuader de l’ « avoir regardé d’un trop beau côté » et d’y tisser des « allégories mystiques ».

Le théoricien du fétichisme affiche donc son « dessein de détailler la croyance » de ces « peuples fétichistes » qu’il présente comme « si ancienne et si longtemps soutenue, malgré l’excès de son absurdité ». Il n’est pas enclin à lui trouver d’emblée quelque « raison plausible » emblématique, mais prétend l’aborder « à plat » en quelque sorte et interroger ce moment archaïque et somme toute « peu reluisant » de l’esprit religieux.

L’objet-fétiche et le fétichisme qui en organise la croyance servent à ramener l’esprit religieux sur terre en quelque sorte, loin de toute « sublimation » facile. C’est peut-être au reste cette espèce de « matérialisme », au moins méthodologique, qui a donné à cette dissertation de « savant », travail académique, son « odeur de soufre ».

Il faut rappeler en effet que De Brosses fit imprimer son ouvrage à l’étranger et qu’il circula clandestinement en France. Au-delà du contexte immédiat – le climat de répression accrue de la censure littéraire depuis 1758, date de parution de l’ouvrage d’Helvétius De l’esprit, où l’Encyclopédie même et d’autres écrits jugés séditieux furent inquiétés (dans le contexte de l’attentat de Damiens sur la personne de Louis XV en 1757) – l’ « opération » du fétichisme apparaît séditieuse, ce qui noue la vocation « subversive » séculaire du terme…

C’est tout l’apport de De Brosses que de se confronter à ce qu’on peut appeler une religion d’objet, antérieure non seulement aux religions de la Révélation, mais à toutes les autres formes de religion primitive : c’est ainsi qu’il a soin d’opposer le fétichisme à l’ « idolâtrie » et de souligner l’antécédence du premier sur le second (la zoolâtrie ou culte des animaux faisant transition entre les deux).

Ce « culte puéril » (p. 13) est vénération et adoration de l’objet même, tandis que l’idole, si matérielle soit-elle, a fonction de re-présentation d’un être ou d’une idée. Ce qui est à penser, à travers ce déroutant objet-signe qu’est le fétiche, c’est une confusion ou une coalescence du « représentant » et du « représenté ». Alors que la religion « civilisée » construit le rapport à un Autre en assumant sa dimension d’absence, le fétichisme s’adresse à un objet omniprésent.

C’est ce qui fait que, dit De Brosses, « à l’exception de la race choisie, il n’y a aucune Nation qui n’ait été dans cet état » (p. 13), toute nation ayant été peu ou prou tentée par (ou menacée de) « régression » fétichiste.

Cela n’empêche pas De Brosses de « traquer » les traces de quelques séquelles ou tentations fétichistes dans l’Ancien Testament : ainsi de la pierre sacrée de Jacob, des « dieux pénates » emportés par Rachel lors de sa fuite de chez son père Laban…

On comprend pourquoi celui qui a le plus fait pour faire reconnaître le fétichisme comme moment significatif du développement de la croyance religieuse ne cesse d’en souligner le caractère « insensé » :

« Le Fétichisme est du genre de ces choses si absurdes qu’on peut dire qu’elles ne laissent pas même de prise au raisonnement qui voudroit les combattre » (p. 95).

Pas question donc d’ « alléguer des causes plausibles d’une doctrine si insensée » – et c’est précisément cette défaillance du « principe de raison suffisante », pierre d’angle du rationalisme, que le fétichisme vient en quelque sorte humilier ! Il témoigne d’un « état naturel brut et sauvage, non encore formé par aucune idée réfléchie » (p. 96). C’est de ce « dérèglement des idées » que témoignent les pratiques fétichistes.

Mais par là même, c’est la faculté symbolisante qui semble tenue en échec : De Brosses s’acharne à récuser l’idée que l’ « objet » vénéré serait « symbole de la Divinité qu’il représentoit » (p. 98). Il importe ici de rétablir « l’ordre naturel des choses » : loin d’être « intellectuelle » à l’origine, elle est bien « matérielle » (p. 97-98). Le Fétichisme est donc un véritable « Cheval de Troie » dans le royaume spiritualiste, et c’est pour remplir cette fonction qu’il est « intronisé ».

Sous l’aiguillon de Hume (infra, chap. II, p. 23 s.) De Brosses trouve donc un « équipement » philosophique pour esquisser une anthropologie du comportement fétichiste, en son mobile affectif et en sa motivation « cognitive ». C’est la « crainte » qui remplit le premier rôle ; quant au second, compte tenu de l’ « ignorance » qui caractérise le fétichiste, sa « curiosité » (d’enfant) va s’exercer sur un fait majeur : « l’irrégularité apparente dans la nature » : « c’est quelque événement monstrueux ou nuisible » (p. 108) qui secoue son engourdissement et organise sa « fausse croyance » (p. 113).

De Brosses entrevoit le principe de ce « système de crédulité » sur lequel les théories du xixe siècle (de Comte à Tylor, infra, p. 30 et 34 s.) feront fond sous le terme d’ « animisme » anthropomorphiste. À défaut du terme, on trouve en effet sa définition : c’est, dès lors qu’on a « conçu » des « puissances supérieures » comme semblables aux « puissances humaines » (p. 109), de « personnifier » des « êtres » :

« On sait le penchant naturel qu’a l’homme à concevoir les êtres semblables à lui-même, et à supposer dans les choses extérieures les qualités qu’il ressent en lui. Il donne volontiers et sans réflexion de la bonté et de la malice, même aux causes inanimées qui lui plaisent ou qui lui nuisent » (p. 110).

La crainte pour mobile, la perception de l’anomalie naturelle pour aiguillon, un mode de penser magique projectif, voilà qui est nécessaire et suffisant pour caractériser l’habitus fétichiste.

Cette volonté d’employer la théorie du fétichisme comme défense et illustration d’une anthropologie positive ressort de la toute dernière phrase [2] de l’ouvrage de De Brosses :

« Ce n’est pas dans des possibilités, c’est dans l’homme même qu’il faut étudier l’homme : il ne s’agit pas d’imaginer ce qu’il aurait pu ou dû faire, mais de regarder ce qu’il fait » (p. 143).

Du culte des dieux fétiches est donc une arme de guerre contre un point de vue « spéculatif » (reposant sur un « système », le « figurisme ») qui revient à dénier la réalité directement observable. Au lieu de construire des « hypothèses » sur le fétichisme, il est nécessaire et suffisant de « regarder ce qu’il – le fétichiste – fait ».

L’ironie de l’histoire est que De Brosses léguait, avec ce projet d’observation du « faire » fétichiste, une énigme considérable : tant sont inextricablement liés, dans le fétichisme, « visible » et « invisible ». Le fétichiste est le famulus de certaines « puissances invisibles ». Qu’est-ce donc qui est montré, qu’est-ce qui est caché ? Problème légué à la perplexité philosophique et anthropologique et, au-delà, à la psychanalyse.

 

Notes

[1] C’est par erreur que le Nouveau dictionnaire étymologique le date de 1760 : il apparaît chez De Brosses quatre ans plus tôt.

[2] Celle-là même qui servira d’épigraphe à La civilisation primitive, ouvrage de Tylor, inaugurateur de l’ethnologie proprement dite (1870) ; voir infra, p. 34.