Chapitre II. La construction du fétichisme : philosophie et ethnologie
On l’a vu, De Brosses, le créateur du « fétichisme », livre à la réflexion un double problème : l’un (pré)ethnologique – relatif à l’institution culturelle –, l’autre d’anthropologie philosophique – relatif à la croyance religieuse. Cela nous fournit le « fil rouge » de la construction du fétichisme dans la période déterminante qui va, sommairement, de De Brosses à Freud : d’une part, il s’agit de retracer les étapes de l’élaboration du problème par les philosophes, d’autre part, sa reprise par la science ethnologique, notamment en sa phase de constitution « scientifique » [1].
I. Anthropologie philosophique et fétichisme : le « modèle humien »
On conçoit que, compte tenu du contexte de l’invention du fétichisme (supra, p. 18), l’examen de l’anthropologie du fait religieux de David Hume (1711-1776) fournisse le point de départ naturel de cette longue et intense gestation.
Hume participe de façon aussi déterminante qu’indirecte à l’histoire du fétichisme. D’une part, il pose dans son Histoire naturelle de la religion (1751) un principe « génétique » des formes de religion qui va s’avérer déterminant pour rompre avec les théories de la dégénérescence d’une religion originelle et faire sa place au fétichisme à l’origine de ce processus ; mais, d’autre part, il ne mentionne pas le fétichisme à proprement parler : pour lui, c’est le « polythéisme » – considéré génériquement – qui est postulé comme « la première et la plus ancienne religion de l’humanité », « religion primitive de l’homme » ou de l’ « humanité inculte ».
Corrélativement, c’est l’ « idolâtrie » qui est mentionnée – Hume semblant par moments considérer les deux termes comme quasi synonymes. Hume décrit au reste le comportement de l’ « idolâtre » de façon qui rappelle fortement celui du « fétichiste » :
« Les Chinois battent leurs idoles, quand leurs prières ne sont pas exaucées. Toute grosse pierre qui se trouve avoir une forme extraordinaire est pour le Lapon une divinité » (David Hume, L’histoire naturelle de la religion…, Vrin, p. 53).
C’est que Hume, soucieux d’enraciner la religion dans une science de la « nature humaine », ne s’attache pas à écrire de véritable histoire des croyances religieuses – contrairement à la lignée qui ira de De Brosses à Comte. Il lui suffit d’opposer le « polythéisme » originaire au « monothéisme » et de récuser, ce faisant, la notion d’une religion monothéiste originelle dont les religions existantes seraient l’expression dégradée. Il ouvre la voie en conséquence à une genèse de la croyance religieuse, sans se préoccuper du « fétichisme » en particulier.
Les années 1750-1760 – entre l’Histoire naturelle de Hume et Du culte des dieux fétiches de De Brosses – marquent un moment déterminant où la question « ethnologique » du fétichisme rejoint la problématique philosophique de la croyance religieuse, en un véritable « étayage » réciproque.
Un document majeur en est la correspondance entre Hume, De Brosses et Diderot – qui joue le rôle d’un intermédiaire actif et lucide (cf. Michèle David, « Lettres inédites de Diderot et de Hume écrites de 1755 à 1763 au président De Brosses », in Revue philosophique, no 2, avril-juin 1966).
Comme le résume Diderot, la théorie debrossienne du fétichisme apparaît comme un « complément » de « l’histoire naturelle de la Religion » humienne. Hume fournissait en effet à De Brosses une théorie de l’origine de la religion, avec ses deux « mobiles » – « crainte » et « ignorance » – face aux « phénomènes irréguliers de la nature ». Mais, par ailleurs, Hume n’avait pas besoin d’un concept moins englobant que celui de « polythéisme », là où De Brosses « détaille », ramenant l’attention sur cet « engluement » primitif de la croyance dans l’ « objet ». Il suffit d’entendre l’écho littéral que trouvent dans le texte de De Brosses les théories de Hume, en liaison avec l’enjeu d’ « anthropologie philosophique » déjà mentionné (supra, p. 18) :
« On sait par mille exemples pareils qu’il n’y ait point de superstition si absurde ou si ridicule que n’ait engendrée l’ignorance jointe à la crainte » (Du culte des dieux fétiches, introduction, p. 13). « Il ne faut pour expliquer ce phénomène » [le Fétichisme universellement répandu] que « l’uniformité constante de l’homme sauvage avec lui-même ; son cœur perpétuellement ouvert à la crainte, son âme sans cesse avide d’espérances… son esprit sans culture et sans raisonnement… » (op. cit., sect. 3, p. 96).
Le fondement de cette anthropologie est l’origine passionnelle de la religion primitive, attestable en conséquence dans le fétichisme : ce « mobile », c’est l’étonnement qui procède de la crainte. Cette idée, à l’œuvre, on l’a vu, chez De Brosses et empruntée à Hume (supra, p. 21) forme un postulat qui, au-delà de ses sources antiques (Démocrite, Lucrèce), se retrouve dans la pensée « matérialiste ».
C’est chez Adam Smith (1723-1790) que l’on trouve la théorie la plus explicite de l’ « étonnement », espèce de pathologie imaginative qui, introduisant un « trouble violent », devient mobile de connaissance, face aux « irrégularités qui s’offrent avec le plus d’appareil et dont l’éclat ne peut manquer de la frapper ».
C’est dans ses Essais philosophiques, et en particulier dans son Histoire de l’astronomie, que le créateur de « l’économie politique classique » a formulé cette anthropologie (ceux-ci ont été traduits en français en 1797). Il est avéré que Comte a subi directement l’influence de cette conception, comme il le dit dès 1825 (voir sur ce point Canguilhem, art. cité plus loin, p. 29). La constance de la référence à la crainte comme origine du sentiment religieux ne fait que mieux saisir la portée du refus de Durkheim : « La religion n’est pas un produit de la crainte. Elle exprime quelque chose de réel » (Les formes élémentaires de la vie religieuse, livre II, chap. VII, sect. IV, puf, p. 320 sq.).
Aussi bien y a-t-il lieu d’interroger le lien entre cette notion d’une « crainte » primitive associée par exemple au fétichisme, première « réaction » à celle-ci et la théorie psychanalytique de ce genre d’ « angoisse » que le fétiche vient « contrer » (infra, p. 85).
II. La pensée du fétichisme de Kant à Hegel
Kant rencontre le fétichisme, dans sa Religion dans les limites de la simple raison (1793), comme religion de l’extériorité, symétrique de la moralité :
« Or, l’homme qui se sert d’actions, n’ayant en elles-mêmes rien d’agréable à Dieu (c’est-à-dire de moral), comme moyens d’obtenir par lui-même l’immédiate satisfaction divine et de cette manière l’accomplissement de ses désirs, a l’illusion de posséder un art lui permettant de produire par des moyens purement matériels un effet surnaturel ; on a coutume d’appeler magie des tentatives de ce genre ; nous substituerons toutefois à ce terme (qui comprend le concept secondaire d’une association avec le principe mauvais, alors que l’on peut considérer que ces tentatives peuvent du reste aussi être entreprises dans une bonne intention morale, par malentendu) le terme connu d’ailleurs de fétichisme » (op. cit., 4e partie, 2e section, § III, Vrin, p. 232-233).
C’est en relation avec le « sacerdoce » et le « faux culte » qu’apparaît cette mention du fétichisme : celui-ci sert à nommer – une fois de plus – l’attitude magique qui consiste en ce que « nous nous fabriquons un Dieu » (ibid., § 1, p. 222). Il sert en effet à désigner, de façon plus neutre en quelque sorte que le mot « magie », cette forme d’ « idolâtrie » qui consiste à tenter d’exercer, par des « actions », une pression, au nom d’une sorte de principe de plaisir propre, sur la divinité – et de la « fabriquer » à cette fin. Tentative d’accession au « surnaturel » par la « naturalité » de l’objet-fétiche. C’est en ce sens la forme basique de « l’illusion religieuse chimérique » (§ II, p. 230).
La religion purement « statutaire » est donc celle qui « transforme le service de Dieu en un simple fétichisme », s’acquittant ainsi d’ « un culte mensonger… » (p. 234). Mieux : « le sacerdoce est… la constitution d’une église où règne un culte fétichiste… » (p. 235). C’est à ce titre l’ « envers » de la religion authentique, celle, inconditionnelle, de « la bonne conduite » : « Tout ce que l’homme pense pouvoir faire, hormis la bonne conduite, pour se rendre agréable à Dieu est simplement folie religieuse ou faux culte de Dieu » (§ II, p. 224-225) : on voit en quoi le fétichisme fait ici question, ayant pour ressort déterminant l’effort de « se rendre agréable à Dieu » et de réaliser, par des « dieux factices », son principe de plaisir. Kant unifie en quelque sorte le « fétichisme » pour nommer cette « pathologie » de la religion – c’est-à-dire son rapport aux « mobiles sensibles » –, envers de la « raison pratique » et de la religion raisonnable.
C’est dans l’Introduction de ses Leçons sur la philosophie de l’histoire (1831) que Hegel met en perspective le fétichisme. Celui-ci apparaît (en une sorte d’hommage objectif à sa mise à jour originaire) en relation avec l’Afrique, comme la contribution de celle-ci à l’histoire universelle. Dans l’examen de la religion africaine, le fétichisme apparaît après l’évocation de la magie :
« Le deuxième élément de leur religion consiste en ceci qu’ils se représentent cette puissance qui est la leur, se l’extériorisent, s’en font des images. Donc ce qu’ils se représentent comme leur puissance n’a rien d’objectif, d’en soi consistant, différent d’eux-mêmes, mais c’est le premier objet venu quel qu’il soit, qu’ils élèvent au rang de génie, un animal, un arbre, une pierre, une image en bois [souligné par nous]. C’est là le fétiche, mot que les premiers, les Portugais, ont mis en circulation et qui dérive de feitizo, magie » (Vrin, 1967, p. 76).
Le fétiche est donc l’objet-image, extériorisant la « puissance » subjective, conformément à la mentalité magique : Hegel souligne donc le caractère pseudo-« objectif » (au sens spéculatif) de cet « objet » qui n’est au fond que mirage subjectif, à ce titre « arbitraire » :
« Assurément, l’autonomie paraît dans le fétiche s’opposer à l’arbitraire de l’individuel, mais comme cette objectivité n’est autre chose que le caprice individuel se représentant lui-même, celui-ci reste le maître de son image » [souligné par nous].
L’attitude envers le fétiche-talisman l’atteste :
« En effet, s’il arrive quelque chose de fâcheux que le fétiche n’a pas écarté, si la pluie manque, s’il y a une mauvaise récolte, ils le lient et le frappent ou le détruisent et le suppriment tout en en créant un autre ; ainsi ils l’ont en leur puissance. »
Hegel en vient à tenir cette religion de l’objet comme incapable de fonder l’accès à l’Objet même du religieux et par là même à l’Autre :
« Un tel fétiche n’a donc ni autonomie religieuse, ni autonomie artistique ; c’est uniquement une créature qui exprime la volonté du créateur et qui demeure toujours entre ses mains. Bref, il n’y a pas de rapport de dépendance dans cette religion. »
Tout au plus se prolonge-t-il par « le culte des morts ». Au-delà du mépris de ce moment religieux… sans religion que l’on voit se confirmer, il faut comprendre que le fétiche hérite de toutes les limites qu’une conception spéculative peut y mettre : captation dans l’ « image » qui « corporéifie » l’Esprit et empêche la distance de la représentation proprement dite (ultime écho de la discussion de De Brosses, supra, p. 20) et subjectivité qui rend impossible l’accès à la « substantialité » de l’Esprit, espèce d’ « incarnation » impossible.
Au fond, le « fétichisme » n’existe pas pour Hegel ; ce qui existe, c’est le « fétiche ». Cette « non-religion » est un moment transitoire entre la magie (qui cherche son objet) et le « culte des morts », début de concrétisation d’une religion élémentaire. Cette « dévaluation » du fétichisme désigne l’aporie entre « objet » et « Autre » qui fait au fond le « scandale » du fétichisme aux yeux de l’Esprit.
III. Du positivisme au « néo-fétichisme » : le fétichisme chez Comte
On ne s’étonnera pas de devoir passer par Auguste Comte (1798-1857) dans une généalogie du concept philosophique de fétichisme. Le fondateur du positivisme se présente en effet comme l’héritier des théories de la croyance religieuse du xviiie siècle, qu’il intègre dans sa conception de sa genèse de l’ « esprit humain ». Il lui importe donc de situer avec précision la succession des phases et des figures de la croyance. Il apparaît alors que le fétichisme est étroitement lié à l’origine même de la croyance religieuse : c’est à ce titre qu’il retient l’attention de Comte tout au long de son trajet. Tout se passe comme si Comte, faisant fond sur une genèse de la croyance religieuse dont Hume avait posé le principe, reconnaissait toute l’importance originaire du fétichisme – rendant en cela une sorte d’hommage objectif à De Brosses, son inventeur.
Quoique Comte ne cite pas expressément De Brosses, il a trouvé l’exposé de ses conceptions chez Charles-Georges Leroy (1723-1789), dans les Lettres posthumes sur l’homme ajoutées aux Lettres philosophiques sur l’intelligence et la perfectibilité des animaux en 1802, qu’il connaissait fort bien (comme le rappelle Canguilhem, op. cit., p. 96) qui note également l’emploi, repris de De Brosses, de « jongleurs » pour désigner les sorciers fétichistes (p. 95) [2].
Selon la « loi des trois états », l’esprit humain passe successivement par l’ « état théologique », l’ « état métaphysique » et l’ « état positif ou scientifique ». On va donc voir apparaître le fétichisme comme la forme première du mode de penser théologique – précédant le « polythéisme » et le « monothéisme ». Tel qu’il apparaît dans le Discours sur l’esprit positif, véritable manifeste positiviste (1844), le fétichisme constitue la forme « la plus immédiate et la plus prononcée » de ce mode de penser théologique, caractérisé par une « prédilection caractéristique pour les questions les plus insolubles », où l’esprit humain « recherche avidement… l’origine de toutes choses, les causes essentielles, soit premières, soit finales, des divers phénomènes qui le frappent ». Le fétichisme, forme primitive de cette « situation initiale de notre intelligence », consiste à « attribuer à tous les corps extérieurs une vie essentiellement analogue à la nôtre, mais presque toujours plus énergique, d’après leur action ordinairement plus puissante ».
Le fétichisme est donc mis en relation avec un mode de penser animiste et magique – Freud prolongera Comte en ce sens – que le « culte des astres » spécifiera un peu après dans l’évolution. Il est donc lié à une projection sur les « corps extérieurs » d’un sentiment endogène – aussi bien Comte souligne-t-il la « prédominance de l’instinct et du sentiment » à ce stade. Mais sans doute la notation la plus intéressante est-elle celle de ce surplus d’ « énergie » attribuée à l’ « objet » ainsi fétichisé : il ne suffit pas, faut-il comprendre, que l’objet reproduise la « vie » interne (selon la logique anthropomorphique) : il faut supposer dans l’objet-fétiche une « vie… presque toujours plus énergique… » qui constitue le « gain de l’opération » : cela revient en effet à prêter une action plus « puissante » à l’objet – ce qui permet d’ « agir », via le fétiche, sur le monde, en une véritable causalité magique.
Pour Comte, l’ « âge du fétichisme » constitue « bien le premier état théologique de l’humanité ».
La 52e leçon du Cours de philosophie positive l’affirme : « L’homme a partout commencé par le fétichisme le plus grossier. » Tout en le présentant comme une « misérable situation primitive », Comte souligne que c’est déjà l’expression de « besoins intellectuels » ou « spéculatifs », à ce titre « le vrai fond primordial de l’esprit théologique, envisagé dans sa plus pure naïveté élémentaire, et néanmoins dans sa plus entière plénitude intellectuelle ». Le « pur fétichisme » est tel qu’il « divinise instantanément chaque corps ou chaque phénomène susceptibles d’attirer avec quelque énergie la faible attention de l’humanité naissante ». Ce « fétichisme fondamental » laisserait des traces dans le développement ultérieur. Il s’agit, conformément à la torpeur initiale de l’entendement humain, de « transporter au-dehors ce sentiment d’existence dont nous sommes intérieurement pénétrés ». Il exprime en ce sens une « correspondance intime entre le monde et l’homme », « co-relation spontanée ». Comte souligne de plus le « caractère essentiellement individuel et concret des croyances fétichiques, où chaque corps observable devient spontanément le sujet propre d’une superstition distincte » – en sorte que les « idées » sont « complètement adhérentes aux sensations elles-mêmes ». Corrélativement, il comporte « infiniment moins que le polythéisme et le monothéisme le développement propre d’une autorité sacerdotale distinctement organisée en classe spéciale ». Religion de l’objet – « Presque tous les dieux du fétichisme sont éminemment individuels, et chacun d’eux a sa résidence inévitable et permanente dans un objet particulièrement déterminé », il rend « le sacerdoce proprement dit presque inutile » – ce qui se perpétue dans l’adoration des « dieux lares et pénates ». Ce n’est qu’avec l’ « astrolâtrie » qu’il s’institue. Il se sépare sur ce point de Kant qui déchiffrait le « sacerdoce » comme expression de l’ « esprit fétichique » (supra).
En fait, le fétichisme doit son importance au fait qu’il constitue la première forme d’explication par la causalité, permettant la régulation de l’existence humaine par adaptation analogique au milieu : en ce sens véritable « biomorphisme » (Canguilhem) attestable déjà sous une certaine forme chez les animaux.
La contribution comtienne ne s’arrête pas là : dans sa dernière philosophie, on trouve en effet l’élaboration d’un « néo-fétichisme » (depuis le Cours de politique positive, 1851). Ce projet, qui a dérouté jusqu’à ses propres disciples, revient à mettre l’accent sur la « synthèse subjective » (titre de son dernier ouvrage publié en 1856), c’est-à-dire sur la racine subjective du savoir et ses aspects affectifs (là où sa première philosophie semblait privilégier l’ « objectivation » scientifique). Moment déterminant où le « positivisme », réputé théorie de l’objet scientifique, s’avoue « subjectivisme ». Or, cela revient à réinterroger l’aboutissement du processus par son « origine » : l’ « état théologique » et sa forme initiale, fétichique, redeviennent intéressants, dans la mesure où l’accent y était mis sur le primat des « volontés ». Comte donne donc l’impression de réhabiliter le fétichisme, mais c’est pour penser une union logico-affective de la « positivité » et de la « fétichité ». Celle-ci est pensée sous l’égide d’un sentiment direct du « Grand-Être », impliquant la conception de la Terre comme « Grand Fétiche », qui a préparé en quelque sorte l’intervention humaine.
Ainsi que le résume Littré, qui refuse cette évolution du positivisme auquel il adhérait jusque-là : « D’abord il faut restaurer le fétichisme. La subjectivité doit prévaloir dans la synthèse universelle ; or, c’est le fétichisme qui a introduit spontanément la subjectivité ; donc le fétichisme doit reparaître dans le dernier terme de l’évolution humaine… ; mais, tandis que le fétichisme ancien ne connaissait pas les lois naturelles, le fétichisme nouveau est subordonné à ces lois » (Auguste Comte et la philosophie positive, Hachette, 1864, p. 573).
Le « néo-fétichisme » comtien a donc pour but et enjeu d’enraciner le rapport de connaissance de l’homme au monde dans une appartenance subjective qui le fonde : le fétichiste, qui retrouvait dans le monde la forme propre de ses désirs, se trouve donc relayé par le « néo-fétichiste » conforme aux vœux de Comte qui, à travers la connaissance des lois objectives des phénomènes – différence déterminante – saisit sa propre subjectivité à travers son savoir du monde. Plutôt que d’un « dogmatisme » ou d’un « retour à l’état théologique », il s’agirait donc là d’une tentative de réconciliation du besoin religieux de l’homme et de la connaissance.
C’est ainsi que Pierre Ducassé caractérise le néo-fétichisme comtien comme « l’essai d’une tentative de réintégration des attitudes concrètes les plus spontanées au sein de la pensée abstraite » (Méthode et intuition chez Auguste Comte, Alcan, 1939, p. 544).
Ce ressourcement étonnant à la « mentalité fétichique » étayée par la science rectifie la conception du positivisme comme scientisme. Le néo-fétichisme accrédite un « intuitionnisme moral » non dépourvu de résonances « finalistes » :
« Fétichisme, dogme purement intuitif » (Cours de politique positive, IV) : « Dans le fétichisme, la religion se réduisait au culte en vertu de sa pleine spontanéité, qui rendait le dogme purement intuitif » (op. cit., V). Dans le fétichisme, « l’intuition immédiate » du « monde moral » sert « directement de base générale pour la conception du monde physique », disait le Cours de philosophie positive.
Le fondateur du positivisme peut donc être tenu pour le philosophe qui élève le « fétichisme » – dûment redéfini par sa conception de la science et de l’action – à une position philosophique propre, chargée même de supporter tout le poids d’une « conception du monde », véritable « pensée maîtresse ».
On tient là l’une des rares théories qui font du fétichisme ainsi rénové une perspective :
« Son activité mentale consiste surtout à fonder spontanément la méthode subjective qui, d’abord absolue, dirigea l’ensemble de la préparation humaine et qui, devenue relative, présidera de plus en plus à notre état normal » (Catéchisme positiviste, conclusion, Garnier-Flammarion, p. 272).
Ce fétichisme du présent et du futur revient aux yeux de Comte à l’accomplissement, par la science, de « la vraie logique » – où « les sentiments dominent les images et les signes » – qui a « une origine fétichique ». L’illusion fétichiste primitive qui consiste en ce que « nous attribuons directement aux êtres correspondants des affections humaines, au lieu de les assujettir à des volontés extérieures » sert donc, régénéré par le positivisme, à fonder un humanisme – puisque l’ordre objectif des choses se subordonne à celui des « volontés » humaines. Le positivisme comtien s’accomplit somme toute en une véritable profession de foi fétichiste qui correspond à une tendance fondamentale de la modernité (infra, p. 98-100 et 123-124).
IV. Fétichisme et animisme : la reprise ethnologique, Tylor
Un moment décisif de la théorisation ethnologique du fétichisme est celui réalisé par Edward B. Tylor (1832-1917) : le fétichisme prend sa signification resituée dans la conception « animiste ». C’est justement dans Primitive culture (1871), ouvrage-manifeste de l’ethnologie « évolutionniste », que s’accomplit cette opération. Le fétichisme se trouve par là même reconnu comme objet de plein droit de l’ethnologie en quête de scientificité. Tylor assume au reste du même coup l’héritage de la construction philosophique du fétichisme, en particulier celui de la conception positiviste (supra, p. 31). Le fait que l’ouvrage de Tylor porte en épigraphe la dernière phrase de l’écrit de De Brosses (supra, p. 22) fait signe du côté d’une continuité et d’une transmission.
Posant l’ « animisme » comme fondement de la culture primitive, Tylor identifie le fétichisme comme forme d’ « animisme ». C’est au chapitre XIV de sa Primitive culture, où il décrit le passage de l’animisme comme « doctrine des âmes » au rang de « philosophie complète de la religion naturelle », qu’il procède à sa relecture du fétichisme. On trouve d’ailleurs une conscience historique très claire, chez Tylor, de la préhistoire du concept de fétichisme : rappelant l’étymologie du terme « fétiche », le contexte de sa découverte (tel que décrit supra, p. 10 s.), il se réfère à De Brosses – preuve que l’ethnologie prend place en quelque sorte solennellement à ce moment dans la généalogie du concept :
« Le président De Brosses, un des penseurs les plus originaux du siècle dernier, frappé par le culte que rendent les nègres aux objets matériels terrestres, imagina, comme terme général descriptif pour désigner ce culte, le mot fétichisme. Depuis lors, le mot est entré dans la langue usuelle, Comte s’en étant servi pour désigner une théorie générale de la religion primitive d’après laquelle les objets extérieurs sont animés par une vie analogue à celle de l’homme » (op. cit., p. 186-187).
Mais ce n’est que pour mieux marquer son initiative, qui renchérit sur celle de Comte en quelque sorte : « Il m’a semblé qu’il valait mieux employer le terme animisme pour désigner la doctrine des esprits en général et restreindre la signification du terme fétichisme à la partie de cette grande doctrine qui lui appartient tout particulièrement, c’est-à-dire de s’en servir pour désigner la doctrine des esprits incarnés dans certains objets matériels, des esprits attachés à ces objets, ou des esprits exerçant une influence par l’entremise de ces objets » (souligné par nous).
De cette définition, qui fait du fétichisme une « espèce » du « genre » animisme, Tylor tire une application plus particulière du terme au « culte rendu aux blocs de bois ou de pierre » (confirmant une vieille idée, supra, p. 15), mais il s’empresse d’ajouter qu’ « un objet, quel qu’il soit, peut constituer un fétiche » – généralisation qui va ouvrir la voie à l’idée d’un critère définitoire :
« Avant de regarder un objet comme un fétiche, il faut bien s’assurer que les gens auxquels il appartient considèrent qu’un esprit est incarné dans cet objet ou que cet esprit exerce une influence par son entremise… Il faut démontrer, en outre, que l’objet en question est considéré comme ayant une conscience et un pouvoir personnels, qu’on lui parle, qu’on l’adore, qu’on lui adresse des prières, qu’on lui offre des sacrifices, qu’on le choie ou qu’on le maltraite, selon qu’il s’est bien ou mal conduit, ou selon qu’il a rempli ou non les vœux de ses adorateurs » (p. 189).
Tylor parle ainsi de la « signification exacte des fétiches dont s’entourent les sauvages et souvent même les hommes plus civilisés » – ce qui amène l’examen des survivances fétichistes dans les « traditions populaires », mais aussi pose implicitement la possibilité d’un usage « personnel » par le fétichiste moderne (ce que le discours sexologique envisagera quelques années plus tard, infra, p. 43 s.).
La contribution de Tylor au statut ethnologique du fétichisme est au fond ambiguë : d’une part, il en fait un usage de plein droit, mais en le réduisant à l’animisme qui l’englobe ; d’autre part, et par là même, il le déchiffre dans le cadre de son mode de penser évolutionniste, dans le registre des « survivances ».
On ne peut quitter l’ethnologie débutante sans mentionner que, à côté de l’adhésion à l’hypothèse du fétichisme ou d’usages du concept, on trouve une tradition critique. Celle-ci, présente dès la phase d’apogée du concept, aboutira à une véritable répudiation du concept en tant que tel (voir infra, chap. VII, p. 100-102).
C’est ainsi que, dès 1878, Max Müller, théoricien réputé de l’origine des religions – connu pour sa théorie de l’origine « solaire » du « sentiment religieux » –, critique la thèse du fétichisme, forme originaire de la religion, en s’appuyant notamment sur la connaissance des religions de l’Inde et souligne le caractère « dégradé » du fétichisme, « culte des brimborions », par rapport à un sentiment de l’infini originaire.
C’est dans Origine et développement de la religion étudiés à la lumière des religions de l’Inde que Müller mène notamment cette réfutation. Le contexte en est la « renaissance orientale » qui révèle d’autres conceptions religieuses – l’hindouisme notamment –, mais cela revient, remarquons-le, à réidentifier le fétichisme comme une forme dégradée, ce qui ramène, sous une forme différente, aux théories « pré-debrossiennes » de la Révélation (cf. supra, p. 17).
Prenons acte que le « naturisme », première théorie de la « science des religions », n’est pas favorable à une étiologie fétichiste de la religion.
V. Le fétichisme, « opérateur critique » : fétichisme et capitalisme chez Marx. Le fétichisme métaphysique chez Nietzsche
C’est chez Karl Marx (1818-1883) que le fétichisme va trouver un regain remarquable.
On peut dater l’entrée de Marx dans l’histoire du concept de fétichisme de 1842, soit de sa lecture de l’ouvrage de De Brosses Du culte des dieux fétiches, en sa traduction allemande (parue en 1785 à Stralsund) : l’occasion en est fournie par la contribution à la Nouvelle Gazette rhénane sur « le vol des bois ». C’est dans le cadre de ce premier contact avec les questions économiques que Marx mobilise entre autres ses lectures anthropologiques.
Deux passages de l’article du 3 novembre 1842 trahissent l’influence de De Brosses et révèlent l’usage originaire du fétichisme chez « le jeune Marx ».
« Lorsque les Samoyèdes tuent un animal, ils lui affirment sans rire, avant de le dépouiller, que seuls les Russes sont à l’origine de ce malheur, que le couteau qui le dépèce est russe et que, donc, la vengeance ne doit s’exercer que contre les Russes. On peut transformer la loi en un couteau russe même quand on a la prétention de ne pas être un Samoyède » (in Marx : du « vol de bois » à la critique du droit, par Pierre Lascoumes et Hartwig Zander, puf, 1984, p. 145).
Il s’agit là d’une citation libre d’un passage de De Brosses. L’exemple de l’attitude « magique » envers le fétiche est donc allégué ironiquement pour tourner en dérision la logique « magique » « honteuse » de la loi relative au « vol des bois », en suggérant le secret fétichisme.
Le deuxième exemple est plus révélateur encore, puisqu’il met au jour explicitement un fétichisme rhénan :
« Les sauvages de Cuba, écrit Marx en conclusion, tenaient l’or pour le fétiche des Espagnols. Ils lui offrirent une fête, chantèrent autour de lui, à la suite de quoi ils le jetèrent dans la mer. Les sauvages de Cuba, s’ils avaient assisté à la séance des États provinciaux de Rhénanie, n’auraient-ils pas tenu le bois pour le fétiche des Rhénans ? Mais une prochaine séance les aurait instruits de ce que le fétichisme est lié à la zoolâtrie et les sauvages de Cuba auraient jeté à la mer les lièvres pour sauver les hommes » (op. cit., p. 168).
On notera le thème de la « zoolâtrie » qui semble avoir joué un rôle essentiel dans ce virage de la pensée de Marx.
Auguste Cornu a signalé le passage de la lettre à Arnold Ruge du 20 mars 1842 dans laquelle il voit « la première expression de l’influence de ces études [de préparation des articles où De Brosses est impliqué] sur sa conception de la religion chrétienne et du rôle du fétichisme » : « Il est curieux de voir comment la croyance en la bestialisation de l’homme est devenue un dogme et un principe de gouvernement. Mais cela n’est pas incompatible avec le sentiment religieux, car l’adoration des animaux est sans doute la forme la plus logique de la religion et il sera peut-être bientôt nécessaire de parler non plus d’anthropologie mais de zoologie religieuse » (Méga, t. I, p. 270-271, cité in A. Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, t. I, puf, 1955, p. 285, n. 1).
Il importe de saisir à quel moment l’analyse du « développement de la production capitaliste » rencontre la question du fétichisme. Moment saisissable dans le titre de la section du chapitre Ier du livre I du Capital intitulée : « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » (Éditions sociales, p. 83). C’est avec le passage de la « valeur d’usage » à l’objet-marchandise que l’on voit surgir le « caractère fétiche » :
«… la table reste bois, une table ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. À la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser » (p. 84).
Le « trait fétichique » s’inscrit donc au moment de la rencontre de la « matière » brute de la chose (l’objet table) avec son caractère de forme dans le système des échanges (la table-marchandise). On voit, dans le texte de Marx même, la chose s’ « animer » – « elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois » – à la façon d’une « idole » ou statuette, accédant à l’autonomie et quasiment à la « personnalité », « auto-mobile » et entrant dans la danse… des marchandises. La fétichisation va donc dans le sens de l’ « hypostase » des choses naturelles en objets artificiels.
Point essentiel qui « trahit un secret » de toute la production capitaliste dont la marchandise est le moteur – ce qui fonde l’entreprise du Capital de le mettre au jour. Marx devra se faire en ce sens l’ « ethnologue » du capitalisme moderne, véritable De Brosses de la modernité économique. Il devra se faire aussi bien « clinicien » à sa manière [3], puisque le fétichisme de la marchandise constitue le « symptôme capitaliste » !
Le « caractère fétiche » est diagnostiqué par Marx comme « mystique » ou « énigmatique » : en effet, la marchandise est la « forme » à la fois visible et « insaisissable » : « C’est… un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles »… ce que l’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production (p. 85). La fétichisation se notifie par ce passage des « rapports humains » aux « rapports des choses entre elles » – « réification » qui justifie l’analogie du monde économique à « la région nuageuse du monde religieux ». C’est sous cette forme « bizarre » de la forme fétichique marchandise que le travail revient vers l’homme qui en affronte la forme aliénée : « Choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales. »
Marx en arrive, en un passage quasi « surréaliste », à faire parler les « fétiches » pour énoncer le secret de la « religion capitaliste » :
« Les marchandises diraient, si elles pouvaient parler : Notre valeur d’usage peut bien intéresser l’homme ; pour nous, en tant qu’objets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde, c’est notre valeur » (p. 93).
Le fétichisme en question exprime donc à la fois la rupture entre l’utilité et la « valeur » – espèce d’ « artificialisation » – et la naturalisation des rapports proprement sociaux, les « marchandises » semblant, comme les fétiches, posséder leur propre énergie.
On notera la curieuse rémanence des matériaux, depuis les articles de jeunesse sur le fétichisme jusqu’au texte de la maturité : la réflexion sur le « vol des bois » se réintroduit à travers la « rêverie » sur le bois dont est faite la table – cf. « la tête de bois » de la table-fétiche, tandis que les remarques empruntées à De Brosses sur l’ « or » fétiche des Espagnols se perpétuent à travers les remarques sur le culte mercantiliste de l’or et sa secrète perpétuation dans l’ « économie moderne » :
« D’où proviennent, par exemple, les illusions du système mercantile ? Évidemment du caractère fétiche que la forme monnaie imprime aux métaux précieux. Et l’économie moderne, qui fait l’esprit fort et ne se fatigue pas de ressasser ses fades plaisanteries contre le fétichisme des mercantilistes, est-elle moins la dupe des apparences ? » (op. cit., p. 93).
Cela ouvre la voie à une analyse du rapport fétichisant du Capital et de l’Argent par le relais du profit et des mécanismes de l’intérêt et de la rente. On notera que l’économie politique classique est pour Marx le moyen de dépasser cet effet fétichisant en passant au discours de la science, mais aussi la reproduction de ces effets fétichisants. La science économique marxienne est donc tout entière volonté de dé-mystification de cette illusion fétichiste : comme De Brosses, il veut rompre avec l’illusion spéculative et comprendre l’homme à travers ce qu’il fait, mais c’est son propre monde qu’il déchiffre ainsi.
Il est très révélateur que la métaphore de la danse, induite du « ballet » fétichique des marchandises, se retrouve à l’aboutissement de la reconstitution du monde du Capital :
« C’est le monde enchanté et inversé, le monde à l’envers où M. le Capital et Mme la Terre, à la fois caractères sociaux mais en même temps simples choses, dansent leur ronde fantomatique » (Le Capital, livre III, I, p. 223).
C’est l’expression de Balthasar Bekker, dans la préhistoire du fétichisme (supra, p. 11), que l’on retrouve ici, pour peindre le caractère « magique » du capitalisme, dominé par « ces fausses apparences et ces illusions », « la personnification des choses et la réification des rapports de production ». Telle est la « sauvagerie » secrète de la modernité.
En écho de cet usage critique marxien, il est intéressant de relever la métaphore du fétichisme qui s’impose chez Nietzsche au cœur de sa critique des illusions métaphysiques : celle-ci renchérit en effet sur la conception positiviste, en considérant le « moi » et la « volonté » comme issus d’un mode de penser archaïque :
« Le langage appartient, par son origine, à l’époque des formes les plus rudimentaires de la psychologie : nous entrons dans un grossier fétichisme si nous prenons conscience des conditions premières de la métaphysique du langage, c’est-à-dire de la raison. Alors nous voyons partout des actions et des choses agissantes : nous croyons à la volonté comme cause en général : nous croyons au “moi”, au moi en tant qu’être, au moi en tant que substance, et nous projetons la croyance, la substance du moi sur toutes ces choses – par là nous créons la conception de “chose” » (Le crépuscule des idoles, 1888, « La “raison” dans la philosophie », § 5, Denoël-Gonthier, 1976, p. 31).
On le voit, Nietzsche détecte dans le creuset de langage de la métaphysique les manifestations d’un « grossier fétichisme » et y diagnostique une logique « animiste » projective : le « moi » est ainsi l’idole métaphysique qui légitimerait cette croyance au fond magique à l’ « autonomie ». Nietzsche se fait ainsi un plaisir de montrer à l’œuvre, dans la métaphysique la plus raffinée, le mode de penser originaire qu’il réfère, comme De Brosses et Comte, au fétichisme, mais c’est, comme chez Marx, dans une perspective de « démasquage », ici : des illusions de la raison.
• On voit le destin du fétichisme pendant cette longue incubation : objet-thème d’un débat d’anthropologie religieuse, enjeu d’une conception portant sur l’essence et la genèse de l’esprit religieux, instrument d’analyse, « repoussoir » ou opérateur critique enfin, le fétichisme apparaît surexploité. Au moment où il risque d’être « surfait », un « nouveau souffle » apparaît : c’est dans la sexologie que le concept, à la fois suremployé et déclinant, va être « réanimé ».
Notes
[1] Il s’agit bien ici d’une reconstitution de la logique de la construction du concept qui permettra d’y situer le concept psychanalytique, l’histoire étant ici requise, en sa précision même, pour étayer cette généalogie du concept, et non pas en elle-même (conformément à la problématique et à l’objectif du présent ouvrage, définis supra, p. 6).
[2] Cf. Georges Canguilhem, Histoire des religions et histoire des sciences dans la théorie du fétichisme chez Auguste Comte, in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968.
[3] P.-L. Assoun, Marx, clinicien de l’histoire, préface à Marx et la répétition historique, puf, 1978 ; « Quadrige », 1999.