Source du désaliénisme30

On a beaucoup dit à propos de la psychiatrie ou de la psychothérapie institutionnelle que les grands inspirateurs étaient Marx et Freud. Si on l’a fort peu dit à propos du mouvement désaliéniste, c’est simplement parce qu’on a fort peu parlé de celui-ci.

Du moins de façon méthodique ; car le vocabulaire désaliénation, désaliéner a beaucoup servi dans l’accompagnement des activités tendant à changer le système traditionnel de la psychiatrie, disons le système asilaire.

En fait, il est heureux que le mouvement dont il s’agit ici et maintenant ait pratiquement échappé à toute tentative de réduction dogmatique.

Première formulation pointue : « Il faut détruire le système aliéniste et bâtir son contraire sur ses ruines ». Cette proposition fondamentale de négation constructive (la racine marxiste est ici évidente) n’était pas faite pour engendrer quelque école au sens restrictif du terme ; si elle pouvait faire école ce ne pouvait être que dans la stimulation de recherches diverses, en même temps que de l’acuité critique dans les essais de pratiques alternatives.

On peut donner comme type de ce travail de critique constructive celui qu’il fallut mener pour dépasser un stade où domina un faux dilemme dans l’orientation désaliénante : la dimension institutionnelle de rénovation du système se polarisa sur l’institution hospitalière héritée, au point que la dimension fondamentale, la nécessité d’instituer un système radicalement décentré, demeura perçue comme contradictoire. À l’extrême, travail institutionnel (dans cet esprit, institution signifie service hospitalier) et travail extra-hospitalier étaient vécus comme antinomiques ; à l’ordinaire, le travail de secteur était conçu et pratiqué comme antenne ou pseudopode dans une structure très hospitalocentrique.

On peut aussi évoquer un autre stade où la volonté de s’investir dans autre chose que l’asile suscita bien des vocations de se réfugier avec quelques cas choisis dans des solutions alternatives à l’écart des tumultes du grouillement des besoins.

L’orientation désaliéniste n’est certes pas étrangère à ces tentatives de rupture avec le conservatisme asilaire mais le mouvement désaliéniste demande des recherches plus avancées.

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Définition : « Le désaliéniste est celui qui, ayant jeté aux orties le froc de l’aliéniste, se présente sur la place publique en disant : “Qu’y a-t-il pour votre service ?”. Il travaille à aider les divers organes de la société à vaincre l’intolérance aux mauvais objets qu’elle contient. Il tend donc à réduire la charge des institutions dont il a la charge ».

Dans les formulations initiales sur la retombée du principe désaliéniste dans la pratique de secteur il est fait état de deux principes :

— Principe de continuité : car il est absurde de penser que les troubles auxquels nous avons à faire face sont un épisode accidentel détachable de l’histoire du sujet. Nous ne pouvons les comprendre et les traiter qu’en les sentant inscrits dans son archéologie et en sachant qu’après recompensation il y a encore fort à faire pour porter le poids du passé et consolider la résistance aux malmenages futurs.

— Principe de travail avec l’environnement : car il est absurde de ne pas vouloir voir que ce que nous avons fonction de traiter est par définition, quels que soient les plus divers des facteurs en jeu, et jusqu’aux plus évidemment lésionnels, un fait se jouant dans l’ordre relationnel. Nous ne pouvons comprendre et traiter ces sujets en faisant abstraction de ce qui, dans leur champ relationnel, joue un rôle dans l’évolution des troubles, dans le passé, le présent et l’avenir. Nous sommes donc en position obligée de répondants pour quiconque est partie prenante dans la situation.

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Il est historiquement correct de situer sur 1945 la constitution militante de ce corps de propositions.

Le climat du temps, le moment historique, portaient à des maturations accélérées, à des cristallisations, avec un facteur très important d’intensification des échanges.

Mais, quand l’imagination est au pouvoir, elle ne se nourrit de l’air du temps que si les consciences ont déjà emmagasiné de bonnes provisions.

Et il est en effet hors de doute que la créativité dont il s’agit doit beaucoup aux nourritures puisées dans Marx et dans Freud.

Toute tentative simpliste, tout réductionnisme doctrinaire, sont ici à évacuer. Y compris et surtout quelque modèle freudo-marxiste, avatar épisodique des fièvres dogmatiques récurrentes.

Ici et maintenant, le champ offert à la réflexion commune est La Psychanalyse ; mais l’on n’entend guère évoquer ce sur quoi on me demande de témoigner sans associer les deux grandes œuvres dont se serait nourri le mouvement en question, et comme il ne s’agit en rien d’une falsification…

Situons donc.

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D’abord l’influence marxiste.

Qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit en rien d’appliquer à la connaissance de l’homme en perdition quelque règle que ce soit formulée dans les textes sacrés. Dans la mesure où un tel marxisme put fonctionner, il n’apporta naturellement rien au courant désaliéniste.

Ce qui opéra, et par un mécanisme de fertilisation des esprits agissant bien au-delà des quelques chercheurs familiarisés avec la connaissance des textes, leur étude et leur confrontation à la pratique, ce fut une audience constituant un bain de critique novatrice. Je me souviens de moments féconds dans lesquels tel interlocuteur, loin de se reconnaître marxiste, manifestait une créativité stimulée à partir de telles de mes paroles, nourries de l’étude de Marx ou d’Engels.

Ceci sur des thèmes foisonnants mais avec, naturellement, un privilège pour le travail sur le concept d’aliénation.

Comment la nature humaine n’est rien d’étranger à l’ensemble des rapports sociaux, comment les hommes de chair, bien ou mal incarnés, peuvent s’aliéner en se laissant dominer par « une force étrangère, extérieure à eux, dont ils ne connaissent ni l’origine ni la direction, qu’ils ne peuvent plus dominer, qui est au contraire une force propre, indépendante du vouloir et du développement humain », comment cette « force inhumaine qui règne sur tout » est produit des circonstances et comment en « changeant humainement les circonstances » on peut prouver que « le changement de soi-même coïncide avec le changement des circonstances »… Si l’on veut bien considérer qu’aussi originales que soient les formes de son aliénation, le sujet qui en souffre n’en est pas moins un homme, alors :

On ne peut changer la face et la réalité profonde de la maladie mentale sans s’acharner, contre les idées reçues et les pratiques instituées, à changer les circonstances et les modes de rapports humains dans et par lesquels s’exalte le malaise à vivre.

Et, en ce siècle, notre culture a bénéficié d’extraordinaires approfondissements quant à mieux saisir la malfaisance des idées reçues et des pratiques instituées, quant à mieux savoir comment, derrière les apparences trompeuses, fonctionne le sujet humain, comment nous pouvons mieux entendre ce qui le travaille, à condition de ne pas censurer, disons simplement la valeur des découvertes freudiennes.

Toute connaissance de l’homme est dès lors infirme qui recule devant les profondeurs de l’inconscient, et mieux connaître les hommes dans cette lumière enrichit singulièrement la capacité de comprendre à quel point le fou est un homme.

Traiter les hommes comme les traite le système aliéniste est le fait d’une culture aussi ignare qu’inhumaine. Cette inhumanité pouvait être sensible à un relativement simple bon sens, mais il vaut mieux savoir quelles procédures mentales peuvent expliquer un aveuglement qui ne relève pas d’une pure insuffisance intellectuelle. C’est à un autre niveau qu’on peut comprendre une telle perversion des rapports humains, et la leçon freudienne, nous révélant à quel point la relation soignant/soigné est autant problème du soignant que du soigné, nous aidera puissamment à ressentir comment peut fonctionner un système de rapports suraliénant.

Écho, entre autres, de ce qui peut se passer « dans l’ordre de la vérité, quand l’incompris devient compréhensible » :

Ces mots sont un fragment d’échanges avec Jacques Lacan, qui porta dans cette période un vif intérêt à nos recherches sur la fonction aliénante du système asilaire et sur la nécessité de « bâtir son contraire ». Dans le droit fil de ces dialogues, il lui advint de dire que si le sujet voué à nos soins est communément vécu comme égocentrique, c’est sans doute parce qu’il est privé de la possibilité d’un rapport d’égalité dans ses rapports avec son semblable.

La position désaliéniste est fondée sur un principe d’insoumission à des attitudes générales d’incompréhension et sur la lutte pour l’instauration d’autres rapports humains grâce auxquels l’incompris peut devenir compréhensible.

Évident : la culture psychanalytique nous a ouvert des horizons nouveaux nous permettant de dissiper bien des opacités sur ce qui opère dans la fabrication de la personne humaine, en fonction de ses rapports avec ses géniteurs d’abord,… et la suite… et sur le fait que le plus évident n’est pas le plus opérant.

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Et pourtant :

S’il me revient de situer cette influence décisive de cette culture dans notre histoire, il relèverait du faux témoignage par omission de ne pas évoquer ce qu’il en fut des rapports entre la filiation psychanalytique et la filiation marxiste.

1949 : quatre ans seulement après que le travail antérieurement mûri ait fait surface dans le grand éclat de 1945 :

Le marxisme officiel, à vrai dire sous-produit très cléricalisé des leçons de Marx, décrète La Psychanalyse, idéologie réactionnaire.

Il faudra traiter cet épisode avec tout le sérieux qu’il mérite, mais, ici, il importe de faire le point, sans trop de schématisme.

J’ai, depuis, appris à n’employer le vocabulaire la psychanalyse que dans un contexte extrêmement rigoureux. Son emploi vulgaire me paraît source des confusions les plus pernicieuses. Dans l’ensemble mal déchiffrable des théories, des pratiques, des convergences et divergences qui s’enchevêtrent derrière ce vocable, tout est mis en œuvre pour qu’on ne sache plus de quoi on parle et notamment pour que s’obscurcisse l’essentiel : les irrécusables progrès dans la connaissance de l’homme que nous devons à ce que je préfère nommer la leçon freudienne.

En 1949, les choses étaient moins claires, mais déjà le haut du pavé dans le discours se disant psychanalytique, tendait à être tenu par des versions à bon droit reconnues aujourd’hui par des gens sérieux comme d’obédience américaine et dont les fins ne pouvaient apparaître comme libératrices, face à tout ce qui concourt à l’asservissement des hommes.

Pseudo-marxistes cléricaux et disciples anticléricaux de Marx avalent au moins en commun de penser qu’on ne pouvait laisser s’épancher ce conservatisme idéologique sans réagir… de là à ce que le cléricalisme dominant traite cette affaire dans le sens d’une prohibition globale de la psychanalyse, c’est bien l’un de ses tours ordinaires.

Toujours est-il, pour recentrer sur les rapports de la psychanalyse et du mouvement désaliéniste, que les tendances sectaires et prohibitionnistes en question n’apportèrent ni provisions ni aide à ce mouvement, c’est le moins qu’on puisse dire, au lieu que tout animateur de toute entreprise désaliénante ne cessa jamais de poursuivre la lutte sur les deux fronts : à la fois le dépistage des tendances réactionnaires dans la descendance de Freud, à la fois le refus de la prohibition de la leçon freudienne.

L’écart ne cessera de s’accentuer par rapport aux tendances prohibitionnistes, modèle stalinien. Un point d’articulation de portée historique incommensurable se révélera clairement à partir de 1971 : la découverte d’usages inadmissibles de la psychiatrie dans tel régime socialiste amènera à réfléchir sur les rapports entre ces faits et les positions de tutelle idéologique sur la pensée. Il n’y a pas encore eu, là, de franc désaveu de l’aberration qu’a constituée la prohibition de la psychanalyse inspirée par ce modèle ; encore moins de renoncement au traitement psychiatrique de la dissidence.

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Donc : que le mouvement désaliéniste soit de bout en bout inspiré par la leçon freudienne, c’est incontestable, mais encore :

Plus subtilement qu’en 49 et la suite, la même question se pose du combat sur deux fronts. Lutter contre le rejet obscurantiste de la fertilité des découvertes freudiennes n’empêche pas, au contraire, de poser l’inévacuable question : suffit-il de se réclamer de la psychanalyse pour garantir une activité désaliénante ?

Il y a une lucidité à cultiver, celle qui montre que le discours de type psychanalytique peut servir à tout, selon la manière de s’en servir.

On voit trop user d’un jargon freudisant comme instrument d’un élitisme ordinaire tendant à bloquer la communication entre initiés et non-initiés.

On voit trop fonctionner des pratiques imageant un nouveau genre des modèles médicaux les plus traditionnels, inspirés par le désir de toute-puissance du thérapeute.

Il est bon ici d’examiner comment telles versions de la leçon freudienne opèrent par rapport aux deux principes fondateurs de la position désaliéniste :

— Principe de continuité : là, on peut voir que ça prend assez bien. Assumer des responsabilités à long terme dans les rapports avec les cas ingrats, ne relevant pas des codes en usage dans l’analyse au sens ordinaire, n’éveille guère de motivations ardentes, mais, dans l’ensemble, la situation de prise en charge est bien faite pour gratifier le maître d’œuvre de la thérapie et le principe de continuité est un bon principe.

— Principe de travail avec l’environnement : là on peut constater qu’il y a encore beaucoup à faire, et que nombre de disciples de notre commun maître sont encore bien peu motivés et bien mal armés pour parler avec et s’entendre avec des gens de toutes sortes placés par définition hors du registre de la relation thérapeutique ou de la demande d’analyse avec les multiples partenaires de la relation perturbée/perturbante.

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Rencontre bien significative au regard des deux sources majeures du mouvement désaliéniste : on peut se réclamer de la psychanalyse, comme du marxisme sans devenir pour autant un désaliéniste accompli ; on peut même jouer un rôle plutôt freinateur du mouvement en question, pour peu qu’on succombe aux tendances dogmatiques et réductrices.

Mais on ne serait un bon élève ni de Marx ni de Freud si l’on considérait ces faiblesses comme incurables.

Il est bon que me revienne ici un écho qui me permet d’ouvrir heureusement mon propos au-delà des deux lignes de force sur lesquelles il est articulé, car il s’agit ici d’un autre de mes très chers maîtres, j’ai nommé Arthur Rimbaud.

C’est à son propos que le manifeste surréaliste du 23 octobre 1927 disait :

Peu nous importe que l’on tire quelque parti que ce soit des intelligences les plus subversives, puisque leur venin merveilleux continuera à s’infiltrer éternellement dans l’âme des jeunes gens pour les corrompre ou pour les grandir.

Il est bon que revienne cet écho pour illustrer que, dans le riche ensemble de sources d’où coule le mouvement désaliéniste, il convient de donner sa juste place à la leçon poétique, et particulièrement à la leçon surréaliste, car Lautréamont l’avait dit : « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique » et « Il n’y a rien d’incompréhensible ».

Mars 1986.


30 V.S.T./C.E.M.E.A. n° 166 (Psychanalyse II). VIII/IX 1986.