Affaires de famille(s). Mémoire et modernité31

« Il faut être absolument moderne. »

Arthur Rimbaud

18 juin 1988. Participer, à Saint-Alban, à de grands débats sur LA FAMILLE.

Mon passage à Saint-Alban correspond à la plus chargée de sens des histoires de famille.

Voici :

J’ai été nourri au lait de la Bête du Gévaudan. Quand, en 1942, mes aventures de persécuteur des oppresseurs, persécuté par la police à leur service, me firent envisager un « changement de zone », la donne était : récuser l’offre de R.H. Hazemann, d’accepter un poste de responsabilité du travail ambulatoire en santé mentale à Paris ; et chercher une candidature de poste en « zone sud ». Saint-Alban se trouvait disponible. Choc des souvenirs d’enfance, enracinés dans un terrain infiltré par les sources d’un désaliénisme. Comme, dans la deuxième grande tuerie mondiale, j’étais dans le cas de venir travailler à Saint-Alban, mon grand-père, l’aliéniste contestataire retraité, Maxime Dubuisson, avait été, pour la première grande tuerie, « rappelé au service » pour diriger l’asile en question.

Descendance : âgé alors de deux ans (il existe des traces du fait qu’il m’advenait encore de pisser au lit), le climat d’œuvres de la folie dans lequel baignait la maison s’enrichit. Œuvre ludique : les jouets en bois et tôle de boîtes de conserve, ou en feutrine et bouts de toile cirée, s’accumulèrent ; et il y avait aussi les dessins, avec l’image forte de la Bête du Gévaudan. Toute mon enfance fut inspirée par la puissance évocatrice de ce patrimoine, avec, en fond sonore, l’éloge de la folie et l’indignation contre les ignares incultes, persécuteurs des fous.

Concours de circonstances étonnant : à la veille de partir parler de familles à Saint-Alban, je trouve sur la livraison magazine de La Dépêche de Toulouse du dimanche 12 juin, une page illustrée avec mon portrait en jeune homme. À propos du Ciné-club que j’avais sécrété en 1932, Raymond Borde, maître des cinéphiles, y évoque les exploits de cette bande de « gais terroristes, sérieux à peine plus qu’il était de saison », pour parler comme André Breton, illustrant son amitié avec Jacques Vaché. On y parle de ce groupe de frères d’élection qui s’adonna à la culture de ce qui était alors très « marginal », très en dehors des idées reçues et des trucs à la mode : la culture surréaliste, le jazz et le cinéma dans leurs expressions les moins reconnues, les plus étrangères à tout ce qui « marchait bien » dans l’air du temps, à tout ce qui était « commercial ». Il ressort clairement de cette histoire que tout ce qui a alimenté nos passions originales, non-conformes, est ce qui est resté comme trésors de culture, alors que ce qui était « à la mode » s’est surtout enseveli dans l’histoire ordinaire de la médiocrité. Comme il en fut jadis de la modernité selon Charles Baudelaire : « Il s’agit de dégager de la mode ce qu’il y a de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire », et comme il en sera des « modernismes » apparents d’aujourd’hui (fussent-ils dits « post-modemes »), et, par contre, du travail latent de découverte et d’invention porté par des gens « peu dans le vent », modernité promise à un bel avenir. Avec cette note intéressante pour les amateurs d’histoire des cultures, que les novateurs s’alimentaient de la mémoire des novateurs passés, en contraste avec les carences mnésiques des « hommes du jour », enlisés dans le mépris du passé.

Il est écrit dans ce récit très authentique que ces animateurs, qui « rêvaient du passage de la révolte à la révolution », étaient « en rupture avec leur classe d’origine (“Familles, je vous hais”) ».

Familles, je vous hais ; il y avait de quoi. Dans ma seizième année, à la mort du grand-père, ancêtre d’un désaliénisme, il y eut le grand holocauste ; les trésors du musée familier de la folie furent brûlés dans la cheminée familiale ; le plus marquant fut l’incinération d’une grande tête de bois qui, au milieu d’une autre cheminée, avait trôné sur le musée.

De Saint-Alban à Saint-Alban, histoire(s) de famille : parmi les points d’accrochage de notre sympathie avec Paul Balvet, constituée en prenant sa suite, il y eut notre tendresse commune pour un petit buste en bois, image réduite de celui qui avait présidé au plus profond de ma culture ; ce modèle réduit portait un regard identique sur la bibliothèque et présida aux travaux de la « Société du Gévaudan » ; le nouvel entrant dans le cercle de mes fraternités, dans mes familles d’adoption, l’avait nommé « Le Maître des Requêtes du Crédit Foncier ».

Il est bon, il est juste, de rappeler que, longtemps après mon départ, la bibliothèque de Saint-Alban a brûlé, et que les cendres du Maître des Requêtes du Crédit Foncier ont pris leur place élective dans ma mémoire.

***

Convergences : celui de mes comparses en subversion juvénile et persévérante, Jean Marcenac qui, dans Je n’ai pas perdu mon temps (Messidor/Temps Actuels, 1982), se fait mon biographe précis et peu dérivant, mon compatriote et compagnon très proche, qui fut témoin très participant à ma vie organisée dans la rupture avec la famille, efface cette dimension de ses récits. Dans un autre discours sur moi, il s’insurge contre le fameux « Familles, je vous hais », et me dépeint comme très ancré dans une tradition familiale de docteurs « à la Ambroise Paré ». Il était très informé des contenus sévères de la rupture ; je les ramasse très simplement ici : rupture avec le reniement bourgeois d’origines populaires pourtant très proches, genre bouseux ou cul-terreux, reniement soldé dans l’attachement à tous les critères de l’embourgeoisement, jusqu’à motiver le reproche de privilégier dans mes liens les « enfants du peuple » à ceux des familles bien placées, et pas seulement côté féminin. Il a été « dans le coup » du mouvement critique précoce qui alimente, contre la famille, la protestation contre la main-mise des sous-produits de la culture bourgeoise sur les formes traditionnelles de l'« ascension sociale ». Autant qu’il sache sur la rupture, il l’efface pour privilégier ce que comporte effectivement pour moi la continuité avec les apports féconds de l’enracinement familial, apport paternel compris. Donnée secrète : à côté de cette dimension de filiation directe, il révèle ailleurs, comme c’est lui qui me l’a révélé, ce que fut réellement comme rebelle, solidairement avec « une frange d’irréductibles, ouvriers du bâtiment, artisans, charrons, cordonniers, buveurs de chopines ou de vermouth, bons chanteurs qu’avait touchés la lumière de la Commune », l’oncle Henri. Car, dans les ténèbres du circuit familial, il y avait celui dont on ne parlait qu’à mots couverts, et dont la personnalité mystérieuse de proscrit des bons usages ne pouvait que prendre une place éminente dans le jeu complexe et splendide des modèles identificatoires, modèles de contraste au plus haut lieu.

Le témoin Marcenac eût-il survécu davantage, nous eussions sans doute exploré ensemble finement la grande dialectique des modèles mais, à ne pas avoir pu s’y lancer, il est juste qu’il ait privilégié ce qui ne peut se dire avec les versions communes simplistes du fameux « familles, je vous hais » et qu’il n’ait pas approvisionné les visions réductrices ordinaires de la « haine » ou la « mort » du père.

Mais, en même temps, celui qui parle de nos jours de lui comme de moi, à propos de nos exploits de rebelles découvreurs, en dormant un sens non borné à « familles, je vous hais », en parle bien.

Convergences : tels qui me connaissent bien, plus à partir de ce que je personnifie qu’en référence à mes racines biographiques, me rendent parfois un écho auquel s’accroche ma sensibilité : ils entendent mes sarcasmes sur les propos psychanalyticoïdes ordinaires, en même temps que la passion de la recherche dans les richesses du patrimoine ; ils me vivent personnifiant la rupture avec ce dont je suis issu ; mais il leur advient de dire qu’ils n’y sentent pas les notes du climat de « mort du père » dont tout le monde parle ; et, devant ces modes ordinaires, genre vulgate freudienne, d’évoquer cette « haine » ou cette « mort » comme truc explicatif à toutes fins, ils veulent bien entendre que ça ne mérite que la condescendance due à tous les simplismes, et surtout que l’usage commun de ces clichés doit nous inciter à aiguiser notre regard critique.

D’où, en écho à ces échos, la définition de la formule : « Donner un autre sens que borné au fameux “familles, je vous hais" ».

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Mais chercher un plein sens :

Dans l’exploration de ce qui grouille dans le champ familial, le simplisme ordinaire occulte toujours, derrière le simple : père et grand-père, la valeur des modèles de contraste qui opèrent leur fonction identificatoire. Contre les censures du passé. Il y a la fidélité à la lignée : contre l’infidélité, où « sorti de » n’est pas si loin des fantasmes courants ou passe le désir d’être issu des châteaux, jusqu’à « descendre des croisades », il y a l’autre « sorti de », version flère de « descendre des chaumières », d’être issu de manants ; avec, contre les reniements dans l'« ascension sociale », une autre inscription dans le sentiment populaire pétri de l’ambition de faire des rejetons qui « fassent mieux que nous ».

Et il y en a toujours qui « font mieux », mieux que les autres. On peut découvrir sur le tard que l’oncle barré, à propos duquel on n’a entendu que quelque allusion à quelque « créature », fut en fait un vrai novateur. Et on peut avoir sous la main un florilège de traces et germes de découvertes. À côté du Grand Dictionnaire Encyclopédique, il y a la merveilleuse anthologie poétique de Lemerre, sous le signe du bêcheur nu, fac et spera. Il y a les publications Inspirées par la fibre libertaire… Et il y a le procès de la puissance bureaucratique : de Saint-Alban, « L’administration cynique / envoie ici ses fous d’Afrique », et aussi : la revendication de légiférer « pour » les fous au lieu de s’exciter à légiférer « sur » eux.

Et on peut cultiver le don de rendre justice au passé méprisé, hors domaine des produits culturels finis et dans la culture quotidienne : je ne peux préciser à quel âge, à coup sûr très précoce, très en avant des émergences de toute « mode rétro », vient le goût de faire étalage des objets anciens ravalés dans les tas de vieilleries passées de mode. Décidément, il y a dans tout patrimoine familial, fût-il le plus « humble », dans les placards, dans les greniers et les celliers, de quoi tourner en dérision les versions bébêtes de « familles, je vous hais ».

La question n’est pas celle d’être « pour » ou « contre » les réalités de l’enracinement, elle est celle de la manière de s’en servir.

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Les sources fécondes issues de la famille génétique coulent, confluant avec bien d’autres courants, vers l’entrée dans les familles d’élection où se joueront bien des aventures sur « la manière de se servir » de l’ancien et du nouveau.

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Familles d’élection ? Que fais-tu dans la vie ? Je fais dans la famille médicale, puis psychiatrique, après hésitations avec les carrières migratrices et la vocation anthropologique, dans le goût d’autres semblables, « sauvages », « primitifs », ou de paléoancêtres.

Intéressant : dans les textes méthodologiques de la postlibération, qui suivent le parcours de la « Société du Gévaudan », il y a l’ambition d’ouvrir, à partir de l'« invention sensationnelle » qu’est l’analyse didactique, quelque suite très ouverte où jouerait l’ordre transférentiel au-delà du champ très dominant d’un rapport duel très patriarcal. Et il y a aussi, dans la mise en question de toute conception entitaire de la psychiatrie, de tout « objet » fétichisé de notre discipline, l’énoncé de ce qu’elle devient, dans notre âge de « déclin du type familial fondé sur l’inégalité des sexes », comme connaissance et traitement d’effets critiques sur les personnes dans le passage des facteurs critiques sociaux par le champ de crise familial. Et, dans ce combat contre les versions entitaires « éternitaires, fixistes et abstraites », dira Althusser à propos du concept d’histoire, de toute notion, médecine, psychiatrie, psychanalyse, etc., c’est la notion de « famille » qui est le motif central du sarcasme.

Quarante ans plus tard, en même temps que le vent qui pousse au débat sur la famille portait à Saint-Alban, en ce juin 88, il soufflait aussi sur les C.E.M.E.A, et je devais à V.S.T. un texte sur Le fou, sa famille et les autres. Il est paru en VII/VIII, avec le sous-titre : Ou des débordements des passions tutélaires. Je le résume ici :

Il fallait rappeler la puissance de l’imprégnation surréaliste dans l’entrée en psychiatrie, avec la référence aux échos donnés en 1935 au procès de Violette Nozlères, meurtrière du père qui abusait d’elle : « Violette Nozlères, la parricide, dénoue l’affreux nœud de serpents des liens du sang ». Il fallait épiloguer sur l’une des dimensions fondamentales des premières découvertes, dans la critique de l’ordre asilaire comme ordre oppressif : on y parle des familles génétiques, rivales, dans la plus étonnante incompréhension, à l’inverse de faire quelque chose d’utile avec elles ; et, cependant, on s’y organise comme caricature de ce qu’on y nomme « la famille pathogène ». André Gide (Familles, je vous hais), nous avait livré La séquestrée de Poitiers, puis Kafka nous apporta, avec La métamorphose, les plus vives lumières.

Tout le monde savait, et disait dans son langage inconsidéré, que les perturbations traitées avaient à voir avec « la famille » ; depuis Pinel, ayant, en fonction de ce savoir, préconisé l'« isolement d’avec », on avait fait inflation de cet isolement, et organisé sa dégénérescence dans l'« isolement » tout court. Quand souffla le vent de l'« anti-psychiatrie », l’inscription familiale fut parlée tout autrement, comme l’illustre Family life, mais le traitement de la question familiale n’y fut pas évoqué de façon très désaliénante ! Le conflit entre famille soignante et famille génétique continuait son œuvre.

Et il fallut que la « thérapie familiale » vienne à la mode, à l’enseigne d’un système « systémique », pour que se répande le désir de faire quelque chose avec la famille, systématiquement sans tirer tous les enseignements d’une critique constructive sur le train ordinaire des pratiques, avec les carences et aberrations imputables à la vieille emprise des rivalités tutélaires.

Quel gâchis ! Ou comment la puissance d’un système foncièrement organisé dans l’abus tutélaire peut inhiber les potentiels qui y sont contenus, dans tous les sens du terme. Il était bon de rappeler ici qu’à travers les successives versions de la modernité qui passent de vague en vague, de mode en mode, si « psychiatrie moderne » a un sens durable, c’est l’instauration de nouveaux types de rapports entre soignants, en même temps que le changement des rapports soignants/soignés. Et que : dans le regard critique sur le système qu’il s’agit de moderniser, s’il y a un aspect toujours difficile à saisir, c’est celui de nouveaux rapports dans la relation triangulaire entre sujet soigné, famille soignante et famille génétique ; nouveauté difficile, mais que les potentiels contenus ne rendent pas impossible.

Je pourrais en rajouter, indéfiniment, sur ces nœuds de serpents.

Parler de la position ordinaire de fugueur immature donnée à celui qui, nourri du lait de la famille médicale, « entre en psychiatrie » dans une version bornée de sa « haine » face à l’objet de sa rupture.

Parler des pesanteurs qui s’opposent à la fin du sous-produit de l’aliénisme qu’est la « psychiatrie d’adultes » ou « adulte », comme on dirait « médecine d’adultes » ou « adulte » ; demander ce qui freine le développement d’une psychiatrie générale qui ne soit point en position de clivage par rapport à une « psychiatrie infanto-juvénile » installée en monde clos.

Demander là de quelle responsabilité, de quel service de santé mentale, relève le travail avec les travailleurs du lieu de la naissance et du premier âge, en direction de la famille génétique, pour prévenir les dégâts qui menacent, comme on le perçoit couramment, dans les anamnèses généralement non-entendues, lorsque « le spectre de la mort plane sur le berceau ».

Demander de qui relève la reconnaissance et le « que faire devant ? », face aux effets invalidants des réductions étroites du champ relationnel, ultra-centrées sur la famille génétique, qui frappent tant d’enfants ?

Demander de quel secteur de l’activité psychiatrique relève la recherche sur tous facteurs oblitérants du développement humain ; par exemple sur ceux qui opèrent, entre autres dans la famille pédagogique, contribuant à oblitérer les capacités de voir autrement que ce qui était vu ; recherche qui passe dans la formulation, issue d’enfants terribles des familles psy. et pédago., en coopération avec quelques étrangers à ces sérails, autour d’Henri Lefebvre, de « Il y a chez trop d’enfants un Copernic assassiné ».

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Famille asilaire, je te hais. Quand tu manifestas ta réaction de « bonne famille » installée dans la censure des mauvais moments de ta carrière, au moment où, avec la publication de L’extermination douce, il fut révélé publiquement que, si tu n’avais pas couvé sous ton aile tutélaire 120 000 citoyens en 1939, 40 000 n’y seraient pas morts sous l’occupation dans le comble des malheurs de la ségrégation, à l’enseigne de « Travail, Famille, Patrie »… le mauvais sujet installé dans la rupture avec les formes de rapports humains que tu structuras trouva, pour sa haine, des motifs exemplaires.

Et, ceci dit :

Celle qui dit : « J’ai commencé à me retrouver quand j’ai compris que ma mère n’était pas coupable quand elle me traitait de déséquilibrée » nous apporte la leçon la plus fertile. Il n’y a pas pire aveuglement que celui qui fait traiter les victimes comme des coupables.

On a trop vu trop d’enfants de la famille psychiatrique demeurer au niveau d’une haine immature et bornée, vomir en bloc tout le patrimoine qu’ils n’avaient pas digéré, se rendre incapables d’apprendre eux-mêmes, et d’y aider les autres, d’abord les victimes du système, mal-fabriquées par lui, qu’on ne renie pas son patrimoine, et qu’il n’y a pas de tâche plus difficile et plus exaltante, que d’apprendre à s’en servir.

Il n’y a pas de travail fécond, quand on milite pour la rupture avec le système asilaire, qui ne comporte une attention extrêmement compréhensive pour les trésors contenus et gâchés dans ce patrimoine.

Sans doute, si les intolérances exaltées chez les enfants de Freud dans et par de sombres querelles de famille n’avaient pas accompli leur fonction aveuglante, ce gâchis eût-il été mieux traité.

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Suivez mon regard sur aventures et mésaventures de « Familles, je vous hais », dans la famille génétique, sur « ne pas donner un sens borné » à cette forte parole, et sur « la manière de se servir » de l’ancien et du nouveau.

Car (principe anti-entitaire) : haïr ce qu’un certain état du développement socio-culturel de l’humanité a engendré dans l’organisation des rapports géniteurs/engendrés, et autres convivants, plus ou moins collatéraux, et « monde extérieur », ce n’est pas fatalement haïr le fait que le sujet humain est issu de l’accouplement de sujets de sexes différents, produisant un produit voué à ne parvenir que difficilement aux divers niveaux de son indépendance. Dénoncer les malfaisances observées dans l’ordre familial, et dans son rapport au monde, c’est dénoncer non pas une famille-entité, mais un gâchis.

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J’ai dit : « Familles d’élection, professionnelle et autres ». J’ai parlé de la famille surréaliste. Je connais peu d’affaires de famille(s) aussi éloquentes que les « haïssables » histoires, sectaires et groupusculaires, qui ont marqué cette histoire, y laissant nicher bien des nœuds de serpents.

Histoire, puisqu’il s’agit de modernité, qui demeure porteuse de plus d’innovations, éternelles dans le transitoire, et poétiques dans l’historique, qu’on n’en pourrait trouver ailleurs dans notre patrimoine.

Y compris avec sa fonction d’éveil, quant à nous apprendre à mieux saisir toute fécondité méconnue, ou reniée, dans les trésors du passé, et dans les potentiels humains latents.

« Moment » et « mouvement » surréaliste : dans la descendance sans fin des grandes découvertes, ne peut que fructifier un « surréalisme profond », germe de nouvelles aptitudes de rébellion productive. Comme, selon Eluard : nos ancêtres « les plus désespérément audacieux »… à la formule, « vous êtes ce que vous êtes », ont ajouté : « Vous pouvez être autre chose ». Et : « Le surréalisme travaille à démontrer que la pensée est commune à tous, il travaille à réduire les différences qui existent entre les hommes et, pour cela, il refuse de servir un ordre absurde, basé sur l’inégalité, sur la duperie, sur la lâcheté ».

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Histoire de « révolution permanente » ? Certes. Et chacun peut songer ici, quand on s’interroge sur les « familles d’élection », aux « affaires de famille », avec leurs nœuds de serpents, familières à ceux qui ont « choisi de passer de la révolte à la révolution », et de militer pour.

Je n’ai pas fini d’en dire sur ces affaires. Mais, sans déborder exagérément, je ne saurais m’en taire, dans le présent contexte.

Posons, pour en rester le plus proche, le souvenir d’une avant-guerre où il fallut résister aux injonctions des chefs de la famille, de condamner la « déviation surréaliste », ceci-avant les gloires surréalistes instaurées dans la résistance.

Puis d’une après-guerre (dite « guerre froide ») où il fallut résister aux injonctions des chefs de famille, visant à condamner « la psychanalyse », ceci-avant que la reconnaissance de la leçon freudienne comme leçon fertile devienne officielle.

Continuer à résister aux résistances bloquant l’expression de désaccords avec les usages inadmissibles de la psychiatrie en « pays socialistes ».

Persister dans le maintien d’une position avancée sur les nécessités de mutations rapides et profondes, au surplus créatrices d’emplois, dans les systèmes de santé mentale, contre la position dominante conservatrice de l’« outil de travail » et dénonçant les positions « trop en avance ».

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On pourrait, ici et maintenant, en dire long…

Il est sans doute seulement adéquat que le militant de la « révolution psychiatrique », personnifiant la plus désenclavée des positions de recherche et d’action, dise ce qu’il ressent de ces histoires :

Qu’elles montrent de façon saisissante, exceptionnellement exemplaire, à quel point, selon les plus notoires des novateurs en la matière, l’idéologie dominante s’empare des dominés.

Que le mouvement révolutionnaire ait pu se conduire de façon si mimétique, et jusqu’à caricaturale, conformément aux modèles dominateurs tutélaires, intolérants, cléricaux, inquisitoriaux, légués par ce qu’il s’agissait de combattre, c’est ce qui montre au mieux, en notre monde, combien est difficile d’apprendre et de pratiquer la manière de se servir de l’ancien et du nouveau. Et combien la production de modèles de contraste est la tâche qui demande la rupture la plus incisive, et la moins bornée, avec ce que l’on hait.

Signe flagrant : le dogme que l’expression de ses opinions sur les aventures et mésaventures de la pensée et de l’action révolutionnaires n’est autorisée qu’à l’intérieur de la famille. On ne saurait produire plus clairement les preuves de la difficulté en question : que vouloir changer le monde et la vie ne va pas sans le risque de se prendre les pieds dans ce que ce monde nous a légué de marécages où s’enlise le désir de rupture.

Le plus important ici, le plus en rapport avec l’objet central de nos préoccupations, reste la problématique de la fidélité et de l’infidélité. Est-ce que rompre avec ce que le développement socioculturel de l’humanité a engendré, y compris dans les familles de rebelles, contraint nécessairement à un accomplissement borné de « familles, je vous hais » ? Est-ce que l’on peut dépasser ou non le ressentiment dévorant qui oblitère les capacités de cultiver les potentiels, trésors de fécondité inépuisable, contenus dans ce patrimoine ?

Qui, face aux reniements dans lesquels s’enlisent ses familles, ne peut réagir qu’au niveau d’aveugles reniements, a manqué son rôle dans la séquence des producteurs de modèles de contraste.

Mémoire et modernité. Ou savoir, en contraste avec les idées reçues, déjouer les pièges où se bloquent les capacités d’invention, lorsqu’on en est réduit à ne pouvoir opposer aux fanatismes intolérants cultivés dans l’« esprit de famille », d’école ou de parti, qu’en reflet, un autre fanatisme intolérant.

Il n’y a pas de principe plus fondamental, à partir du point de départ qu’il n’y a pas d’invention ou innovation sans insoumission, que : il n’y a pas de génération spontanée d’aucune modernité digne de ce nom. Il n’y a pas de modernisation qui ne s’enracine dans la culture des potentiels novateurs inhibés ou dévoyés contenus dans nos patrimoines. Et les porteurs de pouvoirs inhibiteurs ne sont que les victimes des systèmes inhibiteurs.

***

Les cendres issues des foyers de nos vies ne sauraient rester indéfiniment brûlantes. Et les cendres froides servent à l’amendement des terres.

Quant au Phénix, il ne cesse de renaître de ses propres cendres.

Mais renaître n’est pas aisé. Trop d’intoxications stérilisantes par les modèles dominants.

De toute étude sur ce dans et par quoi se sont structurées NOS familles, il en est peu d’aussi éclairantes que celles de Philippe Ariès :

Il vint un temps où la bourgeoisie n’a plus supporté la pression de la multitude ni le contact du peuple. Elle a fait sécession… La nouvelle société assurait à chaque genre de vie un espace réservé où il était entendu que les caractères dominants devaient être respectés, qu’il fallait ressembler à un modèle conventionnel, à un type idéal, et ne jamais s’en éloigner sous peine d’excommunication.

Le sentiment de la famille, le sentiment de classe, et peut-être ailleurs le sentiment de race, apparaissent comme les manifestations de la même intolérance à la diversité, d’un même souci d’uniformité.

Parlant d’histoire(s) de famille(s), au regard de la folie, notre plus vertigineux manque serait bien de manquer le travail sur cette proposition fondamentale dans son impact sur l’intolérance à la folie, sur son excommunication… et sur les intolérances mutuelles qui travaillent les familles d’élection et d’adoption de ceux qui ont à y faire face.

***

Nous sommes, comme tout humain, fils de Laïos, mais aussi de Prométhée… et de bien d’autres, héros tragiques et voleurs de feu. Comme Rimbaud :

Dans un grenier où je fus enfermé à 12 ans, j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine.

Comme Lautréamont :

La poésie doit être faite par tous. Non par un.

Comme Apollinaire : « On me bâtit ainsi qu’on élève une tour », là où il nous apporte la vision du CORTÈGE où il est dit que nous ne sommes pas seulement formés par de grands ancêtres, mais par « tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même ».

Sans aucun doute, pour donner un sens non borné au fameux « Familles, je vous hais », convient-il surtout de haïr les débordements de passions tutélaires qui nous contraindraient à ne vouloir ou pouvoir dépendre, dans notre formation, que des grands modèles, de ce qui vient de haut, ou de notre lignée directe, ou des règles de nos familles d’élection ou d’adoption, mimant tout ce qui tend à nous mettre en sécession.

Ici et maintenant, tout nous pousse à ne pas entendre qu’à « tout homme est le gardien de son frère », il est bon d’ajouter une paraphrase Intrépide : « Tout homme est le père de son frère ».

Puisque « JE est un autre », on ne travaillera jamais assez sur l’immense étendue de ce que ça peut dire, quand on veut bien en ouvrir indéfiniment le sens. Qu’est-ce que ça peut signifier, dans la recherche sur ce qui opère pour constituer le sujet, et sur ce qu’on peut faire avec lui, comme écoute et écho, qu’est-ce que ça peut faire, que nous puissions devenir doués pour résister aux sécessions de sens… dire « l’Autre », tel autre, tout autre, les autres, en sachant mieux que faire avec ?


31 Paru dans les actes des Troisièmes rencontres de Saint-Alban, 1988.