Pratiques et principes théoriques de la désaliénation chez Lucien Bonnafé

par Armand Olivennes

La Psychiatrie est sans doute, de tous les savoirs, le plus contesté. S’il s’agit de lésions cérébrales, pourquoi ces théories pathogénétiques contradictoires, ce recours réticent à la Psychologie ? Et si la Folie est une affection de l’âme, pourquoi médicaliser ce qui est du ressort de la Morale et de la Sociologie ?

L’école hippocratique s’est interrogée sur une causalité possible, géophysique ou événementielle, des troubles de l’entendement, et sur la distinction à établir entre dérèglement affectif d’une part, et dysfonctionnement organique d’autre part.

Au même moment, cependant, Platon, dans les Lois, mettait l’accent sur la nécessité de mesures ségrégatives : « Les fous ne doivent pas paraître dans la ville, mais chacun d’eux sera gardé dans la maison par ses proches, de quelque manière qu’ils soient à même de le faire… ».

La Bible, quant à elle, dans la relation des faits qui opposent Saül à David, semble, un demi-millénaire avant l’école de Cos, postuler plutôt que la Folie est latente en l’homme, quelle que soit la rationalité proclamée, et qu’une chose est de la désavouer, une autre d’acquérir la Sagesse.

Quoiqu’il en soit, ces deux conceptions, la Folie comme naturel de l’homme, réprimé par le processus social, ou la Folie, comme avatar de la conscience (par traumatisme, intoxication, dépravation de l’imagination, etc.) vont s’opposer tout au long des siècles, à travers la nature des soins, leur organisation institutionnelle et le débat idéologique auxquels ils donnent lieu.

C’est dans le cadre de cette ambiguïté fondamentale que l’Aliénisme s’est constitué comme un tout évolutif, associant de façon souvent indistincte, la ségrégation, l’assistance aux malades, les investigations scientifiques, en étroit parallèle avec le progrès de la médecine.

Si l’opinion courante a continué de voir dans la maladie mentale un déchaînement des instincts élémentaires, une déficience de la volonté ou du sens critique, plutôt qu’une « lésion » des fonctions psychiques, la science psychiatrique s’est assurée, par une méthodologie quantifiée, de progresser dans la connaissance objective des variétés délirantes, hallucinatoires ou démentielles de l’Aliénation Mentale.

On a soustrait, du moins en apparence, l’étude du psychopathologique aux dogmes de la Religion, à tous les postulats qui faisaient de l’égarement de l’esprit l’expression plus ou moins directe, soit d’une revendication primitive de liberté, soit d’une « fêlure » du cerveau. Dans le cadre imparti au soin psychiatrique par la loi du 30 juin 1838, l’Aliénation mentale est devenue en quelques deux cents ans, une pathologie autonome, ayant ses facteurs constitutionnels, événementiels et sociaux prédisposants, sa symptomatologie définie, ses causes patentes ou soupçonnées, et ses indications thérapeutiques codifiées.

Plusieurs classifications internationales, dont la plus répandue est le DSM (Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux) adopté par l’Association Mondiale de Psychiatrie, tracent les axes symptomatiques principaux à partir desquels doivent s’établir le diagnostic et le traitement des maladies mentales le plus communément observées.

Cette pratique et la conception orthogénique qui la sous-tend, pour légitimée qu’elle soit par un quasi-consensus des psychiatres, ne recueille heureusement pas l’approbation de tous.

L’institution asilaire n’a pas ce caractère humanitaire et philanthropique en lequel on a voulu voir le bien-fondé de sa création.

Le remède psychiatrique, qui prétend calmer les troubles, suppléer à une défaillance neuro-métabolique, restituer au psychisme son intégrité, s’adresse en fait, davantage aux symptômes de la maladie qu’à la maladie elle-même, tout en se prétendant souvent étiologique.

Il se superpose, à chaque instant un peu plus, à la classification traditionnellement admise, une autre classification, dite transnosologique, exclusivement fondée sur la « réponse » des malades aux drogues, c’est-à-dire sur l’efficacité objective des molécules chimiques. On infère, de comportements observés chez les animaux, des mécanismes psycho-physio-pathologiques humains qui ne sont pas démontrés, en se dispensant de plus de rechercher d’éventuelles différences, réactionnelles ou structurelles, entre l’homme et les animaux. La pression « scientifique » des exigences officielles en matière de critères d’objectivité aidant, l’amélioration des « symptômes » constatés devient dès lors le fondement même du diagnostic, on affirme connu un phénomène pathologique qui devient, en fait, encore plus mystérieux, et on instaure un nouvel empirisme, cette fois chimique, qui se conjugue avec d’autres procédés sélectifs, politiques ou administratifs, pour « typer » certaines catégories de malades ou de déviants, de malades déviants ou de déviants malades, et focaliser sur eux la pression eugénique.

Peut-être encore plus grave, quelques critères neurométaboliques permettent aujourd’hui à la Psychiatrie officielle de camoufler le problème chaque jour plus aigu des causes purement psychologiques et purement sociales de certaines souffrances de l’homme, d’ériger des entités telles que la démence d’Alzheimer dont les lésions cérébrales objectives autorisent à écarter toutes les hypothèses relatives à une causalité première de la détresse dans la survenue, précoce ou tardive, des altérations de la conscience.

Tout le statut subjectif de l’homme, pourtant plus indubitable encore, dans ses conditions de précarité, et de désidentification, paraît aujourd’hui obscurci par les dogmes dits scientifiques où le moulent l’objectivisme et le regard exotique sur la folie de la clinique aliéniste.

Les exorcismes, les sévices, les incitations au suicide, les mises à mort, qui fonctionnaient hier dans toutes les sociétés, fonctionnent aujourd’hui de façon moins apparente mais plus systématique dans les institutionnalisations les plus « progressistes ».

C’est dans la prescription des médicaments, les modes de séjour, les bases technico-biologiques de la Psychiatrie, que la pathogénie réelle de la souffrance psychique, la psychologie de l’aliéné, les droits du Fou, sont les plus bafoués.

L’opiniâtre dénégation d’une réalité anthropologique faite d’angoisse et de malaise, d’oppression et de répression, d’écervelage et de travestissement, s’exerçant sur des individus même indemnes de troubles mentaux, a servi et sert à consolider les évolutionnismes les plus arbitraires, à tarir le doute quant à l’innocuité des expressions sociales de la puissance.

Sélection naturelle par la faim, le froid, les maladies physiques, sélection plus « culturelle » par la promiscuité avec les criminels, les distinctions entre malades riches et malades pauvres, malades travailleurs ou infirmes, curables ou incurables, sélection scientiste par le mépris de tous les phénomènes psychiques non objectifs : la frontière ségrégative peut déplacer les murs, elle maintient néanmoins une distanciation normative entre la conservation et la perte des facultés mentales.

Dans la mesure où Savoir et Pouvoir s’associent toujours plus étroitement, la médecine des altérations psychiques est susceptible de jouer un rôle de plus en plus « conditionnant », aiguillé par ta dénégation sociale du « refoulé », le besoin d’assainissement et d’asepsie collectif.

Les positions de Lucien Bonnafé devant un tel monolithisme idéologique sont tout à fait dignes d’attention. D’où les Fous tirent-ils leur droit à un soin qui ne s’adresse pas seulement à ce qui subsiste de leur identité civique ? De la similitude de nos souffrances. De la dissimulation d’une folie de subjectivité chez les membres conformistes de la société conformisante.

Certes Freud estime que l’humiliation du Moi liée à l’animalité chez l’homme contribue à la souffrance (et à la stase libidinale) mais au moment où le Moi compose avec ses désirs, sagesse et animalité ne se confondent pas tout à fait, et si l’animalité paraît ce qui obscurcit l’évolution des pulsions infantiles, ce n’est pas l’interdit en tant que tel, mais l’appel à la régression contenu dans l’angoisse infantile qui fait de l’identité de l’homme une simple vigilance objectiviste.

L’intégrité mentale n’est elle-même que dans la mesure où existe cette autre conscience, qu’on appelle conscience mais qu’on pourrait appeler expérience étrange de l’opposition interne. C’est de cette autre conscience que la Folie tire son droit à une réalité intégralement négative, constituée notamment par l’intolérance au sous-entendu, au sur-altérisé, etc.

La volonté (et la nécessité) d’une Désaliénation de « l’Autre existence », prise au piège de la Sagesse ou des épuisements adaptatifs, existe, sous différents aspects, parfois chez ceux-là même qui enferment les Fous et les « calment ». On la repère chez Pinel, Ferrus, Esquirol, et chez ceux pour lesquels le traitement moral, avec tout ce qu’il comporte de latitudes arbitraires, est une exigence fondamentale du soin psychiatrique.

On peut regretter que Freud ne nous dise rien sur les institutions ségrégatives ni sur la conception d’une cure psychanalytique dans les lieux d’hébergement des psychopathes chroniques. La Psychothérapie institutionnelle a cependant été initiée par les psychanalystes et ce sont eux qui ont rompu avec le plus d’éclat, l’isolement magique, chargé de chaînes, du malade mental derrière une surface monomorphe de troubles, un retranchement hermétique et quantificateur.

D’autres courants ont fortement mis en doute l’objectivité réelle des théories et conduites décrivant l’altérité à soi-même comme une déficience isolée de toute causalité plausible.

C’est ainsi que les anti-psychiatres (Szasz, Laing, Cooper, etc.) ont considéré la psychiatrisation des comportements hors-normes comme un rituel technico-scientifique venu se substituer aux rituels magico-religieux traditionnels pour s’opposer plus efficacement aux « contre-cultures » contestant l’ordre régnant.

C’est ainsi que le systémisme se donne, lui aussi, comme but une désaliénation de la vérité psychologique statufiée sous les noms de Paranoïa ou de Schizophrénie, par des pratiques fondées sur une interprétation plus approfondie des relations familiales et sociales tissées autour de la psychopathie.

Le mouvement alternatif à la Psychiatrie institutionnelle, entend, quant à lui, rendre aux psychiatrisés et à tous ceux qui sont impliqués dans le soin aux malades mentaux, leur conscience qu’ils vivent avant tout les contradictions sociales en action, et que c’est une double intériorité qui doit être affrontée : celle qui oppose, dans les institutions, l’inertie et le conservatisme au progrès, et celle qui, dans la psyché, démotive la clairvoyance et la volonté.

Le mouvement alternatif reconnaît le rôle qu’a joué le groupe de Saint-Alban dans le combat pour une désaliénation venant de l’intérieur même de la collectivité concernée.

L’œuvre et l’action de Lucien Bonnafé représentent le fondement essentiel de cette conception. Pour elles, la désaliénation est nécessaire à la naissance de la conscience en tant que telle, Il n’y a pas de réalité ni de réalisme possibles, si la discordance entre l’état-civil et la nature de l’homme n’est pas dévoilée, si l’innéité de l’individu est opposée à sa culture et si le psychiatre est inconscient de ses réticences à l’altérité.

Cette action de Bonnafé doit d’abord se situer par rapport au groupe de Saint-Alban.

C’est entre 1942 et 1944, sous l’occupation allemande, à l’asile de Saint-Alban en Lozère, qu’un groupe de psychiatres (parmi lesquels Paul Balvet, André Chaurand et François Tosquelles) dénonce l’ambiguïté morale du conformisme aliénisant.

« La tentation diabolique plus grave qui s’offre aux “Fous”, déclare François Tosquelles (Le vécu de la fin du monde, éditions de l’AREFPPI, 1984), est la tentation de la soi-disant normalité payée d’avance par l’écrasement du sujet du désir inconscient : c’est le risque d’aliénation sociale de tous les hommes dans les enjeux “culturels” des diverses sociétés dont on forme partie. »

Conjointement élaborés par Tosquelles et par Bonnafé les principes de Désaliénation de Saint-Alban peuvent être résumés ainsi : 1° nécessité d’une mobilisation du psychiatre contre l’engrenage quasi diffamatoire vis-à-vis du malade qu’est l’Hôpital Psychiatrique ; 2° implication de tous les soignants dans la progression contre l’incompréhension du psychopathe ; 3° nécessité d’un au-delà de la pratique banalisée du soin, pour aller à la rencontre de l’au-delà de la Raison ; 4° caractère plus positif que négatif de l’hétérotypie clair-obscure de la Folie, comme contact extérieur de la subjectivité néantisée ; 5° jugement sur la rupture avec les « traces » d’humanité préétablies, comme un risque encouru par l’esprit chaque fois qu’il cherche à identifier ce qui, dans la trame relationnelle, s’oppose à une appropriation des défenses structurelles ; 6° postulat de la maladie mentale comme une maladie fondamentalement sociale, enracinée dans une pathogénie anthropologique.

Et comme l’historien du Désaliénisme ne peut, en toute vérité, faire la part de ce qui revient aux uns et aux autres dans les travaux fondateurs de Saint-Alban, citons encore ici Tosquelles :

Il est inutile de rappeler comment le groupement et l’analyse clinique des symptômes « psychiatriques » s’est montrée irréductible aux schémas mécanicistes tirés d’une psychologie des fonctions. Malgré les embûches et les difficultés de toutes sortes qu’on éprouve lorsqu’on essaie de saisir toute la totalité de l’événement morbide dans son ensemble, tous les psychiatres savent que saisir et considérer les symptômes et les tableaux syndromiques indépendamment de cette totalité est aboutir à la construction de faux cadres morbides, aboutir en effet à un confusionnisme, nosologique, à l’attitude qu’avec Bonnafé, nous avons stigmatisée sous le nom de « clinicoide ».

C’est à partir « du drame de la connaissance » que représentait cette ratiocination excluant en réalité le sujet du savoir de son champ d’investigation et de « protection », que Lucien Bonnafé a rassemblé les éléments d’une pratique, le Désaliénisme, qu’on peut définir comme une tentative de fonder l’objectivité psychologique sur le contraire de l’objectivité aliéniste, d’en éliminer toute part de « libre-arbitraire », tout ce qui n’est que surface de conscience ou surface de comportement, propice à une description comparatiste, tout ce qui est similarité sans singularité, pour lui opposer, sur les bases historiques, culturelles, politiques et sociales de la subjectivité réelle, une identité de principe des expériences égotiques et un déchiffrage du sens des phénomènes morbides sur le principe de cette identité, virtuelle, inaccomplie, inexprimable dans l’incommunicabilité ambiante.

Né le 15 octobre 1912 à Figeac (Lot), Lucien Bonnafé est fils de médecin et petit-fils de Maxime Dubuisson, médecin chef de l’Asile de Leyme, qui jouera un grand rôle dans la naissance de sa vocation.

C’est au collège de Figeac que Bonnafé se liera d’amitié avec Jean Marcenac, qui restera toute sa vie son compagnon de luttes politiques et son interlocuteur artistique privilégié.

Ce sera d’abord le mouvement Chaos, inspiré par le Surréalisme, réunissant à Toulouse l’incomparable poète Gaston Massat, son frère René, Léon et Jacques Matarasso, Ginette Conquet-Augier, qui conduit le groupe à Carcassonne, au chevet de Joe Bousquet.

Ce seront aussi des responsabilités de plus en plus importantes dans les rangs de l’Union fédérale des Étudiants puis au Parti communiste.

Cette période toulousaine, qui s’étend de 1929 à 1938, a modelé de façon définitive la personnalité de Bonnafé. Il illustre le premier recueil de Gaston Massat : Piège-à-loup (Cucuron éditeur, 1935). Sur les pas de Léon Moussinac, Germaine Dulac, Jacques Feyder, il fonde en 1933, avec ses amis du mouvement Chaos, le Ciné-Club de Toulouse. À l’occasion de voyages à Paris, nécessités par l’animation de ce ciné-club, il fait la connaissance, entre autres, de Max Ernst, Man Ray et de René Crevel.

Après avoir rempli des fonctions d’interne à l’Asile départemental de Braqueville en Haute-Garonne, il participe à la fondation du Front populaire et, pendant la guerre d’Espagne, effectue des navettes entre Toulouse et Barcelone, dans le cadre des missions que lui confie la Centrale sanitaire internationale.

En 1938, au moment de Munich, il se rend à Paris et sera successivement interne à l’Hôpital psychiatrique de Moiselles, puis à Viile-Evrard où, sitôt démobilisé, en été 1940, il reviendra après avoir servi comme infirmier de 2e classe à Vittel et en Limousin.

Ces années sont, pour Bonnafé, le début de sa vocation de médecin militant pour une transformation révolutionnaire de l’empirisme psychiatrique. L’idéologie fasciste quintessencie l’oppression qu’exercent les forces des ténèbres sur la conscience populaire et les « êtres inférieurs ». Les malades mentaux sont décimés par la famine dans les « Asiles ». Il en mourra 40.000 en quatre années d’occupation. Par ailleurs, ces structures, loin de fonctionner comme des lieux d’assistance, se vouent en fait, sous couverture médicale, à la réjection liquidatrice des psychotiques, déséquilibrés, handicapés et arriérés qui y sont ségrégés.

1940, en plein joug hitlérien et vichyste, est le début de l’assaut mené contre les institutions négatrices et parodiques de leur fondation.

En fait, le programme social de réformes de l’Asile remontait au Front populaire, au Ministre de la Santé Henri Sellier, à son Chef de cabinet Hazemann, et aux circulaires de 1938, signées Marc Rucart.

Si Bonnafé a été le premier à utiliser le vocabulaire de « Psychiatrie de secteur » en 1945, aux Journées psychiatriques qu’il organise en tant que conseiller du Ministère, le mérite revient à Hazemann d’avoir, après 1938, développé les soins extrahospitaliers dans le cadre, notamment, des Dispensaires d’hygiène sociale.

Tout en s’engageant dans cette pratique du « désenclavement » psychiatrique, aux côtés de Pierre Fouquet, Henri Duchêne et autres, Bonnafé se met à ce moment à l’écoute de la Folie en tant qu’anthropologie duelle, avilie à l’ombre du normativisme biocratique. « Le crime n’est pas simple », dit-il. « Ce n’est pas l’asile, isolément, intrinsèquement, qui met à mal l’homme ; il se montre suraliénant dans la mesure où il accentue la mise à mal ».

L’entrée dans la Résistance à l’Occupant coïncide avec la prise de conscience de l’exigence désaliénante.

Il noue des contacts avec certains des premiers résistants (Maurice Tenine, Marcel Penin, Pierre Rouquès, etc.) et participe à la formation du Service de Santé clandestin.

Informé par Verlomme (Préfet républicain limogé et nommé Directeur de Sainte-Anne) qu’il est recherché, il parvient à se faire nommer à Prémontré puis à Saint-Alban (janvier 1943).

Il est certain que jadis et maintenant, a écrit Tosquelles, les structures sociales offertes aux soins des malades mentaux sont stériles et souvent insupportables pour les malades et pour les soignants eux-mêmes… Ce qui advint à Saint-Alban répondait évidemment à de telles situations intenables, bien que du fait de l’occasionnelle conjoncture politique de 1940 à 1946, elle se montrait paradoxalement ouverte à l’espoir…

On trouvera dans les Annales Médico-Psychologiques de 1945 à 1948 une série de publications de Tosquelles, Chaurand et Bonnafé sur les différentes réflexions et actions entreprises à Saint-Alban, tant dans la définition d’une directivité médicale de l’assistance psychiatrique, la mise en cause de l’attitude clinicoïde, qui « ravageait le vécu concret des malades », la gestion des espaces soi-disant thérapeutiques, que dans le déchiffrement du langage altéré et altérisé de la psychose, la restauration, dans la Folie, d’une subjectivité poussée à l’irréel par l’hermétisme tacite des relations dites altruistes, et, enfin, l’intuition d’une complétude de l’humain mise en échec par l’expérience de la catastrophe et la méconnaissance historique sur quoi elle enferme sa négativité.

Que le sujet aliéné soit étranger à lui-même, c’est un point de vue qui mérite attention, mais par rapport à quel moi aliéné est-il étranger, si ce n’est à un moi social, qui n’est autre que la notion de sa participation au milieu ?

s’interroge à ce moment Bonnafé.

La fécondité de l’expérience de Saint-Alban découle en outre de la conjonction d’une nouvelle pratique institutionnelle, et de la clandestinité résistante dans laquelle s’engagent la plupart de ceux qui se trouvent alors, professionnellement ou non, associés au militantisme anti-ségrégatif : Gaston Baissette, Jacques Matarasso, Georges Sadoul et surtout Paul Eluard que Bonnafé accueille à Saint-Alban en novembre 1943.

Eluard a publié en septembre 1942 Poésie et Vérité, il a constitué pour la zone Nord, le Comité national des Écrivains (La grande espérance des poètes, Lucien Scheller, Messidor, 1982). Depuis l’âge de dix-huit ans, il a de la maladie une expérience concrète. Il a, en 1914, publié un poème en trois parties : Le Fou. Il a connu l’épreuve du suicide de trois de ses amis : Jacques Rigaut (1929), Raymond Roussel (1933) et René Crevel (1935).

L’étrangeté, comme seule propriété de la présence du moi, ce n’est pas pour Eluard un dépaysement sur un sol d’où toute singularité est absente, c’est une identité toute neuve, précaire et désarmée, qui surgit au bout de la rupture qu’est l’onirisme.

Il date de Saint-Alban, 1943, Le Cimetière des fous :

Ce cimetière enfanté par la lune

Entre deux vagues de ciel noir

Ce cimetière archipel de mémoire

Vit de vents fous et d’esprits en ruine.

Bonnafé percevra aussitôt toute la proximité qu’a établie Eluard entre le poétique et la déraison, la violence faite à l’incommunicabilité dans la ressemblance de l’isolement et la dissimilitude des séparations.

À la veille de la Libération, après avoir participé aux batailles du Mont-Mouchet, il gagne Lyon, devenant responsable, pour la zone Sud, du Front national des Médecins, aux côtés des F.F.I. Hébergé par Paul Balvet, il devient le Médecin Commandant Sylvain Forestier, « clandestin intégral ». Il sera ensuite démobilisé comme officier supérieur, cette fois, et mis à la disposition du Ministre de la Santé, François Billoux, avec un statut de Conseiller technique qu’il conservera jusqu’en 1947. Il inventorie le « patrimoine asilaire » sinistré, établit des plans de reconstruction, prépare les Journées nationales de la psychiatrie de 1945 et 1947, ainsi que les Circulaires de la même époque qui amorcent la réforme de 1960.

Puis, 1947 voyant s’instaurer la « guerre froide », il redevient « l’homme de terrain » choisissant Sotteville-lès-Rouen comme affectation, espérant pouvoir réaliser dans la post-libération la transformation de l’Asile de Sotteville. C’est à cette époque que se situe la rencontre de Bonnafé avec les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (C.E.M.E.A.). Aux côtés de Georges Daumezon, de François Tosquelles et de Louis Le Guillant, Bonnafé va devenir « l’âme » de ce mouvement qui assignait aux infirmiers un rôle privilégié et déhiérarchisé dans l’action désaliéniste :

Si ces gens ordinaires ne font pas des choses extraordinaires les rapports de la maladie mentale et de la cité resteront des rapports d’exclusion.

Pendant que l’internationalisme ouvrier achoppe sur des réalités et des conflits un temps esquivés par le stalinisme, que la Loi bourgeoise est brandie sans scrupules contre les révoltés et les déshérités, dans les pays dits « libres », Lucien Bonnafé se voue de plus en plus au militantisme politique dans la région rouennaise.

Il participe aussi à la fondation de la revue La Raison, créée grâce à Louis Le Guillant, sur les quelques numéros de laquelle Jacques Coulardeau a fait une étude qui met en évidence l’importance qu’ils eurent (et ont encore) dans les domaines aussi soumis à la mystagogie que la psychanalyse, l’accouchement sans douleur, le pavlovisme, la débilité mentale, les cures de sommeil, l’expérimentation sur les malades mentaux, l’utilisation de la psychologie à des fins politiques, etc.

Par ailleurs à Sotteville, Bonnafé ouvre le « Centre hospitalier spécialisé » sur l’extérieur, implante des consultations dans le département, prodigue aux équipes soignantes l’un de ses messages majeurs :

Enfin nous voici en mesure de ne plus compter pour quantités négligeables, c’est à chacun de nous de faire du changement son affaire, de faire assaut d’imagination et d’invention.

Si son combat contre l’iniquité s’est déplacé, il est resté en première ligne. Les adeptes de l’oppression de l’homme ont rencontré un adversaire déterminé. Le mouvement désaliéniste essaime dans les cercles médicaux et les organisations infirmières. Les travaux issus des Journées psychiatriques de 1947, les nouvelles générations de praticiens modifient, d’une façon à la fois individuelle et homogène, la prise en charge institutionnelle des aliénés. Le temps de la grande renfermerie est, en partie, révolu.

Considérant néanmoins que l’expérience de Sotteville est un semi-échec, Bonnafé obtient sa mutation pour l’Hôpital de Perray-Vaucluse le 1er janvier 1958. Il y restera en poste treize ans, au cours desquels il vivra à la fois les stases locales liées à l’archaïsme structurel, au corporatisme infirmier, et au bureaucratisme administratif, et l’évolution de la psychiatrie qui conjugue le progrès chimiothérapique (avec l’introduction des neuroleptiques), les schismes doctrinaux de plus en plus profonds (Psychiatrie biologique, d’une part, Psychiatrie psychogénétique d’autre part) et le lent déclin de la Psychiatrie française que consacre la Classification internationale des maladies mentales (DSM) fondée sur un psychologisme quantifié et universalisé.

Tous ces affrontements quotidiens, ainsi que ces transformations de la pratique aliéniste, ont peut-être éloigné des préoccupations de Bonnafé nombre de ses collègues.

L’art de la sympathie (La Raison, n° spécial) s’est cependant affirmé : il y a moyen de mettre à la disposition des gens une structure de dialogue leur permettant de mieux réagir devant ceci : autant le malaise soit-il enraciné dans les profondeurs de l’être, approvisionné par les plus insaisissables concours de circonstances, la possibilité de se reprendre en mains est puissamment déterminée par la nature des liens que l’homme tisse avec ses frères dans ces moments critiques de son aventure…

Le « personnage du psychiatre » (Evolution psychiatrique. 1946, puis 1967) s’est lui aussi mieux dessiné :

La responsabilité de l’appareil psychiatrique dans la préservation d’un ordre social abhorré est seconde. La psychose ne se réduit pas aux conséquences même dommageables d’un malmenage collectif. La capacité des individus à comprendre et à aider les opprimés doit corriger ce qu’implique de despotique la notion de pouvoir psy.

Sur le plan légal, le « bloc des conduites aliénantes » a été « heureusement fêlé ». 1960, c’est la date de la circulaire du 15 mars. Les hôpitaux seront dotés de structures extérieures qui assureront le soin aux malades dans le cadre même de leur lieu de vie, selon un découpage géographique des populations prises en charge.

Il était impossible, avait soutenu Bonnafé, de traiter tels avatars malheureux de l’aventure humaine exclusivement sous la forme et dans le temps de l’hospitalisation, alors que tout exigeait une continuité dans la cure, un travail avec l’environnement, une sensibilisation toujours plus large à l’horreur des conduites de rejet, vers l’épanouissement du principe que « tout homme est le gardien de son frère ».

Il faudra encore attendre 1968 pour que la divergence entre le vieil hospitalocentrisme clos sur lui-même et les orientations innovatrices, axées sur un désenclavement des lieux de soin et sur les méthodes dites de psychothérapie institutionnelle, apparaisse comme un enjeu de la désaliénation, dont la marche en avant tenait aux concordances ou aux dissonances entre les sciences exactes et les sciences humaines, entre l’économie politique et l’économie médicale, entre les aspirations de l’entité psychiatrique et celles de la volonté populaire.

À Vaucluse même, fut vécue la période que le « Réseau alternatif » a tant dénoncée : exportation hors les murs, dans le secteur, de modèles fabriqués dans les murs, accentuation, dans le cadre du secteur, d’une tendance technocratique, négligence des contradictions sociales dont la folie est l’expression, etc. Lucien Bonnafé s’est associé à ces réfutations.

Les pesanteurs aliénistes qui pèsent sur le Secteur font que tout s’y passe comme s’il s’agissait d’un monde étranger à l’histoire du monde… Et pourtant rien n’est plus significatif que ce qui s’y passe quand on y voit le principe séparatif s’accomplir sur un mode caricatural… Mais les tumultes des rapports entre la « psychiatrie » et le monde prennent une dimension historique nouvelle… La question décisive serait bien celle d’une alliance nouvelle entre les potentiels de rupture avec la tradition aliéniste contenus dans les « systèmes de santé mentale » et les potentiels populaires quant à prendre en charge les problèmes qui concernent chacun avec la plus cuisante intensité… Nous sommes les moteurs de déplacements de problèmes et nous devons nous obliger à continuer à nous battre contre tout ce qui pousse à considérer ces déplacements comme règlements des dits problèmes.

En 1971, désireux de renverser plus efficacement « l’immuabilité de la carence dans le désert sanitaire de la banlieue parisienne et de déployer une stratégie plus résolue de mise en place d’un système de soins ambulatoire », il applique cette pratique, qu’il a appelée de tant de ses vœux, dans un Secteur de Corbeil, dans l’Essonne, où sonnera pour lui en 1977 l’heure de la retraite après sept années d’implantation progressive, aux Mozards, d’une alternative à la psychiatrie « épiphénoménologique ».

L’œuvre de Bonnafé tient autant à ses théories institutionnelles, son engagement marxiste, et sa pratique plus que toute fondée sur le dialogue avec tous et toutes, qu’à ses écrits, prodigues en enseignements historiques, philosophiques, psychologiques, et il est malaisé d’en donner un aperçu, fût-il partiel.

Il est le chef d’école d’une critique approfondie du dogme de l’Aliénation mentale, de son « morphologisme » dit sémiologique, et de son monolithisme rejectif et carcéral. La maladie de l’esprit ne peut pas être un artifice absurde, détaché de la véritable personnalité du malade, lequel ne le reconnaîtrait comme sien que de par le mécanisme d’appartenance morbide appelé aberration.

C’est bel et bien un dogmatisme antinomique, motivé par une négation scientiste de la subjectivité appuyé sur des forces oppressives latentes ou manifestes, qui institue et pérennise cet anéantissement de « l’outre-mesure », cette séparation du rationnel et de la déraison, qui ne se dévoilent au grand jour qu’à la faveur de processus de sélection culturelle. Si Freud a repéré la souffrance psychologique derrière les mésaventures relationnelles, ainsi que l’inaptitude objectiviste à donner un sens aux phénomènes irruptifs intérieurs, il semble qu’il ait mis sur le compte de la peur et des violences collectives, la formation de cette dénégation fondamentale, et l’exorcisme de l’inconscient dont elle témoigne.

Lucien Bonnafé est aussi le pionnier d’une mise en cause radicale du système asilaire fondé sur la loi de 1838. Il n’est, affirme-t-il, qu’un dépérissement possible de ce système, c’est son remplacement par des pratiques contraires, ouvertes sur les vécus contradictoires des malades, articulant le malaise invincible de l’individu, et « l’épreuve de la réalité sociale », dans une solidarité structurelle dont le psychiatre ne doit pas mythifier le processus.

La désaliénation des victimes est, éminemment, une possibilité littérale, acquise grâce au désaliénisme. La « Révolution psychiatrique » et la sectorisation du soin aux malades mentaux dont les progrès sont jalonnés par les lois et les circulaires des 15 mars 1960, 25 mai 1963, 31 juillet 1968, 8 février 1971, du 9 mai 1974, 17 avril 1980, 25 juillet 1985, 30 et 31 décembre 19852 ne se réduisent pas à une transformation institutionnelle (« désenclavée », alternative, etc.). La désaliénation de l’homme souffrant passe par la possibilité psychologique de se convaincre que, dans la catastrophe de son état civil, il devient en même temps le sujet de sa singularité, et que la Folie est aussi, au-delà d’une disparition de la cohérence, une autre conscience et un autre besoin d’unité.

La souffrance psychique ne se laisse réduire ni aux sensations esthésiques transmises au cerveau par les neurones spécifiques des faisceaux de Reil, ni aux velléités réprimées des désirs humains chères à Foucault. C’est bien davantage une vigilance de l’être qui réagit avec outrance au pathos qui le menace dans un type de relations humaines qui dénature la subjectivité.

Le praticien qu’est Bonnafé s’est efforcé de doter la psychiatrie des capacités de rendre audible et intelligible ce qui est inhibé dans la facticité, la résignation et la sédimentation sociales. « Porte-parole des cortèges d’anonymes », dépisteur de toutes les formes de répression, il a fait prendre conscience du désert qu’étend l’hermétisme, hermétisme du fou à la cité, de la cité au malade, désert où la solitude, le désespoir et la dérision, se trouvent aussi bien du côté des exclus que du côté des adaptés.

Aujourd’hui, tout ce qui dans le discours social, se borne aux distances et aux perplexités, a dévoilé, en partie grâce à Bonnafé, ce qui est purement euphémique dans les références avouées ou non, à la force des choses, au propre de l’homme, à l’absurdité, etc. Ce qui, dans les dialogues était conventionnel, redevient un peu plus lourd, étrange, angoissant. Les discriminations, ostensibles ou secrètes, entrent dans le champ de la communication. L’aliénation de chacun est une double nature artificielle et éprouvante, dont chacun peut devenir un peu plus conscient. Il n’est plus fatal que le savoir psychiatrique renonce à comprendre le sujet, au conditionnel, de son objectivation.


2 Ainsi que la circulaire du 14 mars 1990. Quant à la Loi du 27 juin 1990, on trouvera dans ce volume les appréciations sur son opportunité d’un auteur qui a fort étudié la folie et la loi.