Deuxième partie. Y a-t-il des sciences du normal et du pathologique ?

I. Introduction au problème

Il est intéressant de remarquer que les psychiatres contemporains ont opéré dans leur propre discipline une rectification et une mise au point des concepts de normal et de pathologique, dont il ne paraît pas que les médecins et les physiologistes se soient bien souciés de tirer une leçon en ce qui les concerne. Peut-être faut-il en chercher la raison dans les relations habituellement plus étroites de la psychiatrie avec la philosophie par l’intermédiaire de la psychologie. En France, notamment, Ch. Blondel, D. Lagache et E. Minkowski ont contribué à définir l’essence générale du fait psychique morbide ou anormal et ses rapports avec le normal. Blondel avait, dans La conscience morbide, décrit des cas d’aliénation où les malades apparaissent à la fois comme incompréhensibles aux autres et incompréhensibles à eux-mêmes, où le médecin a vraiment l’impression d’avoir affaire à une autre structure de mentalité ; il en cherchait l’explication dans l’impossibilité où sont ces malades de transposer dans les concepts du langage usuel les données de leur cœnesthésie. Il est impossible au médecin de comprendre l’expérience vécue par le malade à partir des récits des malades. Car ce que les malades expriment dans les concepts usuels, ce n’est pas directement leur expérience, mais leur interprétation d’une expérience pour laquelle ils sont dépourvus de concepts adéquats.

D. Lagache est assez éloigné de ce pessimisme. Il pense qu’on doit distinguer dans la conscience anormale des variations de nature et des variations de degré ; dans certaines psychoses, la personnalité du malade est hétérogène à la personnalité antérieure, dans d’autres, il y a prolongement de l’une par l’autre. Avec Jaspers, Lagache distingue les psychoses non compréhensibles et les psychoses compréhensibles ; dans ce dernier cas, la psychose apparaît en rapport intelligible avec la vie psychique antérieure. La psychopathologie est donc, aux difficultés près que pose le problème général de la compréhension d’autrui, une source de documents utilisables en psychologie générale, une source de lumière à projeter sur la conscience normale [66, 8.08-8]. Mais, et c’est à quoi nous voulons en venir, cette position est tout à fait différente de celle de Ribot, précédemment indiquée. Selon Ribot, la maladie, substitut spontané et méthodologiquement équivalent de l’expérimentation, atteint l’inaccessible, mais respecte la nature des éléments normaux en lesquels elle décompose les fonctions psychiques. La maladie désorganise mais ne transforme pas, elle révèle sans altérer. Lagache n’admet pas l’assimilation de la maladie à une expérimentation. Une expérimentation exige une analyse exhaustive des conditions d’existence du phénomène et une détermination rigoureuse des conditions qu’on fait varier pour en observer les incidences. Or sur aucun de ces points, la maladie mentale n’est comparable à l’expérimentation. D’abord, « rien n’est plus mal connu que les conditions dans lesquelles la nature institue ces expériences, les maladies mentales : le début d’une psychose échappe le plus souvent au médecin, au patient, à son entourage ; la physiopathologie, l’anatomopathologie en sont obscures » [66, 8.08-5]. Ensuite, « au fond de l’illusion qui assimile la méthode pathologique en psychologie à la méthode expérimentale, il y a la représentation atomistique et associationniste de la vie mentale, il y a la psychologie des facultés » [ibid.]. Comme il n’existe pas de faits psychiques élémentaires séparables, on ne peut pas comparer les symptômes pathologiques avec des éléments de la conscience normale, pour cette raison qu’un symptôme n’a de sens pathologique que dans son contexte clinique qui exprime un trouble global. Par exemple une hallucination psychomotrice verbale est impliquée dans un délire et le délire dans une altération de la personnalité [66, 8.08-7]. Par suite la psychologie générale peut utiliser des données de la psychopathologie au même titre de dignité épistémologique que les faits observés chez les normaux, mais non sans une adaptation expresse à l’originalité du pathologique. Contrairement à Ribot, Lagache pense que la désorganisation morbide n’est pas le symétrique inverse de l’organisation normale. Il peut y avoir dans la conscience pathologique des formes sans équivalent à l’état normal et dont pourtant la psychologie générale se trouve enrichie : « Même les structures les plus hétérogènes, outre l’intérêt intrinsèque de leur étude, sont capables de fournir des données pour les problèmes posés par la psychologie générale ; elles lui posent même des problèmes nouveaux, et une particularité curieuse du vocabulaire psychopathologique est de comporter des expressions négatives sans équivalent dans la psychologie normale : comment ne pas reconnaître le jour nouveau que des notions comme celle de discordance jettent sur notre connaissance de l’être humain ? » [66, 8.08-8].

E. Minkowski pense aussi que le fait de l’aliénation ne se laisse pas uniquement réduire à un fait de maladie, déterminé par sa référence à une image ou idée précise de l’être moyen ou normal. C’est intuitivement que nous qualifions un autre homme d’aliéné et cela, « en tant qu’hommes et non en tant que spécialistes ». L’aliéné est « sorti du cadre » non pas tant par rapport aux autres hommes que par rapport à la vie ; il n’est pas tant dévié que différent. « C’est par l’anomalie que l’être humain se détache du tout que forment les hommes et la vie. C’est elle qui nous révèle et cela primitivement, parce que de façon particulièrement radicale et saisissante, le sens d’une forme d’être tout à fait « singulière ». Cette circonstance explique pourquoi « être malade » n’épuise point le phénomène de l’aliénation qui, s’imposant à nous sous l’angle d’« être différemment » au sens qualitatif du mot, ouvre d’emblée la voie à des considérations psychopathologiques faites sous cet angle » [84, 77]. L’aliénation ou l’anomalie psychique présente selon Minkowski des caractères propres que ne contient pas selon lui le concept de maladie. Tout d’abord dans l’anomalie il y a primauté du négatif ; le mal se détache de la vie tandis que le bien se confond avec le dynamisme vital et trouve son sens uniquement « dans une progression constante appelée à déborder toute formule conceptuelle relative à cette prétendue norme » [84, 75]. N’en est-il pas de même dans le domaine somatique et là aussi ne parle-t-on pas de santé que parce qu’il existe des maladies ? Mais selon Minkowski l’aliénation mentale est une catégorie plus immédiatement vitale que la maladie ; la maladie somatique est capable d’une précision empirique supérieure, d’un étalonnage mieux défini ; la maladie somatique ne rompt pas l’accord entre semblables, le malade est pour nous ce qu’il est pour lui-même, au lieu que l’anormal psychique n’a pas conscience de son état. « L’individuel domine la sphère des déviations mentales bien plus qu’il ne le fait dans le domaine somatique » [84, 79].

Sur ce dernier point, nous ne pouvons partager l’opinion de Minkowski. Nous pensons avec Leriche que la santé c’est la vie dans le silence des organes, que par suite le normal biologique n’est, comme nous l’avons déjà dit, révélé que par les infractions à la norme et qu’il n’y a de conscience concrète ou scientifique de la vie que par la maladie. Nous pensons avec Sigerist que « la maladie isole » [107, 56], et que même si « cet isolement n’éloigne pas des hommes, mais rapproche au contraire ces derniers du malade » [107, 95] aucun malade perspicace ne peut ignorer les renoncements et les limitations que s’imposent les hommes sains pour se rapprocher de lui. Nous pensons avec Goldstein que la norme en matière de pathologie est avant tout une norme individuelle [46, 272]. Nous pensons en résumé que considérer la vie comme une puissance dynamique de dépassement, à la façon de Minkowski dont les sympathies pour la philosophie bergsonienne se manifestent dans des ouvrages comme La schizophrénie ou Le temps vécu, c’est s’obliger à traiter identiquement l’anomalie somatique et l’anomalie psychique. Lorsque Ey, approuvant les vues de Minkowski, déclare : « Le normal n’est pas une moyenne corrélative à un concept social, ce n’est pas un jugement de réalité, c’est un jugement de valeur, c’est une notion limite qui définit le maximum de capacité psychique d’un être. Il n’y a pas de limite supérieure de la normalité » [84, 93], il suffit selon nous de remplacer psychique par physique pour obtenir une définition assez correcte de ce concept de normal que la physiologie et la médecine des maladies organiques utilisent chaque jour sans suffisamment se soucier d’en préciser le sens.

Cette insouciance du reste a ses raisons valables, surtout de la part du médecin praticien. Ce sont, en fin de compte, les malades qui jugent le plus souvent, et de points de vue très divers, s’ils ne sont plus normaux ou s’ils le sont redevenus. Redevenir normal, pour un homme dont l’avenir est presque toujours imaginé à partir de l’expérience passée, c’est reprendre une activité interrompue, ou du moins une activité jugée équivalente d’après les goûts individuels ou les valeurs sociales du milieu. Même si cette activité est réduite, même si les comportements possibles sont moins variés, moins souples qu’ils n’étaient auparavant, l’individu n’y regarde pas toujours de si près. L’essentiel est d’être remonté d’un abîme d’impotence ou de souffrance où le malade a failli rester ; l’essentiel est de l’avoir échappé belle. Soit l’exemple d’un jeune homme, récemment examiné, qui était tombé sur une scie circulaire en action, dont le bras avait été sectionné transversalement aux trois quarts, le paquet vasculo-nerveux interne étant resté indemne. Une intervention rapide et intelligente avait permis la conservation du bras. Le bras présente une atrophie de tous les muscles, de même l’avant-bras. Tout le membre est refroidi, la main cyanosée. Le groupe des muscles extenseurs présente à l’examen électrique une réaction de dégénérescence nette. Les mouvements de flexion, d’extension, de supination de l’avant-bras sont limités (flexion limitée à 45°, extension à 170° environ), la pronation est à peu près normale. Ce malade est heureux de savoir qu’il récupérera une très large possibilité d’usage de son membre. Il est certain que, relativement à l’autre bras, le bras lésé et restauré chirurgicalement ne sera pas normal du point de vue trophique et fonctionnel. Mais en gros l’homme reprendra son métier qu’il avait choisi ou que les circonstances lui avaient proposé sinon imposé, dans lequel en tout cas il plaçait une raison, même médiocre, de vivre. Même si cet homme obtient désormais des résultats techniques équivalents par des procédés différents de gesticulation complexe, il continuera à être socialement apprécié selon les normes d’autrefois, il sera toujours charron ou chauffeur et non ancien charron ou ancien chauffeur. Le malade perd de vue que, du fait de sa blessure, il lui manquera désormais une large marge d’adaptation et d’improvisation neuro-musculaires, c’est-à-dire la capacité dont il n’avait peut-être jamais fait usage, mais seulement faute d’occasions, d’améliorer son rendement et de se dépasser. Le malade retient qu’il n’est pas manifestement invalide. Cette notion d’invalidité mériterait une étude de la part d’un médecin-expert qui ne verrait pas seulement dans l’organisme une machine dont le rendement doit être chiffré, d’un expert assez psychologue pour apprécier des lésions comme des déchéances plus que comme des pourcentages22. Mais les experts ne font de psychologie, en général, que pour dépister les psychoses de revendication chez les sujets qui leur sont présentés, et pour parler de pithiatisme. Quoi qu’il en soit, le médecin praticien se contente assez souvent de s’accorder avec ses malades pour définir selon leurs normes individuelles le normal et l’anormal, sauf bien entendu méconnaissance grossière de leur part des conditions anatomo-physiologiques minimales de la vie végétative ou de la vie animale. Nous nous souvenons d’avoir vu dans un service de chirurgie un simple d’esprit, valet agricole, dont une roue de charrette avait fracturé les deux tibias, que son patron n’avait pas fait traiter, de peur d’on ne sait quelles responsabilités, et dont les tibias s’étaient soudés d’eux-mêmes à angle obtus. Cet homme avait été envoyé à l’hôpital sur dénonciation de voisins. Il fallut lui recasser et lui immobiliser proprement les tibias. Il est clair que le chef de service qui prit cette décision se faisait de la jambe humaine une autre image que ce pauvre hère et son patron. Il est clair aussi qu’il adoptait une norme qui n’eût satisfait ni un Jean Bouin, ni un Serge Lifar.

Jaspers a bien vu quelles sont les difficultés de cette détermination médicale du normal et de la santé : « C’est le médecin, dit-il, qui recherche le moins le sens des mots « santé et maladie ». Au point de vue scientifique, il s’occupe des phénomènes vitaux. C’est l’appréciation des patients et des idées dominantes du milieu social plus que le jugement des médecins qui détermine ce qu’on appelle « maladie » [59, 5]. Ce que l’on trouve de commun aux diverses significations données aujourd’hui ou autrefois au concept de maladie, c’est d’être un jugement de valeur virtuel. « Malade est un concept général de non-valeur qui comprend toutes les valeurs négatives possibles » [59, 9]. Être malade, c’est être nuisible, ou indésirable, ou socialement dévalué, etc. Inversement ce qui est désiré dans la santé est du point de vue physiologique évident, et cela donne au concept de maladie physique un sens relativement stable. Ce qui est désiré comme valeurs c’est « la vie, une vie longue, la capacité de reproduction, la capacité de travail physique, la force, la résistance à la fatigue, l’absence de douleur, un état dans lequel on remarque le corps le moins possible en dehors du joyeux sentiment d’existence » [59, 6]. Toutefois la science médicale ne consiste pas à spéculer sur ces concepts vulgaires pour obtenir un concept général de maladie, sa tâche propre est de déterminer quels sont les phénomènes vitaux à l’occasion desquels les hommes se disent malades, quelles en sont les origines, les lois d’évolution, les actions qui les modifient. Le concept général de valeur s’est spécifié en une multitude de concepts d’existence. Mais, malgré la disparition apparente du jugement de valeur dans ces concepts empiriques, le médecin persiste à parler de maladies, car l’activité médicale, par l’interrogatoire clinique et par la thérapeutique, a rapport au malade et à ses jugements de valeur [59, 6].

On conçoit donc parfaitement que les médecins se désintéressent d’un concept qui leur paraît ou trop vulgaire ou trop métaphysique. Ce qui les intéresse, c’est de diagnostiquer et de guérir. Guérir c’est en principe ramener à la norme une fonction ou un organisme qui s’en sont écartés. La norme, le médecin l’emprunte usuellement à sa connaissance de la physiologie, dite science de l’homme normal, à son expérience vécue des fonctions organiques, à la représentation commune de la norme dans un milieu social un moment donné. Celle des trois autorités qui l’emporte est de loin la physiologie. La physiologie moderne se présente comme un recueil canonique de constantes fonctionnelles en rapport avec des fonctions de régulation hormonales et nerveuses. Ces constantes sont qualifiées de normales en tant qu’elles désignent des caractères moyens et les plus fréquents de cas pratiquement observables. Mais elles sont aussi qualifiées de normales parce qu’elles entrent à titre d’idéal dans cette activité normative qu’est la thérapeutique. Les constantes physiologiques sont donc normales au sens statistique qui est un sens descriptif et au sens thérapeutique qui est un sens normatif. Mais il s’agit de savoir si c’est la médecine qui convertit – et comment ? – en idéaux biologiques des concepts descriptifs et purement théoriques, ou bien si la médecine, en recevant de la physiologie la notion de faits et de coefficients fonctionnels constants, ne recevrait pas aussi, probablement à l’insu des physiologistes, la notion de norme au sens normatif du mot. Et il s’agit de savoir si, ce faisant, la médecine ne reprendrait pas à la physiologie ce qu’elle-même lui a donné. Tel est le problème difficile à examiner maintenant.

II. Examen critique de quelques concepts : du normal, de l’anomalie et de la maladie, du normal et de l’expérimental

Le Dictionnaire de médecine de Littré et Robin définit le normal comme suit : normal (normalis, de norma, règle) qui est conforme à la règle, régulier. La brièveté de cet article dans un dictionnaire médical n’a pas de quoi nous surprendre après les remarques que nous venons d’exposer. Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande est plus explicite : est normal, étymologiquement, puisque norma désigne l’équerre, ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, donc ce qui se tient dans un juste milieu, d’où deux sens dérivés : est normal ce qui est tel qu’il doit être : est normal, au sens le plus usuel du mot, ce qui se rencontre dans la majorité des cas d’une espèce déterminée ou ce qui constitue soit la moyenne soit le module d’un caractère mesurable. Dans la discussion de ces sens, il est fait remarquer combien ce terme est équivoque, désignant à la fois un fait et « une valeur attribuée à ce fait par celui qui parle, en vertu d’un jugement d’appréciation qu’il prend à son compte ». On souligne aussi comment cette équivoque est facilitée par la tradition philosophique réaliste, selon laquelle toute généralité étant le signe d’une essence et toute perfection étant la réalisation de l’essence, une généralité en fait observable prend valeur de perfection réalisée, un caractère commun prend valeur de type idéal. On souligne enfin une confusion analogue en médecine, où l’état normal désigne à la fois l’état habituel des organes et leur état idéal, puisque le rétablissement de cet état habituel est l’objet ordinaire de la thérapeutique [67].

Il nous paraît que cette dernière remarque n’est pas exploitée comme elle le mériterait, et qu’en particulier on n’en tire pas, dans l’article cité, un parti suffisant en ce qui concerne l’équivocité de sens du terme normal dont on se contente de signaler l’existence au lieu d’y voir un problème à élucider. Il est exact qu’en médecine l’état normal du corps humain est l’état qu’on souhaite de rétablir. Mais est-ce parce qu’il est visé comme fin bonne à obtenir par la thérapeutique q’on doit le dire normal, ou bien est-ce parce qu’il est tenu pour normal par l’intéressé, c’est-à-dire le malade, que la thérapeutique le vise ? Nous professons que c’est la seconde relation qui est vraie. Nous pensons que la médecine existe comme art de la vie parce que le vivant humain qualifie lui-même comme pathologiques, donc comme devant être évités ou corrigés, certains états ou comportements appréhendés, relativement à la polarité dynamique de la vie, sous forme de valeur négative. Nous pensons qu’en cela le vivant humain prolonge, de façon plus ou moins lucide, un effort spontané, propre à la vie, pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à son développement pris pour normes. L’article du Vocabulaire philosophique semble supposer que la valeur ne peut être attribuée à un fait biologique que par « celui qui parle », c’est-à-dire évidemment un homme. Nous pensons au contraire que le fait pour un vivant de réagir par une maladie à une lésion, à une infestation, à une anarchie fonctionnelle traduit le fait fondamental que la vie n’est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible, que la vie est polarité et par là même position inconsciente de valeur, bref que la vie est en fait une activité normative. Par normatif, on entend en philosophie tout jugement qui apprécie ou qualifie un fait relativement à une norme, mais ce mode de jugement est au fond subordonné à celui qui institue des normes. Au sens plein du mot, normatif est ce qui institue des normes. Et c’est en ce sens que nous proposons de parler d’une normativité biologique. Nous pensons être aussi vigilant que quiconque concernant le penchant à tomber dans l’anthropomorphisme. Nous ne prêtons pas aux normes vitales un contenu humain, mais nous nous demandons comment la normativité essentielle à la conscience humaine s’expliquerait si elle n’était pas de quelque façon en germe dans la vie. Nous nous demandons comment un besoin humain de thérapeutique aurait engendré une médecine progressivement plus clairvoyante sur les conditions de la maladie, si la lutte de la vie contre les innombrables dangers qui la menacent n’était pas un besoin vital permanent et essentiel. Du point de vue sociologique, il est possible de montrer que la thérapeutique a d’abord été activité religieuse, magique, cela n’entraîne nullement que le besoin thérapeutique ne soit pas un besoin vital, besoin qui suscite, même chez des vivants bien inférieurs en organisation aux vertébrés, des réactions à valeur hédonique ou des comportements d’autoguérison et d’autoréfection.

La polarité dynamique de la vie et la normativité qui la traduit expliquent un fait épistémologique dont Bichat avait senti toute l’importante signification. Il y a une pathologie biologique, mais il n’y a pas de pathologie physique ou chimique ou mécanique : « Il y a deux choses dans les phénomènes de la vie : 1° l’état de santé ; 2° celui de maladie : de là deux sciences distinctes, la physiologie qui s’occupe des phénomènes du premier état, la pathologie qui a pour objet ceux du second. L’histoire des phénomènes dans lesquels les forces vitales ont leur type naturel nous mène, comme conséquence, à celle des phénomènes où ces forces sont altérées. Or dans les sciences physiques il n’y a que la première histoire ; jamais la seconde ne se trouve. La physiologie est au mouvement des corps vivants ce que l’astronomie, la dynamique, l’hydraulique, l’hydrostatique, etc., sont à ceux des corps inertes : or, ces dernières n’ont point de science qui leur corresponde comme la pathologie correspond à la première. Par la même raison, toute idée de médicament répugne dans les sciences physiques. Un médicament a pour but de ramener les propriétés à leur type naturel : or, les propriétés physiques ne perdant jamais ce type elles n’ont pas besoin d’y être ramenées. Rien dans les sciences physiques ne correspond à ce qu’est la thérapeutique dans les physiologiques » [13, I, 20-21]. Il est clair que dans ce texte, type naturel doit être pris au sens de type normal. Le naturel ce n’est pas pour Bichat l’effet d’un déterminisme, c’est le terme d’une finalité. Et nous savons bien tout ce qu’on peut reprocher à un tel texte du point de vue d’une biologie mécaniste ou matérialiste. On dira qu’Aristote a cru autrefois à une mécanique pathologique puisqu’il admettait deux sortes de mouvements : les mouvements naturels par lesquels un corps regagne son lieu propre où il se plaît dans le repos, comme la pierre gagne le bas terrestre et le feu, le haut céleste ; – et les mouvements violents par lesquels un corps est écarté de son lieu propre, comme quand on jette une pierre en l’air. On dira que le progrès de la connaissance physique a consisté, avec Galilée et Descartes, à considérer tous les mouvements comme naturels, c’est-à-dire conformes aux lois de la nature, et que de même le progrès de la connaissance biologique consiste à unifier les lois de la vie naturelle et de la vie pathologique. C’est précisément cette unification dont Comte rêvait et que Claude Bernard s’est flatté d’accomplir, comme on l’a vu ci-dessus. Aux réserves que nous avons cru devoir alors exposer, ajoutons celle-ci. La mécanique moderne, en fondant la science du mouvement sur le principe d’inertie, rendait en effet absurde la distinction entre les mouvements naturels et les mouvements violents, l’inertie étant précisément l’indifférence à l’égard des directions et des variations du mouvement. Or, la vie est bien loin d’une telle indifférence à l’égard des conditions qui lui sont faites, la vie est polarité. Le plus simple appareil biologique de nutrition, d’assimilation et d’excrétion traduit une polarité. Quand les déchets de l’assimilation ne sont plus excrétés par un organisme et encombrent ou empoisonnent le milieu intérieur, tout cela est en effet selon la loi (physique, chimique, etc.), mais rien de cela n’est selon la norme qui est l’activité de l’organisme lui-même. Tel est le fait simple que nous voulons désigner en parlant de normativité biologique.

Il y a des esprits que l’horreur du finalisme conduit à rejeter même la notion darwinienne de sélection par le milieu et la lutte pour l’existence, à la fois à cause du terme sélection, d’import évidemment humain et technologique, et à cause de la notion d’avantage qui intervient dans l’explication du mécanisme de la sélection naturelle. Ils font remarquer que la plupart des vivants sont tués par le milieu bien longtemps avant que les inégalités qu’ils peuvent présenter soient à même de les servir, car il meurt surtout des germes, des embryons ou des jeunes. Mais, comme le fait remarquer G. Teissier, parce que beaucoup d’êtres meurent avant que leurs inégalités les servent, cela n’entraîne pas que présenter des inégalités soit biologiquement indifférent [111]. C’est précisément le seul fait dont nous demandons qu’il nous soit accordé. Il n’y a pas d’indifférence biologique. Dès lors, on peut parler de normativité biologique. Il y a des normes biologiques saines et des normes pathologiques, et les secondes ne sont pas de même qualité que les premières.

Ce n’est pas sans intention que nous avons fait allusion à la théorie de la sélection naturelle. Nous voulons faire remarquer qu’il en va de cette expression, sélection naturelle comme de l’expression ancienne vis medicalrix naturae. Sélection et médecine sont des techniques biologiques exercées intentionnellement et plus ou moins rationnellement par l’homme. Quand on parle de sélection naturelle ou d’activité médicatrice de la nature, on est victime de ce que Bergson appelle l’illusion de rétroactivité si l’on imagine que l’activité vitale préhumaine poursuit des fins et utilise des moyens comparables à ceux des hommes. Mais une chose est de penser que la sélection naturelle utiliserait quoi que ce soit qui ressemble à des pedigree et la vis medicatrix, à des ventouses, autre chose est de penser que la technique humaine prolonge des impulsions vitales au service desquelles elle tente de mettre une connaissance systématique qui les délivrerait des innombrables et coûteux essais et erreurs de la vie.

Les expressions de sélection naturelle ou d’activité médicatrice naturelle ont l’inconvénient de paraître inscrire les techniques vitales dans le cadre des techniques humaines, alors que c’est l’inverse qui paraît le vrai. Toute technique humaine, y compris celle de la vie, est inscrite dans la vie, c’est-à-dire dans une activité d’information et d’assimilation de la matière. Ce n’est pas parce que la technique humaine est normative que la technique vitale est jugée telle par compassion. C’est parce que la vie est activité d’information et d’assimilation qu’elle est la racine de toute activité technique. Bref, c’est bien rétroactivement, et en un sens à tort, qu’on parle d’une médecine naturelle, mais supposé qu’on n’ait pas le droit d’en parler, cela n’enlève pas le droit de penser qu’aucun vivant n’eût jamais développé une technique médicale si la vie était en lui, comme en tout autre vivant, indifférente aux conditions qu’elle rencontre, si elle n’était pas réactivité polarisée aux variations du milieu dans lequel elle se déploie. C’est ce qu’a très bien vu Guyénot : « C’est un fait que l’organisme jouit d’un ensemble de propriétés qui n’appartiennent qu’à lui, grâce auxquelles il résiste à des causes multiples de destruction. Sans ces réactions défensives, la vie s’éteindrait rapidement… L’être vivant peut trouver instantanément la réaction utile vis-à-vis de substances avec lesquelles ni lui ni sa race n’ont jamais été en contact. L’organisme est un chimiste incomparable. Il est le premier des médecins. Presque toujours, les fluctuations du milieu sont une menace pour l’existence. L’être vivant ne pourrait subsister s’il ne possédait certaines propriétés essentielles. Toute blessure serait mortelle si les tissus n’étaient capables de cicatrisation et le sang de coagulation » [52, 186].

En résumé, nous pensons qu’il est très instructif de méditer sur le sens que le mot normal prend en médecine et que l’équivocité du concept, signalée par Lalande, en reçoit une grande lumière, de portée tout à fait générale sur le problème du normal.

C’est la vie elle-même et non le jugement médical qui fait du normal biologique un concept de valeur et non un concept de réalité statistique. La vie, pour le médecin, ce n’est pas un objet, c’est une activité polarisée dont la médecine prolonge, en lui apportant la lumière relative mais indispensable de la science humaine, l’effort spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de valeur négative.

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Le Vocabulaire philosophique de Lalande contient une remarque importante concernant les termes anomalie et anormal. Anomalie est un substantif auquel actuellement aucun adjectif ne correspond, inversement anormal est un adjectif sans substantif, en sorte que l’usage les a couplés, faisant d’anormal l’adjectif d’anomalie. Il est exact en effet que anomal, dont Isidore Geoffroy Saint-Hilaire usait encore en 1836 dans son Histoire des anomalies de l’organisation, et qui figure aussi dans le Dictionnaire de médecine de Littré et Robin, est tombé en désuétude. Le Vocabulaire de Lalande expose qu’une confusion d’étymologie a aidé à ce rapprochement d’anomalie et d’anormal. Anomalie vient du grec anomalia qui signifie inégalité, aspérité ; omalos désigne en grec ce qui est uni, égal, lisse, en sorte que anomalie c’est étymologiquement an-omalos, ce qui est inégal, rugueux, irrégulier, au sens qu’on donne à ces mots en parlant d’un terrain23. Or, on s’est souvent mépris sur l’étymologie du terme anomalie en le dérivant, non pas de omalos, mais de nomos qui signifie loi, selon la composition a-nomos. Cette erreur d’étymologie se trouve, précisément, dans le Dictionnaire de Médecine de Littré et Robin. Or, le nomos grec et le norma latin ont des sens voisins, loi et règle tendent à se confondre. Ainsi, en toute rigueur sémantique anomalie désigne un fait, c’est un terme descriptif, alors que anormal implique référence à une valeur, c’est un terme appréciatif, normatif ; mais l’échange de bons procédés grammaticaux a entraîné une collusion des sens respectifs d’anomalie et d’anormal. Anormal est devenu un concept descriptif et anomalie est devenu un concept normatif. I. Geoffroy Saint-Hilaire qui tombe dans l’erreur étymologique que reprennent après lui Littré et Robin s’efforce de maintenir au terme anomalie son sens purement descriptif et théorique. L’anomalie est un fait biologique et doit être traitée comme fait, c’est-à-dire que la science naturelle doit l’expliquer et non l’apprécier : « Le mot anomalie, peu différent du mot irrégularité, ne doit jamais être pris dans le sens qui se déduirait littéralement de sa composition étymologique. Il n’existe pas de formations organiques qui ne soient soumises à des lois ; et le mot désordre, pris dans son sens véritable, ne saurait être appliqué à aucune des productions de la nature. Anomalie est une expression récemment introduite dans la langue anatomique et dont l’emploi y est même peu fréquent. Les zoologistes auxquels elle a été empruntée s’en servent au contraire fort souvent ; ils l’appliquent à un grand nombre d’animaux qui, par leur organisation et leurs caractères insolites, se trouvent pour ainsi dire isolés dans la série et n’ont avec les autres genres de la même classe que des rapports de parenté très éloignés » [43, I, 96, 37]. Or, il est incorrect, selon I. Geoffroy Saint-Hilaire, de parler, à propos de tels animaux, soit de bizarreries de la nature, soit de désordre, soit d’irrégularité. S’il y a exception, c’est aux lois des naturalistes et non aux lois de la nature, car dans la nature, toutes les espèces sont ce qu’elles doivent être, présentant également la variété dans l’unité et l’unité dans la variété [43, I, 37]. En anatomie, le terme d’anomalie doit donc conserver strictement son sens d’insolite, d’inaccoutumé ; être anomal c’est s’éloigner par son organisation de la grande majorité des êtres auxquels on doit être comparé [ibid.].

Ayant à définir l’anomalie en général du point de vue morphologique, I. Geoffroy Saint-Hilaire la met immédiatement en rapport avec les deux faits biologiques que sont le type spécifique et la variation individuelle. D’une part toutes les espèces vivantes offrent à considérer une multitude de variations dans la forme et le volume proportionnel des organes, d’autre part il existe un ensemble de traits « communs à la grande majorité des individus qui composent une espèce » et cet ensemble définit le type spécifique. « Toute déviation du type spécifique ou en d’autres termes toute particularité organique que présente un individu comparé à la grande majorité des individus de son espèce, de son âge, de son sexe, constitue ce qu’on peut appeler une Anomalie » [43, I, 30]. Il est clair qu’ainsi définie, l’anomalie prise en général est un concept purement empirique ou descriptif, elle est un écart statistique.

Un problème se pose immédiatement qui est de savoir si l’on doit tenir pour équivalents les concepts d’anomalie et de monstruosité. I. Geoffroy Saint-Hilaire se prononce pour leur distinction : la monstruosité est une espèce du genre anomalie.

D’où la division des anomalies en Variétés, Vices de conformation, Hétérotaxies et Monstruosités. Les Variétés sont des anomalies simples, légères, ne mettant obstacle à l’accomplissement d’aucune fonction et ne produisant pas de difformité ; exemple, un muscle surnuméraire, une artère rénale double. Les Vices de conformation sont des anomalies simples, peu graves sous le rapport anatomique, rendant impossible l’accomplissement d’une ou plusieurs fonctions ou produisant une difformité ; par exemple, l’imperfection de l’anus, l’hypospadias, le bec-de-lièvre. Les Hétérotaxies, d’un terme créé par Geoffroy Saint-Hilaire, sont des anomalies complexes, graves en apparence sous le rapport anatomique, mais ne mettant obstacle à aucune fonction et non apparentes à l’extérieur ; l’exemple le plus remarquable bien que rare est, selon Geoffroy Saint-Hilaire, la transposition complète des viscères ou le situs inversus. On sait que la dextrocardie, bien que rare, n’est pas un mythe. Enfin les Monstruosités sont des anomalies très complexes, très graves, rendant impossible ou difficile l’accomplissement d’une ou de plusieurs fonctions, ou produisant chez les individus qui en sont affectés une conformation vicieuse très différente de celle que présente ordinairement leur espèce ; par exemple, l’ectromélie ou la cyclopie [43, I, 33, 39-49].

L’intérêt d’une telle classification c’est qu’elle utilise deux principes différents de discrimination et de hiérarchie : les anomalies sont ordonnées selon leur complexité croissante et selon leur gravité croissante. La relation simplicité-complexité est purement objective. Il va de soi qu’une côte cervicale est une anomalie plus simple que l’ectromélie ou l’hermaphrodisme. La relation légèreté-gravité est d’un caractère logique moins net. Sans doute la gravité des anomalies est un fait anatomique, le critère de la gravité dans l’anomalie c’est l’importance de l’organe quant à ses connexions physiologiques ou anatomiques [43, I, 49]. Or, l’importance c’est une notion objective pour le naturaliste, mais c’est au fond une notion subjective en ce sens qu’elle inclut une référence à la vie de l’être vivant, considéré comme apte à qualifier cette même vie selon ce qui la favorise ou l’entrave. Cela est si vrai qu’aux deux premiers principes de sa classification (complexité, gravité) I. Geoffroy Saint-Hilaire en ajoute un troisième qui est proprement physiologique, savoir le rapport de l’anatomie avec l’exercice des fonctions (obstacle) et un quatrième enfin qui est franchement psychologique, lorsqu’il introduit la notion d’influence nuisible ou fâcheuse sur l’exercice des fonctions [43, I, 38, 39, 41, 49]. Si l’on était tenté de n’accorder à ce dernier principe qu’un rôle subordonné, nous répliquerions que le cas des hétérotaxies en fait au contraire ressortir à la fois le sens précis et la valeur biologique considérable. I. Geoffroy Saint-Hilaire a créé ce terme pour désigner des modifications dans l’organisation intérieure, c’est-à-dire dans les rapports des viscères, sans modification des fonctions et sans apparence extérieure. Ces cas ont été jusqu’alors peu étudiés et constituent une lacune dans la langue anatomique. Mais il ne faut pas s’en étonner, bien qu’on ait peine à concevoir la possibilité d’une anomalie complexe qui non seulement ne gêne pas la moindre fonction, mais même ne produise pas la plus petite difformité. « Un individu qui est affecté d’hétérotaxie peut donc jouir d’une santé très robuste ; il peut vivre fort longtemps ; et souvent ce n’est qu’après sa mort qu’on s’aperçoit de la présence d’une anomalie que lui-même avait ignorée » [43, I, 45, 46]. Cela revient à dire que l’anomalie est ignorée dans la mesure où elle est sans expression dans l’ordre des valeurs vitales. Ainsi, de l’aveu même d’un savant, l’anomalie n’est connue de la science que si elle a d’abord été sentie dans la conscience, sous forme d’obstacle à l’exercice des fonctions, sous forme de gêne ou de nocivité. Mais le sentiment d’obstacle, de gêne ou de nocivité est un sentiment qu’il faut bien dire normatif, puisqu’il comporte la référence même inconsciente d’une fonction et d’une impulsion à la plénitude de leur exercice. Finalement, pour qu’on puisse parler d’anomalie dans le langage savant, il faut qu’un être ait apparu à soi-même ou à autrui anormal dans le langage, même informulé, du vivant. Tant que l’anomalie n’a pas d’incidence fonctionnelle éprouvée par l’individu et pour lui, s’il s’agit d’un homme, ou référée à la polarité dynamique de la vie en tout autre être vivant, l’anomalie ou bien est ignorée (cas des hétérotaxies) ou bien est une variété indifférente, une variation sur un thème spécifique, elle est une irrégularité comme il y a des irrégularités négligeables d’objets coulés dans un même moule. Elle peut faire l’objet d’un chapitre spécial de l’histoire naturelle, mais non de la pathologie.

Si on admet au contraire que l’histoire des anomalies et la tératologie sont dans les sciences biologiques un chapitre obligé, qui traduit l’originalité de ces sciences, – car il n’y a pas une science spéciale des anomalies physiques ou chimiques – c’est qu’un point de vue nouveau est capable d’apparaître en biologie pour y découper un nouveau domaine. Ce point de vue, c’est celui de la normativité vitale. Vivre c’est, même chez une amibe, préférer et exclure. Un tube digestif, des organes sexuels ce sont des normes du comportement d’un organisme. Le langage psychanalytique est fort correct en ceci qu’il qualifie de pôles les orifices naturels de l’ingestion et de l’excrétion. Une fonction ne fonctionne pas indifféremment dans plusieurs sens. Un besoin situe relativement à une propulsion et à une répulsion les objets de satisfaction proposés. Il y a une polarité dynamique de la vie. Pour autant que les variations morphologiques ou fonctionnelles sur le type spécifique ne contrarient pas ou n’invertissent pas cette polarité, l’anomalie est un fait toléré ; dans le cas contraire, l’anomalie est ressentie comme ayant valeur vitale négative et elle se traduit extérieurement comme telle. C’est parce qu’il y a des anomalies vécues ou manifestées comme un mal organique qu’il existe un intérêt affectif d’abord, théorique ensuite, pour les anomalies. C’est parce que l’anomalie est devenue pathologique qu’elle suscite l’étude scientifique des anomalies. De son point de vue objectif, le savant ne veut voir dans l’anomalie que l’écart statistique, en méconnaissant que l’intérêt scientifique du biologiste a été suscité par l’écart normatif. En bref, toute anomalie n’est pas pathologique, mais seule l’existence d’anomalies pathologiques a suscité une science spéciale des anomalies qui tend normalement, du fait qu’elle est science, à bannir de la définition de l’anomalie toute implication de notion normative. Les écarts statistiques que sont les simples variétés ne sont pas ce à quoi on pense quand on parle d’anomalies, mais les difformités nuisibles ou même incompatibles avec la vie sont ce à quoi on pense, en se référant à la forme vivante ou au comportement du vivant non pas comme à un fait statistique, mais comme à un type normatif de vie.

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L’anomalie c’est le fait de variation individuelle qui empêche deux êtres de pouvoir se substituer l’un à l’autre de façon complète. Elle illustre dans l’ordre biologique le principe leibnizien des indiscernables. Mais diversité n’est pas maladie. L’anomal ce n’est pas le pathologique. Pathologique implique pathos, sentiment direct et concret de souffrance et d’impuissance, sentiment de vie contrariée. Mais le pathologique c’est bien l’anormal. Rabaud distingue anormal et malade, parce qu’il fait de anormal, selon l’usage récent et incorrect, l’adjectif de anomalie, et en ce sens il parle d’anormaux malades [97, 481] ; mais comme il distingue par ailleurs très nettement, selon le critère donné par l’adaptation et la viabilité, la maladie de l’anomalie [97, 477], nous ne voyons aucune raison de modifier nos distinctions de vocables et de sens.

Sans doute il y a une façon de tenir le pathologique pour normal, en définissant le normal et l’anormal par la fréquence statistique relative. En un sens on dira qu’une santé parfaite continuelle est un fait anormal. Mais c’est qu’il y a deux sens du mot santé. La santé, prise absolument, c’est un concept normatif définissant un type idéal de structure et de comportement organiques ; en ce sens c’est un pléonasme de parler de bonne santé, car la santé c’est le bien organique. La santé qualifiée c’est un concept descriptif, définissant une certaine disposition et réaction d’un organisme individuel à l’égard des maladies possibles. Les deux concepts, descriptif qualifié et normatif absolu, sont si bien distincts que les mêmes gens du peuple diront de leur voisin qu’il a une mauvaise santé ou qu’il n’a pas la santé, tenant pour équivalents la présence d’un fait et l’absence d’une valeur. Quand on dit qu’une santé continuellement parfaite c’est anormal, on traduit ce fait que l’expérience du vivant inclut en fait la maladie. Anormal veut dire précisément inexistant, inobservable. Ce n’est donc qu’une autre façon de dire que la santé continue c’est une norme et qu’une norme n’existe pas. En ce sens abusif, il est évident que le pathologique n’est pas anormal. Il l’est même si peu qu’on peut parler de fonctions normales de défense organique et de lutte contre la maladie. Leriche affirme, on l’a vu, que la douleur n’est pas dans le plan de la nature, mais on pourrait dire que la maladie est prévue par l’organisme (Sendrail 106). Par rapport aux anticorps qui sont une réaction de défense contre une inoculation pathologique, Jules Bordet pense qu’on peut parler d’anticorps normaux qui existeraient dans le sérum normal, agissant électivement sur tel microbe, tel antigène, et dont les multiples spécificités contribueraient à assurer la constance des caractéristiques chimiques de l’organisme, en éliminant ce qui ne leur est pas conforme [15, 6.16-14]. Mais pour prévue qu’elle puisse paraître, il n’en est pas moins que la maladie l’est comme un état contre lequel il faut lutter pour pouvoir continuer de vivre, c’est-à-dire qu’elle l’est comme un état anormal, relativement à la persistance de la vie qui joue ici le rôle de norme. Donc en prenant le mot normal à son sens authentique nous devons poser l’équation entre les concepts de malade, de pathologique et d’anormal.

Une autre raison de ne pas confondre anomalie et maladie, c’est que l’attention humaine n’est pas sensibilisée à l’une et à l’autre par des écarts de même espèce. L’anomalie éclate dans la multiplicité spatiale, la maladie éclate dans la succession chronologique. Le propre de la maladie c’est de venir interrompre un cours, d’être proprement critique. Même quand la maladie devient chronique, après avoir été critique, il y a un autrefois dont le patient ou l’entourage garde la nostalgie. On est donc malade non seulement par référence aux autres, mais par rapport à soi. C’est le cas dans la pneumonie, l’artérite, la sciatique, l’aphasie, la néphrite, etc. Le propre de l’anomalie c’est d’être constitutionnelle, congénitale, même si l’apparition retarde par rapport à la naissance et n’est contemporaine que de l’exercice de la fonction – par exemple dans la luxation congénitale de la hanche. Le porteur d’une anomalie ne peut donc être comparé à lui-même. On pourrait faire ici remarquer que l’interprétation tératogénique des caractères tératologiques et mieux encore leur explication tératogénétique permettent de replacer dans le devenir embryologique l’apparition de l’anomalie et de lui conférer la signification d’une maladie. Dès que l’étiologie et la pathogénie d’une anomalie sont connues, l’anomal devient pathologique. La tératogenèse expérimentale apporte ici des enseignements utiles [120]. Mais si cette conversion de l’anomalie en maladie a un sens dans la science des embryologistes, elle n’a aucun sens pour le vivant dont les comportements dans le milieu, hors de l’œuf ou hors de l’utérus, sont fixés au départ par les particularités de sa structure.

Quand l’anomalie est interprétée quant à ses effets, relativement à l’activité de l’individu, et donc à la représentation qu’il se fait de sa valeur et de sa destinée, l’anomalie est infirmité. Infirmité est une notion vulgaire mais instructive. On naît ou on devient infirme. C’est le fait de devenir tel, interprété comme déchéance irrémédiable, qui retentit sur le fait de naître tel. Au fond, il peut y avoir pour un infirme une activité possible et un rôle social honorable. Mais la limitation forcée d’un être humain à une condition unique et invariable est jugée péjorativement, par référence à l’idéal normal humain qui est l’adaptation possible et voulue à toutes les conditions imaginables. C’est l’abus possible de la santé qui est au fond de la valeur accordée à la santé, comme, selon Valéry, c’est l’abus du pouvoir qui est au fond de l’amour du pouvoir. L’homme normal c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques. Une norme unique de vie est ressentie privativement et non positivement. Celui qui ne peut courir se sent lésé, c’est-à-dire qu’il convertit sa lésion en frustration, et bien que son entourage évite de lui renvoyer l’image de son incapacité, comme lorsque des enfants affectueux se gardent de courir en compagnie d’un petit boiteux, l’infirme sent bien par quelle retenue et quelles abstentions de la part de ses semblables toute différence est apparemment annulée entre eux et lui.

Ce qui est vrai de l’infirmité est vrai aussi de certains états de fragilité et de débilité, liés à un écart d’ordre physiologique. Tel est le cas de l’hémophilie. C’est plutôt une anomalie qu’une maladie. Toutes les fonctions de l’hémophile s’accomplissent semblablement aux individus sains. Mais les hémorragies sont interminables, comme si le sang était indifférent à sa situation en dedans ou au-dehors des vaisseaux. En somme, la vie de l’hémophile serait normale si la vie animale ne comportait normalement des relations avec un milieu, relations dont les risques, sous forme de lésions, doivent être affrontés par l’animal pour compenser les désavantages d’ordre alimentaire que comporte la rupture d’avec l’inertie végétale, rupture qui constitue à bien d’autres égards, notamment sur le chemin de la conscience, un progrès réel. L’hémophilie est le type de l’anomalie à caractère pathologique éventuel, en raison de l’obstacle rencontré ici par une fonction vitale essentielle, la séparation stricte du milieu intérieur et du milieu extérieur.

En résumé, l’anomalie peut verser dans la maladie, mais n’est pas à elle seule une maladie. Il n’est pas aisé de déterminer à quel moment une anomalie se tourne en maladie. Faut-il ou non tenir la sacralisation de la cinquième vertèbre lombaire pour un fait pathologique ? Il y a bien des degrés dans cette malformation. Ne doit être dite sacralisée que la cinquième vertèbre quand elle est soudée au sacrum. En ce cas du reste elle est rarement cause de douleurs. La simple hypertrophie d’une apophyse transverse, son contact plus ou moins réel avec le tubercule sacré sont souvent rendus responsables de méfaits imaginaires. Il s’agit en somme d’anomalies anatomiques d’ordre congénital qui ne deviennent douloureuses que tard et parfois jamais [101].

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Le problème de la distinction entre l’anomalie – soit morphologique, comme la côte cervicale ou la sacralisation de la cinquième lombaire, soit fonctionnelle comme l’hémophilie, l’héméralopie ou la pentosurie – et l’état pathologique est bien obscur, et pourtant il est bien important du point de vue biologique, car enfin il ne nous renvoie à rien de moins qu’au problème général de la variabilité des organismes, de la signification et de la portée de cette variabilité. Dans la mesure où des êtres vivants s’écartent du type spécifique, sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril, ou bien des inventeurs sur la voie de formes nouvelles ? Selon qu’on est fixiste ou transformiste, on voit d’un œil différent un vivant porteur d’un nouveau caractère. On comprendra que nous n’ayons pas l’intention de traiter ici, même de loin, un tel problème. Nous ne pouvons cependant feindre de l’ignorer. Quand une drosophile pourvue d’ailes donne naissance par mutation à une drosophile sans ailes ou à ailes vestigiales, se trouve-t-on ou non en présence d’un fait pathologique ? Les biologistes comme Caullery qui n’admettent pas que les mutations soient suffisantes à rendre compte des faits d’adaptation et d’évolution, ou comme Bounoure qui contestent même le fait de l’évolution, insistent sur le caractère subpathologique ou franchement pathologique et même létal de la plupart des mutations. C’est que s’ils ne sont pas fixistes comme Bounoure [16], ils pensent au moins comme Caullery que les mutations ne sortent pas du cadre de l’espèce, puisque malgré des différences morphologiques considérables, les croisements féconds sont possibles entre individus témoins et individus mutants [24, 414]. Il ne nous paraît pas pourtant contestable que des mutations puissent être à l’origine d’espèces nouvelles. Ce fait était déjà bien connu de Darwin, mais l’avait moins frappé que la variabilité individuelle. Guyénot pense que c’est le seul mode actuellement connu de variation héréditaire, la seule explication partielle mais indiscutable de l’évolution [51]. Teissier et Ph. L’Héritier ont montré expérimentalement que certaines mutations qui peuvent paraître désavantageuses dans le milieu habituellement propre à une espèce, sont capables de devenir avantageuses, si certaines conditions d’existence viennent à varier. La drosophile à ailes vestigiales est éliminée par la drosophile à ailes normales, dans un milieu abrité et clos. Mais en milieu ventilé, les drosophiles vestigiales ne prenant pas le vol, restent constamment sur la nourriture et en trois générations on observe 60 % de drosophiles vestigiales dans une population mêlée [77]. Cela n’arrive jamais en milieu non ventilé. Ne disons pas en milieu normal, car enfin, il en est des milieux comme des espèces selon I. Geoffroy Saint-Hilaire : ils sont tout ce qu’ils doivent être en fonction des lois naturelles, et leur stabilité n’est pas garantie. Au bord de la mer un milieu ventilé est un fait sans reproche, mais ce sera un milieu plus normal pour des insectes aptères que pour des insectes ailés, car ceux qui ne prendront pas le vol auront moins de chance d’être éliminés. Darwin avait noté ce fait qui avait fait sourire et que les expériences ci-dessus rapportées confirment et expliquent. Le milieu est normal du fait que le vivant y déploie mieux sa vie, y maintient mieux sa propre norme. C’est par référence à l’espèce de vivant qui l’utilise à son avantage qu’un milieu peut être normal. Il n’est normal que pour être référé à une norme morphologique et fonctionnelle.

Un autre fait, rapporté par Teissier, montre bien que la vie obtient – sans peut-être le chercher – par la variation des formes vivantes, une sorte d’assurance contre la spécialisation excessive, sans réversibilité et donc sans souplesse, qu’est au fond une adaptation réussie. On a observé, dans certains districts industriels d’Allemagne et d’Angleterre, la disparition progressive de papillons gris et l’apparition de papillons noirs de la même espèce. Or, on a pu établir que la coloration noire s’accompagne chez ces papillons d’une vigueur particulière. En captivité, les noirs éliminent les gris. Pourquoi n’en va-t-il pas de même dans la nature ? Parce que leur couleur, tranchant davantage sur l’écorce des arbres, attire l’attention des oiseaux. Lorsque dans les régions industrielles, le nombre des oiseaux diminue, les papillons peuvent être noirs impunément [111]. En somme, cette espèce de papillons offre sous forme de variétés deux combinaisons de caractères opposés et se compensant : plus de vigueur est balancée par moins de sécurité et inversement. Dans chacune des variétés un obstacle a été tourné, pour employer une expression de Bergson, une impuissance a été surmontée. Selon que les circonstances permettent à telle solution morphologique de jouer de préférence à l’autre, le nombre des représentants de chaque variété varie et à la limite une variété tend vers une espèce.

Le mutationnisme s’est d’abord présenté comme une forme d’explication des faits d’évolution dont l’annexion par les généticiens a renforcé encore le caractère d’hostilité à toute prise en considération de l’influence du milieu. Il semble aujourd’hui que ce soit à l’interférence des innovations par mutations et des oscillations du milieu qu’on doive situer l’apparition d’espèces nouvelles, et qu’un darwinisme rajeuni par le mutationnisme soit l’explication la plus souple et la plus compréhensive du fait de l’évolution, malgré tout incontestable [56, 111]. L’espèce ce serait le groupement d’individus, tous à quelque degré différents, et dont l’unité traduit la normalisation momentanée de leurs rapports avec le milieu, y compris les autres espèces, comme Darwin l’avait bien vu. Le vivant et le milieu ne sont pas normaux pris séparément, mais c’est leur relation qui les rend tels l’un et l’autre. Le milieu est normal pour une forme vivante donnée dans la mesure où il lui permet une telle fécondité, et corrélativement une telle variété de formes, que, le cas échéant de modifications du milieu, la vie puisse trouver dans l’une de ces formes la solution au problème d’adaptation qu’elle est brutalement sommée de résoudre. Un vivant est normal dans un milieu donné pour autant qu’il est la solution morphologique et fonctionnelle trouvée par la vie pour répondre à toutes les exigences du milieu. Relativement à toute autre forme dont il s’écarte, ce vivant est normal, même s’il est relativement rare, du fait qu’il est, par rapport à elle normatif, c’est-à-dire qu’il la dévalorise avant de l’éliminer.

On voit donc finalement en quoi une anomalie et spécialement une mutation, c’est-à-dire une anomalie d’emblée héréditaire, n’est pas pathologique du fait qu’elle est anomalie, c’est-à-dire écart à partir d’un type spécifique, défini par un groupement des caractères les plus fréquents sous leur dimension moyenne. Sans quoi il faudrait dire qu’un individu mutant, point de départ d’une espèce nouvelle, est à la fois pathologique parce qu’il s’écarte, et normal parce qu’il se maintient et se reproduit. Le normal, en matière biologique, ce n’est pas tant la forme ancienne que la forme nouvelle, si elle trouve les conditions d’existence dans lesquelles elle paraîtra normative, c’est-à-dire déclassant toutes les formes passées, dépassées et peut-être bientôt trépassées.

Aucun fait dit normal, parce que rendu tel, ne peut usurper le prestige de la norme dont il est l’expression, à partir du moment où les conditions dans lesquelles il a été référé à la norme ne sont plus données. Il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi. L’anomalie ou la mutation ne sont pas en elles-mêmes pathologiques. Elles expriment d’autres normes de vie possibles. Si ces normes sont inférieures, quant à la stabilité, à la fécondité, à la variabilité de la vie, aux normes spécifiques antérieures, elles seront dites pathologiques. Si ces normes se révèlent, éventuellement, dans le même milieu équivalentes, ou dans un autre milieu supérieures, elles seront dites normales. Leur normalité leur viendra de leur normativité. Le pathologique, ce n’est pas l’absence de norme biologique, c’est une autre norme mais comparativement repoussée par la vie.

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Ici se présente un nouveau problème qui nous ramène au cœur de nos préoccupations et c’est celui des rapports du normal et de l’expérimental. Ce que les physiologistes, depuis Cl. Bernard, entendent par phénomènes normaux, ce sont des phénomènes dont l’exploration permanente est possible grâce à des dispositifs de laboratoire et dont les caractères mesurés se révèlent identiques à eux-mêmes pour un individu donné, dans des conditions données, et à quelques écarts d’amplitude définie près, identiques d’un individu à l’autre dans des conditions identiques. Il semblerait donc qu’il y ait une définition possible du normal, objective et absolue, à partir de quoi toute déviation au-delà de certaines limites serait logiquement taxée de pathologique. En quel sens l’étalonnage et la mensuration de laboratoire sont-ils dignes de servir de norme pour l’activité fonctionnelle du vivant pris hors du laboratoire ?

Tout d’abord on fera remarquer que le physiologiste, comme le physicien et le chimiste, institue des expériences dont il compare les résultats, sous cette réserve mentale capitale que ces données valent « toutes choses égales d’ailleurs ». Autrement dit, d’autres conditions feraient apparaître d’autres normes. Les normes fonctionnelles du vivant examiné au laboratoire ne prennent un sens qu’à l’intérieur des normes opératoires du savant. En ce sens, aucun physiologiste ne contestera qu’il donne seulement un contenu au concept de norme biologique, mais qu’en aucun cas il n’élabore ce qu’un tel concept inclut de normatif. Des conditions étant admises comme normales, le physiologiste étudie objectivement les relations qui définissent réellement les phénomènes correspondants, mais le physiologiste au fond ne définit pas objectivement quelles conditions sont normales. À moins d’admettre que les conditions d’une expérience sont sans influence sur la qualité de son résultat – ce qui est contradictoire avec le soin apporté à les déterminer – on ne peut nier la difficulté qu’il y a à assimiler à des conditions expérimentales les conditions normales, tant au sens statistique qu’au sens normatif, de la vie des animaux et de l’homme. Si l’on définit l’anormal ou le pathologique par l’écart statistique ou par l’insolite, comme le fait habituellement le physiologiste, d’un pur point de vue objectif, on doit dire que les conditions d’examen en laboratoire placent le vivant dans une situation pathologique, d’où l’on prétend paradoxalement tirer des conclusions ayant portée de norme. On sait que cette objection est très souvent adressée à la physiologie, même dans les milieux médicaux. Prus, dont on a déjà cité un passage du mémoire dirigé contre les théories de Broussais, écrivait dans ce même ouvrage : « Les maladies artificielles, et les soustractions d’organes qu’on opère dans les expériences sur les animaux vivants, conduisent au même résultat [que les maladies spontanées] ; toutefois, il est urgent d’en faire l’observation, ce serait à tort qu’on arguerait des services rendus par la physiologie expérimentale en faveur de l’influence que peut exercer la physiologie sur la médecine pratique… Lorsque pour connaître les fonctions du cerveau et du cervelet, on irrite, on pique, on incise l’un ou l’autre de ces organes ou qu’on en retranche une portion plus ou moins considérable, certes l’animal soumis à de pareilles expériences est aussi loin que possible de l’état physiologique, il est gravement malade, et ce qu’on appelle physiologie expérimentale n’est évidemment autre chose qu’une véritable pathologie artificielle, laquelle simule ou crée des maladies. Sans doute la physiologie en reçoit de grandes lumières, et les noms des Magendie, des Orfila, des Flourens figureront toujours avec honneur dans ses annales ; mais ces lumières elles-mêmes offrent une preuve authentique et en quelque sorte matérielle de tout ce que doit cette science à celle des maladies » [95, L sqq.].

C’est à cette forme d’objection que Cl. Bernard répondait dans les Leçons sur la chaleur animale : « Il y a certainement des perturbations introduites par l’expérience dans l’organisme, mais nous devons en tenir compte et nous le pouvons. Il nous faudra restituer aux conditions dans lesquelles nous plaçons l’animal la part d’anomalies qui leur revient, et nous supprimerons la douleur chez les animaux comme chez l’homme, à la fois par un sentiment d’humanité et aussi pour éloigner les causes d’erreur amenées par les souffrances. Mais les anesthésiques que nous mettons en usage ont eux-mêmes des effets sur l’organisme capables d’apporter des modifications physiologiques et de nouvelles causes d’erreur dans le résultat de nos expériences » [8, 57]. Texte remarquable, qui montre combien Cl. Bernard est près de supposer qu’il est possible de découvrir un déterminisme du phénomène, indépendant du déterminisme de l’opération de connaissance, et comment il est honnêtement obligé de reconnaître l’altération, dans des proportions précisément inassignables, que la connaissance fait subir au phénomène connu, par la préparation technique qu’elle implique. Quand on fait gloire aux théoriciens contemporains de la mécanique ondulatoire d’avoir découvert que l’observation trouble le phénomène observé, il se trouve, comme en d’autres cas, que l’idée est un peu plus vieille qu’eux-mêmes.

Au cours de ses recherches, le physiologiste doit affronter trois sortes de difficultés. D’abord il doit être assuré que le sujet dit normal en situation expérimentale est identique au sujet de même espèce en situation normale, c’est-à-dire non artificielle. Ensuite il doit s’assurer de la similitude de l’état pathologique par réalisation expérimentale et de l’état pathologique spontané. Or, souvent le sujet en état spontanément pathologique appartient à une autre espèce que le sujet en état expérimental pathologique. Par exemple, il est clair qu’on ne peut sans de grandes précautions conclure du chien de von Mering et Minkowski ou du chien de Young à l’homme diabétique. Enfin le physiologiste doit comparer le résultat des deux comparaisons précédentes. Nul ne contestera la largeur de la marge d’incertitude qu’admettent de telles comparaisons. Il est aussi vain de nier l’existence de cette marge que puéril de contester a priori l’utilité de telles comparaisons. En tout cas, on conçoit quelle difficulté il y a à réaliser l’exigence canonique du « toutes choses égales d’ailleurs ». On peut par excitation du cortex cérébral de la frontale ascendante provoquer une crise convulsive, ce n’est pas pour autant de l’épilepsie, même si l’électro-encéphalogramme présente, après l’une et l’autre de ces crises, des courbes d’enregistrement superposables. On peut greffer à un animal quatre pancréas simultanément sans que l’animal éprouve le moindre désordre d’hypoglycémie comparable à celui que déterminait un petit adénome des îlots de Langerhans [53 bis]. On peut provoquer le sommeil par des hypnotiques, mais selon A. Schwartz : « Ce serait une erreur de croire que le sommeil provoqué par des moyens pharmacologiques et le sommeil normal aient dans ces conditions nécessairement une phénoménologie exactement semblable. En réalité elle est toujours différente dans les deux cas, comme le prouvent les exemples suivants : si l’organisme est par exemple sous l’influence d’un hypnotique cortical, la paraldéhyde, le volume urinaire augmente, alors qu’au cours du sommeil normal la diurèse est habituellement réduite. Le centre de la diurèse libéré initialement par l’action dépressive de l’hypnotique sur l’écorce est donc soustrait ici à l’action inhibitrice ultérieure du centre du sommeil. » Il ne faut donc pas se dissimuler que le fait de provoquer artificiellement le sommeil, par intervention sur les centres nerveux, ne nous éclaire pas le mécanisme par lequel le centre hypnique est naturellement mis en activité par les facteurs normaux du sommeil [105, 23-28].

S’il est permis de définir l’état normal d’un vivant par un rapport normatif d’ajustement à des milieux, on ne doit pas oublier que le laboratoire constitue lui-même un nouveau milieu dans lequel certainement la vie institue des normes dont l’extrapolation, loin des conditions auxquelles ces normes se rapportent, ne va pas sans aléas. Le milieu de laboratoire est pour l’animal ou l’homme un milieu possible parmi d’autres. Certes, le savant a raison de ne voir dans ses appareils que les théories qu’ils matérialisent, dans les produits employés, que les réactions qu’ils permettent, et de postuler la validité universelle de ces théories et de ces réactions, mais pour le vivant appareils et produits sont des objets parmi lesquels il se meut comme dans un monde insolite. Il ne se peut pas que les allures de la vie en laboratoire ne retiennent pas quelque spécificité de leur rapport au lieu et au moment de l’expérience.

III. Norme et moyenne

Il semble que le physiologiste trouve dans le concept de moyenne un équivalent objectif et scientifiquement valable du concept de normal ou de norme. Il est certain que le physiologiste contemporain ne partage plus l’aversion de Cl. Bernard pour tout résultat d’analyse ou d’expérience biologique traduit en moyenne, aversion qui a peut-être son origine dans un texte de Bichat : « On analyse l’urine, la salive, la bile, etc., prises indifféremment sur tel ou tel sujet : et de leur examen résulte la chimie animale, soit : mais ce n’est pas là la chimie physiologique ; c’est, si je puis parler ainsi, l’anatomie cadavérique des fluides. Leur physiologie se compose de la connaissance des variations sans nombre qu’éprouvent les fluides suivant l’état de leurs organes respectifs » [12, art. 7, § 1]. Claude Bernard n’est pas moins net. Selon lui, l’emploi des moyennes fait disparaître le caractère essentiellement oscillatoire et rythmique du phénomène biologique fonctionnel. Si par exemple on cherche le nombre vrai des pulsations cardiaques par la moyenne des mesures prises plusieurs fois en une même journée sur un individu donné « on aura précisément un nombre faux ». D’où cette règle : « En physiologie, il ne faut jamais donner des descriptions moyennes d’expériences parce que les vrais rapports des phénomènes disparaissent dans cette moyenne ; quand on a affaire à des expériences complexes et variables, il faut en étudier les diverses circonstances et ensuite donner l’expérience la plus parfaite comme type, mais qui représentera toujours un fait vrai » [6, 286]. La recherche de valeurs biologiques moyennes est dépourvue de sens en ce qui concerne un même individu, par exemple l’analyse de l’urine moyenne des 24 heures est « l’analyse d’une urine qui n’existe pas » puisque l’urine du jeûne diffère de l’urine de la digestion. Cette recherche est également dépourvue de sens en ce qui concerne plusieurs individus. « Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste qui, ayant pris de l’urine dans un urinoir de la gare d’un chemin de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir donner ainsi l’analyse de l’urine moyenne européenne » [6, 236]. Sans vouloir ici reprocher à Cl. Bernard de confondre une recherche et sa caricature et de charger une méthode de méfaits dont la responsabilité revient à ceux qui l’utilisent, on se bornera à retenir que, selon lui, le normal est défini comme type idéal dans des conditions expérimentales déterminées, plutôt que comme moyenne arithmétique ou fréquence statistique.

Une attitude analogue est, à nouveau et plus récemment, celle de Vendryès dans son ouvrage Vie et probabilité, où les idées de Cl. Bernard sur la constance et les régulations du milieu intérieur sont systématiquement reprises et développées. Définissant les régulations physiologiques comme « l’ensemble des fonctions qui résistent au hasard » [115, 195], ou si l’on veut des fonctions qui font perdre à l’activité du vivant le caractère aléatoire qui serait le sien si le milieu intérieur était dépourvu d’autonomie vis-à-vis du milieu extérieur, Vendryès interprète les variations subies par les constantes physiologiques – la glycémie par exemple – comme des écarts à partir d’une moyenne, mais d’une moyenne individuelle. Les termes d’écart et de moyenne prennent ici un sens probabilitaire. Les écarts sont d’autant plus improbables qu’ils sont plus grands. « Je ne fais pas une statistique d’un certain nombre d’individus. Je considère un seul individu. Dans ces conditions, les termes de valeur moyenne et d’écart s’appliquent aux différentes valeurs que peut prendre dans la succession des temps un même composant du sang d’un même individu » [115, 33]. Mais nous ne pensons pas que Vendryès élimine par là la difficulté que Cl. Bernard résolvait en proposant l’expérience la plus parfaite comme type, c’est-à-dire comme norme de comparaison. Ce faisant Cl. Bernard avouait expressément que le physiologiste apporte par son choix la norme dans l’expérience de physiologie, et qu’il ne l’en retire pas. Nous ne pensons pas que Vendryès puisse procéder autrement. Il dit qu’un homme a 1 ‰ comme valeur moyenne de glycémie lorsque normalement le taux de glycémie est 1 ‰ et lorsque à la suite de l’alimentation ou d’un travail musculaire, la glycémie subit des écarts positifs ou négatifs autour de cette valeur moyenne ? Mais à supposer qu’on se limite effectivement à l’observation d’un individu, d’où tire-t-on a priori que l’individu choisi pour sujet d’examen des variations d’une constante représente le type humain ? Ou bien on est médecin – et c’est apparemment le cas de Vendryès – et par conséquent apte à diagnostiquer le diabète ; ou bien on n’a pas appris de physiologie au cours des études médicales, et pour savoir quel est le taux normal d’une régulation on cherchera la moyenne d’un certain nombre de résultats, obtenus sur des individus placés dans des conditions aussi semblables que possible. Mais enfin le problème est de savoir à l’intérieur de quelles oscillations autour d’une valeur moyenne purement théorique on tiendra les individus pour normaux ?

Ce problème est traité avec beaucoup de clarté et de probité par A. Mayer [82] et H. Laugier [71]. Mayer énumère tous les éléments de la biométrie physiologique contemporaine : température, métabolisme de base, ventilation, chaleur dégagée, caractéristiques du sang, vitesse de circulation, composition du sang, des réserves, des tissus, etc. Or les valeurs biométriques admettent une marge de variation. Pour nous représenter une espèce, nous avons choisi des normes qui sont en fait des constantes déterminées par des moyennes. Le vivant normal est celui qui est conforme à ces normes. Mais devons-nous tenir tout écart pour anormal ? « Le modèle c’est en réalité le fruit d’une statistique. Le plus souvent c’est le résultat de calculs de moyennes. Mais les individus véritables que nous rencontrons s’en écartent plus ou moins et c’est précisément en cela que consiste leur individualité. Il serait très important de savoir sur quoi portent les écarts et quels écarts sont compatibles avec une survie prolongée. Il faudrait le savoir pour les individus de chaque espèce. Une telle étude est loin d’être faite » [82, 4.54-14].

C’est la difficulté d’une telle étude concernant l’homme que Laugier expose. Il le fait d’abord en exposant la théorie de l’homme moyen de Quêtelet, sur laquelle on reviendra. Établir une courbe de Quêtelet, ce n’est pas résoudre le problème du normal, pour un caractère donné, par exemple la taille. Il faut des hypothèses directrices et des conventions pratiques permettant de décider à quelle valeur des tailles, soit vers les grandes, soit vers les petites, se fait le passage du normal à l’anormal. Le même problème se pose si l’on substitue à un ensemble de moyennes arithmétiques un schéma statistique à partir duquel tel individu s’écarte plus ou moins, car la statistique ne fournit aucun moyen pour décider si l’écart est normal ou anormal. Peut-être pourrait-on, par une convention que la raison même semble suggérer, tenir pour normal l’individu dont le portrait bio-métrique permet de prévoir que, hors accident, il aura la durée de vie propre à l’espèce ? Mais les mêmes interrogations reparaissent. « Nous trouverons chez les individus qui meurent apparemment de sénescence, une dispersion des durées de vie assez étendue. Prendrons-nous comme durée de vie de l’espèce la moyenne de ces durées ou les durées maximales atteintes par quelques rares individus, ou quelque autre valeur ? » [71, 4.56-4]. Cette normalité du reste n’exclurait pas d’autres anormalités : telle difformité congénitale peut être compatible avec une très longue vie. Si à la rigueur dans la détermination d’une normalité partielle, l’état moyen du caractère étudié dans le groupe observé peut fournir un substitut d’objectivité, la coupure autour de la moyenne restant arbitraire, en tout cas toute objectivité s’évanouit dans la détermination d’une normalité globale. « Étant donné l’insuffisance des données numériques de biométrie et devant l’incertitude où nous sommes sur la validité des principes à utiliser pour établir la coupure entre le normal et l’anormal, la définition scientifique de la normalité apparaît comme actuellement inaccessible » [ibid.].

Est-ce être encore plus modeste ou au contraire plus ambitieux que d’affirmer l’indépendance logique des concepts de norme et de moyenne et par suite l’impossibilité définitive de donner sous forme de moyenne objectivement calculée l’équivalent intégral du normal anatomique ou physiologique ?

***

Nous nous proposons de reprendre sommairement, à partir des idées de Quêtelet et de l’examen très rigoureux qu’en a fait Halbwachs, le problème du sens et de la portée des recherches biométriques en physiologie. En somme, le physiologiste qui fait la critique de ses concepts de base aperçoit bien que norme et moyenne sont deux concepts pour lui inséparables. Mais le second lui paraît immédiatement capable d’une signification objective et c’est pourquoi il essaie de lui ramener le premier. On vient de voir que cette tentative de réduction se heurte à des difficultés actuellement, et sans doute toujours, insurmontables. Ne conviendrait-il pas de renverser le problème et de se demander si la liaison des deux concepts ne pourrait pas être expliquée par subordination de la moyenne à la norme ? On sait que la biométrie a d’abord été fondée, dans l’ordre anatomique, par les travaux de Galton, généralisant les procédés anthropométriques de Quêtelet. Quêtelet étudiant systématiquement les variations de la taille de l’homme avait établi pour un caractère mesuré sur les individus d’une population homogène et représenté graphiquement, l’existence d’un polygone de fréquence présentant un sommet correspondant à l’ordonnée maximale et une symétrie par rapport à cette ordonnée. On sait que la limite d’un polygone est une courbe et c’est Quêtelet lui-même qui a montré que le polygone de fréquence tend vers une courbe dite « en cloche » qui est la courbe binomiale ou encore courbe d’erreurs de Gauss. Par ce rapprochement, Quêtelet tenait expressément à signifier qu’il ne reconnaissait à la variation individuelle concernant un caractère donné (fluctuation) d’autre sens que celui d’un accident vérifiant les lois du hasard, c’est-à-dire les lois qui expriment l’influence d’une multiplicité inassignable de causes non systématiquement orientées, et dont les effets par conséquent tendent à s’annuler par compensation progressive. Or, cette interprétation possible des fluctuations biologiques par le calcul des probabilités apparaissait à Quêtelet de la plus haute importance métaphysique. Elle signifiait, selon lui, qu’il existe pour l’espèce humaine « un type ou module dont on peut déterminer facilement les différentes proportions » [96, 15]. Si cela n’était point, si les hommes différaient entre eux, par exemple sous le rapport de la hauteur, non par l’effet de causes accidentelles, mais par l’absence de type selon lequel ils soient comparables, aucune relation déterminée ne pourrait être établie entre toutes les mesures individuelles. S’il existe au contraire un type relativement auquel les écarts soient purement accidentels, les valeurs numériques d’un caractère mesuré sur une foule d’individus doivent se répartir selon une loi mathématique, et c’est ce qui arrive en fait. Par ailleurs, plus le nombre de mesures opérées sera grand, plus les causes perturbatrices accidentelles se compenseront et s’annuleront et plus nettement apparaîtra le type général. Mais surtout sur un grand nombre d’hommes dont la taille varie entre des limites déterminées ceux qui approchent le plus de la taille moyenne sont les plus nombreux, ceux qui s’en écartent le plus sont les moins nombreux. À ce type humain, à partir duquel l’écart est d’autant plus rare qu’il est plus grand, Quêtelet donne le nom d’homme moyen. Ce qu’on néglige généralement de dire, quand on cite Quêtelet comme ancêtre de la biométrie, c’est que, selon lui, l’homme moyen n’est nullement un « homme impossible » [96, 22]. La preuve de l’existence d’un homme moyen, dans un climat donné, se trouve dans la manière dont les nombres obtenus pour chaque dimension mesurée (taille, tête, bras, etc.) se groupent autour de la moyenne en obéissant à la loi des causes accidentelles. La moyenne de la taille dans un groupe donné est telle que le plus grand des sous-groupes formés d’hommes ayant la même taille est l’ensemble des hommes dont la taille approche le plus de la moyenne. Cela rend la moyenne typique tout à fait différente de la moyenne arithmétique. Quand on mesure la hauteur de plusieurs maisons on peut obtenir une hauteur moyenne, mais telle qu’aucune maison peut ne se trouver dont la hauteur propre approche de la moyenne. Bref, selon Quêtelet, l’existence d’une moyenne est le signe incontestable de l’existence d’une régularité, interprétée dans un sens expressément ontologique : « La principale idée pour moi est de faire prévaloir la vérité et de montrer combien l’homme est soumis à son insu aux lois divines et avec quelle régularité il les accomplit. Cette régularité du reste n’est point particulière à l’homme : c’est une des grandes lois de la nature qui appartient aux animaux comme aux plantes, et l’on s’étonnera peut-être de ne pas l’avoir reconnue plus tôt » [96, 21]. L’intérêt de la conception de Quêtelet est en ceci qu’il identifie dans sa notion de moyenne véritable les notions de fréquence statistique et de norme, car une moyenne déterminant des écarts d’autant plus rares qu’ils sont plus amples c’est proprement une norme. Nous n’avons pas à discuter ici le fondement métaphysique de la thèse de Quêtelet, mais à retenir simplement qu’il distingue deux sortes de moyennes : la moyenne arithmétique ou médiane et la moyenne vraie, et que loin de présenter la moyenne comme fondement empirique de la norme en matière de caractères humains physiques, il présente explicitement une régularité ontologique comme s’exprimant dans la moyenne. Or, s’il peut paraître discutable de remonter jusqu’à la volonté de Dieu pour rendre compte du module de la taille humaine, cela n’entraîne pas pour autant qu’aucune norme ne transparaisse dans cette moyenne. Et c’est ce qui nous paraît pouvoir être conclu de l’examen critique auquel Halbwachs a soumis les idées de Quêtelet [53].

Selon Halbwachs, c’est à tort que Quêtelet considère la répartition des tailles humaines autour d’une moyenne comme un phénomène auquel on puisse appliquer les lois du hasard. La condition première de cette application, c’est que les phénomènes, considérés comme combinaisons d’éléments en nombre inassignable, soient des réalisations toutes indépendantes les unes des autres, telles qu’aucune d’entre elles n’exerce d’influence sur celle qui la suit. Or on ne peut pas assimiler des effets organiques constants à des phénomènes régis par les lois du hasard. Le faire c’est admettre que les faits physiques tenant au milieu et les faits physiologiques relatifs aux processus de croissance se composent de façon que chaque réalisation soit indépendante des autres, au moment antérieur et au même moment. Or, cela est insoutenable du point de vue humain, où les normes sociales viennent interférer avec les lois biologiques, en sorte que l’individu humain est le produit d’un accouplement obéissant à toutes sortes de prescriptions coutumières et législatives d’ordre matrimonial. Bref, hérédité et tradition, accoutumance et coutume sont autant de formes de dépendance et de liaison interindividuelle et donc autant d’obstacles à une utilisation adéquate du calcul des probabilités. Le caractère étudié par Quêtelet, la taille, ne serait un fait purement biologique que s’il était étudié sur l’ensemble des individus constituant une lignée pure, animale ou végétale. Dans ce cas les fluctuations de part et d’autre du module spécifique seraient dues uniquement à l’action du milieu. Mais dans l’espèce humaine la taille est un phénomène inséparablement biologique et social. Même si elle est fonction du milieu, il faut voir dans le milieu géographique en un sens le produit de l’activité humaine. L’homme est un facteur géographique et la géographie est toute pénétrée d’histoire sous forme de techniques collectives. L’observation statistique a par exemple permis de constater l’influence de l’assèchement des marais de Sologne sur la taille des habitants [89]. Sorre admet que la taille moyenne de quelques groupes humains s’est vraisemblablement élevée sous l’influence d’une alimentation améliorée [109, 286]. Mais, selon nous, si Quêtelet s’est trompé en attribuant à la moyenne d’un caractère anatomique humain une valeur de norme divine, c’est peut-être seulement en spécifiant la norme, mais non en interprétant la moyenne comme signe d’une norme. S’il est vrai que le corps humain est en un sens un produit de l’activité sociale, il n’est pas absurde de supposer que la constance de certains traits, révélés par une moyenne, dépend de la fidélité consciente ou inconsciente à certaines normes de la vie. Par suite, dans l’espèce humaine, la fréquence statistique ne traduit pas seulement une normativité vitale mais une normativité sociale. Un trait humain ne serait pas normal parce que fréquent, mais fréquent parce que normal, c’est-à-dire normatif dans un genre de vie donné, en prenant ces mots de genre de vie au sens que lui ont donné les géographes de l’école de Vidal de La Blache.

Cela paraîtra encore plus évident si au lieu de considérer un caractère anatomique on s’attache à un caractère physiologique global comme la longévité. Flourens après Buffon a recherché un moyen de déterminer scientifiquement la durée naturelle ou normale de la vie de l’homme, utilisant en les corrigeant les travaux de Buffon. Flourens rapporte la durée de vie à la durée spécifique de la croissance dont il définit le terme par la réunion des os à leurs épiphyses24. « L’homme est vingt ans à croître et il vit cinq fois vingt ans, c’est-à-dire cent ans. » Que cette durée normale de la vie humaine ne soit ni la durée fréquente ni la durée moyenne, c’est ce que spécifie bien Flourens : « Nous voyons tous les jours des hommes qui vivent quatre-vingt-dix et cent ans. Je sais bien que le nombre de ceux qui vont jusque-là est petit, relativement au nombre de ceux qui n’y vont pas, mais enfin on y va. Et de ce qu’on y va quelquefois il est très permis de conclure qu’on y irait plus souvent, qu’on y irait souvent, si des circonstances accidentelles et extrinsèques, si des causes troublantes ne venaient à s’y opposer. La plupart des hommes meurent de maladies ; très peu meurent de vieillesse proprement dite » [39, 80-81]. De même Metchnikoff pense que l’homme peut normalement devenir centenaire et que tout vieillard qui meurt avant un siècle de vie est en droit un malade.

Les variations de la durée de vie moyenne chez l’homme au cours des âges (39 ans en 1865 et 52 en 1920, en France et pour le sexe masculin) sont bien instructives. Buffon et Flourens considéraient l’homme, pour lui assigner une vie normale, du même œil de biologiste qu’ils faisaient pour le lapin ou le chameau. Mais quand on parle de vie moyenne, pour la montrer progressivement croissante, on la met en rapport avec l’action que l’homme, pris collectivement, exerce sur lui-même. C’est en ce sens que Halbwachs traite la mort comme un phénomène social, estimant que l’âge où elle survient résulte en grande partie des conditions de travail et d’hygiène, de l’attention à la fatigue et aux maladies, bref de conditions sociales autant que physiologiques. Tout se passe comme si une société avait « la mortalité qui lui convient », le nombre des morts et leur répartition aux différents âges traduisant l’importance que donne ou non une société à la prolongation de la vie [53, 94-97]. En somme, les techniques d’hygiène collective qui tendent à prolonger la vie humaine ou les habitudes de négligence qui ont pour résultat de l’abréger dépendant du prix attaché à la vie dans une société donnée, c’est finalement un jugement de valeur qui s’exprime dans ce nombre abstrait qu’est la durée de vie humaine moyenne. La durée de vie moyenne n’est pas la durée de vie biologiquement normale, mais elle est en un sens la durée de vie socialement normative. Dans ce cas encore, la norme ne se déduit pas de la moyenne, mais se traduit dans la moyenne. Ce serait encore plus net si au lieu de considérer la durée de vie moyenne dans une société nationale, prise en bloc, on spécifiait cette société en classes, en métiers, etc. On verrait sans doute que la durée de vie dépend de ce que Halbwachs appelle ailleurs les niveaux de vie.

À une telle conception, on objectera sans doute qu’elle vaut pour des caractères humains superficiels et pour lesquels à tout prendre une marge de tolérance où les diversités sociales peuvent se faire jour existe, mais qu’elle ne convient certainement ni pour des caractères humains fondamentaux de rigidité essentielle, tels que la glycémie ou la calcémie ou le pH sanguin, ni d’une façon générale pour des caractères proprement spécifiques chez les animaux, auxquels aucune technique collective ne confère de plasticité relative. Certes, on n’entend pas soutenir que les moyennes anatomo-physiologiques traduisent chez l’animal des normes et des valeurs sociales, mais on se demande si elles ne traduiraient pas des normes et des valeurs vitales. On a vu, au sous-chapitre précédent, l’exemple, cité par G. Teissier, de cette espèce de papillons oscillant entre deux variétés avec l’une ou l’autre desquelles elle tend à se confondre, selon que le milieu permet l’une ou l’autre des deux combinaisons compensées de caractères contrastants. On se demande s’il n’y aurait pas là une sorte de règle générale de l’invention des formes vivantes. En conséquence, on pourrait donner à l’existence d’une moyenne des caractères les plus fréquents un sens assez différent de celui que lui attribuait Quêtelet. Elle ne traduirait pas un équilibre spécifique stable, mais l’équilibre instable de normes et de formes de vie affrontées momentanément à peu près égales. Au lieu de considérer un type spécifique comme réellement stable, parce que présentant des caractères exempts de toute incompatibilité, ne pourrait-on le tenir pour apparemment stable parce qu’ayant réussi momentanément à concilier par un ensemble de compensations des exigences opposées. Une forme spécifique normale ce serait le produit d’une normalisation entre fonctions et organes dont l’harmonie synthétique est obtenue dans des conditions définies, et non pas donnée. C’est à peu près ce que suggérait Halbwachs, dès 1912, dans sa critique de Quêtelet : « Pourquoi concevoir l’espèce comme un type dont les individus ne s’écartent que par accident ? Pourquoi son unité ne résulterait-elle pas d’une dualité de conformation, d’un conflit de deux ou d’un très petit nombre de tendances organiques générales qui, au total, s’équilibreraient ? Quoi de plus naturel, alors, que les démarches de ses membres expriment cette divergence par une série régulière d’écarts de la moyenne en deux sens différents… Si les écarts étaient plus nombreux en un sens, ce serait le signe que l’espèce tend à évoluer dans cette direction sous l’influence d’une ou plusieurs causes constantes » [53, 61].

En ce qui concerne l’homme et ses caractères physiologiques permanents, seules une physiologie et une pathologie humaines comparées – au sens où il existe une littérature comparée – des divers groupes et sous-groupes ethniques, éthiques ou religieux, techniques, qui tiendraient compte de l’intrication de la vie et des genres et des niveaux sociaux de vie, pourraient fournir une réponse précise à nos hypothèses. Or, il semble que cette physiologie humaine comparée, faite à un point de vue systématique, reste encore à écrire par un physiologiste. Certes, il existe des recueils compacts de données biométriques d’ordre anatomique et physiologique concernant les espèces animales et l’espèce humaine dissociée en groupes ethniques, par exemple les Tabulae biologicae25, mais ce sont là des répertoires sans aucune tentative d’interprétation des résultats de comparaisons. Nous entendons par physiologie humaine comparée ce genre de recherches dont les travaux de Eijkmann, de Benedict, de Ozorio de Almeida sur le métabolisme basal dans ses rapports avec le climat et la race sont le meilleur exemple26. Mais il se trouve que cette lacune vient d’être en partie comblée par les travaux récents d’un géographe français, Sorre, dont Les fondements biologiques de la géographie humaine nous ont été signalés alors que la rédaction de cet essai était terminée. Nous en dirons quelques mots plus loin, à la suite d’un développement que nous tenons à laisser dans son état primitif, non pas tant par souci d’originalité que comme témoignage de convergence. En matière de méthodologie, la convergence l’emporte de loin sur l’originalité.

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On nous accordera d’abord que la détermination des constantes physiologiques, par construction de moyennes expérimentalement obtenues dans le seul cadre d’un laboratoire, risquerait de présenter l’homme normal comme un homme médiocre, bien au-dessous des possibilités physiologiques dont les hommes en situation directe et concrète d’action sur eux-mêmes ou sur le milieu sont évidemment capables, même aux yeux les moins scientifiquement informés. On répondra en faisant remarquer que les frontières du laboratoire se sont beaucoup élargies depuis Claude Bernard, que la physiologie étend sa juridiction sur les centres d’orientation et de sélection professionnelle, sur les instituts d’éducation physique, bref que le physiologiste attend de l’homme concret, et non pas du sujet de laboratoire en situation assez artificielle, qu’il fixe lui-même les marges de variations tolérées par les valeurs biométriques. Lorsque A. Mayer écrit : « La mesure de l’activité maximale de la musculature chez l’homme est précisément l’objet de l’établissement des records sportifs » [82, 4.54-14], on pense à la boutade de Thibaudet : « Ce sont les tables de record et non la physiologie qui répondent à cette demande : à combien de mètres l’homme peut-il sauter » ?27. En somme la physiologie ne serait qu’une méthode sûre et précise d’enregistrement et d’étalonnage des latitudes fonctionnelles que l’homme acquiert ou plutôt conquiert progressivement. Si l’on peut parler d’homme normal, déterminé par le physiologiste, c’est parce qu’il existe des hommes normatifs, des hommes pour qui il est normal de faire craquer les normes et d’en instituer de nouvelles.

Ce ne sont pas seulement les variations individuelles apportées à des « thèmes » physiologiques communs chez l’homme blanc dit civilisé qui nous paraissent intéressantes comme expression de la normativité biologique humaine, mais plus encore les variations des thèmes eux-mêmes de groupe à groupe, selon les genres et les niveaux de vie, en rapport avec des prises de position éthiques ou religieuses relativement à la vie, bref des normes collectives de vie. Dans cet ordre d’idée Ch. Laubry et Th. Brosse ont étudié, grâce aux techniques les plus modernes d’enregistrement, les effets physiologiques de la discipline religieuse qui permet aux yoguis hindous la maîtrise presque intégrale des fonctions de la vie végétative. Cette maîtrise est telle qu’elle parvient à la régulation des mouvements péristaltiques et anti-péristaltiques, à l’usage en tous sens du jeu des sphincters anal et vésical, abolissant ainsi la distinction physiologique des systèmes musculaires strié et lisse. Cette maîtrise abolit par là même l’autonomie relative de la vie végétative. L’enregistrement simultané du pouls, de la respiration, de l’électrocardiogramme, la mesure du métabolisme basal ont permis de constater que la concentration mentale, tendant à la fusion de l’individu avec l’objet universel, produit les effets suivants : rythme cardiaque accéléré, modification du rythme et de la hauteur du pouls, modification de l’électrocardiogramme : bas voltage généralisé, disparition des ondes, infime fibrillation sur la ligne iso-électrique, métabolisme basal réduit [70, 1604]. La clef de l’action du yogui sur les fonctions physiologiques les moins apparemment soumises à la volonté, c’est la respiration ; c’est à elle qu’il est demandé d’agir sur les autres fonctions, c’est par sa réduction que le corps est placé « à l’état de vie ralentie comparable à celui des animaux hibernants » [ibid.]. Obtenir un changement du rythme du pouls allant de 50 à 150, une apnée de 15 minutes, une abolition presque totale de la contraction cardiaque, c’est bien faire craquer des normes physiologiques. À moins qu’on choisisse de tenir pour pathologiques de tels résultats. Mais c’est manifestement impossible : « Si les yoguis ignorent la structure de leurs organes, ils sont maîtres incontestés de leurs fonctions. Ils jouissent d’un état de santé magnifique et cependant ils se sont infligé des années d’exercices qu’ils n’auraient pu supporter s’ils n’avaient respecté les lois de l’activité physiologique » [ibid.]. Laubry et Th. Brosse concluent qu’avec de tels faits nous sommes en présence d’une physiologie humaine assez différente de la simple physiologie animale : « La volonté semble agir à la façon d’une épreuve pharmacodynamique et nous entrevoyons ainsi pour nos facultés supérieures un pouvoir infini de régulation et d’ordre » [ibid.]. D’où, sur le problème du pathologique, ces remarques de Th. Brosse : « Considéré sous cet angle de l’activité consciente en rapport avec les niveaux psychophysiologiques qu’elle utilise, le problème de la pathologie fonctionnelle apparaît intimement lié à celui de l’éducation. Conséquence d’une éducation sensorielle, active, émotionnelle, mal faite ou non faite, il appelle instamment une rééducation. De plus en plus l’idée de santé ou de normalité cesse de nous apparaître comme celle de la conformité à un idéal extérieur (athlète pour le corps, bachelier pour l’intelligence). Elle prend place dans la relation entre le moi conscient et ses organismes psychophysiologiques, elle est relativiste et individualiste » [17, 49].

Sur ces questions de physiologie et de pathologie comparée on est réduit à se contenter de peu de documents, mais, fait surprenant, bien que leurs auteurs aient obéi à des intentions non comparables, ils orientent l’esprit vers les mêmes conclusions. Porak, qui a cherché dans l’étude des rythmes fonctionnels et de leurs troubles une voie vers la connaissance du début des maladies, a montré le rapport entre les genres de vie et les courbes de la diurèse et de la température (rythmes lents), du pouls et de la respiration (rythmes rapides). Les jeunes Chinois de 18 à 25 ans ont un débit urinaire moyen de 0,5 cm³ par minute, avec oscillations de 0,2 à 0,7 alors que ce débit est de 1 cm³ pour les européens, avec oscillations de 0,8 à 1,5. Porak interprète ce fait physiologique à partir des influences géographiques et historiques combinées dans la civilisation chinoise. De cette masse d’influences il en choisit deux capitales selon lui : la nature de l’alimentation (thé, riz, végétaux germés) et les rythmes nutritifs, déterminés par l’expérience ancestrale ; – le mode d’activité qui respecte mieux en Chine que dans l’Occident le développement périodique de l’activité neuro-musculaire. La sédentarité des habitudes occidentales a sa répercussion nocive sur le rythme des liquides. Ce dérangement n’existe pas en Chine où on a conservé le goût de la promenade « dans le désir passionné de se confondre avec la nature » [94, 4-6].

L’étude du rythme respiratoire (rythme rapide) fait apparaître des variations en rapport avec le développement et l’ankylose du besoin d’activité. Ce besoin est lui-même en rapport avec les phénomènes naturels ou sociaux qui scandent le travail humain. Depuis l’invention de l’agriculture, la journée solaire est un cadre dans lequel s’inscrit l’activité de bien des hommes. La civilisation urbaine et les exigences de l’économie moderne ont troublé les grands cycles physiologiques d’activité, mais en laissent subsister des vestiges. Sur ces cycles fondamentaux se greffent des cycles secondaires. Alors que les changements de position déterminent des cycles secondaires dans les variations du pouls, ce sont les influences psychiques qui sont prépondérantes dans le cas de la respiration. La respiration s’accélère dès le réveil, dès que les yeux s’ouvrent à la lumière : « Ouvrir les yeux, c’est déjà prendre l’attitude de l’état de veille, c’est déjà orienter les rythmes fonctionnels vers le déploiement de l’activité neuro-motrice, et la souple fonction respiratoire est prompte à la riposte au monde extérieur : elle réagit immédiatement à l’ouverture des paupières » [94, 62]. La fonction respiratoire est, par l’hématose qu’elle assure, si importante pour le déploiement explosif ou soutenu de l’énergie musculaire qu’une régulation très subtile doit déterminer dans l’instant des variations considérables du volume d’air inspiré. L’intensité respiratoire est donc sous la dépendance de la qualité de nos attaques ou de nos réactions, dans notre débat avec le milieu. Le rythme respiratoire est fonction de la conscience de notre situation dans le monde.

On s’attend à ce que les observations de Porak le conduisent à proposer des indications thérapeutiques et hygiéniques. C’est en effet ce qui arrive. Puisque les normes physiologiques définissent moins une nature humaine que des habitudes humaines en rapport avec des genres de vie, des niveaux de vie et des rythmes de vie, toute règle diététique doit tenir compte de ces habitudes. Voici un bel exemple de relativisme thérapeutique : « Les Chinoises nourrissent leurs enfants de lait pendant les deux premières années de la vie. Après sevrage, les enfants ne se nourriront plus jamais de lait. Le lait de vache est considéré comme un liquide malpropre, tout juste bon pour les porcs. Or, j’ai souvent essayé le lait de vache chez mes malades atteints de néphrite. L’ankylose urinaire se produisait aussitôt. En remettant le malade au régime thé, riz, une belle crise urinaire rétablissait l’eurythmie » [94, 99]. Quant aux causes des maladies fonctionnelles, elles sont presque toutes, si on les prend à leur début, des perturbations de rythmes, des dérythmies, dues à la fatigue ou au surmenage, c’est-à-dire à tout exercice dépassant la juste adaptation des besoins de l’individu à l’environnement [94, 86]. « Impossible de maintenir un type dans sa marge de disponibilité fonctionnelle. La meilleure définition de l’homme serait, je crois, un être insatiable, c’est-à-dire qui dépasse toujours ses besoins » [94, 89]. Voilà une bonne définition de la santé qui nous prépare à comprendre son rapport avec la maladie.

Lorsque Marcel Labbé étudie, principalement à propos du diabète, l’étiologie des maladies de la nutrition, il aboutit à des conclusions analogues. « Les maladies de la nutrition ne sont pas maladies d’organes mais maladies de fonctions… Les vices de l’alimentation jouent un rôle capital dans la genèse des troubles de la nutrition… L’obésité est la plus fréquente et la plus simple de ces maladies créées par l’éducation morbide donnée par les parents… La plupart des maladies de la nutrition sont évitables… Je parle surtout des habitudes vicieuses de vie et d’alimentation que les individus doivent éviter et que les parents déjà atteints de troubles de la nutrition doivent se garder de transmettre à leurs enfants » [65, 10.501]. Ne peut-on pas conclure que tenir l’éducation des fonctions pour un moyen thérapeutique comme le font Laubry et Brosse, Porak et Marcel Labbé, c’est admettre que les constantes fonctionnelles sont des normes habituelles. Ce que l’habitude a fait, l’habitude le défait et l’habitude le refait. Si l’on peut autrement que par métaphore définir les maladies comme des vices, on doit pouvoir autrement que par métaphore définir les constantes physiologiques comme des vertus, au sens antique du mot qui confond vertu, puissance et fonction.

Les recherches de Sorre sur les rapports entre les caractéristiques physiologiques et pathologiques de l’homme et les climats, les régimes alimentaires, l’environnement biologique ont, est-il besoin de le dire, une tout autre portée que les travaux que nous venons d’utiliser. Mais ce qui est remarquable c’est que tous ces points de vue s’y trouvent justifiés et leurs aperçus confirmés. L’adaptation des hommes à l’altitude et son action physiologique héréditaire [109, 51], les problèmes des effets de la lumière [109, 54], de la tolérance thermique [109, 58], de l’acclimatement [109, 94], de l’alimentation aux dépens d’un milieu vivant créé par l’homme [109,120], de la répartition géographique et de l’action plastique des régimes alimentaires [109, 245, 275], de l’aire d’extension des complexes pathogènes (maladie du sommeil, paludisme, peste, etc.) [109, 291] : toutes ces questions sont traitées avec beaucoup de précision, d’ampleur et un bon sens constant. Certes, ce qui intéresse Sorre c’est avant tout l’écologie de l’homme, l’explication des problèmes de peuplement. Mais tous ces problèmes se ramenant finalement à des problèmes d’adaptation, on voit comment les travaux d’un géographe présentent un grand intérêt pour un essai méthodologique concernant les normes biologiques. Sorre voit très bien l’importance du cosmopolitisme de l’espèce humaine pour une théorie de la labilité relative des constantes physiologiques – l’importance des états de faux équilibre adaptatif pour l’explication des maladies ou des mutations – la relation des constantes anatomiques et physiologiques aux régimes alimentaires collectifs, qu’il qualifie très judicieusement de normes [109, 249] – l’irréductibilité des techniques de création d’une ambiance proprement humaine à des raisons purement utilitaires – l’importance de l’action indirecte, par l’orientation de l’activité, du psychisme humain sur des caractéristiques longtemps tenues pour naturelles, telles que taille, poids, diathèses collectives. En conclusion, Sorre s’attache à montrer que l’homme, pris collectivement, est à la recherche de ses « optima fonctionnels », c’est-à-dire des valeurs de chacun des éléments de l’ambiance pour lesquelles une fonction déterminée s’accomplit le mieux. Les constantes physiologiques ne sont pas des constantes au sens absolu du terme. Il y a pour chaque fonction et pour l’ensemble des fonctions une marge où joue la capacité d’adaptation fonctionnelle du groupe ou de l’espèce. Les conditions optimales déterminent ainsi une zone de peuplement où l’uniformité des caractéristiques humaines traduit non pas l’inertie d’un déterminisme mais la stabilité d’un résultat maintenu par un effort collectif inconscient mais réel [109, 415-16]. Il va sans dire qu’il nous plaît de voir un géographe apporter la solidité de ses résultats d’analyse à l’appui de l’interprétation proposée par nous des constantes biologiques. Les constantes se présentent avec une fréquence et une valeur moyennes, dans un groupe donné, qui leur donne valeur de normale, et cette normale est vraiment l’expression d’une normativité. La constante physiologique est l’expression d’un optimum physiologique dans des conditions données, parmi lesquelles il faut retenir celles que le vivant en général, et l’homo faber en particulier, se donnent.

En raison de ces conclusions, nous interpréterions un peu autrement que leurs auteurs les données si intéressantes dues à Pales et Monglond concernant le taux de la glycémie chez les Noirs d’Afrique [92 bis]. Sur 84 indigènes de Brazzaville, 66 % ont présenté une hypoglycémie, dont 39 % de 0,90 g à 0,75 g et 27 % au-dessous de 0,75 g. D’après ces auteurs le Noir doit être considéré en général comme hypoglycémique. En tout cas, le Noir supporte sans trouble apparent, et spécialement sans convulsions ni coma, des hypoglycémies tenues pour graves sinon mortelles chez l’Européen. Les causes de cette hypoglycémie seraient à chercher dans la sous-alimentation chronique, le parasitisme intestinal polymorphe et chronique, le paludisme. « Ces états sont à la limite de la physiologie et de la pathologie. Du point de vue européen, ils sont pathologiques ; du point de vue indigène, ils sont si étroitement liés à l’état habituel du Noir que si l’on n’avait pas les termes comparatifs du Blanc on pourrait le considérer presque comme physiologique » [92 bis, 767]. Nous pensons précisément que si l’Européen peut servir de norme c’est seulement dans la mesure où son genre de vie pourra passer pour normatif. L’indolence du Noir apparaît à Lefrou, comme à Pales et Monglond en rapport avec son hypoglycémie [76 bis, 278 ; 92 bis, 767]. Ces derniers auteurs disent que le Noir mène une vie à la mesure de ses moyens. Mais ne pourrait-on pas dire aussi bien que le Noir a les moyens physiologiques à la mesure de la vie qu’il mène ?

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La relativité de certains aspects des normes anatomo-physiologiques et par suite de certains troubles pathologiques dans leur rapport avec les genres de vie et le savoir-vivre, n’apparaît pas seulement par la comparaison des groupes ethniques et culturels actuellement observables, mais aussi par la comparaison de ces groupes actuels et des groupes antérieurs disparus. Certes, la paléopathologie dispose de documents encore bien plus réduits que ceux dont disposent la paléontologie ou la paléographie, et cependant les conclusions prudentes qu’on en peut tirer valent d’être relevées.

Pales, qui a fait en France une bonne synthèse des travaux de ce genre, emprunte à Roy G. Moodie28 une définition du document paléopathologique, à savoir toute déviation de l’état sain du corps qui a laissé une empreinte visible sur le squelette fossilisé [92, 16]. Si les silex taillés et l’art des hommes de l’âge de pierre disent l’histoire de leurs luttes, de leurs travaux et de leur pensée, leurs ossements évoquent l’histoire de leurs douleurs [92, 307]. La paléopathologie permet de concevoir le fait pathologique dans l’histoire de l’espèce humaine comme un fait de symbiose, s’il s’agit de maladies infectieuses – et cela ne concerne pas seulement l’homme, mais le vivant en général – et comme un fait de niveau de culture ou de genre de vie, s’il s’agit de maladies de la nutrition. Les affections dont les hommes préhistoriques ont eu à pâtir se présentaient dans des proportions bien différentes de celles qu’elles offrent actuellement à considérer. Vallois signale que l’on relève, pour la seule préhistoire française, 11 cas de tuberculose pour plusieurs milliers d’ossements étudiés [113, 672]. Si l’absence de rachitisme, maladie par carence de vitamine D, est normale à une époque où l’on utilisait des aliments crus ou à peine cuits [113, 672], l’apparition de la carie dentaire, inconnue des premiers hommes, va de pair avec la civilisation, en rapport avec l’utilisation de féculents et la cuisson de la nourriture, entraînant la destruction des vitamines nécessaires à l’assimilation du calcium [113, 677]. De même l’ostéoarthrite était beaucoup plus fréquente à l’âge de la pierre taillée et aux époques suivantes qu’elle ne l’est actuellement, et l’on doit l’attribuer, vraisemblablement, à une alimentation insuffisante, à un climat froid et humide, puisque sa diminution, de nos jours, traduit une meilleure alimentation, un mode de vie plus hygiénique [113, 672].

On conçoit aisément la difficulté d’une étude à laquelle échappent toutes les maladies dont les effets plastiques ou déformants n’ont pas réussi à s’inscrire dans le squelette des hommes fossiles ou exhumés au cours de fouilles archéologiques. On conçoit la prudence obligée des conclusions de cette étude. Mais dans la mesure où l’on peut parler d’une pathologie préhistorique on devrait aussi pouvoir parler d’une physiologie préhistorique, comme on parle, sans trop d’incorrection, d’une anatomie préhistorique. Encore ici, apparaît le rapport des normes biologiques de vie avec le milieu humain, à la fois cause et effet de la structure et du comportement des hommes. Pales fait remarquer avec bon sens que si Boule a pu déterminer sur l’Homme de la Chapelle aux Saints le type anatomique classique de la race de Néanderthal, on pourrait voir en lui sans trop de complaisance, le type le plus parfait d’homme fossile pathologique, atteint de pyorrhée alvéolaire, d’arthrite coxo-fémorale bilatérale, de spondylose cervicale et lombaire, etc. Oui, si l’on méconnaissait les différences du milieu cosmique, de l’équipement technique et du genre de vie qui font de l’anormal d’aujourd’hui le normal d’autrefois.

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S’il semble difficile de contester la qualité des observations utilisées ci-dessus, peut-être voudra-t-on contester les conclusions auxquelles elles conduisent, concernant la signification physiologique de constantes fonctionnelles interprétées comme normes habituelles de vie. En réponse, on fera remarquer que ces normes ne sont pas le fruit d’habitudes individuelles que tel individu pourrait à sa guise prendre ou laisser. Si l’on admet une plasticité fonctionnelle de l’homme, liée en lui à la normativité vitale, ce n’est pas d’une malléabilité totale et instantanée qu’il s’agit ni d’une malléabilité purement individuelle. Proposer, avec toute la réserve qui convient, que l’homme a des caractéristiques physiologiques en rapport avec son activité, ce n’est pas laisser croire à tout individu qu’il pourra changer sa glycémie ou son métabolisme basal par la méthode Coué, ni même par le dépaysement. On ne change pas en quelques jours ce que l’espèce élabore au cours de millénaires. Vœlker a montré qu’on ne change pas de métabolisme basal en passant de Hambourg en Islande. De même, Benedict, en ce qui concerne le déplacement des Américains du Nord dans des régions subtropicales. Mais Benedict a constaté que le métabolisme des Chinoises vivant depuis toujours aux États-Unis est plus bas que la norme américaine. D’une façon générale, Benedict a constaté que des Australiens (Kokatas) ont un métabolisme plus bas que celui de Blancs de mêmes âge, poids et taille vivant aux États-Unis, qu’inversement des Indiens (Mayas) ont un métabolisme plus élevé avec pouls ralenti et tension artérielle abaissée de façon permanente. On peut donc conclure avec Kayser et Dontchefï : « Il semble démontré que chez l’homme, le facteur climatique n’ait pas d’effet direct sur le métabolisme ; ce n’est que très progressivement que le climat, en modifiant le mode de vie et en permettant la fixation de races spéciales, a eu une action durable sur le métabolisme de base » [62, 286].

Bref, tenir les valeurs moyennes des constantes physiologiques humaines comme l’expression de normes collectives de vie, ce serait seulement dire que l’espèce humaine en inventant des genres de vie invente du même coup des allures physiologiques. Mais les genres de vie ne sont-ils pas imposés ? Les travaux de l’école française de géographie humaine ont montré qu’il n’y a pas de fatalité géographique. Les milieux n’offrent à l’homme que des virtualités d’utilisation technique et d’activité collective. C’est un choix qui décide. Entendons bien qu’il ne s’agit pas d’un choix explicite et conscient. Mais du moment que plusieurs normes collectives de vie sont possibles dans un milieu donné, celle qui est adoptée et que son antiquité fait paraître naturelle reste au fond choisie.

Toutefois, dans certains cas, il est possible de mettre en évidence l’influence d’un choix explicite sur le sens de quelque allure physiologique. C’est la leçon qui se dégage des observations et des expériences relatives aux oscillations de la température chez l’animal homéotherme, au rythme nycthéméral.

Les travaux de Kayser et de ses collaborateurs sur le rythme nycthéméral chez le pigeon ont permis d’établir que les variations de la température centrale de jour et de nuit chez l’animal homéotherme sont un phénomène de la vie végétative sous la dépendance des fonctions de relation. La réduction nocturne des échanges est l’effet de la suppression des excitants lumineux et sonores. Le rythme nycthéméral disparaît chez le pigeon rendu expérimentalement aveugle et isolé de ses congénères normaux. Le renversement de l’ordre dans la succession lumière-obscurité inverse le rythme après quelques jours. Le rythme nycthéméral est déterminé par un réflexe conditionné entretenu par l’alternance naturelle du jour et de la nuit. Quant au mécanisme, il ne consiste pas en une hypoexcitabilité nocturne des centres thermorégulateurs, mais à la production supplémentaire durant le jour d’une quantité de chaleur se surajoutant à la calorification réglée identiquement le jour et la nuit par le centre thermorégulateur. Cette chaleur dépend des excitations émanant du milieu et aussi de la température : elle augmente avec le froid. Toute production de chaleur par l’activité musculaire étant écartée, c’est à la seule augmentation du tonus de posture, le jour, qu’il faut rapporter l’élévation donnant à la température nycthémérale son allure rythmée. Le rythme nycthéméral de température est pour l’animal homéotherme l’expression d’une variation d’attitude de tout l’organisme à l’égard du milieu. Même au repos, l’énergie de l’animal, s’il est sollicité par le milieu, n’est pas intégralement disponible, une partie est mobilisée dans des attitudes toniques de vigilance, de préparation. La veille est un comportement qui même sans alertes ne va pas sans frais [60 ; 61 ; 62 ; 63].

Des observations et des expériences relatives à l’homme et dont les résultats ont souvent paru contradictoires reçoivent une grande lumière des conclusions précédentes. Mosso d’une part, Benedict d’autre part n’ont pu démontrer que la courbe thermique normale dépend des conditions du milieu. Mais Toulouse et Piéron affirmaient en 1907 que l’inversion des conditions de vie (activité nocturne et repos diurne) conditionnait chez l’homme l’inversion complète du rythme nycthéméral de la température. Comment expliquer cette contradiction ? C’est que Benedict avait observé des sujets peu habitués à la vie nocturne et qui aux heures de repos, pendant le jour, participaient à la vie normale de leur milieu. Selon Kayser, tant que les conditions expérimentales ne sont pas celles d’une inversion complète du mode de vie, la démonstration d’une dépendance entre le rythme et le milieu ne peut être donnée. Ce qui confirme cette interprétation ce sont les faits suivants. Chez le nourrisson, le rythme nycthéméral se manifeste progressivement, parallèle au développement psychique de l’enfant. À l’âge de huit jours, l’écart de température est 0°,09, à cinq mois de 0°,37, entre 2 et 5 ans de 0°,95. Certains auteurs, Osborne et Vœlker ont étudié le rythme nycthéméral au cours de longs voyages, et constaté que ce rythme suit exactement l’heure locale [61, 304-306]. Lindhard signale qu’au cours d’une expédition danoise au Groenland, en 1906-1908, le rythme nycthéméral suivait l’heure locale et qu’on réussit, dans le Nord 76°46', à décaler le « jour » de 12 heures sur un équipage entier, et aussi la courbe de température. Le renversement complet ne put être obtenu, en raison de la persistance de l’activité normale29.

Voilà donc l’exemple d’une constante relative à des conditions d’activité, à un genre collectif et même individuel de vie et dont la relativité traduit, par un réflexe conditionné à déclenchement variable, des normes du comportement humain. La volonté humaine et la technique humaine peuvent faire de la nuit le jour non seulement dans le milieu où l’activité humaine se développe, mais dans l’organisme même dont l’activité affronte le milieu. Nous ne savons pas dans quelle mesure d’autres constantes physiologiques pourraient, à l’analyse, se présenter de la même manière comme l’effet d’une souple adaptation du comportement humain. Ce qui nous importe c’est moins d’apporter une solution provisoire que de montrer qu’un problème mérite d’être posé. En tout cas, dans cet exemple, nous pensons employer avec propriété le terme de comportement. Du moment que le réflexe conditionné met en jeu l’activité du cortex cérébral, le terme de réflexe ne doit pas être pris au sens strict. Il s’agit d’un phénomène fonctionnel global et non pas segmentaire.

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En résumé, nous pensons qu’il faut tenir les concepts de norme et de moyenne pour deux concepts différents dont il nous paraît vain de tenter la réduction à l’unité par annulation de l’originalité du premier. Il nous semble que la physiologie a mieux à faire que de chercher à définir objectivement le normal, c’est de reconnaître l’originale normativité de la vie. Le rôle véritable de la physiologie, suffisamment important et difficile, consisterait alors à déterminer exactement le contenu des normes dans lesquelles la vie a réussi à se stabiliser, sans préjuger de la possibilité ou de l’impossibilité d’une correction éventuelle de ces normes. Bichat disait que l’animal est habitant du monde alors que le végétal l’est seulement du lieu qui le vit naître. Cette pensée est plus vraie encore de l’homme que de l’animal. L’homme a réussi à vivre sous tous les climats, il est le seul animal – à l’exception peut-être des araignées – dont l’aire d’expansion soit aux dimensions de la terre. Mais surtout, il est cet animal qui, par la technique, réussit à varier sur place même l’ambiance de son activité. Par là, l’homme se révèle actuellement comme la seule espèce capable de variation [114]. Est-il absurde de supposer que les organes naturels de l’homme puissent à la longue traduire l’influence des organes artificiels par lesquels il a multiplié et multiplie encore le pouvoir des premiers ? Nous n’ignorons pas que l’hérédité des caractères acquis apparaît à la plupart des biologistes comme un problème résolu par la négative. Nous nous permettons de nous demander si la théorie de l’action du milieu sur le vivant ne serait pas à la veille de se relever d’un long discrédit30. Il est vrai qu’on pourrait nous objecter qu’en ce cas les constantes biologiques exprimeraient l’effet sur le vivant des conditions extérieures d’existence et que nos suppositions sur la valeur normative des constantes seraient dépourvues de sens. Elles le seraient assurément si les caractères biologiques variables traduisaient le changement de milieu comme les variations de l’accélération due à la pesanteur sont en rapport avec la latitude. Mais nous répétons que les fonctions biologiques sont inintelligibles, telles que l’observation nous les découvre, si elles ne traduisent que les états d’une matière passive devant les changements du milieu. En fait, le milieu du vivant est aussi l’œuvre du vivant qui se soustrait ou s’offre électivement à certaines influences. De l’univers de tout vivant on peut dire ce que Reininger dit de l’univers de l’homme : « Unser Weltbild ist immer zugleich ein Wertbild »31, notre image du monde est toujours aussi un tableau de valeurs.

IV. Maladie, guérison, santé

En distinguant anomalie et état pathologique, variété biologique et valeur vitale négative, on a en somme délégué au vivant lui-même, considéré dans sa polarité dynamique, le soin de distinguer où commence la maladie. C’est dire qu’en matière de normes biologiques c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer parce que tel individu peut se trouver, comme dit Goldstein, « à la hauteur des devoirs qui résultent du milieu qui lui est propre » [46, 265], dans des conditions organiques qui seraient inadéquates à ces devoirs chez tel autre individu. Goldstein affirme, exactement comme Laugier, qu’une moyenne, statistiquement obtenue, ne permet pas de décider si tel individu, présent devant nous, est normal ou non. Nous ne pouvons pas partir d’elle pour nous acquitter de notre devoir médical envers l’individu. S’agissant d’une norme supra-individuelle, il est impossible de déterminer l’« être malade » (Kranksein) quant au contenu. Mais cela est parfaitement possible pour une norme individuelle [46, 265, 272].

Sigerist insiste de même sur la relativité individuelle du normal biologique. Si l’on en croit la tradition, Napoléon aurait eu un pouls à 40, même en ses jours de santé ! Si donc, avec quarante contractions à la minute, un organisme suffit aux exigences qui lui sont posées, c’est qu’il est sain, et le nombre de quarante pulsations, quoique vraiment aberrant par rapport au nombre moyen de soixante-dix pulsations, est normal pour cet organisme32. « Il ne faudra donc pas, conclut Sigerist, se contenter d’établir la comparaison avec une norme résultant de la moyenne, mais pour autant qu’il sera possible, avec les conditions de l’individu examiné » [107, 108].

Si donc le normal n’a pas la rigidité d’un fait de contrainte collective mais la souplesse d’une norme qui se transforme dans sa relation à des conditions individuelles, il est clair que la frontière entre le normal et le pathologique devient imprécise. Mais cela ne nous ramène nullement à la continuité d’un normal et d’un pathologique identiques en essence, aux variations quantitatives près, à une relativité de la santé et de la maladie assez confuse pour qu’on ignore où finit la santé et où commence la maladie. La frontière entre le normal et le pathologique est imprécise pour des individus multiples considérés simultanément, mais elle est parfaitement précise pour un seul et même individu considéré successivement. Ce qui est normal, pour être normatif dans des conditions données, peut devenir pathologique dans une autre situation, s’il se maintient identique à soi. De cette transformation c’est l’individu qui est juge parce que c’est lui qui en pâtit, au moment même où il se sent inférieur aux tâches que la situation nouvelle lui propose. Telle bonne d’enfants, qui s’acquitte parfaitement des devoirs de sa charge, n’est informée de son hypotension que par les troubles neuro-végétatifs qu’elle éprouve, le jour où elle est emmenée en villégiature à la montagne. Or nul n’est tenu, sans doute, de vivre en altitude. Mais c’est être supérieur que de pouvoir le faire, car cela peut devenir à un moment inévitable. Une norme de vie est supérieure à une autre lorsqu’elle comporte ce que cette dernière permet et ce qu’elle interdit. Mais, dans des situations différentes, il y a des normes différentes et qui, en tant que différentes, se valent toutes. Elles sont toutes normales par là. Dans cet ordre d’idée, Goldstein accorde grande attention aux expériences de sympathectomie réalisées par Cannon et ses collaborateurs sur des animaux. Ces animaux, dont la thermorégulation a perdu toute sa souplesse habituelle, incapables de lutter pour leur nourriture ou contre leurs ennemis, ne sont normaux que dans l’ambiance d’un laboratoire où ils sont à l’abri des variations brutales et des exigences soudaines de l’adaptation au milieu [46, 276-77]. Ce normal n’est pourtant pas dit vraiment normal. Car il est normal, pour le vivant non domestiqué et non expérimentalement préparé, de vivre dans un milieu où des fluctuations et des événements nouveaux sont possibles.

Nous devons dire en conséquence que l’état pathologique ou anormal n’est pas fait de l’absence de toute norme. La maladie est encore une norme de vie, mais c’est une norme inférieure en ce sens qu’elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une autre norme. Le vivant malade est normalisé dans des conditions d’existence définies et il a perdu la capacité normative, la capacité d’instituer d’autres normes dans d’autres conditions. On a depuis longtemps remarqué que dans l’ostéo-arthrite tuberculeuse du genou, l’articulation s’immobilise en attitude vicieuse (position dite de Bonnet). C’est Nélaton qui en a le premier donné l’explication toujours classique : « Il est rare que le membre conserve sa rectitude ordinaire. En effet pour calmer leurs souffrances, les malades se mettent instinctivement dans une position intermédiaire à la flexion et à l’extension, ce qui fait que les muscles exercent moins de pression sur les surfaces articulaires » [88, II, 209]. Le sens hédonique et par conséquent normatif du comportement pathologique est ici parfaitement aperçu. L’articulation prend sa forme de capacité maxima, sous l’influence de la contracture musculaire, et lutte ainsi spontanément contre la douleur. L’attitude n’est dite vicieuse que relativement à un usage de l’articulation admettant toutes les attitudes possibles hors la flexion antérieure. Mais sous ce vice, c’est une autre norme, dans d’autres conditions anatomo-physiologiques, qui se dissimule.

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L’observation clinique, systématiquement poursuivie, des blessés du cerveau, au cours de la guerre 1914-18, a permis à Goldstein de formuler quelques principes généraux de nosologie neurologique dont il convient de donner un bref aperçu.

S’il est vrai que les phénomènes pathologiques sont des modifications régulières des phénomènes normaux, on ne peut tirer des premiers quelque lumière concernant les seconds qu’à la condition d’avoir saisi le sens original de cette modification. Il faut donc commencer d’abord par comprendre le phénomène pathologique comme révélant une structure individuelle modifiée. Il faut toujours avoir présente à l’esprit la transformation de la personnalité du malade. Sans cela on s’expose à méconnaître que le malade, alors même qu’il est capable de réactions semblables à celles qui lui étaient possibles auparavant, peut parvenir à ces réactions par de tout autres voies. Ces réactions apparemment équivalentes aux réactions normales antérieures ne sont pas des résidus du comportement normal antérieur, elles ne sont pas le résultat d’un appauvrissement ou d’une diminution, elles ne sont pas l’allure normale de la vie moins quelque chose qui a été détruit, elles sont des réactions qui ne se présentent jamais chez le sujet normal sous la même forme et dans les mêmes conditions [45].

Pour définir l’état normal d’un organisme, il fait tenir compte du comportement privilégié, pour comprendre la maladie il faut tenir compte de la réaction catastrophique. Par comportement privilégié, il faut entendre ceci que parmi toutes les réactions dont un organisme est capable, dans des conditions expérimentales, certaines seulement sont utilisées et comme préférées. Cette allure de vie caractérisée par un ensemble de réactions privilégiées est celle dans laquelle le vivant répond le mieux aux exigences de son ambiance, vit en harmonie avec son milieu, celle qui comporte le plus d’ordre et de stabilité, le moins d’hésitation, de désarroi, de réactions catastrophiques [46, 24 ; – 49, 131-134]. Les constantes physiologiques (pouls, pression artérielle, température, etc.) sont l’expression de cette stabilité ordonnée du comportement pour un organisme individuel dans des conditions définies d’environnement.

« Les symptômes pathologiques sont l’expression du fait que les relations entre organisme et milieu qui répondent à la norme ont été changées par le changement de l’organisme et que beaucoup de choses qui étaient normales pour l’organisme normal ne le sont plus pour l’organisme modifié. La maladie est ébranlement et mise en péril de l’existence. Par conséquent la définition de la maladie demande comme point de départ la notion d’être individuel. La maladie apparaît lorsque l’organisme est modifié de telle façon qu’il en vient à des réactions catastrophiques dans le milieu qui lui est propre. Cela se manifeste non seulement dans certains troubles fonctionnels déterminés selon la localisation du déficit, mais de façon très générale parce que, comme nous venons de voir, un comportement désordonné représente toujours un comportement plus ou moins désordonné de tout l’organisme » [46, 268-69].

Ce que Goldstein a relevé chez ses malades c’est l’instauration de nouvelles normes de vie par une réduction du niveau de leur activité, en rapport avec un milieu nouveau mais rétréci. Le rétrécissement du milieu, chez les malades atteints de lésions cérébrales, répond à leur impuissance à répondre aux exigences du milieu normal, c’est-à-dire antérieur. En milieu non sévèrement abrité, ces malades ne connaîtraient que des réactions catastrophiques ; or pour autant que le malade ne succombe pas à la maladie, son souci est d’échapper à l’angoisse des réactions catastrophiques. D’où la manie de l’ordre, la méticulosité de ces malades, leur goût positif de la monotonie, leur attachement à une situation qu’ils savent pouvoir dominer. Le malade est malade pour ne pouvoir admettre qu’une norme. Pour employer une expression qui nous a déjà beaucoup servi, le malade n’est pas anormal par absence de norme, mais par incapacité d’être normatif.

On voit combien avec une telle vision de la maladie on se trouve loin de la conception de Comte ou de Cl. Bernard. La maladie est une expérience d’innovation positive du vivant et non plus seulement un fait diminutif ou multiplicatif. Le contenu de l’état pathologique ne se laisse pas déduire, sauf différence de format, du contenu de la santé : la maladie n’est pas une variation sur la dimension de la santé ; elle est une nouvelle dimension de la vie. Pour nouvelles que ces vues puissent paraître à un public français33, elles ne doivent pas faire oublier qu’elles sont l’aboutissement, en matière de neurologie, d’une longue et féconde évolution d’idées dont l’initiative remonte à Hughlings Jackson.

Jackson se représente les maladies du système nerveux de la vie de relation comme des dissolutions de fonctions hiérarchisées. Toute maladie répond à un niveau dans cette hiérarchie. Il faut donc, dans toute interprétation de symptômes pathologiques, tenir compte de l’aspect négatif et de l’aspect positif. La maladie est à la fois privation et remaniement. La lésion d’un centre nerveux supérieur libère les centres inférieurs d’une régulation et d’un contrôle. Les lésions sont responsables de la privation de certaines fonctions, mais les perturbations des fonctions subsistantes doivent être portées au compte de l’activité propre des centres désormais insubordonnés. Selon Jackson, aucun fait positif ne peut avoir une cause négative. Une perte ou une absence ne suffisent pas à produire le trouble du comportement sensori-neuromoteur [38]. De même que Vauvenargues dit qu’il ne faut pas juger les gens sur ce qu’ils ignorent, mais sur ce qu’ils savent et sur la manière dont ils le savent, Jackson propose ce principe méthodologique, que Head a surnommé la règle d’or : « Notez ce que le patient comprend réellement et évitez des termes tels que ceux d’amnésie, d’alexie, de surdité verbale, etc. » [87, 759]. Cela ne signifie rien de dire qu’un malade a perdu ses mots tant qu’on ne spécifie pas dans quelle situation typique ce déficit est sensible. On demande à un sujet dit aphasique : Votre nom est-il Jean ?, il répond : Non. Mais si on lui ordonne : Dites Non, il essaie et échoue. Un même mot peut être dit, s’il a valeur d’interjection, et ne peut être dit s’il a valeur de jugement. Parfois le malade ne peut prononcer le mot mais il va au but par une périphrase. Supposons, dit Mourgue, que le malade, n’ayant pu nommer quelques objets usuels, dise lorsqu’on lui présente un encrier : « Ceci est ce que j’appellerai un pot de porcelaine pour contenir de l’encre », a-t-il ou non de l’amnésie ? [87, 760].

Le grand enseignement de Jackson c’est que le langage, et d’une façon générale toute fonction de la vie de relation, est capable de plusieurs usages et particulièrement d’un usage intentionnel et d’un usage automatique. Dans les actions intentionnelles il y a une préconception, l’action est exécutée en puissance, est rêvée, avant d’être exécutée effectivement. Dans le cas du langage, on peut distinguer deux moments de l’élaboration d’une proposition intentionnellement et abstraitement significative : un moment subjectif où les notions viennent automatiquement à l’esprit, un moment objectif où elles sont intentionnellement disposées selon un plan de proposition. Or, A. Ombredane fait remarquer que, selon les langues, l’écart est variable entre ces deux moments : « S’il y a des langues où cet écart est très accentué, comme on le voit au rejet du verbe en allemand, il y a aussi des langues où il se réduit. Aussi bien, si l’on se rappelle que, pour Jackson, l’aphasique ne peut guère dépasser l’ordre du moment subjectif de l’expression, on peut, comme l’a fait Arnold Pick, admettre que la gravité du désordre aphasique varie selon la structure de la langue dans laquelle le malade cherche à s’exprimer » [91, 194]. En somme, les conceptions de Jackson doivent servir d’introduction aux conceptions de Goldstein. Le malade doit toujours être jugé en rapport avec la situation à laquelle il réagit et avec les instruments d’action que le milieu propre lui offre – la langue, dans le cas des troubles du langage. Il n’y a pas de trouble pathologique en soi, l’anormal ne peut être apprécié que dans une relation.

Mais, si juste que soit le rapprochement établi entre Jackson et Goldstein par Ombredane [91], Ey et Rouart [38] et Cassirer [22], on ne saurait méconnaître leur différence profonde et l’originalité de Goldstein. Jackson se place à un point de vue évolutionniste, il admet que les centres hiérarchisés des fonctions de relation et les divers usages de ces fonctions répondent à des stades différents de l’évolution. Le rapport de dignité fonctionnelle est aussi un rapport de succession chronologique ; supérieur et postérieur se confondent. C’est la postériorité des fonctions supérieures qui explique leur fragilité et leur précarité. La maladie, étant dissolution, est aussi régression. L’aphasique ou l’apraxique retrouvent un langage ou une gesticulation d’enfant, voire même d’animal. La maladie, bien qu’étant remaniement d’un reste et non pas seulement perte d’un avoir, ne crée rien, elle rejette le malade comme dit Cassirer « d’une étape en arrière sur cette route que l’humanité a dû se frayer lentement par un effort constant » [20, 566]. Or s’il est vrai que, selon Goldstein, la maladie est un mode de vie rétréci, sans générosité créatrice puisque sans audace, il n’en reste pas moins que pour l’individu la maladie est une vie nouvelle, caractérisée par de nouvelles constantes physiologiques, par de nouveaux mécanismes d’obtention des résultats apparemment inchangés. D’où cet avertissement, déjà cité « : Il faut se garder de croire que les diverses altitudes possibles chez un malade représentent seulement une sorte de résidu du comportement normal, ce qui a survécu à la destruction. Les attitudes qui ont survécu chez le malade ne se présentent jamais sous cette forme chez le sujet normal, pas même aux stades inférieurs de son ontogenèse ou de sa phylogenèse, comme on l’admet trop fréquemment. La maladie leur a donné des formes particulières et l’on ne peut bien les comprendre que si l’on tient compte de l’état morbide » [45, 437]. S’il est possible en effet de comparer la gesticulation d’un adulte malade à celle d’un enfant, l’assimilation essentielle de l’une à l’autre aboutirait à la possibilité de définir symétriquement le comportement de l’enfant comme celui d’un adulte malade. Ce serait une absurdité, par méconnaissance de cette avidité qui pousse l’enfant à se hausser constamment à de nouvelles normes, si profondément opposée au souci de conservation qui guide le malade dans le maintien obsédant et souvent épuisant des seules normes de vie à l’intérieur desquelles il se sente à peu près normal, c’est-à-dire en position d’utiliser et de dominer son milieu propre.

Ey et Rouart ont bien saisi, sur ce point précis, l’insuffisance de la conception de Jackson : « Dans l’ordre des fonctions psychiques, la dissolution produit et une régression capacitaire et une involution vers un niveau inférieur de l’évolution de la personnalité. La régression capacitaire ne reproduit pas exactement un stade passé, mais s’en approche (troubles du langage, des perceptions, etc.). L’involution de la personnalité en tant que précisément elle est totalitaire, ne peut pas être absolument assimilée à une phase historique du développement ontogénique ou phylogénique, car elle porte la marque de la régression capacitaire et de plus, en tant que mode réactionnel de la personnalité au moment actuel, elle ne peut, même amputée de ses instances supérieures, revenir à un mode réactionnel passé. C’est ce qui explique que, pour tant d’analogies que l’on trouve entre le délire et la mentalité de l’enfant ou la mentalité primitive, on ne peut pas conclure qu’il y ait identité » [38, 327].

Ce sont encore les idées de Jackson qui ont guidé Delmas-Marsalet dans l’interprétation des résultats obtenus en thérapeutique neuro-psychiatrique par l’emploi de l’électrochoc. Mais non content de distinguer avec Jackson des troubles négatifs par déficit et des troubles positifs par libération des parties restantes, Delmas-Marsalet, comme Ey et Rouart, insiste sur ce que la maladie fait apparaître d’anormal, c’est-à-dire exactement de nouveau. Dans un cerveau soumis à des effets toxiques, traumatiques, infectieux, des modifications consistant en liaisons nouvelles de territoire à territoire, en orientations dynamiques différentes, peuvent apparaître. Un tout cellulaire, quantitativement inchangé, est capable d’un agencement nouveau, de liaisons différentes de « type isomérique », comme en chimie des isomères sont des composés à formule globale identique, mais dont certaines chaînes sont autrement placées par rapport à un noyau commun. Du point de vue thérapeutique, on doit admettre que le coma, obtenu par électrochoc, permet, après une dissolution des fonctions neuro-psychiques, une reconstruction qui n’est pas nécessairement la réapparition inversée des étapes de la dissolution préalable. La guérison peut s’interpréter aussi bien comme une mutation d’un agencement en un autre que comme une restitution de l’état initial [33]. Si l’on indique ici ces conceptions toutes récentes c’est pour montrer à quel point l’idée que le pathologique ne se déduit pas linéairement du normal, tend à s’imposer. Tel qui répugnerait au langage et à la manière de Goldstein, acquiescera aux conclusions de Delmas-Marsalet, en raison précisément de ce que nous considérons personnellement comme leur faiblesse, savoir le vocabulaire et les images d’atomisme psychologique (édifice, moellons, agencements, architecture, etc.) qu’elles utilisent pour se formuler. Mais, en dépit du langage, la probité clinique établit des faits qui valent d’être retenus.

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Peut-être voudra-t-on objecter qu’en exposant les idées de Goldstein et leur rapport aux idées de Jackson, nous sommes dans le domaine des troubles psychiques, plutôt que dans celui des troubles somatiques, que nous décrivons des défaillances d’utilisation psychomotrice, plutôt que des altérations de fonctions physiologiques proprement dites, qui est le point de vue auquel nous avions déclaré vouloir nous placer spécialement. Nous pourrions répondre que nous avons abordé non seulement l’exposé mais même la lecture de Goldstein en dernier lieu, et que tous les exemples de faits pathologiques que nous avons apportés à l’appui de nos hypothèses et propositions – pour lesquelles les idées de Goldstein sont un encouragement et non une inspiration – sont empruntés à la physio-pathologie. Mais nous préférons exposer de nouveaux travaux incontestablement physio-pathologiques, et dont les auteurs ne doivent rien à Goldstein quant aux tendances de leurs recherches.

Dans le domaine neurologique, on avait depuis longtemps remarqué, par observation clinique et par expérimentation, que la section des nerfs entraîne des symptômes dont la seule discontinuité anatomique ne suffît pas à rendre compte. Au cours de la guerre 1914-18, une masse de faits relatifs à des troubles secondaires d’ordre sensitif et moteur, postérieurs à des blessures et à des interventions chirurgicales, sollicitèrent à nouveau l’attention. Les explications d’alors faisaient intervenir la suppléance anatomique, de pseudo-restaurations et faute de mieux, comme il arrive souvent, le pithiatisme. Le grand mérite de Leriche est d’avoir, dès 1919, étudié systématiquement la physiologie des moignons nerveux, et systématisé les observations cliniques sous le nom de « syndrome du neurogliome ». Nageotte appelait névrome d’amputation le bouton renflé, souvent très gros, fait de cylindraxes et de névroglie qui se forme au bout central d’un nerf sectionné. Leriche vit le premier que le névrome est le point de départ d’un phénomène de type réflexe et il localisa dans les neurites dispersés du moignon central l’origine de ce dit réflexe. Le syndrome du neurogliome comprend un aspect privatif et un aspect positif, l’apparition en somme d’un trouble inédit. Leriche, supposant que les fibres sympathiques sont la voie ordinaire de l’excitation née au niveau du neurogliome, pense que ces excitations « déterminent des réflexes vaso-moteurs de qualité inhabituelle, à contre-temps, presque toujours de type vaso-constrictif et ce sont ces réflexes qui, en produisant une hypertonie de la fibre lisse, déterminent à la périphérie une véritable maladie nouvelle, juxtaposée au déficit moteur et sensitif, relevant de la section nerveuse. Cette maladie nouvelle est caractérisée par de la cyanose, du refroidissement, de l’œdème, des troubles trophiques, des douleurs » [74, 153]. La conclusion thérapeutique de Leriche c’est qu’il faut empêcher la formation du neurogliome, et notamment par la greffe nerveuse. La greffe ne rétablit peut-être pas la continuité anatomique, mais sertit en quelque sorte l’extrémité du bout central et canalise les neurites repoussant au bout supérieur. On peut aussi utiliser une technique mise au point par Foerster et consistant dans la ligature du névrilème et la momification du moignon par injection d’alcool absolu.

A. G. Weiss, travaillant dans le même sens que Leriche, pense plus nettement encore que celui-ci qu’en matière de maladie du neurogliome, il convient et il suffit de supprimer d’emblée le neurogliome, sans perdre de temps à « mimer » par greffe ou par suture un rétablissement de continuité anatomique. Non pas assurément qu’on s’attende par là à une restitution intégrale dans le territoire du nerf lésé. Mais il s’agit de choisir. Par exemple dans le cas d’une griffe cubitale, il faut choisir d’attendre l’amendement possible de la paralysie si la restauration de la continuité nerveuse s’opère par suite de greffe, ou de procurer immédiatement au malade l’usage d’une main, partiellement toujours paralysée, mais capable d’une agilité fonctionnelle très satisfaisante.

Les recherches histologiques de Klein peuvent peut-être rendre compte de tous ces phénomènes [119]. Quelles que soient les modalités de détail observées selon les cas (sclérose, inflammation, hémorragie, etc.), tout examen histologique de névrome révèle un fait constant, c’est le contact persistant établi entre le neuroplasme des cylindraxes et la prolifération, parfois en proportions considérables, de la gaine de Schwann. Cette constatation autorise un rapprochement entre les névromes et les terminaisons réceptrices de la sensibilité générale, constituées par la terminaison du neurite proprement dit et par des éléments différenciés mais dérivant toujours de la gaine de Schwann. Ce rapprochement confirmerait les conceptions de Leriche selon lesquelles le neurogliome est bien un point de départ d’excitations inhabituelles.

Quoi qu’il en soit, A. G. Weiss et J. Warter sont fondés à affirmer : « La maladie du neurogliome déborde singulièrement le cadre de la simple interruption motrice et sensitive et bien souvent, par sa gravité, elle constitue l’essentiel de l’infirmité. Cela est tellement vrai que si, par un moyen ou par un autre, on parvient à délivrer le malade des troubles liés à l’existence du neurogliome, la paralysie sensitivo-motrice qui subsiste revêt un aspect véritablement secondaire et souvent compatible avec un usage à peu près normal du membre atteint » [118].

L’exemple de la maladie du neurogliome nous paraît parfaitement apte à illustrer l’idée que la maladie n’est pas seulement disparition d’un ordre physiologique mais apparition d’un nouvel ordre vital, idée qui est aussi bien celle de Leriche – comme on a vu dans la première partie de cette étude – que celle de Goldstein et qui pourrait à juste titre s’autoriser de la théorie bergsonienne du désordre. Il n’y a pas de désordre, il y a substitution à un ordre attendu ou aimé d’un autre ordre dont on n’a que faire ou dont on a à souffrir.

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Mais en indiquant qu’une restitution fonctionnelle, satisfaisante aux yeux du malade et aussi de son médecin, peut être obtenue sans restitutio ad integrum dans l’ordre anatomique théoriquement correspondant, Weiss et Warter apportent aux idées de Goldstein sur la guérison une confirmation certainement inattendue pour eux. « Être sain, dit Goldstein, c’est être capable de se comporter de façon ordonnée et cela peut exister malgré l’impossibilité de certaines réalisations précédemment possibles. Mais… la nouvelle santé n’est pas la même que l’ancienne. De même que pour l’ancienne normalité une détermination précise du contenu était caractéristique, de même un changement de contenu ressortit à la nouvelle normalité. Cela va de soi d’après notre concept d’organisme à contenu déterminé, et devient de la plus haute importance pour notre conduite à l’égard du guéri… Guérir, malgré des déficits, va toujours de pair avec des pertes essentielles pour l’organisme et en même temps avec la réapparition d’un ordre. À cela répond une nouvelle norme individuelle. Combien il est important de retrouver un ordre au cours de la guérison, cela ressort de ceci que l’organisme semble avant tout tendre à conserver ou à acquérir certaines particularités qui permettent de le faire. Ce qui revient à dire que l’organisme semble viser avant tout l’obtention de nouvelles constantes. Nous trouvons éventuellement au cours de la guérison – malgré les déficits persistants – des transformations en certains domaines par rapport à autrefois, mais les propriétés sont à nouveau constantes. Nous trouvons à nouveau des constantes, dans le domaine somatique comme dans le domaine psychique : par exemple, un pouls modifié par rapport à jadis, mais relativement constant, de même une pression sanguine, une glycémie, un comportement psychique global, etc. Ces nouvelles constantes garantissent l’ordre nouveau. Nous ne pouvons comprendre le comportement de l’organisme guéri que si nous portons attention sur cela. Nous n’avons pas le droit d’essayer de modifier ces constantes-là, nous ne créerions par là qu’un nouveau désordre. Nous avons appris à ne pas toujours lutter contre la fièvre, mais à considérer éventuellement l’élévation thermique comme une de ces constantes qui sont nécessaires pour amener la guérison. De même en face d’une pression sanguine élevée ou de certains changements dans le psychisme. Il existe bien d’autres constantes modifiées de cette sorte que nous tendons encore aujourd’hui à supprimer comme nocives, alors que nous ferions mieux de les respecter » [46, 272].

Contrairement à une façon de citer Goldstein qui donne les apparences de l’initiation à une physiologie hermétique ou paradoxale, on mettrait ici volontiers l’accent sur l’objectivité et même la banalité de ses idées directrices. Ce ne sont pas seulement des observations de cliniciens, étrangers à ses thèses, qui vont dans le sens de ses propres recherches, ce sont aussi des constatations expérimentales. Kayser n’écrivait-il pas en 1932 : « L’aréflexie observée après section spinale transversale est due à l’interruption de l’arc réflexe même. La disparition de l’état de choc, accompagnée de la réapparition des réflexes, n’est pas un rétablissement à proprement parler, mais la constitution d’un nouvel individu « réduit ». On crée une nouvelle entité, « l’animal spinal » (von Weizsaecker) [63 bis, 115].

En affirmant que les nouvelles normes physiologiques ne sont pas l’équivalent des normes antérieures à la maladie, Goldstein ne fait en somme que confirmer ce fait biologique fondamental que la vie ne connaît pas la réversibilité. Mais si elle n’admet pas des rétablissements, la vie admet des réparations qui sont vraiment des innovations physiologiques. La réduction plus ou moins grande de ces possibilités d’innovation mesure la gravité de la maladie. Quant à la santé, au sens absolu, elle n’est pas autre chose que l’indétermination initiale de la capacité d’institution de nouvelles normes biologiques.

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Le frontispice du tome VI de l’Encyclopédie française, « l’Être humain », publié sous la direction de Leriche, représente la santé sous les apparences d’un athlète, lanceur de poids. Cette simple image nous paraît aussi pleine d’enseignement que toutes les pages suivantes, consacrées à la description de l’homme normal. Nous voulons rassembler maintenant toutes nos réflexions, éparses au cours des exposés et des examens critiques antérieurs, pour en former l’esquisse d’une définition de la santé.

Si l’on reconnaît que la maladie reste une sorte de norme biologique, cela entraîne que l’état pathologique ne peut être dit anormal absolument, mais anormal dans la relation à une situation déterminée. Réciproquement, être sain et être normal ne sont pas tout à fait équivalents, puisque le pathologique est une sorte de normal. Être sain c’est non seulement être normal dans une situation donnée, mais être aussi normatif, dans cette situation et dans d’autres situations éventuelles. Ce qui caractérise la santé c’est la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles. On reste normal, dans un milieu et un système d’exigences donnés, avec un seul rein. Mais on ne peut plus se payer le luxe de perdre un rein, on doit le ménager et se ménager. Les prescriptions du bon sens médical sont si familières qu’on n’y cherche aucun sens profond. Et pourtant, que c’est affligeant et difficile d’obéir au médecin qui dit : Ménagez-vous ! « Me ménager c’est bien facile à dire, mais j’ai mon ménage » disait à la consultation de l’hôpital une mère de famille qui n’avait, ce faisant, aucune intention d’ironie ou de sémantique. Un ménage c’est l’éventualité du mari ou de l’enfant malade, du pantalon déchiré qu’il faut raccommoder le soir quand l’enfant est au lit, puisqu’il n’a qu’un pantalon, de la course au loin pour chercher le pain si la boulangerie habituelle est fermée pour infraction au règlement, etc. Se ménager, comme c’est difficile, quand on vivait sans savoir à quelle heure on mangeait, sans savoir si l’escalier était raide ou non, sans savoir l’heure du dernier tram, puisque, si elle était passée, on rentrait à pied chez soi, même de loin.

La santé c’est une marge de tolérance des infidélités du milieu. Mais n’est-il pas absurde de parler d’infidélité du milieu ? Passe encore pour le milieu social humain, où les institutions sont au fond précaires, les conventions révocables, les modes rapides comme un éclair. Mais le milieu cosmique, le milieu de l’animal en général, n’est-il pas un système de constantes mécaniques, physiques et chimiques, n’est-il pas fait d’invariants ? Certes, ce milieu que la science définit est fait de lois, mais ces lois ce sont des abstractions théoriques. Le vivant ne vit pas parmi des lois, mais parmi des êtres et des événements qui diversifient ces lois. Ce qui porte l’oiseau c’est la branche et non les lois de l’élasticité. Si nous réduisons la branche aux lois de l’élasticité, nous ne devons pas non plus parler d’oiseau, mais de solutions colloïdales. À un tel niveau d’abstraction analytique, il n’est plus question de milieu pour un vivant, ni de santé, ni de maladie. De même, ce que mange le renard c’est un œuf de poule et non la chimie des albuminoïdes ou les lois de l’embryologie. Parce que le vivant qualifié vit parmi un monde d’objets qualifiés, il vit parmi un monde d’accidents possibles. Rien n’est par hasard, mais tout arrive sous forme d’événements. Voilà en quoi le milieu est infidèle. Son infidélité c’est proprement son devenir, son histoire.

La vie n’est donc pas pour le vivant une déduction monotone, un mouvement rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique, elle est débat ou explication (ce que Goldstein appelle Auseinandersetzung) avec un milieu où il y a des fuites, des trous, des dérobades et des résistances inattendues. Répétons-le encore une fois. Nous ne faisons pas profession – assez bien portée aujourd’hui – d’indéterminisme. Nous soutenons que la vie d’un vivant, fût-ce d’une amibe, ne reconnaît les catégories de santé et de maladie que sur le plan de l’expérience, qui est d’abord épreuve au sens affectif du terme, et non sur le plan de la science. La science explique l’expérience, mais elle ne l’annule pas pour autant.

La santé c’est un ensemble de sécurités et d’assurances (ce que les Allemands appellent Sicherungen), sécurités dans le présent et assurances pour l’avenir. Comme il y a une assurance psychologique qui n’est pas présomption, il y a une assurance biologique qui n’est pas excès et qui est la santé. La santé est un volant régulateur des possibilités de réaction. La vie est habituellement en deçà de ses possibilités, mais se montre au besoin supérieure à sa capacité escomptée. Cela est patent dans les réactions de défense du type inflammatoire. Si la lutte contre l’infection était victorieuse dans l’instant, il n’y aurait pas d’inflammation. Si les défenses organiques étaient immédiatement forcées il n’y aurait pas non plus d’inflammation. S’il y a inflammation c’est parce que la défense anti-infectieuse est à la fois surprise et mobilisée. Être en bonne santé c’est pouvoir tomber malade et s’en relever, c’est un luxe biologique.

Inversement, le propre de la maladie c’est d’être une réduction de la marge de tolérance des infidélités du milieu. Et en parlant de réduction nous n’entendons pas tomber sous le coup de la critique que nous avons présentée des conceptions de Comte et de Cl. Bernard. Cette réduction consiste à ne pouvoir vivre que dans un autre milieu et non pas seulement parmi quelques-unes des parties de l’ancien. C’est ce qu’a bien vu Goldstein. Au fond l’anxiété populaire devant les complications des maladies ne traduit que cette expérience. On soigne davantage la maladie dans laquelle une maladie donnée risque de nous précipiter que la maladie elle-même, car il y a plutôt une précipitation de maladies qu’une complication de la maladie. Chaque maladie réduit le pouvoir d’affronter les autres, use l’assurance biologique initiale sans laquelle il n’y aurait pas même de vie. La rougeole ce n’est rien, mais c’est la bronchopneumonie qu’on redoute. La syphilis n’est si redoutée que depuis ses incidences d’ordre nerveux. Le diabète ce n’est pas grave si c’est glycosurie seulement. Mais le coma ? Mais la gangrène ? Mais qu’adviendra-t-il si une intervention chirurgicale est nécessaire ? L’hémophilie vraiment ce n’est rien, tant qu’il ne survient pas de traumatisme. Mais qui est à l’abri d’un traumatisme, à moins de retour à l’existence intra-utérine ? Et encore !

Les philosophes disputent pour savoir si la tendance fondamentale du vivant est la conservation ou l’expansion. Il semble bien que l’expérience médicale apporterait ici un argument de poids dans le débat. Goldstein remarque que le souci morbide d’éviter les situations éventuellement génératrices de réactions catastrophiques exprime l’instinct de conservation. Cet instinct n’est pas, selon lui, la loi générale de la vie, mais la loi d’une vie rétractée. L’organisme sain cherche moins à se maintenir dans son état et son milieu présents qu’à réaliser sa nature. Or cela exige que l’organisme, en affrontant des risques, accepte l’éventualité de réactions catastrophiques. L’homme sain ne se dérobe pas devant les problèmes que lui posent les bouleversements parfois subits de ses habitudes, même physiologiquement parlant ; il mesure sa santé à sa capacité de surmonter les crises organiques pour instaurer un nouvel ordre [49].

L’homme ne se sent en bonne santé – qui est la santé – que lorsqu’il se sent plus que normal – c’est-à-dire adapté au milieu et à ses exigences – mais normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie. Ce n’est évidemment pas en vue expressément de donner ce sentiment aux hommes que la nature a construit leurs organismes avec une telle prodigalité : trop de rein, trop de poumon, trop de parathyroïdes, trop de pancréas, trop de cerveau même, si on limitait la vie humaine à la vie végétative34. Une telle façon de penser traduit le finalisme le plus naïf. Mais toujours est-il qu’ainsi fait, l’homme se sent porté par une surabondance de moyens dont il lui est normal d’abuser. Contre certains médecins trop prompts à voir dans les maladies des crimes, parce que les intéressés y ont quelque part du fait d’excès ou d’omissions, nous estimons que le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine. Transposant un mot de Valéry, nous avons dit que l’abus possible de la santé fait partie de la santé.

Pour apprécier le normal et le pathologique il ne faut pas limiter la vie humaine à la vie végétative. On peut vivre à la rigueur avec bien des malformations ou des affections, mais on ne peut rien faire de sa vie, ou du moins on peut toujours en faire quelque chose et c’est en ce sens que tout état de l’organisme, s’il est adaptation à des circonstances imposées, finit, tant qu’il est compatible avec la vie, par être au fond normal. Mais cette normalité est payée du renoncement à toute normativité éventuelle. L’homme, même physique, ne se limite pas à son organisme. L’homme ayant prolongé ses organes par des outils, ne voit dans son corps que le moyen de tous les moyens d’action possibles. C’est donc au-delà du corps qu’il faut regarder pour apprécier ce qui est normal ou pathologique pour ce corps même. Avec une infirmité comme l’astigmatisme ou la myopie on serait normal dans une société agricole ou pastorale, mais on est anormal dans la marine ou dans l’aviation. Or du moment que l’humanité a élargi techniquement ses moyens de locomotion, c’est se sentir anormal que de se savoir interdites certaines activités devenues pour l’espèce humaine à la fois un besoin et un idéal. Donc on ne comprend bien comment, dans les milieux propres à l’homme, le même homme se trouve, à des moments différents, normal ou anormal, ayant les mêmes organes, que si l’on comprend comment la vitalité organique s’épanouit chez l’homme en plasticité technique et en avidité de domination du milieu.

Si de ces analyses l’on revient maintenant au sentiment concret de l’état qu’elles ont cherché à définir, on comprend que la santé soit pour l’homme un sentiment d’assurance dans la vie qui ne s’assigne de lui-même aucune limite. Valere qui a donné valeur signifie en latin se bien porter. La santé est une façon d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur de normes vitales. De là cette séduction exercée encore aujourd’hui sur nos esprits par l’image de l’athlète, séduction dont l’engouement contemporain pour un sport rationalisé ne nous paraît qu’une affligeante caricature35.

V. Physiologie et pathologie

En conséquence des analyses précédentes, il apparaît que définir la physiologie comme la science des lois ou des constantes de la vie normale ne serait pas rigoureusement exact, pour deux raisons. D’abord parce que le concept de normal n’est pas un concept d’existence, susceptible en soi de mesure objective. Ensuite, parce que le pathologique doit être compris comme une espèce du normal, l’anormal n’étant pas ce qui n’est pas normal, mais ce qui est un autre normal. Cela ne veut pas dire que la physiologie n’est pas une science. Elle l’est authentiquement par sa recherche de constantes et d’invariants, par ses procédés métriques, par sa démarche analytique générale. Mais s’il est aisé de définir par sa méthode comment la physiologie est une science, il est moins aisé de définir par son objet de quoi elle est la science. La dirons-nous science des conditions de la santé ? Ce serait déjà, à notre avis, préférable à science des fonctions normales de la vie, puisque nous avons cru devoir distinguer l’état normal et la santé. Mais une difficulté subsiste. Quand on pense à l’objet d’une science, on pense à un objet stable, identique à soi. La matière et le mouvement, régis par l’inertie, donnent à cet égard toute garantie. Mais la vie ? N’est-elle pas évolution, variation de formes, invention de comportements ? Sa structure n’est-elle pas historique autant qu’histologique ? La physiologie pencherait alors vers l’histoire qui n’est pas, quoi qu’on fasse, science de la nature. Il est vrai qu’on peut n’être pas moins frappé du caractère de stabilité de la vie. Tout dépend en somme, pour définir la physiologie, de l’idée qu’on se fait de la santé. Raphaël Dubois qui est, à notre connaissance, le seul auteur, au XIXe siècle, d’un ouvrage de physiologie où une définition non simplement étymologique ou non purement tautologique soit proposée de la physiologie, en fait dériver le sens de la théorie hippocratique de la natura medicatrix : « Le rôle de la natura medicatrix se confond avec celui des fonctions normales de l’organisme qui toutes, plus ou moins directement, sont conservatrices et défensives. Or la physiologie n’étudie pas autre chose que les fonctions des êtres vivants ou, en d’autres termes, les phénomènes normaux du proteon vivant ou bioproteon » [35, 10]. Or si l’on admet, avec Goldstein, qu’il n’y a proprement tendance conservatrice que dans la maladie, que l’organisme sain est caractérisé par la tendance à affronter des situations nouvelles et à instituer de nouvelles normes, on ne peut se satisfaire d’une telle façon de voir.

Sigerist qui cherche à définir la physiologie en comprenant le sens de la première découverte qui l’a inaugurée, la découverte par Harvey de la circulation du sang (1628), procède à sa façon habituelle, qui est de situer cette découverte dans l’histoire intellectuelle de la civilisation. Pourquoi une conception fonctionnelle de la vie apparaît-elle alors, ni plus tôt, ni plus tard ? Sigerist ne sépare pas la science de la vie, née en 1628, de la conception générale, disons philosophique, de la vie qui s’exprime alors dans les diverses attitudes de l’individu devant le monde. Les arts plastiques d’abord, de la fin du XVIe et du commencement du XVIIe siècle, ont fixé le style baroque, ont libéré partout le mouvement. À l’inverse de l’artiste classique, l’artiste baroque ne voit dans la nature que ce qui est inachevé, virtuel, non encore circonscrit. « L’homme du baroque ne s’intéresse pas à ce qui est, mais à ce qui va être. Le baroque est infiniment plus qu’un style dans l’art, il est l’expression d’une forme de pensée qui règne à cette époque dans tous les domaines de l’esprit : la littérature, la musique, la mode, l’État, la façon de vivre, les sciences » [107, 41]. Les hommes du début du XVIe siècle, en fondant l’anatomie, avaient privilégié l’aspect statique, délimité, de la forme vivante. Ce que Wœlfïlin dit de l’artiste baroque, qu’il ne voit pas l’œil mais le regard, Sigerist le dit du médecin au début du XVIIe siècle : « Il ne voit pas le muscle, mais sa contraction et l’effet qu’elle produit. Voilà comment naît l’anatomia animata, la physiologie. L’objet de cette dernière science est le mouvement. Elle ouvre les portes à l’illimité. Chaque problème physiologique conduit aux sources de la vie et permet des échappées sur l’infini » [ibid.]. Harvey, quoique anatomiste, ne voyait pas dans le corps la forme, mais le mouvement. Ses recherches ne sont pas fondées sur la configuration du cœur, mais sur l’observation du pouls et de la respiration, deux mouvements qui ne cessent qu’avec la vie. L’idée fonctionnelle en médecine rejoint l’art de Michel-Ange et la mécanique dynamique de Galilée [107, 42]36.

Il va sans dire, d’après les considérations antérieures concernant la santé, que cet « esprit » de la physiologie naissante nous paraît devoir être retenu dans la définition de la physiologie comme science des conditions de la santé. Nous avons parlé à plusieurs reprises d’allures de la vie, préférant dans certains cas cette expression au terme de comportement pour mieux faire sentir que la vie est polarité dynamique. Il nous semble qu’en définissant la physiologie comme science des allures stabilisées de la vie, nous répondons à peu près à toutes les exigences nées de nos positions antérieures. D’une part, nous assignons à la recherche un objet dont l’identité à soi-même est celle d’une habitude plutôt que celle d’une nature, mais dont la constance relative est peut-être plus précisément adéquate à rendre compte des phénomènes, malgré tout fluctuants, dont s’occupe le physiologiste. D’autre part nous réservons la possibilité du dépassement par la vie des constantes ou des invariants biologiques codifiés et tenus conventionnellement pour normes, à un moment défini du savoir physiologique. C’est qu’en effet des allures ne peuvent être stabilisées qu’après avoir été tentées, par rupture d’une stabilité antérieure. Enfin il nous semble pouvoir, à partir de la définition proposée, délimiter plus correctement les rapports de la physiologie et de la pathologie.

Parmi les allures inédites de la vie, il y en a de deux sortes. Il y a celles qui se stabilisent dans de nouvelles constantes, mais dont la stabilité ne fera pas obstacle à leur nouveau dépassement éventuel. Ce sont des constantes normales à valeur propulsive. Elles sont vraiment normales par normativité. Il y a celles qui se stabiliseront sous forme de constantes que tout l’effort anxieux du vivant tendra à préserver de toute éventuelle perturbation. Ce sont bien encore des constantes normales, mais à valeur répulsive, exprimant la mort en elles de la normativité. En cela elles sont pathologiques, quoique normales tant que le vivant en vit. En somme, au moment d’une rupture de stabilité physiologique, en période de crise évolutive, la physiologie perd ses droits, mais elle ne perd pas pour autant le fil. Elle ne sait pas d’avance si le nouvel ordre biologique sera physiologique ou non, mais elle aura ultérieurement le moyen de retrouver parmi les constantes celles qu’elle revendique pour siennes. Ce sera par exemple de faire varier expérimentalement le milieu, pour savoir si les constantes retenues peuvent ou non s’accommoder sans catastrophe d’une fluctuation des conditions d’existence. C’est ce fil conducteur qui par exemple nous permet de comprendre quelle est la différence entre l’immunité et l’anaphylaxie. La présence d’anticorps dans le sang est commune à l’une et l’autre forme de réactivité. Mais alors que l’immunité confère à l’organisme l’insensibilité à une intrusion de microbes ou de toxines dans le milieu intérieur, l’anaphylaxie est sursensibilité acquise à une pénétration dans le milieu intérieur de substances spécifiques et particulièrement de matières protéiques [104]. Après une première modification (par infection, ou injection, ou intoxication) du milieu intérieur, une seconde effraction est ignorée par l’organisme immunisé, alors qu’elle provoque, dans le cas de l’anaphylaxie, une réaction de choc d’extrême gravité, très souvent mortelle, si soudaine qu’elle a fait donner à l’injection expérimentale qui la provoque le nom de déchaînante, par conséquent une réaction typiquement catastrophique. La présence d’anticorps dans le sérum sanguin est donc toujours normale, l’organisme ayant réagi par une modification de ses constantes à une première agression du milieu, et s’étant réglé sur lui, mais dans un cas la normalité est physiologique, dans l’autre pathologique.

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Selon Sigerist, Virchow définissait la pathologie comme une « physiologie avec obstacles » [107, 137]. Cette façon de comprendre la maladie en la dérivant des fonctions normales, contrariées par un apport étranger qui les complique sans les altérer, se rapproche des idées de Cl. Bernard, et procède de principes pathogéniques assez simples. On sait comment sont faits, par exemple, un cœur ou un rein, comment le sang ou l’urine les traversent ; si l’on imagine des végétations ulcérantes d’endocardite sur la valvuve mitrale ou un calcul dans le bassinet, on est à même de comprendre la pathogénie de symptômes tels qu’un souffle cardiaque ou une douleur irradiée de colique néphrétique. Mais peut-être y a-t-il dans cette conception une confusion de l’ordre pédagogique et de l’ordre heuristique. L’enseignement de la médecine commence justement par l’anatomie et la physiologie de l’homme normal, à partir desquelles on peut déduire parfois assez aisément, en admettant certaines analogies mécaniques, la raison de certains états pathologiques, par exemple, dans le domaine circulatoire, le foie cardiaque, l’ascite, les œdèmes, dans le domaine sensori-moteur, l’hémianopsie ou la paraplégie. Or il semble bien que l’ordre d’acquisition de ces correspondances anatomo-physiologiques ait été inverse. C’est d’abord le malade qui a constaté un jour que « quelque chose n’allait pas », il a remarqué certaines modifications surprenantes ou douloureuses de la structure morphologique ou du comportement. Il a attiré sur elles, à tort ou à raison, l’attention du médecin. Celui-ci, alerté par le malade, a procédé à l’exploration méthodique des symptômes patents et plus encore des symptômes latents. Si le malade, étant mort, on a procédé à l’autopsie, on a recherché, par toutes sortes de moyens, dans tous les organes, certaines particularités qu’on a comparées aux organes d’individus morts sans avoir présenté jamais de semblables symptômes. On a confronté l’observation clinique et le procès-verbal d’autopsie. Voilà comment la pathologie, grâce à l’anatomie pathologique, mais aussi grâce à des hypothèses ou des connaissances concernant les mécanismes fonctionnels, est devenue une physiologie avec obstacles.

Or il y a ici un oubli professionnel – peut-être susceptible d’explication par la théorie freudienne des lapsus et actes manqués – qui doit être relevé. Le médecin a tendance à oublier que ce sont les malades qui appellent le médecin. Le physiologiste a tendance à oublier qu’une médecine clinique et thérapeutique, point toujours tellement absurde qu’on voudrait dire, a précédé la physiologie. Cet oubli une fois réparé, on est conduit à penser que c’est l’expérience d’un obstacle, vécue d’abord par un homme concret, sous forme de maladie, qui a suscité la pathologie, sous ses deux aspects, de séméiologie clinique et d’interprétation physiologique des symptômes. S’il n’y avait pas d’obstacles pathologiques, il n’y aurait pas non plus de physiologie, car il n’y aurait pas de problèmes physiologiques à résoudre. Résumant des hypothèses que nous avons proposées au cours de l’examen des idées de Leriche, nous pouvons dire qu’en matière biologique, c’est le pathos qui conditionne le logos parce qu’il l’appelle. C’est l’anormal qui suscite l’intérêt théorique pour le normal. Des normes ne sont reconnues pour telles que dans des infractions. Des fonctions ne sont révélées que par leurs ratés. La vie ne s’élève à la conscience et à la science d’elle-même que par l’inadaptation, l’échec et la douleur. A. Schwartz fait remarquer après Ernest Navilie la disproportion flagrante entre la place que le sommeil occupe dans la vie des hommes et la place qui lui est accordée dans les ouvrages de physiologie [104], comme Georges Dumas fait remarquer que la bibliographie relative au plaisir est infime à côté de l’abondance de travaux consacrés à la douleur. C’est que dormir et jouir consistent à laisser aller la vie sans lui demander de comptes.

Dans le Traité de physiologie normale et pathologique [1], Abelous attribue à Brown-Séquard le mérite d’avoir fondé l’endocrinologie en constatant en 1856 que l’ablation des surrénales entraînait la mort d’un animal. Il semble que ce soit là un fait qui se suffise à lui-même. On ne se demande pas comment a pu venir à Brown-Séquard l’idée de pratiquer l’ablation des surrénales. Dans l’ignorance des fonctions de la surrénale, ce n’est pas là une décision qu’on prend par déduction. Non, mais c’est un accident qu’on imite. Et en fait, Sigerist montre que c’est la clinique qui donna l’impulsion à l’endocrinologie. En 1855, Addison décrivait la maladie qui porte désormais son nom et qu’il attribua à une atteinte des surrénales [107, 57]. À partir de là, on comprend les recherches expérimentales de Brown-Séquard. Dans le même Traité de physiologie [112, 1011], Tournade signale judicieusement la relation entre Brown-Séquard et Addison et rapporte cette anecdote de grande portée épistémologique : en 1716, l’Académie des Sciences de Bordeaux avait proposé comme sujet de concours : « Quel est l’usage des glandes surrénales ? » Montesquieu, chargé du rapport, conclut qu’aucun mémoire déposé ne pouvait satisfaire la curiosité de l’Académie et ajouta : « Le hasard fera peut-être un jour ce que tous les soins n’ont pu faire. »

Pour prendre un exemple dans le même ordre de recherches, tous les physiologistes font remonter à von Mering et Minkowski la découverte en 1889 du rôle de l’hormone pancréatique dans le métabolisme des glucides. Mais on ignore souvent que si ces deux chercheurs ont rendu diabétique un chien, aussi célèbre en pathologie que celui de Saint-Roch en hagiographie, c’est bien involontairement. C’est pour l’étude de la sécrétion pancréatique externe et de son rôle dans la digestion que le chien avait été privé de son pancréas. Naunyn, dans le service duquel l’expérience avait lieu, raconte que c’était l’été et que le garçon du laboratoire fut frappé du nombre inaccoutumé de mouches visitant les cages des animaux. Naunyn, en vertu du principe qu’il y a des mouches où il y a du sucre, conseilla d’analyser les urines du chien. Von Mering et Minkowski avaient donc, par la pancréatectomie, provoqué un phénomène analogue au diabète [2]. Ainsi l’artifice permit la lucidité, mais sans préméditation.

De même, qu’on veuille bien méditer un moment sur ces mots de Déjerine : « Il est à peu près impossible de décrire d’une façon précise les symptômes de la paralysie du glosso-pharyngien : en effet, la physiologie n’a pas encore établi exactement quelle est la distribution motrice de ce nerf, et d’autre part, en clinique, la paralysie isolée du glosso-pharyngien ne s’observe pour ainsi dire jamais. En réalité, le glosso-pharyngien est toujours lésé avec le pneumogastrique ou le spinal, etc. » [31, 5S7]. Il nous semble que la raison première, sinon la seule, pour quoi la physiologie n’a pas encore établi exactement la distribution motrice du glosso-pharyngien, c’est précisément que ce nerf ne donne lieu à aucun syndrome pathologique isolé. Quand I. Geoffroy Saint-Hilaire attribuait à l’absence de tout symptôme morphologique ou fonctionnel la lacune correspondant aux hétérotaxies dans la science tératologique de son temps, il témoignait d’une perspicacité assez rare.

La conception que se faisait Virchow des rapports de la physiologie et de la pathologie n’est pas seulement insuffisante parce qu’elle méconnaît l’ordre normal de subordination logique entre la physiologie et la pathologie, mais aussi parce qu’elle implique l’idée que la maladie ne crée d’elle-même rien. Or, nous nous sommes trop expressément étendu sur ce dernier point pour y revenir encore. Mais les deux erreurs nous paraissent liées. C’est parce qu’on n’admet dans la maladie aucune norme biologique propre qu’on n’en attend rien pour la science des normes de la vie. Un obstacle ne ferait que retarder ou arrêter ou dévier une force ou un courant, sans les altérer. Une fois l’obstacle levé le pathologique redeviendrait physiologique, l’ancien physiologique. Or c’est ce que nous ne pouvons admettre, ni d’après Leriche, ni d’après Goldstein. La norme nouvelle n’est pas la norme ancienne. Et comme cette capacité d’instituer de nouvelles constantes à valeur de norme nous a paru caractéristique de l’aspect physiologique du vivant, nous ne pouvons admettre que la physiologie puisse se constituer avant la pathologie, et indépendamment d’elle, pour la fonder objectivement.

On ne conçoit pas aujourd’hui qu’il soit possible de publier un traité de physiologie normale sans un chapitre consacré à l’immunité, à l’allergie. La connaissance de ce dernier phénomène nous permet de comprendre que 97 % environ des hommes blancs présentent une cuti-réaction positive à la tuberculine, sans cependant être tous des tuberculeux. Et cependant c’est l’erreur célèbre de Koch qui est à l’origine de ces connaissances. Ayant constaté que l’injection de tuberculine à un sujet déjà tuberculeux provoque des accidents graves, alors qu’elle est inoffensive pour un sujet sain, Koch crut avoir trouvé dans la tuberculinisation un moyen infaillible de diagnostic. Mais lui ayant attribué aussi à tort une valeur curative, il obtint des résultats dont le souvenir attristant ne fut effacé que par leur conversion ultérieure en ce moyen de diagnostic précis et de dépistage préventif qu’est la cuti-réaction due à von Pirquet. Presque toutes les fois qu’en physiologie humaine on dit : « Nous savons aujourd’hui que… », on trouverait en cherchant bien – et sans vouloir réduire la part de l’expérimentation – que le problème a été posé et souvent sa solution esquissée par la clinique et la thérapeutique, et assez fréquemment aux frais, biologiquement s’entend, du malade. C’est ainsi que si Koch a découvert en 1891 le phénomène qui porte son nom et d’où sont sorties la théorie de l’allergie et la technique de la cuti-réaction, dès 1886 Marfan avait eu, du point de vue clinique, l’intuition que certaines manifestations tuberculeuses peuvent déterminer une immunité pour d’autres, se fondant sur la rareté de la coexistence de localisations tuberculeuses osseuses, comme la coxalgie ou le mal de Pott, et de la phtisie. Bref, dans le cas de l’allergie, phénomène général dont l’anaphylaxie est une espèce, nous saisissons le passage d’une physiologie ignorante à une physiologie savante, par le moyen de la clinique et de la thérapeutique. Aujourd’hui une pathologie objective procède de la physiologie, mais hier la physiologie a procédé d’une pathologie qu’il faut dire subjective, et par là imprudente certainement, mais certainement audacieuse et par là progressive. Toute pathologie est subjective au regard de demain.

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Est-ce seulement au regard de demain que la pathologie est subjective ? En ce sens, toute science objective par sa méthode et son objet est subjective au regard de demain, puisque, à moins de la supposer achevée, bien des vérités d’aujourd’hui deviendront les erreurs de la veille. Quand Cl. Bernard et Virchow, chacun de son côté, avaient l’ambition de constituer une pathologie objective, l’un sous forme de pathologie des régulations fonctionnelles, l’autre sous forme de pathologie cellulaire, ils tendaient à incorporer la pathologie aux sciences de la nature, à fonder la pathologie sur les bases de la loi et du déterminisme37. C’est cette prétention que nous voulons soumettre à l’examen. Or s’il n’a pas paru possible de maintenir la définition de la physiologie comme science du normal, il semble difficile d’admettre qu’il puisse y avoir une science de la maladie, qu’il puisse y avoir une pathologie purement scientifique.

Ces questions de méthodologie médicale n’ont pas suscité beaucoup d’intérêt en France, tant du côté des philosophes que du côté des médecins. À notre connaissance, l’article ancien de Pierre Delbet dans le recueil De la méthode dans les sciences [32], n’a pas eu de postérité. Par contre à l’étranger, et notamment en Allemagne, ces problèmes sont traités avec beaucoup de suite et de soin. Nous nous proposons d’emprunter à l’ouvrage de Herxheimer, Krankheitslehre der Gegenwart (1927) un exposé des conceptions de Ricker, de Magdebourg, et des controverses qu’elles ont suscitées. Nous donnons intentionnellement à cet exposé la forme d’un résumé, paraphrasé et coupé de citations, des pages 6 à 18 du livre d’Herxheimer [55]38.

Ricker a exposé ses idées successivement dans la Pathologie des relations (1905) ; – Éléments d’une logique de la physiologie considérée comme pure science de la nature (1912) ; – Physiologie, pathologie, médecine (1923) ; – La pathologie comme science de la nature, pathologie des relations (1924). Ricker délimite les domaines de la physiologie, de la pathologie, de la biologie et de la médecine. Les sciences de la nature s’appuient sur l’observation méthodique et la réflexion sur ces observations en vue d’explications, c’est-à-dire d’énoncés de relations causales entre les processus physiques, sensibles, donnés dans le milieu des hommes, milieu auquel appartiennent les hommes eux-mêmes en tant qu’êtres physiques. Cela exclut le psychisme de l’objet des sciences de la nature. L’anatomie décrit des objets morphologiques, ses résultats n’ont pas de valeur explicative en eux-mêmes, mais l’acquièrent par leur liaison avec les résultats d’autres méthodes, contribuant ainsi à l’explication des phénomènes qui sont l’objet d’une science indépendante, la physiologie. « Tandis que la physiologie explore le cours de ces processus qui est plus fréquent, plus régulier, et qui est appelé pour cela normal, la pathologie (qu’on a séparée artificiellement de la physiologie) s’occupe de leurs formes plus rares qu’on appelle anormales ; elle doit donc être également soumise à des méthodes scientifiques. La physiologie et la pathologie réunies comme une seule science, laquelle ne saurait être nommée que physiologie, examinent les phénomènes dans l’homme physique, en vue d’une connaissance théorique, scientifique » (La pathologie comme science naturelle, p. 321) [55, 7]. La physiologie-pathologie doit déterminer les relations causales entre phénomènes physiques, mais comme il n’existe pas de concept scientifique de la vie – mis à part un concept purement diagnostique – elle n’a rien à faire avec des buts ou des fins et par conséquent avec des valeurs en relation avec la vie. Toute téléologie, à coup sûr non pas transcendante, mais même immanente, toute téléologie qui part d’une finalité de l’organisme ou se rapporte à lui, à la conservation de la vie, etc., par conséquent tout jugement de valeur, n’appartient pas aux sciences naturelles et donc pas davantage à la physiologie-pathologie [55, 7].

Cela n’exclut pas la légitimité des jugements de valeur ou des applications pratiques. Mais les premiers sont renvoyés à la biologie, comme partie de la philosophie de la nature et donc de la philosophie ; et les secondes sont renvoyées à la médecine et à l’hygiène, considérées comme sciences appliquées, pratiques et téléologiques, ayant pour tâche d’utiliser, selon leurs visées, ce qui a été expliqué : « La pensée téléologique de la médecine repose sur les jugements de causalité de la physiologie et de la pathologie qui forment donc la base scientifique de la médecine » [55, 5]. La pathologie, étant pure science de la nature, doit fournir des connaissances causales, mais non porter des jugements de valeur.

À ces propositions de logique générale, Herxheimer répond d’abord qu’on n’a pas coutume de classer, comme le fait Ricker, la biologie dans la philosophie, car, à s’en rapporter aux exposés des représentants de la philosophie des valeurs, tels que Windelband, Münsterberg et Rickert, on ne peut reconnaître à la biologie le droit d’user de valeurs proprement normatives ; elle doit donc être rangée parmi les sciences naturelles. En outre, certains concepts, comme ceux de mouvement, de nutrition, de génération, auxquels Ricker lui-même reconnaît un sens téléologique, sont inséparables de la pathologie, à la fois pour des raisons psychologiques propres au sujet qui s’en occupe et pour des raisons résidant dans les objets mêmes dont elle s’occupe [55, 8].

D’une part, en effet, le jugement scientifique, même relativement à des objets exempts de valeurs, reste du fait qu’il est acte psychologique un jugement axiologique. Du seul point de vue logique ou scientifique il peut être « avantageux », au dire de Ricker lui-même, d’adopter certaines conventions ou certains postulats. Et en ce sens on peut admettre avec Weigert ou Peters une finalité de l’organisation ou des fonctions du vivant. De ce point de vue, des notions telles que celles d’activité, d’adaptation, de régulation, de conservation de soi-même – notions que Ricker voudrait éliminer de la science – sont avantageusement conservées en physiologie et donc aussi en pathologie [55, 9]. En somme la pensée scientifique trouve, comme l’a bien vu Ricker, dans la langue usuelle, la langue non scientifique du vulgaire, un instrument défectueux. Mais, comme le dit Marchand, cela n’oblige pas à « subodorer dans chaque terme simplement descriptif une arrière-pensée téléologique ». La langue usuelle est insuffisante surtout en ce sens que les termes y ont souvent une portée absolue, alors qu’on leur donne en pensée un sens seulement relatif. Dire par exemple qu’une tumeur a une vie autonome, cela ne veut pas dire qu’elle est réellement indépendante des voies, des matériaux et des modes de nutrition des autres tissus, mais qu’elle est, comparée à ces derniers, relativement indépendante. Même en physique et en chimie, on emploie des termes et des expressions à signification apparemment téléologique, personne ne pense pourtant qu’ils correspondent réellement à des actes psychiques [55, 10]. Ricker demande que l’on ne déduise pas les processus ou les relations biologiques de qualités ou de capacités. Celles-ci doivent être analysées en processus partiels et leurs réactions réciproques doivent être constatées. Mais lui-même admet que là où cette analyse ne réussit pas – dans le cas de l’excitabilité du nerf par exemple – la notion d’une qualité est inévitable et peut servir de stimulant pour la recherche du processus correspondant. Roux dans sa mécanique du développement (Entwickelungsmechanik) est bien obligé d’admettre certaines qualités ou propriétés de l’œuf, d’user des notions de préformation, de régulation, etc., et pourtant les recherches de Roux sont tournées vers l’explication causale des processus normaux et anormaux du développement [55, 11-12].

D’autre part, si l’on se place au point de vue de l’objet même de la recherche, on doit constater un recul des prétentions du mécanisme physico-chimique non seulement en biologie, mais même en physique et en chimie. En tout cas, les pathologistes qui répondent affirmativement à la question de savoir si l’aspect téléologique des phénomènes biologiques doit être retenu sont nombreux et notamment Aschoff, Lubarsch, Ziehen, Bier, Hering, R. Meyer, Beitzke, B. Fischer, Hueck, Rœssle, Schwarz. Ziehen se demande, par exemple, concernant des lésions graves du cerveau, comme dans le tabès ou la paralysie générale, à quel point il s’agit de processus destructifs et à quel point il s’agit de processus défensifs et réparateurs conformes à un but, même s’ils le manquent [55, 12-13]. Il faut mentionner aussi l’essai de Schwarz sur « La recherche du sens comme catégorie de la pensée médicale ». Il désigne comme catégorie – au sens kantien – de la physique la causalité : « La conception du monde selon la physique est déterminée par l’application de la causalité, comme catégorie, à une matière mesurable, dispersée, sans qualité. » Les limites d’une telle application sont là où une telle dissolution en parties n’est pas possible, là où, en biologie, apparaissent des objets caractérisés par une uniformité, une individualité, une totalité toujours plus nettes. La catégorie ici compétente est celle de « sens ». « Le sens est pour ainsi dire l’organe par lequel nous saisissons dans notre pensée la structure, le fait d’avoir forme ; il est le reflet de la structure dans la conscience de l’observateur. » À la notion de sens Schwarz adjoint celle de but, quoique ressortissant à un autre ordre de valeur. Mais elles ont des fonctions analogues dans les deux domaines de la connaissance et du devenir, d’où elles tirent des qualités communes : « Ainsi nous saisissons le sens de notre propre organisation dans la tendance à se conserver soi-même, et seule une structure du milieu qui contient du sens nous permet d’y voir des buts. C’est ainsi que par la considération des buts, la catégorie abstraite du sens est remplie d’une vie réelle. La considération des buts (par exemple comme méthode heuristique) reste cependant toujours provisoire, un succédané pour ainsi dire, en attendant que le sens abstrait de l’objet nous devienne accessible. » En résumé, en pathologie, une manière de voir téléologique n’est plus repoussée en principe par la majorité des savants actuels, cependant que toujours, sans qu’on s’en rendît compte, des termes à contenu téléologique, ont été employés [55, 15-16]. Bien entendu, cette prise en considération des fins biologiques ne doit pas dispenser de la recherche d’une explication de type causal. En ce sens, la conception kantienne de la finalité est toujours actuelle. C’est par exemple un fait que l’ablation des surrénales entraîne la mort. Affirmer que la capsule surrénale est nécessaire à la vie est un jugement de valeur biologique, qui ne dispense pas de rechercher en détail les causes par lesquelles un résultat biologiquement utile est obtenu. Mais à supposer qu’une explication complète des fonctions de la surrénale soit possible, le jugement téléologique qui reconnaît la nécessité vitale de la capsule surrénale garderait encore sa valeur indépendante, eu égard précisément à son application pratique. L’analyse et la synthèse font un tout, sans se substituer l’une à l’autre. Il est nécessaire que nous soyons conscients de la différence des deux conceptions [55,17]. Il est exact que le terme « téléologie » est resté trop chargé d’implications d’espèce transcendante pour être utilement employé ; « final » est déjà meilleur ; mais ce qui conviendrait encore mieux ce serait peut-être « organismique » qu’emploie Aschoff, car il exprime bien le fait de se rapporter à la totalité. Cette façon de s’exprimer est adaptée à la tendance actuelle qui est de mettre de nouveau au premier plan, en pathologie comme ailleurs, l’organisme total et son comportement [55, 17].

Sans doute, Ricker ne proscrit pas absolument de telles considérations, mais il veut les éliminer totalement de la pathologie comme science de la nature, pour les renvoyer à la philosophie de la nature qu’il appelle biologie, et, quant à leur application pratique, à la médecine. Or, de ce point de vue se pose précisément la question de savoir si une telle distinction est, en soi-même, utile. Cela a été nié presque unanimement et avec raison semble-t-il. C’est ainsi que Marchand écrit : « Car il est bien vrai que la pathologie n’est pas seulement une science naturelle en ce qui concerne l’objet de ses recherches, mais qu’elle a pour tâche d’exploiter pour la médecine pratique le résultat de ses recherches. » Hueck, se référant à Marchand, dit que cela serait bien impossible sans la valorisation et l’interprétation téléologique des processus refusée par Ricker. Pensons à un chirurgien. Que dirait-il si un pathologiste lui répondait, après biopsie d’une tumeur, en lui envoyant ses constatations, que savoir si la tumeur est maligne ou bénigne est une question de philosophie et non de pathologie ? Que gagnerait-on à la division du travail préconisée par Ricker ? La médecine pratique n’obtiendrait pas, dans une plus grande mesure, le solide terrain scientifique sur lequel elle pourrait se baser. On ne peut donc suivre Honigmann qui, approuvant les idées de Ricker pour la pathologie, mais les rejetant pour le praticien, tire déjà la conclusion qu’il faut déplacer la physiologie-pathologie et l’anatomie de la Faculté de Médecine vers la Faculté des Sciences. Le résultat serait de condamner la médecine à la pure spéculation et de priver la physiologie-pathologie de stimulants de la plus grande importance. Lubarsch a visé juste en disant : « Les dangers pour la pathologie générale et l’anatomie pathologique résident surtout dans ce qu’elles deviendraient trop unilatérales et trop solitaires ; des rapports plus intimes entre elles et la clinique, ainsi qu’ils existaient du temps où la pathologie n’était pas encore devenue une spécialité, seraient certainement du plus grand avantage pour les deux parties » [55, 18].

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Il n’est pas douteux qu’en définissant l’état physiologique par la fréquence, et l’état pathologique par la rareté des mécanismes et des structures qu’ils offrent à considérer, Ricker peut légitimement concevoir que l’un et l’autre doivent relever du même traitement heuristique et explicatif. Comme nous n’avons pas cru devoir admettre la validité d’un critérium d’ordre statistique, nous ne pouvons non plus admettre que la pathologie s’aligne complètement sur la physiologie, et devienne science tout en restant science du pathologique. En fait, tous ceux qui acceptent la réduction des phénomènes biologiques sains et pathologiques à des faits statistiques sont conduits plus ou moins rapidement à avouer ce postulat, impliqué dans cette réduction, que selon un mot de Mainzer, cité par Goldstein, « il n’y a pas de différence entre la vie saine et la vie morbide » [46, 267].

On a déjà vu, lorsqu’on a examiné la théorie de Cl. Bernard, en quel sens précis une telle proposition peut être défendue. Les lois de la physique et de la chimie ne varient pas selon la santé ou la maladie. Mais ne pas vouloir admettre d’un point de vue biologique que la vie ne fait pas de différence entre ses états, c’est se condamner à ne pas même pouvoir distinguer un aliment d’un excrément. Certes, l’excrément d’un vivant peut être aliment pour un autre vivant, mais non pour lui. Ce qui distingue un aliment d’un excrément ce n’est pas une réalité physico-chimique, c’est une valeur biologique. Semblablement, ce qui distingue le physiologique du pathologique ce n’est pas une réalité objective de type physico-chimique, c’est une valeur biologique. Comme le dit Goldstein, quand on est entraîné à penser que la maladie n’est pas une catégorie biologique, cela devrait déjà faire douter des prémisses dont on est parti : « Maladie et santé ne seraient pas des notions biologiques ! Si nous faisons abstraction des conditions complexes chez l’homme, cette règle n’est sûrement pas valable chez l’animal, puisque chez lui la maladie décide si souvent en même temps de l’être ou du non-être de l’organisme individuel. Qu’on pense au rôle fatal que la maladie joue dans la vie de l’animal non domestiqué, de l’animal qui ne jouit pas de la protection de l’homme. Si la science de la vie n’était pas à même de comprendre les phénomènes pathologiques, il apparaîtrait les doutes les plus sérieux concernant la justesse de ses catégories fondamentales » [46, 267].

Sans doute, Ricker reconnaît des valeurs biologiques, mais refusant d’incorporer des valeurs à l’objet d’une science, il fait de l’étude de ces valeurs une partie de la philosophie. Or on lui a' justement reproché, selon Herxheimer et selon nous-mêmes, cette insertion de la biologie dans la philosophie.

Comment donc résoudre cette difficulté : si on se place au strict point de vue objectif, il n’y a pas de différence entre la physiologie et la pathologie ; – si on cherche dans les valeurs biologiques une différence entre elles, on a quitté le terrain scientifique ?

Nous proposerions comme éléments d’une solution les considérations suivantes :

I. – Au sens strict du terme, selon l’usage français, il n’y a de science d’un objet que si cet objet admet la mesure et l’explication causale, bref l’analyse. Toute science tend ainsi à la détermination métrique par établissement de constantes ou d’invariants.

II. – Ce point de vue scientifique est un point de vue abstrait, il traduit un choix et donc une négligence. Chercher ce que l’expérience vécue des hommes est en réalité c’est négliger quelle valeur elle est susceptible de recevoir pour eux et par eux. Avant la science, ce sont les techniques, les arts, les mythologies et les religions qui valorisent spontanément la vie humaine. Après l’apparition de la science, ce sont encore les mêmes fonctions, mais dont le conflit inévitable avec la science doit être réglé par la philosophie, qui est ainsi expressément philosophie des valeurs.

III. – Le vivant, ayant été conduit à se donner dans l’humanité des méthodes et un besoin de détermination scientifique du réel, voit nécessairement l’ambition de détermination du réel s’étendre à la vie elle-même. La vie devient – elle est en fait devenue historiquement, ne l’ayant pas toujours été – un objet de science. La science de la vie se trouve donc avoir la vie comme sujet, puisqu’elle est entreprise de l’homme vivant, et comme objet.

IV. – En cherchant à déterminer les constantes et les invariants qui définissent réellement les phénomènes de la vie, la physiologie fait authentiquement œuvre de science. Mais en cherchant quel est le sens vital de ces constantes, en qualifiant les unes de normales et les autres de pathologiques, le physiologiste fait plus – et non pas moins – qu’œuvre de science stricte. Il ne considère plus seulement la vie comme une réalité identique à soi, mais comme un mouvement polarisé. Sans le savoir, le physiologiste ne considère plus la vie d’un œil indifférent, de l’œil du physicien qui étudie la matière, il considère la vie en qualité de vivant que la vie traverse lui aussi dans un certain sens.

V. – C’est que l’activité scientifique du physiologiste, quelque séparée et autonome en son laboratoire qu’il la conçoive, garde un rapport plus ou moins étroit, mais incontestable, avec l’activité médicale. Ce sont les échecs de la vie qui attirent, qui ont attiré l’attention sur la vie. Toute connaissance a sa source dans la réflexion sur un échec de la vie. Cela ne signifie pas que la science soit une recette de procédés d’action, mais au contraire que l’essor de la science suppose un obstacle à l’action. C’est la vie elle-même, par la différence qu’elle fait entre ses comportements propulsifs et ses comportements répulsifs, qui introduit dans la conscience humaine les catégories de santé et de maladie. Ces catégories sont biologiquement techniques et subjectives et non biologiquement scientifiques et objectives. Les vivants préfèrent la santé à la maladie. Le médecin a pris parti explicitement pour le vivant, il est au service de la vie, et c’est la polarité dynamique de la vie qu’il traduit en parlant de normal et de pathologique. Le physiologiste est souvent médecin, toujours vivant, et c’est pourquoi la physiologie inclut dans ses concepts de base que si les fonctions d’un vivant prennent des allures toutes également explicables par le savant, elles ne sont pas de ce fait équivalentes pour le vivant lui-même.

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En résumé, la distinction de la physiologie et de la pathologie n’a et ne peut avoir qu’une portée clinique. C’est la raison pour laquelle nous proposons, contrairement à toutes les habitudes médicales actuelles, qu’il est médicalement incorrect de parler d’organes malades, de tissus malades, de cellules malades.

La maladie est un comportement de valeur négative pour un vivant individuel, concret, en relation d’activité polarisée avec son milieu. En ce sens, ce n’est pas seulement pour l’homme – bien que les termes de pathologique ou de maladie, par leur rapport à pathos ou à mal, indiquent que ces notions s’appliquent à tous les vivants par régression sympathique à partir de l’expérience humaine vécue – mais pour tout vivant, qu’il n’y a de maladie que du tout organique. Il y a des maladies du chien et de l’abeille.

Dans la mesure où l’analyse anatomique et physiologique dissocie l’organisme en organes et en fonctions élémentaires, elle tend à situer la maladie au niveau des conditions anatomiques et physiologiques partielles de la structure totale ou du comportement d’ensemble. Selon les progrès de la finesse dans l’analyse, on placera la maladie au niveau de l’organe – et c’est Morgagni – au niveau du tissu – et c’est Bichat – au niveau de la cellule – et c’est Virchow. Mais ce faisant, on oublie qu’on est, historiquement, logiquement et histologiquement, parvenu jusqu’à la cellule à reculons, à partir de l’organisme total, et la pensée, sinon le regard, toujours tournée vers lui. On a cherché dans le tissu ou la cellule la solution d’un problème posé, au malade d’abord et au clinicien ensuite, par l’organisme entier. Chercher la maladie au niveau de la cellule c’est confondre le plan de la vie concrète où la polarité biologique fait la différence de la santé et de la maladie et le plan de la science abstraite où le problème reçoit une solution. Nous ne voulons pas dire qu’une cellule ne peut pas être malade, si par cellule on entend un tout vivant, comme par exemple un protiste, mais nous voulons dire que la maladie d’un vivant ne loge pas dans des parties d’organisme. Il est certes légitime de parler d’un leucocyte malade pour autant qu’on a le droit de considérer le leucocyte hors de tout rapport au système réticulo-endothélial et au système conjonctif. Mais dans ce cas, on considère le leucocyte comme un organe, et mieux comme un organisme en situation de défense et de réaction vis-à-vis d’un milieu. En fait, le problème de l’individualité se pose ici. Le même donné biologique peut être considéré comme partie ou comme tout. Nous proposons que c’est comme tout qu’il peut être dit ou non malade.

Des cellules du parenchyme rénal ou pulmonaire ou splénique ne peuvent être dites, aujourd’hui, malades, et malades de telle maladie, par tel anatomo-pathologiste qui ne met peut-être jamais les pieds dans un hôpital ou une clinique, que parce qu’elles ont été prélevées, ou ressemblent à celles qui ont été prélevées, hier ou il y a cent ans, peu importe, par un médecin praticien, clinicien et thérapeute, sur le cadavre ou l’organe amputé d’un homme dont il avait observé le comportement. C’est si vrai que le fondateur de l’anatomie pathologique, Morgagni, dans la belle épître au chirurgien Trew, au début de son œuvre fondamentale, énonce l’obligation formelle pour l’exploration anatomo-pathologique de se référer constamment à l’anatomie du vivant normal, évidemment, mais aussi et surtout à l’expérience clinique [85]. Virchow lui-même, venant au secours de Velpeau, dans une discussion célèbre où les micrographes français soutenaient contre celui-ci le caractère spécifique de l’élément cancéreux, a proclamé que si le microscope est capable de servir la clinique, c’est à la clinique d’éclairer le microscope [116]. Il est vrai que Virchow a par ailleurs formulé avec la plus grande netteté une théorie de la maladie parcellaire que nos analyses précédentes tendent à réfuter. Ne disait-il pas en 1895 : « Dans mon idée l’essence de la maladie est une partie modifiée de l’organisme ou bien une cellule modifiée ou un agrégat modifié de cellules (soit tissu, soit organe)… En réalité toute partie malade du corps est en relation parasitaire avec le reste du corps sain auquel elle appartient, et vit aux dépens de l’organisme » [23, 569]. Il semble qu’on soit aujourd’hui bien revenu de cette pathologie atomistique, et qu’on voie dans la maladie beaucoup plus une réaction du tout organique à l’incartade d’un élément qu’un attribut de l’élément lui-même. C’est précisément Ricker qui est en Allemagne le grand contradicteur de la pathologie cellulaire de Virchow39. Ce qu’il appelle « pathologie des relations », c’est précisément l’idée que la maladie n’est pas au niveau de la cellule supposée autonome, mais qu’elle consiste pour la cellule dans des relations avec le sang et le système nerveux tout d’abord, c’est-à-dire avec un milieu intérieur et un organe de coordination qui font du fonctionnement de l’organisme un tout [55, 19]. Il importe peu que le contenu des théories pathologiques de Ricker apparaisse discutable à Herxheimer et à d’autres, c’est l’esprit de son attaque qui est intéressant. En résumé quand on parle de pathologie objective, quand on pense que l’observation anatomique et histologique, que le test physiologique, que l’examen bactériologique sont des méthodes qui permettent de porter scientifiquement, et certains pensent même en l’absence de tout interrogatoire et exploration clinique, le diagnostic de la maladie, on est victime selon nous de la confusion philosophiquement la plus grave, et thérapeutiquement parfois la plus dangereuse. Un microscope, un thermomètre, un bouillon de culture ne savent pas une médecine que le médecin ignorerait. Ils donnent un résultat. Ce résultat n’a en soi aucune valeur diagnostique. Pour porter un diagnostic, il faut observer le comportement du malade. On découvre alors que tel qui héberge dans son pharynx du bacille de Lœfiler n’est pas diphtérique. Inversement pour tel autre, un examen clinique approfondi et très correctement conduit fait penser à une maladie de Hodgkin, alors que l’examen anatomo-pathologique d’une biopsie révèle l’existence d’un néoplasme thyroïdien.

En matière de pathologie, le premier mot, historiquement parlant, et le dernier mot, logiquement parlant, revient à la clinique. Or la clinique n’est pas une science et ne sera jamais une science, alors même qu’elle usera de moyens à efficacité toujours plus scientifiquement garantie. La clinique ne se sépare pas de la thérapeutique et la thérapeutique est une technique d’instauration ou de restauration du normal dont la fin, savoir la satisfaction subjective qu’une norme est instaurée, échappe à la juridiction du savoir objectif. On ne dicte pas scientifiquement des normes à la vie. Mais la vie est cette activité polarisée de débat avec le milieu qui se sent ou non normale, selon qu’elle se sent ou non en position normative. Le médecin a pris le parti de la vie. La science le sert dans l’accomplissement des devoirs qui naissent de ce choix. L’appel au médecin vient du malade40. C’est l’écho de cet appel pathétique qui fait qualifier de pathologique toutes les sciences qu’utilise au secours de la vie la technique médicale. C’est ainsi qu’il y a une anatomie pathologique, une physiologie pathologique, une histologie pathologique, une embryologie pathologique. Mais leur qualité de pathologique est un import d’origine technique et par là d’origine subjective. Il n’y a pas de pathologie objective. On peut décrire objectivement des structures ou des comportements, on ne peut les dire « pathologiques » sur la foi d’aucun critère purement objectif. Objectivement, on ne peut définir que des variétés ou des différences, sans valeur vitale positive ou négative.


22 *Ces questions ont été étudiées depuis par de Laet et Lobkt, Étude de la valeur des gestes professionnels (Bruxelles, 1949), et par A. Geerts, L’indemnisation des lésions corporelles à travers les âges (Paris, 1962).

23 A. Juret dans son Dictionnaire étymologique grec et latin (1942) propose cette même étymologie pour le mot anomalie.

24 C’est l’expression même employée par Flourens.

25 Publiées à La Haye, Junk éditeur.

26 On trouvera une bibliographie de ces travaux à [61, 299].

27 Le bergsonisme, I, 203.

28 On trouvera dans la bibliographie dressée par Pales la liste des travaux de Roy C. Moodie [92]. Pour une vulgarisation de ces travaux, voir H. de Varigny, La mort et la biologie (Alcan).

29 Rapport of the Danish Expédition of the North East Coast of Greenland 1906-08. Meddelelser om Gronland, p. 44, Kopenhagen, 1917. Cité d’après R. Isenschmidt, Physiologie der Wärmeregulation, in Handbuch der norm. u. path. Physiologie, t. XVII, p. 3, 1926, Berlin, Springer éd.

30 * Nous ne nous permettons plus de nous le demander aujourd’hui.

31 Wertphilosophie und Ethik, p. 29, 1939, Vienne-Leipzig, Braumüller.

32 Ce chiffre de 40 pulsations parait moins extraordinaire que l’exemple de Sigerist ne le donne à entendre, lorsqu’on connaît l’influence sur le rythme cardiaque de l’entraînement sportif. Le pouls diminue de fréquence avec les progrès de l’entraînement. Cette diminution est plus accusée chez un sujet de 30 ans que chez un sujet de 20 ans. Elle dépend aussi du genre de sport pratiqué. Chez un rameur un pouls de 40 est un indice de très bonne forme. Si le pouls tombe au-dessous de 40, on parle de surentraînement.

33 L’ouvrage de Merleau-Ponty, Structure du comportement (Alcan, 1942) vient de faire beaucoup pour la diffusion des idées de Goldstein.

* Une traduction française de Aufbau des organismus, par les soins de E. Burckardt et J. Kuntz, a paru en 1951 (Gallimard édit.) sous le titre La structure de l’organisme.

34 * Cf. sur ce point W. B. Cannon, La sagesse du corps, chap. XI : La marge de sécurité dans la structure et les fonctions du corps, Paris, 1946.

35 On voudra peut-être objecter que nous avons tendance à confondre la santé et la jeunesse. Nous n’oublions cependant pas que la vieillesse est un stade normal de la vie. Mais à âge égal, un vieillard sera sain qui manifestera une capacité d’adaptation ou de réparation des dégâts organiques que tel autre ne manifeste pas, par exemple une bonne et solide soudure d’un col de fémur fracturé. Le beau vieillard n’est pas seulement une fiction de poète.

36 Singer, dans les pages, d’ailleurs remarquables, qu’il consacre à Harvey, insiste plutôt sur le caractère traditionnel de ses conceptions biologiques, en sorte qu’il aurait été novateur par probité méthodologique et en dépit de ses postulats doctrinaux [108].

37 * Cf. l’étude de M.-D. Grmek, Opinion de Claude Bernard sur Virchow et la pathologie cellulaire, in Castalia (Milan), janvier-juin 1965.

38 Les circonstances ne nous ont pas permis de nous reporter directement aux ouvrages de Ricker.

39 * En U.R.S.S. c’est A.-D. Speransky, Fondements de la théorie de la médecine, 1934 (trad. angl., 1936 ; trad. angl., 1950). Cf. l’étude de Jean Starobinski : Une théorie soviétique de l’origine nerveuse des maladies, Critique, n° 47, avril 1951.

40 Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas ici de maladies mentales, où la méconnaissance par les malades de leur état constitue souvent un aspect essentiel de la maladie.