Conclusion
Dans la première partie, nous avons recherché les sources historiques et analysé les implications logiques du principe de pathologie, si souvent encore invoqué, selon lequel l’état morbide n’est, chez l’être vivant, qu’une simple variation quantitative des phénomènes physiologiques qui définissent l’état normal de la fonction correspondante. Nous pensons avoir établi l’étroitesse et l’insuffisance d’un tel principe. Au cours de la discussion, et à la lumière des exemples apportés, nous pensons avoir fourni quelques arguments critiques à l’appui des propositions de méthode et de doctrine qui font l’objet de la seconde partie et que nous résumerions comme suit :
C’est par référence à la polarité dynamique de la vie qu’on peut qualifier de normaux des types ou des fonctions. S’il existe des normes biologiques c’est parce que la vie, étant non pas seulement soumission au milieu mais institution de son milieu propre, pose par là même des valeurs non seulement dans le milieu mais aussi dans l’organisme même. C’est ce que nous appelons la normativité biologique.
L’état pathologique peut être dit, sans absurdité, normal, dans la mesure où il exprime un rapport à la normativité de la vie. Mais ce normal ne saurait être dit sans absurdité identique au normal physiologique car il s’agit d’autres normes. L’anormal n’est pas tel par absence de normalité. Il n’y a point de vie sans normes de vie, et l’état morbide est toujours une certaine façon de vivre.
L’état physiologique est l’état sain, plus encore que l’état normal. C’est l’état qui peut admettre le passage à de nouvelles normes. L’homme est sain pour autant qu’il est normatif relativement aux fluctuations de son milieu. Les constantes physiologiques ont, selon nous, parmi toutes les constantes vitales possibles, une valeur propulsive. Au contraire, l’état pathologique traduit la réduction des normes de vie tolérées par le vivant, la précarité du normal établi par la maladie. Les constantes pathologiques ont valeur répulsive et strictement conservatrice.
La guérison est la reconquête d’un état de stabilité des normes physiologiques. Elle est d’autant plus voisine de la maladie ou de la santé que cette stabilité est moins ou plus ouverte à des remaniements éventuels. En tout cas, aucune guérison n’est retour à l’innocence biologique. Guérir c’est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux anciennes. Il y a une irréversibilité de la normativité biologique.
Le concept de norme est un concept original qui ne se laisse pas, en physiologie plus qu’ailleurs, réduire à un concept objectivement déterminable par des méthodes scientifiques. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de science biologique du normal. Il y a une science des situations et des conditions biologiques dites normales. Cette science est la physiologie.
L’attribution aux constantes, dont la physiologie détermine scientifiquement le contenu, d’une valeur de « normal » traduit la relation de la science de la vie à l’activité normative de la vie et, en ce qui concerne la science de la vie humaine, aux techniques biologiques de production et d’instauration du normal, plus spécialement à la médecine.
Il en est de la médecine comme de toutes les techniques. Elle est une activité qui s’enracine dans l’effort spontané du vivant pour dominer le milieu et l’organiser selon ses valeurs de vivant. C’est dans cet effort spontané que la médecine trouve son sens, sinon d’abord toute la lucidité critique qui la rendrait infaillible. Voilà pourquoi, sans être elle-même une science, la médecine utilise les résultats de toutes les sciences au service des normes de la vie.
C’est donc d’abord parce que les hommes se sentent malades qu’il y a une médecine. Ce n’est que secondairement que les hommes, parce qu’il y a une médecine, savent en quoi ils sont malades.
Tout concept empirique de maladie conserve un rapport au concept axiologique de la maladie. Ce n’est pas, par conséquent, une méthode objective qui fait qualifier de pathologique un phénomène biologique considéré. C’est toujours la relation à l’individu malade, par l’intermédiaire de la clinique, qui justifie la qualification de pathologique. Tout en admettant l’importance des méthodes objectives d’observation et d’analyse dans la pathologie, il ne semble pas possible que l’on puisse parler, en toute correction logique, de « pathologie objective ». Certes une pathologie peut être méthodique, critique, expérimentalement armée. Elle peut être dite objective, par référence au médecin qui la pratique. Mais l’intention du pathologiste ne fait pas que son objet soit une matière vidée de subjectivité. On peut pratiquer objectivement, c’est-à-dire impartialement, une recherche dont l’objet ne peut être conçu et construit sans rapport à une qualification positive et négative, dont l’objet n’est donc pas tant un fait qu’une valeur.