Préface
Pour quiconque travaille dans le champ psychiatrique et refuse de voir sa conscience critique de la situation où dès lors il se trouve, paralysée et absorbée par le processus de l’institutionnalisation – à travers l’enseignement théorique et l’endoctrinement au jour le jour qu’on lui dispense, au cours de son apprentissage hospitalier comme dans les hôpitaux psychiatriques –, un certain nombre de questions gênantes se posent. Car c’est bien dans ce champ, au milieu de sujets vivant des situations extrêmes, qu’on éprouve la « sensation de doute » Zen : pourquoi suis-je ici ? qui m’a mis là ? ou pourquoi me suis-je mis là ? (et quelle est la différence entre ces questions ?), qui me paie pour quoi ? que ferai-je ? pourquoi faire quelque chose ? pourquoi ne rien faire ? qu’est-ce que quelque chose et qu’est-ce que rien ? qu’est-ce que la vie et la mort, la santé et la folie ?
À celui qui a survécu à l’institution, aucune des réponses ordinaires et plus ou moins faciles que l’on peut faire à ces questions ne semble adéquate. C’est que ces questions s’étendent à la fois au fondement théorique, tel qu’il lui a été donné, de son travail, et aux opérations précises et quotidiennes qu’il accomplit – gestes, actes, déclarations en relation avec d’autres personnes réelles. Une mise en question plus radicale a conduit certains d’entre nous à proposer des conceptions et des procédures qui semblent s’opposer absolument aux conceptions et procédures traditionnelles – et qui, en fait, peuvent être considérées comme le germe d’une anti-psychiatrie.
La voie la plus efficace pour explorer les possibilités d’une telle anti-discipline, ce me semble être d’étudier le domaine où la discipline contestée se trouve confrontée avec un problème majeur. Soit, pour la psychiatrie, le domaine dit de la schizophrénie.
Ce que j’ai essayé de faire dans ce livre, c’est de regarder dans son contexte humain réel l’individu qu’on a étiqueté comme « schizophrène », de rechercher comment cette étiquette lui a été donnée, par qui elle a été posée, et ce que cela signifie, à la fois pour celui qui l’a posée et pour celui qui l’a reçue.
C’est l’étude d’un mode d’invalidation sociale. Mais ce terme doit être entendu dans un double sens. En premier lieu, un individu est progressivement amené à se conformer à un rôle passif et inerte, celui de l’invalide ou du patient – encore que ce rôle comporte quelque illusion d’activité, par exemple dans les services d’ergothérapie de l’institution, sur le terrain de sport, etc. Antérieurement à l’invalidation entendue dans ce sens, concurremment et dialectiquement lié avec elle, on trouve – en second lieu – le processus systématique en vertu duquel presque tous les actes, toutes les déclarations et l’expérience de celui qui a été étiqueté schizophrène sont décrétés invalides, selon certaines règles du jeu établies d’abord par la famille, plus tard par les autres, dans l’effort de tous pour produire ce patient invalide dont on a un besoin vital. Il nous faudra examiner précisément ce « besoin vital ».
À partir du siècle passé et conformément à la pensée d’un nombre croissant de psychiatres contemporains, la psychiatrie s’est alignée de manière beaucoup trop étroite sur les besoins, eux-mêmes aliénés, de la société dans laquelle elle s’exerce. Ce faisant, elle court perpétuellement le danger de commettre de bonne foi un acte de trahison à l’égard de ces membres de la société qui ont été jetés comme patients dans la situation psychiatrique.
De nos jours, nombre de personnes vont de leur propre gré chercher chez leur docteur un secours psychiatrique. Pour la plupart, ces gens, en termes très pratiques, cherchent à se faire donner un ensemble de techniques qui leur permettraient de se conformer au mieux et au plus près à l’attente globale de la société. Et ils sont généralement aidés dans cette recherche. Un petit nombre de personnes égarées vont chercher chez le psychiatre une sorte de direction spirituelle. Ceux-là, généralement, perdent assez vite leurs illusions.
Cependant, la plupart de ceux dont je vais parler ici ont été précipités dans la situation psychiatrique par les autres, le plus souvent par leur famille. Le fait que la plupart d’entre eux ont actuellement le statut légal de patients de facto plutôt que d’internés ne peut être qu’une remarque ironique en marge de notre discussion. Il s’agit principalement de jeunes, qui en sont à leur première ou seconde admission en hôpital psychiatrique et qui ont reçu le label très particulier de « schizophrènes ». Ce sont des personnes ainsi étiquetées qui occupent le plus souvent les deux tiers des lits des hôpitaux psychiatriques, et il ne faut pas oublier que près de la moitié des lits d’hôpitaux du Royaume-Uni, sont des lits d’hôpitaux psychiatriques. Près d’un habitant sur dix est, à un moment quelconque de sa vie, hospitalisé pour ce qu’on appelle une « crise schizophrénique » et le célèbre psychiatre suisse E. Bleuler a dit une fois que pour chaque schizophrène hospitalisé, il y en avait dix en liberté. Mais à regarder les statistiques de cette manière, nous préjugeons de la schizophrénie comme d’une sorte d’entité réelle que certaines gens « ont ». Ce serait déjà faire fausse route.
Il existe dans notre société de nombreuses techniques en vertu desquelles certaines minorités sont d’abord désignées comme telles, puis traitées selon une série d’opérations allant du dénigrement insinué au refus de l’accès dans certains clubs, à l’exclusion de certaines écoles ou de certaines professions et ainsi de suite, jusqu’à l’invalidation totale des individus en tant que tels, l’assassinat et pour finir l’extermination en masse. Cependant, la conscience publique est si forte qu’il lui faut une excuse pour de tels actes ; et cette excuse lui est fournie par l’exercice préalable de techniques d’invalidation visant à produire une certaine quantité de victimes, toutes prêtes pour les procédures effectives d’élimination.
Il n’y a pas de technique d’invalidation plus respectable – mieux : on la pourrait dire sacro-sainte – que celle qui a la bénédiction de la science médicale. La médecine, bien que toujours consciente d’appartenir à la classe supérieure et vivant dans une atmosphère un peu renfermée, est, par tradition, libérale et humaine. Elle a un idéal élevé – et le serment d’Hippocrate. La psychiatrie, bien que certains praticiens aient commencé de tirer sur leur laisse, fait partie de la médecine. Nous aurons, quant à nous, l’occasion dans ces pages de mettre en doute la justesse de cette manière médicale ou pseudo-médicale de voir les choses et d’agir dans le domaine du comportement humain, qui est celui auquel s’intéresse la psychiatrie. En fait, il nous faudra nous demander si la psychiatrie n’a pas contribué, pour une bonne part de ses activités, à l’invalidation systématique d’une large catégorie de personnes.
J’ai en premier lieu proposé de considérer le problème de la schizophrénie dans une perspective qui diffère nettement de l’approche clinique conventionnelle ; une perspective qui se rattache, en revanche, à certaines études sur la famille faites aux États-Unis (que j’ai résumées au chapitre 2) et plus précisément encore aux études phénoménologiques sur la famille menées par R.D. Laing et A. Esterson au Royaume-Uni.
Le troisième chapitre cherche, à titre d’exemple, à rendre compréhensible la carrière de patient d’un jeune garçon diagnostiqué schizophrène, en étudiant la nature de son monde familial et les événements clés qui y sont intervenus. L’expérience m’a montré que la compréhension atteinte dans ce cas peut de même être obtenue dans la plupart des autres cas, et que, pour le moins, on ne saurait jamais prétendre avoir affaire à un ensemble de données cliniques opaques : c’est-à-dire à des données qui se laisseraient (théoriquement) expliquer biologiquement tout en demeurant incompréhensibles sur le plan social.
Dans le quatrième et le cinquième chapitre, j’ai esquissé les principes et la pratique d’une unité thérapeutique expérimentale pour jeunes schizophrènes, située à l’intérieur d’un grand hôpital psychiatrique ; je me suis référé là au problème de l’irrationalité institutionnelle (pour autant quelle est distincte de celle des patients) et aux difficultés qu’elle crée pour le type d’expérience psychiatrique sociale qui me semble nécessaire et que j’ai cherché à justifier. Je crois que c’est seulement dans une unité de ce genre que nous pouvons explorer les possibilités d’une stratégie qui ne soit ni exploitante, ni invalidante, applicable à des sujets hospitalisés parce qu’ils sont prétendus fous. Bien que cette unité ait retrouvé nombre des idées de la « communauté thérapeutique » proposée par Maxwell Jones, Wilmer, Artiss et d’autres, elle fut, me semble-t-il, unique dans la mesure où elle s’occupait de schizophrènes dans l’optique d’une thérapie « orientée sur la famille ».
Par-dessus tout, je me suis intéressé au problème de la violence en psychiatrie et j’ai conclu que la forme de violence la plus frappante, peut-être, en psychiatrie n’était rien de moins que la violence de la psychiatrie : dans la mesure où cette discipline choisit de réfracter et condenser, sur ses patients désignés, la violence subtile de la société qu’elle représente trop souvent envers et contre ces patients. J’ai envisagé une unité expérimentale future dans laquelle on pourrait poursuivre le travail entrepris à partir de cette prise de conscience.
Une partie de ce texte, en particulier l’introduction, est nécessairement complexe et « technique » ; mais j’espère que le lecteur trouvera quelque intérêt à s’y frayer un chemin. Il eût peut-être été possible d’exposer tout ceci de manière plus agréable à lire ; après tout, on ne saurait éviter une complexité qui reflète la complexité réelle d’événements humains réels1.
Je tiens à reconnaître ici ma lourde dette envers le Dr R.D. Laing et le Dr A. Esterson, à tous les niveaux de ce travail ; mais ils ne sauraient être tenus pour responsables de ce texte. J’aimerais remercier le comité consultatif médical et le comité d’administration de l’hôpital, pour les facilités qu’ils m’ont laissées de mener mon travail et tout particulièrement le médecin consultant de service, le Dr S.T. Hayward. Le sous-comité à la Recherche du bureau hospitalier régional responsable a financé le secrétariat nécessaire pour mon travail de recherche sur la famille. Le Dr J.D. Sutherland a lu la majeure partie du manuscrit et m’a fait part de ses précieuses critiques. Je suis également reconnaissant au Dr J. Humphrey, au Dr Macintyre et à M. Paul Senft à la fois pour leur aide pratique et pour avoir accepté de lire des parties de manuscrit. Je voudrais toutefois souligner à nouveau le fait qu’aucune de ces personnes ni de ces organismes ne porte une responsabilité quelconque en ce qui concerne les points de vue que j’ai ici exprimés : quelques-uns d’entre eux ont, en fait, montré de considérables divergences d’opinion.
Par-dessus tout, je suis redevable à tous ceux qui ont vécu et travaillé dans le Pavillon 212.
1 Pour une introduction plus détaillée à certains concepts clés utilisés dans ce livre, je renvoie le lecteur à l’ouvrage de R.D. Laing et D.G. Cooper, Reason and violence, 1964.
2 Je remercie Heinemann et Cie pour m’avoir autorisé à citer le passage extrait du Prophète, de Kalil Gibran (édition de 1926, réimprimé en 1965), ainsi que l’éditeur du British Medical Journal, qui m’a permis d’utiliser en appendice l’article intitulé « résultats d’une thérapie orientée sur la famille, dans le cas de schizophrènes hospitalisés », Brit. Med. J., 18 décembre 1965 (2), 1462-5.