Schizophrénie
= D. : Schizophrénie. – En. : schizophrenia. – Es. esquizofrenia. – I. : schizofrenia. – P. : esquizofrenia.
● Terme créé par E. Bleuler (1911) pour désigner un groupe de psychoses dont Kraepelin avait déjà montré l’unité en les rangeant sous le chef de la « démence précoce » et en y distinguant les trois formes, restées classiques, hébéphrénique, catatonique et paranoïde.
En introduisant le terme schizophrénie (du grec σχίζω « fendre, cliver », et φρήν « esprit »), Bleuler entend mettre en évidence ce qui constitue selon lui le symptôme fondamental de ces psychoses : la Spaltung (« dissociation »). Le terme s’est imposé en psychiatrie et en psychanalyse, quelles que soient les divergences des auteurs sur ce qui assure à la schizophrénie sa spécificité, et, partant, sur l’extension de ce cadre nosographique.
Cliniquement, la schizophrénie se diversifie en des formes apparemment très dissemblables d’où l’on dégage habituellement les caractères suivants : l’incohérence de la pensée, de l’action et de l’affectivité (désignée par les termes classiques de discordance, dissociation, désagrégation), le détachement à l’endroit de la réalité avec repli sur soi et prédominance d’une vie intérieure livrée aux productions fantasmatiques (autisme), une activité délirante plus ou moins marquée, toujours mal systématisée. Enfin, le caractère chronique de la maladie, qui évolue selon les rythmes les plus divers dans le sens d’une « détérioration » intellectuelle et affective, et abouti souvent à des états d’allure démentielle, est pour la plupart des psychiatres un trait majeur sans lequel on ne peut porter le diagnostic de schizophrénie.
◼ L’extension par Kraepelin du terme de « démence précoce » à un large groupe d’affections dont il a montré la parenté aboutissait à une inadéquation entre le terme retenu et les tableaux cliniques envisagés, à l’ensemble desquels ne pouvaient s’appliquer ni le mot démence ni la qualification de précoce. C’est pour cette raison que Bleuler a proposé un nouveau terme ; s’il a choisi celui de schizophrénie, c’était dans le souci que la dénomination même rappelât ce qui pour lui était, au-delà des « symptômes accessoires » qui peuvent se rencontrer ailleurs (hallucinations par exemple), un symptôme fondamental de l’affection, la Spaltung : « Je nomme la dementia praecox Schizophrénie parce que […] la Spaltung des fonctions psychiques les plus diverses en est une des caractéristiques les plus importantes » (1 a).
Bleuler, qui a souligné l’influence sur sa pensée des découvertes de Freud et qui, professeur de psychiatrie à Zurich, participait aux recherches poursuivies par Jung (voir : Association), emploie le terme de Spaltung dans une acception bien différente de celle que lui donne Freud (voir : Clivage du moi).
Qu’entend-il par là ? La Spaltung, si ses effets sont repérables dans différents domaines de la vie psychique (pensée, affectivité, activité), est avant tout un trouble des associations qui régissent le cours de la pensée. Dans la schizophrénie, il conviendrait de distinguer des symptômes « primaires », expression directe du processus morbide (que Bleuler considère comme organique) et des symptômes « secondaires » qui ne sont que « … la réaction de l’âme malade » au processus pathogène (1 b).
Le trouble primaire de la pensée pourrait être défini comme un relâchement des associations : « … les associations perdent leur cohésion. Parmi les milliers de fils qui guident nos pensées, la maladie en rompt, ici et là, de façon irrégulière, tantôt tel ou tel, tantôt un certain nombre, tantôt une grande partie. De ce fait le résultat de la pensée est insolite et souvent faux du point de vue logique » (1 e).
D’autres troubles de la pensée sont secondaires, traduisant la façon dont les idées se regroupent, en l’absence de « représentations-buts » (terme par lequel Bleuler désigne les seules représentations-buts conscientes ou préconscientes) (voir : Représentation-but), sous la dénomination des complexes affectifs : « Étant donné que tout ce qui s’oppose à l’affect est réprimé plus qu’il n’est normal et que ce qui va dans le sens de l’affect est favorisé de façon également anormale, il en résulte finalement que le sujet ne peut plus du tout penser ce qui contredit une idée marquée d’affect : le schizophrène dans sa prétention ne rêve que de ses désirs ; ce qui pourrait empêcher leur réalisation n’existe pas pour lui. C’est ainsi que des complexes d’idées, dont le lien est plutôt un affect commun qu’une relation logique, se trouvent non seulement formés mais renforcés. N’étant pas utilisées, les voies associatives qui mènent d’un tel complexe à d’autres idées perdent, en ce qui concerne les associations adéquates, leur viabilité ; le complexe idéatif marqué d’affect se sépare toujours davantage et parvient à une indépendance toujours plus grande (Spaltung des fondions psychiques) » (1 d).
En ce sens, la Spaltung schizophrénique est rapprochée par Bleuler de ce que Freud a décrit comme le propre de l’inconscient, la subsistance côte à côte de groupements de représentations indépendants les uns des autres (1 e) mais, pour lui, la Spaltung, en tant qu’elle implique le renforcement de groupes associatifs, est secondaire à un déficit primaire qui est une véritable désagrégation du processus mental. Aussi bien Bleuler différencie-t-il deux moments de la Spaltung : une Zerspaltung primaire (une désagrégation, un véritable éclatement) et une Spaltung proprement dite (clivage de la pensée en différents groupements) : « La Spaltung est la condition préalable de la plupart des manifestations plus compliquées de la maladie ; elle imprime son sceau particulier à toute la symptomatologie. Mais, derrière cette Spaltung systématique en complexes idéatifs déterminés, nous avons trouvé, antérieurement, un relâchement primaire de la texture associative qui peut conduire à une Zerspaltung incohérente de formations aussi solides que les concepts concrets. Dans le terme de schizophrénie j’ai visé ces deux sortes de Spaltung dont les effets souvent se fondent ensemble » (1 f).
Les résonances sémantiques du terme français de dissociation par lequel on traduit la Spaltung schizophrénique évoquent plutôt ce que Bleuler décrit comme Zerspaltung.
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Sur le terme même de schizophrénie, Freud a émis des réserves : « … il préjuge de la nature de l’affection en employant pour la désigner un caractère de celle-ci théoriquement postulée, un caractère, de plus, qui n’appartient pas à cette affection seule, et qui, à la lumière d’autres considérations, ne saurait être regardé comme son caractère essentiel » (2 a). Si Freud a parlé de schizophrénie, tout en continuant à utiliser le terme de démence précoce, il avait cependant proposé le terme de paraphrénie* qui pouvait selon lui se coupler plus aisément avec celui de paranoïa*, marquant ainsi, à la fois, l’unité du champ des psychoses* et sa division en deux versants fondamentaux.
En effet, Freud admet que ces deux grandes psychoses peuvent se combiner de multiples façons (comme l’illustre le Cas Schreber), et qu’éventuellement, le malade passe d’une forme à l’autre ; mais d’autre part, il maintient la spécificité de la schizophrénie par rapport à la paranoïa, spécificité qu’il cherche à définir au niveau des processus et au niveau des fixations : prédominance du processus de « refoulement » ou du désinvestissement de la réalité sur la tendance à la restitution et au sein des mécanismes de restitution, prédominance de ceux qui s’apparentent à l’hystérie (hallucination) sur ceux de la paranoïa qui s’apparentent d’avantage à la névrose obsessionnelle (projection) ; au niveau des fixations : « La fixation prédisposante doit se trouver plus loin en arrière que celle de la paranoïa, être située au début du développement qui mène de l’auto-érotisme à l’amour d’objet » (2 b).
Si Freud a donné bien d’autres indications, notamment sur le fonctionnement de la pensée et du langage schizophréniques (3), on peut dire que la tâche de définir la structure de cette affection reste celle de ses successeurs.
(1) Bleuler (E.). Dementia praecox oder Gruppe der Schizophrenien, Leipzig und Wien, 1911. – a ; 5. – b) Cf. 284-5. – e) 10. – d) 293. – e) Cf. 296. – f) 296.
(2) Freud (S.). Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia, 1911. – a) G.W., VIII, 312-3 ; S.E., XII, 75 ; Fr., 319. – b) G.W., VIII, 314 ; S.E., XII, 77 ; Fr., 320.
(3) Cf. notamment : Freud (S.). Das Unbewusste, 1915. G.W. X, chap. VII ; S.E., XIV, chap. VII ; Fr., chap. VII.