Sur le mécanisme psychique de l’oubli1

Tout homme a bien éprouvé en lui-même ou observé chez d’autres, le phénomène de l’oubli, que je voudrais ici décrire et ensuite élucider. Il concerne de préférence l’usage de noms propres —- nomina propria — et se manifeste de la manière suivante : au beau milieu d’une conversation l’on se voit contraint d’avouer à son partenaire que l’on ne peut trouver un nom dont on voulait justement se servir, et de lui demander son aide — le plus souvent inefficace : « Comment s’appelle-t-il donc... ? ; un nom si connu ; je l’ai sur le bout de la langue ; à l’instant il m’a échappé. » Une pénible et évidente agitation, semblable à celle des aphasiques moteurs, accompagne alors les efforts successifs pour trouver le nom dont on a le sentiment qu’on aurait pu en disposer il y a encore un moment. Dans les cas en question, deux manifestations associées sont à remarquer. Premièrement, l’énergique tension volontaire de cette fonction que nous appelons attention, se montre impuissante à trouver le nom perdu, aussi longtemps qu’on la maintienne. Deuxièmement, au lieu du nom recherché, un autre nom se présente aussitôt, que l’on reconnaît comme faux et que l’on rejette, alors qu’il revient pourtant avec insistance. Ou bien l’on trouve dans sa mémoire, au lieu d’un nom de remplacement, une lettre ou une syllabe que l’on reconnaît comme élément faisant partie du nom recherché. On dit par exemple : il commence par un B. À-t-on alors finalement réussi, par une voie quelconque, à découvrir le nom, qu’il apparaît dans la majorité des cas qu’il ne commence pas par B et qu’il ne contient absolument pas la lettre B.

La meilleure méthode pour se rendre maître du nom recherché consiste comme on sait à « ne pas penser à lui », c’est-à-dire à détourner de cette tâche la part de l’attention dont on dispose volontairement. Après un laps de temps, le nom recherché vous « traverse » alors brusquement ; on ne peut s’empêcher de le crier, au grand étonnement du partenaire qui a déjà oublié l’incident et n’a d’ailleurs pris qu’une modeste part aux efforts de son interlocuteur. « Peu importe donc comment s’appelle l’homme. Continuez seulement votre récit », a coutume de dire le partenaire. Pendant tout le temps qui sépare de la solution du problème et même après la distraction intentionnelle, on se sent préoccupé dans des proportions que l’intérêt de toute l’affaire ne peut en fait expliquer2.

Dans quelques cas semblables d’oublis de noms dont j’ai fait moi-même l’expérience, j’ai pu par analyse psychique reconstituer pour moi le processus intervenu, et je veux relater en détail le cas de ce genre le plus simple et le plus transparent : pendant les vacances d’été j’entrepris un jour, à partir de la belle Raguse, une excursion en voiture vers une ville voisine en Herzégovine ; la conversation avec mon compagnon portait, comme on peut le comprendre, sur la situation des deux pays (Bosnie et Herzégovine) et le caractère de leurs habitants. Je faisais le récit des différentes particularités des Turcs qui y vivaient, telles que j’en avais entendu la description, il y a des années, par un cher collègue qui avait longtemps vécu parmi eux en tant que médecin. Un moment plus tard, notre entretien se tourna vers l’Italie et la peinture, et j’eus l’occasion de recommander instamment à mon compagnon de route d’aller un jour à Orvieto pour y voir les fresques de la Fin du Monde et du Jugement dernier, dont un grand peintre avait orné une chapelle de la cathédrale. Mais le nom du peintre m’échappait et demeurait introuvable. Je forçai ma mémoire, je fis défiler devant mon souvenir tous les détails de la journée passée à Orvieto, j’acquis la conviction que pas la moindre chose ne s’en était effacée ni obscurcie. Au contraire, je pus me représenter les peintures avec des sensations plus vives que je ne le puis habituellement ; et avec une particulière acuité se tenait devant mes yeux l’autoportrait du peintre — le visage grave, les mains croisées —, que celui-ci a placé dans le coin d’une peinture à côté du portrait de celui qui l’avait précédé dans ce travail, Fra Angelico da Fiesole ; mais le nom de l’artiste, qui m’est habituellement si familier, se cachait obstinément. Mon compagnon de voyage ne put me venir en aide ; mes efforts soutenus n’eurent d’autre succès que de faire émerger deux autres noms d’artistes, dont je savais pourtant qu’ils ne pouvaient être les noms justes : Botticelli et en second lieu Boltraffio3. La récurrence de la combinaison phonétique Bo dans les deux noms substitutifs aurait peut-être pu conduire un néophyte à supposer que celle-ci appartenait également au nom recherché ; mais je me gardai bien de laisser place à cette attente.

Comme j’étais en voyage et n’avais pas accès aux ouvrages de référence, il me fallait bien accepter pendant plusieurs jours cette défaillance de la mémoire et le tourment intérieur qui s’y associait et revenait plusieurs fois par jour, jusqu’à ce que je rencontre un Italien cultivé qui me libéra en me communiquant le nom : Signorelli. Je pus alors de moi-même ajouter le prénom de l’homme, Luca. Le souvenir trop clair des traits du visage du Maître sur sa peinture pâlit peu à peu.

Quelles influences m’avaient donc fait oublier le nom Signorelli, qui m’est si familier et qui s’imprime si facilement dans la mémoire ? Et quelles voies avaient conduit à sa substitution par les noms Botticelli et Boltraffio ? Un bref retour en arrière sur les circonstances dans lesquelles l’oubli se produisit suffit à éclaircir les deux points.

J’avais, peu avant d’en venir au thème des fresques de la cathédrale d’Orvieto, raconté à mon compagnon de voyage ce que, des années auparavant, j’avais entendu dire par mon collègue sur les Turcs en Bosnie. Ils traitent le médecin avec un respect particulier, et tout au contraire de notre population, ils se montrent soumis face aux coups du destin. Quand le médecin est obligé de communiquer au père de famille que l’un de ses proches est voué à la mort, il reçoit de lui la réplique : « Seigneur4, que dire à cela ? Je sais que s’il pouvait être sauvé, tu lui viendrais en aide. » — À côté de cette histoire reposait dans ma mémoire un autre souvenir, à savoir que le même collègue m’avait raconté quelle importance prééminente est impartie, dans l’échelle des valeurs des Bosniens, aux jouissances sexuelles. Un de ses patients lui dit un jour : « Tu sais bien, Seigneur, si cela ne marche plus, alors la vie n’a aucune valeur. » Il nous sembla alors qu’il fallait supposer une relation intime entre les deux traits de caractère du peuple bosnien, illustrés ici. Mais, alors, en me souvenant de ce récit au cours de l’excursion en Herzégovine, je réprimai le dernier, dans lequel était abordé le thème de la sexualité. Peu après, le nom Signorelli m’échappa et s’imposèrent comme substituts les noms Botticelli et Boltraffio.

L’influence qui avait rendu le nom Signorelli inaccessible au souvenir ou, comme j’ai l’habitude de le dire, l’avait « refoulé », ne pouvait provenir que de cette histoire réprimée concernant la valeur accordée à la mort et à la jouissance sexuelle. S’il en était ainsi, alors les représentations intermédiaires qui avaient servi à la connexion des deux thèmes devaient pouvoir être mises en évidence. La parenté de contenu — ici ultime jugement, Jugement dernier, là mort et sexualité — paraît mineure ; comme il s’agissait du refoulement d’un nom hors de la mémoire, d’emblée il était vraisemblable que se soit produite la connexion entre un nom et un autre. Or Signor signifie Seigneur (Herr) ; mais le « Herr » se retrouve dans le nom Herzégovine. En outre, il n’était certainement pas sans importance que les deux discours des patients, dont je devais me souvenir, contenaient un Herr lorsqu’ils s’adressaient au médecin. La traduction de Signor par Herr était donc la voie par laquelle l’histoire réprimée par moi avait entraîné dans le refoulement le nom recherché par moi. L’ensemble du processus avait manifestement été facilité du fait que, dans les derniers jours à Raguse, j’avais constamment parlé italien, c’est-à-dire que je m’étais habitué à traduire dans ma tête de l’allemand en italien5.

Aussi lorsque je m’efforçai de retrouver le nom du peintre, de l’appeler à sortir du refoulement, l’influence de la liaison dans laquelle ce nom s’était fait prendre entre-temps devait se révéler. Je trouvai, il est vrai, un nom d’artiste, pas le bon cependant, mais un nom déplacé, et la ligne directrice du déplacement était fournie par les noms contenus dans le thème refoulé. Botticelli contient les mêmes syllabes terminales que Signorelli ; étaient donc réapparues les syllabes terminales, qui ne pouvaient pas comme le fragment initial Signor nouer une relation directe avec le nom Herzégovine ; mais le nom Bosnie habituellement lié au nom Herzégovine avait manifesté son influence en orientant la substitution sur deux noms d’artistes, qui commencent par le même Bo : Botticelli et ensuite Boltraffio. La découverte du nom Signorelli se révéla donc perturbée par le thème sous-jacent, dans lequel apparaissent les noms Bosnie et Herzégovine.

Pour que ce thème ait pu produire de tels effets, il ne suffit pas que je l’aie un jour réprimé dans la conversation, chose pour laquelle il y avait bien des raisons fortuites déterminantes. On doit bien davantage admettre que ce thème lui-même est en liaison intime avec des suites d’idées, qui se trouvent chez moi en état de refoulement, c’est-à-dire qui, malgré l’intensité de l’intérêt qui leur est attribué, rencontrent une résistance qui les tient à distance de l’élaboration par une certaine instance psychique, et par conséquent du devenir conscient. Qu’il en ait été effectivement ainsi chez moi à cette époque du thème de « mort et sexualité », j’en ai des preuves multiples fournies par mon investigation sur moi-même, que je n’ai pas besoin de rapporter ici. Mais je peux attirer l’attention sur un effet qui émane de ces pensées situées dans le refoulement. L’expérience m’a appris à exiger que chaque production psychique soit amenée à un total éclaircissement, y compris par la surdétermination, et il m’apparaît maintenant que le deuxième nom substitutif Boltraffio, dont seules jusqu’ici les deux premières lettres se justifient par l’assonance avec Bosnie, requiert une détermination supplémentaire. À ce propos, je me souviens alors que ces pensées refoulées ne m’ont à aucune époque davantage occupé que quelques semaines auparavant, après que j’eusse reçu une certaine nouvelle. Le lieu où cette nouvelle m’atteignit s’appelle Trafoi, et ce nom ressemble trop à la seconde moitié du nom Boltraffio pour ne pas avoir eu un effet déterminant sur le choix de celui-ci. On pourrait essayer de reproduire ces relations, maintenant clairement établies, dans un petit schéma :

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En soi, il n’est peut-être pas sans intérêt de pouvoir mettre en lumière le processus d’un tel incident psychique, qui fait partie des perturbations les plus minimes dans la maîtrise de l’appareil psychique, et qui est compatible avec une santé psychique par ailleurs inaltérée. L’exemple ici illustré gagne puissamment en intérêt, lorsqu’on apprend qu’il peut avoir pour nous directement valeur de modèle pour les processus morbides, auxquels les symptômes psychiques des psychonévroses — hystérie, représentations obsédantes et paranoïa — doivent leur origine. Mêmes éléments et jeu de forces identique entre eux, ici et là. De la même manière et au moyen d’associations semblablement superficielles, une suite de pensées refoulées s’empare lors de la névrose d’une impression récente anodine et la tire vers le bas avec elle dans le refoulement. Le même mécanisme, qui de Signorelli fait naître les noms substitutifs de Botticelli et de Boltraffio, à savoir la substitution par des représentations intermédiaires ou de compromis, gouverne aussi la formation des pensées obsédantes et des illusions mnésiques paranoïaques. La propriété, sans cela incompréhensible — et de fait non comprise par le partenaire — d’un tel cas d’oubli, propriété qui consiste à dé-lier6 continuellement du déplaisir jusqu’au moment de la solution, trouve sa pleine analogie dans la manière dont des blocs de pensées refoulées attachent leur affect à un symptôme, dont le contenu psychique apparaît à notre jugement totalement inapproprié à une telle dé-liaison d’affect. Enfin la résolution même de toute la tension du fait de la communication du nom juste par un tiers étranger est un bon exemple de l’efficacité de la thérapie psychanalytique, qui tend au redressement des refoulements et des déplacements, et qui élimine les symptômes par le rétablissement du véritable objet psychique.

Parmi les multiples facteurs qui contribuent à la survenue d’une faiblesse de la mémoire ou d’une défaillance du souvenir, il ne faut donc pas ignorer la part du refoulement, qui non seulement chez les névrosés mais aussi, sur un mode qualitativement semblable, chez les hommes normaux, peut toutefois être mise en évidence. On a le droit d’affirmer, très globalement, que la facilité — au bout du compte aussi la fidélité — avec laquelle nous réveillons dans la mémoire une certaine impression, ne dépend pas seulement de la constitution psychique de l’individu, de la force de l’impression à l’époque où elle était récente, de l’intérêt qu’on lui témoignait alors, de la constellation psychique présente, de l’intérêt qui est maintenant porté à son réveil, des connexions dans lesquelles l’impression fut impliquée, etc., mais également du caractère favorable ou défavorable d’un facteur psychique particulier, qui répugnait à reproduire quelque chose pouvant délier du déplaisir ou dans un second temps amener à une déliaison de déplaisir. La fonction de la mémoire, que nous nous représentons volontiers comme des archives ouvertes à tous ceux qui sont avides de savoir, est donc sujette à être endommagée par une tendance de la volonté, tout comme n’importe quelle partie de notre activité orientée vers le monde extérieur. On met à découvert la moitié du secret de l’amnésie hystérique en disant que les hystériques ne savent pas ce qu’ils ne veulent pas savoir, et la cure psychanalytique, qui se voit contrainte en chemin de combler de telles lacunes mnésiques, parvient à l’idée qu’une certaine résistance, ayant une action de contrepoids en rapport avec sa grandeur, va à l’encontre de la restitution de tout souvenir semblable perdu. Dans les processus psychiques globalement normaux, on ne peut naturellement pas avancer l’exigence que ce facteur, qui influence de façon partiale la reviviscence dans la mémoire, surmonte en quelque sorte régulièrement tous les autres facteurs entrant en ligne de compte7.

Concernant la nature tendancieuse de notre remémoration et de notre oubli, j’ai vécu récemment un exemple instructif parce que je m’y suis trahi ; j’aimerais en ajouter ici la communication. J’avais l’intention de m’inviter pour vingt-quatre heures chez un ami, qui vivait malheureusement bien loin de moi, et j’étais tout plein des choses que je voulais lui communiquer. Mais auparavant je me sentis obligé de rendre visite, à Vienne, à une famille amie dont un des membres s’était établi dans la ville en question, afin d’emporter salutations et messages pour l’absent. On me donna le nom de la pension dans laquelle il habitait, le nom de la rue et le numéro de la maison, et par égard pour ma mauvaise mémoire on écrivit l’adresse sur une carte que je plaçai dans mon portefeuille. Le lendemain, lorsque je fus arrivé chez mon ami, je commençai ainsi : j’ai juste une obligation à remplir, susceptible de troubler notre réunion ; une visite dont je m’acquitterai tout d’abord. J’ai l’adresse dans mon porte-cartes. Mais à mon étonnement je ne l’y trouvai pas. Maintenant, j’en étais bien réduit à ma mémoire. Ma mémoire des noms n’est pas particulièrement bonne, mais pourtant incomparablement meilleure que celle des chiffres et des nombres. Après être allé, comme médecin, toute l’année dans une certaine maison, je me trouve régulièrement dans l’embarras face à un nouveau cocher qui doit m’y conduire, à cause du numéro de la maison. Mais dans le cas présent j’avais justement retenu le numéro de la maison ; il était excessivement clair, comme par moquerie ; mais il ne restait trace du nom de la rue et de la pension. J’avais tout oublié des éléments de l’adresse, où aurait pu s’accrocher un repère pour découvrir la pension en question, et tout au contraire de mon habitude, j’avais conservé un chiffre sans utilité pour mon propos. Je ne pus donc faire ma visite, j’en fus consolé avec une facilité étonnante et je me consacrai totalement à mon ami. Lorsque je me retrouvai à Vienne devant mon bureau, je sus trouver du premier coup l’endroit où j’avais « par distraction » placé la carte avec l’adresse. Dans ce raté inconscient de la mise en place, avait agi la même intention que dans mon raté de mémoire si singulièrement modifié.