De la psychothérapie

Voici bientôt huit ans, j’ai pu, sur l’invitation de votre regretté président, le Pr von Reder, traiter devant vous de la question de l’hystérie. Peu auparavant, en 1895, j’avais publié en collaboration avec le Dr Josef Breuer, les Études sur l’hystérie dans lesquelles, en nous appuyant sur les découvertes dues à ce chercheur, nous avons tenté d’établir un nouveau traitement des névroses. Les efforts que nous ont coûtés ces Études ont été, j’ose le dire avec satisfaction, couronnés de succès. Les opinions qui s’y trouvent exprimées sont aujourd’hui généralement connues et comprises, par exemple celles relatives à l’effet des traumatismes psychiques qui provoquent une rétention des affects et le fait de concevoir les symptômes hystériques comme résultant d’un émoi transposé du domaine psychique au domaine somatique, conceptions auxquelles nous avons donné le nom d’« abréaction » et de « conversion ». Il n’est personne aujourd’hui, tout au moins dans les pays de langue allemande, qui ne tienne compte, dans une certaine mesure, de ces idées nouvelles, aucun praticien qui ne se serve, au moins en partie, de cette théorie. Et pourtant, ces conceptions et les termes qui les traduisent avaient, dans leur nouveauté, semblé assez étranges !

Je n’en puis dire autant de notre procédé thérapeutique qui a été exposé à nos collègues en même temps que notre théorie. Nous continuons à lutter pour imposer cette méthode, fait que plusieurs motifs expliquent. À l’époque, la technique du traitement n’était pas encore au point. Je n’étais pas en mesure de donner aux médecins, lecteurs de l’ouvrage, des directives capables de leur permettre l’application complète de cette méthode de traitement. Mais d’autres motifs d’un ordre plus général ont certainement agi aussi. Aujourd’hui encore, bien des médecins considèrent que la psychothérapie est le produit d’un mysticisme moderne, qu’elle semble, lorsqu’on la compare aux remèdes physico-chimiques appliqués en se fondant sur les connaissances physiologiques, quelque chose de foncièrement antiscientifique et qu’elle est indigne d’intéresser les chercheurs sérieux. Donc, permettez-moi de défendre devant vous la cause de la psychothérapie et de vous montrer, ce qui, dans sa condamnation, peut être considéré comme injuste ou erroné.

Et, tout d’abord, laissez-moi vous rappeler que la psychothérapie n’est nullement une méthode curative nouvelle. Bien au contraire, c’est la forme la plus ancienne de la thérapeutique médicale. Le livre si instructif de Löwenfeld, intitulé Lehrbuch der gesamten Psychothérapie (Leçons de psychothérapie générale) nous apprend quelles furent les méthodes médicales primitives et anciennes. La plupart d’entre elles font partie du domaine de la psychothérapie ; on commençait par mettre le malade en état de « foi expectante », comme nous continuons encore aujourd’hui à le faire dans le même but. Bien que les médecins aient découvert d’autres remèdes, les efforts psychothérapiques de toutes les sortes n’ont jamais complètement disparu de la médecine.

En second lieu, j’attire votre attention sur le fait que, nous autres médecins, ne pouvons nous passer de la psychothérapie pour la simple raison que l’autre intéressé — le patient — n’a, lui, nullement l’intention d’y renoncer. Vous savez tout ce que nous a appris, à ce sujet l’école de Nancy (Liébault et Bernheim).

Sans que nous l’ayons cherché, un facteur lié à la disposition psychique du patient, surgit pour influer sur tout le processus thérapeutique déclenché par le médecin ; en général, ce facteur favorise la guérison, mais quelquefois il a un effet inhibant. Nous avons appris à donner à ce phénomène le nom de « suggestion » et, comme Mœbius nous l’a enseigné, les résultats incertains et que nous déplorons, obtenus dans tant de nos traitements thérapeutiques sont attribuables à l’action perturbante de ce trop puissant facteur. Nous, médecins, et vous comme les autres faisons continuellement usage, sans le vouloir et sans même nous en rendre compte, de la psychothérapie ; mais il est nuisible de laisser ainsi au cours de votre traitement le malade disposer de l’action de ce facteur psychique qui, de cette façon, devient incontrôlable et ne peut être ni dosé, ni intensifié. N’est-il pas souhaitable alors que le médecin puisse contrôler ce facteur, qu’il en dispose pour atteindre le but visé, qu’il le règle et le renforce ? C’est cela et rien d’autre que lui propose une psychothérapie scientifique.

En troisième lieu, je vous rappelle une expérience bien connue qui nous montre que certaines maladies, et les psychonévroses en particulier, sont bien plus accessibles aux influences psychiques qu’à toute autre médication. Selon un dicton qui n’est certes pas moderne puisqu’on le doit aux anciens praticiens, ces malades ne seraient pas guérissables par les médicaments, mais par le médecin, c’est-à-dire par la personnalité de celui-ci, dans la mesure où, à travers elle, il exerce son influence. Vous approuvez, je le sais, l’opinion énoncée par le professeur d’esthétique Vischer dans sa parodie de Faust :

Ich weiss, das Physikalische

Wirkt öfters aufs Moralische1.

Ne serait-il pas plus indiqué et plus efficace d’agir sur le moral d’un sujet par des moyens moraux, c’est-à-dire psychiques ?

Il existe beaucoup de façons et de moyens de pratiquer la psychothérapie et tous ceux qui aboutissent à la guérison sont bons. Les paroles de réconfort dont nous sommes si prodigues : « Ne vous frappez pas. Vous ne tarderez pas à aller mieux. » correspondent à l’un de ces procédés psychothérapiques ; mais voilà, maintenant que nous avons appris à mieux connaître les névroses, nous ne sommes plus obligés de nous en tenir à ces paroles réconfortantes. Nous avons développé la technique de la suggestion hypnotique et de la psychothérapie par la diversion, par la pratique et par le recours à des affects appropriés. Je ne rejette aucune de ces méthodes et en ferais usage si quelque occasion favorable s’en présentait. C’est pour des motifs purement subjectifs que je me suis réellement consacré à une seule forme de traitement, celle que Breuer a appelée « cathartique » et que je préfère, pour ma part, qualifier d’« analytique ». Du fait de ma participation à l’élaboration de cette thérapie, je me trouve en face de l’obligation personnelle de me vouer à son étude plus poussée et au développement de sa technique. Et je puis dire que la méthode analytique de psychothérapie est celle qui pénètre le plus profondément, qui a la plus grande portée, celle par qui les malades peuvent le mieux être transformés. En laissant un instant de côté le point de vue thérapique, j’ajoute encore qu’elle est de toutes les méthodes, la plus intéressante, la seule capable de nous renseigner sur l’origine des manifestations morbides et les rapports existant entre elles. Elle nous ouvre des perspectives sur le mécanisme des maladies psychiques et est seule en mesure de nous conduire au-delà de ses propres limites et de nous ouvrir la voie menant à d’autres actions thérapiques.

Permettez-moi maintenant de rectifier certaines erreurs commises à propos de procédé psychothérapique cathartique ou analytique et de vous donner quelques explications à ce sujet.

a) J’ai remarqué que l’on confondait très fréquemment cette méthode avec le procédé hypnotique par suggestion. Le fait m’a frappé parce qu’il arrive relativement souvent que des collègues, qui ne me témoignent ordinairement pas leur confiance, m’adressent des malades — des malades réfractaires naturellement — en me demandant de les hypnotiser. Or j’ai cessé depuis huit ans environ de faire usage, en thérapeutique, de l’hypnose (sauf pour quelques expériences particulières), de sorte que je renvoie ordinairement ces patients en leur conseillant de s’adresser à un adepte de l’hypnose. C’est qu’en réalité le plus grand contraste existe entre la technique analytique et la méthode par suggestion, le même contraste que celui formulé par le grand Léonard de Vinci relativement aux beaux-arts : per via di porre et per via di levare. La peinture, dit-il, travaille per via di porre car elle applique une substance — des parcelles de couleur — sur une toile blanche. La sculpture, elle, procède per via di levare en enlevant à la pierre brute tout ce qui recouvre la surface de la statue qu’elle contient. La technique par suggestion procède de même per via di porre, sans se préoccuper de l’origine, de la force, et de la signification des symptômes morbides. Au lieu de cela, elle leur applique quelque chose, la suggestion, et attend de ce procédé qu’il soit assez puissant pour entraver les manifestations pathogènes. D’autre part, la méthode analytique ne cherche ni à ajouter ni à introduire un élément nouveau, mais, au contraire, à enlever, à extirper quelque chose ; pour ce faire, elle se préoccupe de la genèse des symptômes morbides et des liens de l’idée pathogène qu’elle veut supprimer. C’est en utilisant ce mode d’investigation que la thérapie analytique a si notablement accru nos connaissances. J’ai très vite renoncé à la technique par suggestion et, avec elle, à l’hypnose, parce que je désespérais de rendre les effets de la suggestion assez efficaces et assez durables pour amener une guérison définitive. Dans tous les cas graves, j’ai vu la suggestion qu’on leur appliquait être réduite à zéro et le même trouble ou quelque autre, resurgir. En outre, j’ai un autre reproche encore à formuler à l'encontre de cette méthode, c’est qu’elle nous interdit toute prise de connaissance du jeu des forces psychiques ; elle ne nous permet pas, par exemple, de reconnaître la résistance qui fait que le malade s’accroche à sa maladie et, par là, lutte contre son rétablissement ; pourtant, c’est le phénomène de la résistance qui, seul, nous permet de comprendre le comportement du patient.

b) Une erreur me semble être fort répandue parmi mes collègues. Ils croient que rechercher l’origine des symptômes, supprimer les manifestations morbides grâce à cette méthode d’investigation est chose aisée et allant de soi. Ce qui m’a suggéré cette conclusion est le fait que, parmi les nombreux médecins qui montrent un certain intérêt pour ma thérapeutique et qui émettent à son propos des jugements péremptoires, aucun ne s’est jamais informé de la façon réelle dont je procédais. Ce silence ne peut avoir qu’une cause : leur conviction de l’inutilité des questions, la chose étant parfaitement évidente. Je m’étonne également quelquefois d’apprendre que, dans tel ou tel service hospitalier, un jeune médecin a reçu de son chef la mission d’entreprendre la « psychanalyse » de quelque hystérique. Je suis persuadé qu’on ne lui permettrait de procéder à l’examen d’une tumeur extirpée qu’après s’être assuré de sa connaissance de la technique histologique. Parfois aussi l’on me raconte que tel confrère a donné rendez-vous à un malade en vue d’un traitement psychanalytique. Or je suis certain que ce collègue ignore tout de ce genre de traitement. Il faut donc qu’il s’attende à ce que le malade lui fasse présent de ses secrets ou bien à ce qu’il puisse trouver sa guérison dans la confession ou la confiance. Je ne m’étonnerais pas d’apprendre qu’en pareil cas le malade voie son état s’aggraver et non pas s’améliorer. Ce n’est point chose facile, en effet, que de jouer de l’instrument psychique. En pareille occasion je ne puis m’empêcher de penser à un célèbre névrosé qui, il est vrai, n’a jamais été soigné par un médecin et n’a existé que dans l’imagination d’un poète, je veux parler d’Hamlet, prince de Danemark. Le roi charge deux courtisans, Rosenkranz et Guldenstern, de suivre le prince, de le questionner et de lui arracher le secret de sa mélancolie ; il les repousse. Alors on apporte sur la scène des flageolets. Hamlet s’empare d’un de ces instruments et demande à l’un de ses bourreaux d’en jouer, ce qui, dit-il, est aussi facile que de mentir. Le courtisan refuse en alléguant qu’il ne sait pas se servir d’un flageolet et comme il s’obstine dans son refus, Hamlet s’écrie : Sangdieu ! croyez-vous qu'il soit plus facile de jouer de moi que d’une flûte ? Prenez-moi pour l’instrument que vous voudrez, vous pourrez bien me froisser, mais vous ne saurez jamais jouer de moi2.

c) Certaines de mes remarques vous auront permis de deviner que de nombreuses particularités du traitement analytique l’empêchent d’être une forme idéale de thérapie. Tuto, cito, jucunde, les recherches, les essais n’impliquent pas forcément la rapidité des résultats et la résistance dont nous venons de parler fait prévoir divers désagréments. Certes, le traitement psychanalytique coûte au malade comme au médecin de grands efforts. Du premier, il exige une sincérité totale, un sacrifice de temps et partant d’argent, du second, beaucoup de temps aussi. De plus, le médecin ne peut se servir de cette technique qu’après l’avoir fort longuement étudiée et pratiquée. Je trouve pour ma part tout à fait naturel d’avoir recours à des méthodes curatives moins difficiles tant qu’on peut espérer en tirer quelque avantage. C’est là, après tout, le seul point à considérer : si le procédé pénible et lent donne de meilleurs résultats que le procédé rapide et facile, c’est le premier qu’il faut, malgré tout, choisir. Songez au traitement du lupus par la méthode de Finsen. N’est-il pas plus malaisé, plus coûteux que les procédés de cautérisation et de grattage jadis couramment utilisés. Et pourtant il constitue un grand progrès puisqu’il donne de meilleurs résultats et guérit radicalement le lupus. Je ne pousserai pas jusqu’au bout la comparaison, mais je dirai que la méthode psychanalytique a le droit de revendiquer la même prérogative. À dire vrai, je n’ai pu jusqu’à ce jour établir et essayer mon procédé thérapeutique que sur des malades très sérieusement atteints, sur des cas à peu près désespérés. Je ne pus d’abord disposer que de patients ayant déjà tout essayé sans résultats et ayant passé des années dans des maisons de santé. Le nombre restreint des cas traités ne me permet pas de vous dire comment réagiraient des malades moins gravement atteints, les cas épisodiques dont la guérison peut être provoquée par les moyens les plus variés ou même survenir spontanément. La psychanalyse a été créée en étudiant les malades incapables de s’adapter à l’existence et à leur intention. C’est pour elle un grand triomphe que de voir un grand nombre de ces malheureux retrouver une possibilité de vivre. Devant ces succès, on constate que les efforts réalisés n’ont pas été vains. Ne nous dissimulons pas à nous-mêmes un fait que nous nions souvent en face du malade, à savoir qu’une névrose grave ne le cède en rien, au point de vue de son action néfaste sur le sujet atteint, à n’importe quelle forme de cachexie ou de maladie grave et redoutée.

d) Par suite de toutes les limitations auxquelles mon activité s’est pratiquement trouvée soumise, je ne puis qu’à peine formuler les indications et les contre-indications de ce traitement. J’en éclairerai cependant quelques points.

1. La maladie d’un patient ne doit pas nous dissimuler la valeur véritable de ce dernier. Il faut refuser les malades qui ne possèdent pas un degré suffisant d’éducation et dont le caractère n’est pas assez sûr. N’oublions pas que bien des normaux ne valent rien non plus. Nous ne sommes que trop portés à mettre au compte de la maladie, chez les gens de cette sorte, tout ce qui les rend inaptes à la vie, pour peu que nous rencontrions en eux les plus légers indices de névrose. À mon avis, une névrose ne marque nullement celui qu’elle affecte du sceau de la dégénérescence, encore que cette dernière puisse assez souvent se trouver associée aux troubles névrotiques. Mais la psychothérapie analytique n’est pas un procédé de traitement de la dégénérescence névropathique, c’est au contraire là qu’elle se voit arrêtée. Elle n’est pas non plus utilisable par les personnes qui ne se sentent pas attirées vers elle par leur souffrance et ne font qu’obéir aux ordres de leurs proches. Mais considérons d’un autre point de vue encore la qualité qui fait que la psychanalyse est ou n’est pas indiquée, je veux parler de l’éducabilité.

2. Si l’on veut agir à coup sûr, il convient de limiter son choix à des personnes dont l’état est normal puisque dans le procédé psychanalytique, c’est en partant de l’état normal qu’on arrive à contrôler l’état pathologique. Les psychoses, les états confusionnels, les mélancolies profondes — je dirais presque toxiques — ne ressortissent pas à la psychanalyse, du moins telle qu’on la pratique jusqu’ici. Il ne serait pas du tout impossible que ces contre-indications cessassent d’exister si l’on modifiait la méthode de façon adéquate et qu’ainsi puisse être constituée une psychothérapie des psychoses.

3. L’âge des malades entre en ligne de compte lorsqu’on veut établir leur aptitude à être traités par la psychanalyse. En effet, les personnes ayant atteint ou dépassé la cinquantaine ne disposent plus de la plasticité des processus psychiques sur laquelle s’appuie la thérapeutique — les vieilles gens ne sont plus éducables — et, en outre, la quantité de matériaux à défricher augmente indéfiniment la durée du traitement. L’âge minimum est une question individuelle ; les jeunes, dès avant l’adolescence, sont souvent très facilement influençables.

4. La psychanalyse est contre-indiquée s’il s’agit de la suppression rapide de certains symptômes alarmants, tel, par exemple, celui de l’anorexie hystérique.

Vous n’allez pas manquer de penser que le champ d’application de la psychothérapie analytique est vraiment très restreint, puisque je ne vous ai jusqu’à présent parlé que de ses contre-indications. Il y a cependant bien assez de types et de cas morbides pour lesquels ce traitement pourra être tenté, ainsi, par exemple, toutes les formes chroniques de l’hystérie avec manifestations résiduelles, tout le vaste domaine des états obsessionnels et des aboulies, etc.

Il nous est agréable de constater que c’est justement aux personnes de la plus grande valeur, aux personnalités les plus évoluées, que la psychanalyse peut le plus efficacement venir en aide. On peut d’ailleurs affirmer que, dans les cas où la psychothérapie analytique n’apporte qu’un faible secours, toute autre méthode aurait à coup sûr échoué totalement.

e) Vous allez certainement me demander à quels risques s’expose éventuellement le malade qui se fait psychanalyser. Je puis vous répondre que si vous consentez à juger ce procédé avec un esprit d’équité égal à celui dont vous faites preuve à l’égard des autres méthodes thérapeutiques, vous serez d’accord avec moi pour trouver qu’une cure analytique, conduite avec compréhension, ne fait courir aucun risque au malade. Peut-être le profane, habitué à imputer au traitement tout ce qui arrive au cours d’une maladie, en jugera-t-il différemment. Il n’y a pas si longtemps encore, nos établissements d’hydrothérapie étaient victimes du même préjugé. Il arrive qu’un sujet à qui l’on a conseillé un séjour dans l’une de ces maisons hésite à s’y rendre parce qu’il a appris qu’une personne nerveuse qu’il connaît y est devenue folle. Vous imaginez bien qu’il s’agissait là de cas de paralysie générale pouvant encore, à ce stade précoce, être traités dans un établissement hydrothérapique, mais qui y avaient subi leur évolution fatale aboutissant à des troubles mentaux manifestes ; pour le public, l’eau était la responsable et la génératrice de cette malheureuse transformation. Dès qu’il s’agit d’innovations, les médecins eux-mêmes ne sont pas à l’abri de semblables erreurs de jugement. Je me souviens d’avoir un jour tenté d’entreprendre la psychothérapie d’une femme qui avait passé la plus grande partie de sa vie dans un état alternant de manie et de mélancolie. Je pris ce cas en main à la fin d’une période de mélancolie. Pendant deux semaines tout parut aller bien ; la troisième semaine, nous nous trouvâmes déjà au début d’une période maniaque, ce qui était certainement imputable à quelque modification spontanée des symptômes, puisque aucune psychothérapie ne serait capable d’agir en l’espace de deux semaines. Toutefois l’éminent médecin (aujourd’hui disparu) qui avait vu la malade avec moi, ne put s’empêcher de dire que cette « aggravation » était sans doute imputable à la psychothérapie. Je suis parfaitement convaincu qu’en d’autres circonstances, il eût montré plus d’esprit critique.

f) Pour en terminer, je me dis qu’il ne convient pas de retenir aussi longtemps votre attention fixée sur la psychothérapie psychanalytique sans vous avoir montré en quoi consiste le traitement et sur quoi il se fonde. Cependant, obligé d’être bref, je ne puis qu’effleurer ce sujet. Cette thérapeutique se fonde sur l’idée que les représentations inconscientes — ou mieux, l’inconscience de certains processus psychiques — sont les causes immédiates des symptômes morbides. Nous partageons cette conviction avec l’école française (Janet) qui, par une schématisation trop rigoureuse, ramène le symptôme hystérique à l’idée fixe inconsciente. Ne craignez pas ici de nous voir tomber dans la philosophie la plus absconse. Notre inconscient n’est pas tout à fait identique à celui des philosophes et d’ailleurs la plupart de ceux-ci ne veulent pas entendre parler d’un « psychisme inconscient ». Malgré cela, placez-vous à notre point de vue et vous verrez que la traduction de cet inconscient en conscient dans le psychisme du patient doit avoir pour résultat de ramener ce dernier à la normale et de supprimer la contrainte à laquelle est soumise sa vie psychique. En effet, la volonté consciente s’étend partout où des processus psychiques conscients se produisent et toute contrainte psychique a ses racines dans l’inconscient. Vous n’avez jamais à craindre non plus que la secousse causée par le jaillissement de l’inconscient dans le conscient puisse nuire au malade, car il vous est facile de vous convaincre théoriquement que l’effet somatique et affectif d’un émoi pulsionnel devenu conscient n’est jamais aussi considérable que celui qui peut être provoqué par l’émoi inconscient. Ce n’est qu’en faisant usage de nos énergies psychiques les plus élevées, toujours liées à l’état de conscience, que nous pouvons maîtriser nos pulsions.

Vous pouvez aussi, pour comprendre la méthode psychanalytique, la considérer d’un autre point de vue. La découverte de l’inconscient, la traduction de ce dernier, se réalisent malgré la résistance continue qu’oppose le patient. L’apparition de l’inconscient s’associe à un sentiment de « déplaisir », d’où opposition de la part de l’analysé. Il faut alors que vous pénétriez au cœur du conflit psychique. Si vous amenez le malade à accepter, du fait d’une meilleure compréhension, ce qu’il avait jusqu’alors rejeté (refoulé) par suite d’une régulation automatique du déplaisir, vous aurez réalisé une bonne part de travail éducatif. Comment ne pas parler d’éducation quand, par exemple, l’on parvient à décider quelqu’un qui n’aime pas se lever tôt à le faire quand même. Le traitement psychanalytique peut, grosso modo, être considéré comme une sorte de rééducation qui enseigne à vaincre les résistances intérieures. Mais, chez les nerveux cette sorte de rééducation ne s’impose nulle part autant qu’en ce qui concerne l’élément psychique de leur sexualité. Nulle part ailleurs, la civilisation, l’éducation, n’ont causé d’aussi grands dommages et c’est justement là aussi, l’expérience vous le montrera, qu’on découvre l’étiologie des névroses sur lesquelles on peut agir ; l’autre facteur étiologique, l’élément constitutionnel, est fixe et immuable. Mais il ressort de tout cela que le médecin se voit soumis à une importante obligation. Il ne lui suffit pas de posséder un caractère intègre — « la moralité va de soi », comme a accoutumé de dire le héros du roman de Vischer, intitulé Auch Einer — il faut encore qu’il ait maîtrisé, en son propre psychisme, ce mélange de grivoiserie et de pruderie au travers duquel tant de gens considèrent, hélas, les problèmes sexuels.

Une autre remarque encore trouvera peut-être ici sa place. L’importance que j’attribue, dans l’apparition des psychonévroses, au rôle de la sexualité est, je le sais, généralement connue, mais je sais aussi que le public n’a que faire de réserves et de déterminations très précises ; il ne dispose dans sa mémoire que d’une place fort restreinte, ne conserve d’une proposition que le noyau brut et s’en crée une version poussée à l’extrême et facile à retenir. Peut-être même certains médecins ont-ils pensé que j’attribuais, en premier lieu, les névroses à la privation sexuelle. Ils ont même fait de cette idée l’essentiel de ma théorie. Certes la frustration sexuelle est fréquente dans les conditions d’existence de notre société. D’ailleurs si l’hypothèse que l’on me prête se trouvait justifiée, pourquoi ferions-nous un pénible détour par la cure psychique et ne conseillerions-nous pas tout simplement à nos malades, en guise de remède, de satisfaire leurs besoins sexuels ? Je ne sais ce qui me retiendrait d’énoncer cette idée si elle était exacte, mais les choses ne se présentent pas ainsi. Le besoin sexuel, la frustration, ne constituent que l’un des facteurs qui interviennent dans le mécanisme des névroses. S’il était le seul, ce ne serait point la maladie mais la débauche qui apparaîtrait. Un autre facteur, non moins essentiel et qu’on oublie trop volontiers, c’est l’aversion dont témoigne le névrosé pour la sexualité, son incapacité d’aimer, ce trait psychique que j’ai appelé « refoulement ». La maladie névrotique ne résulte que d’un conflit entre ces deux tendances et c’est pourquoi il ne serait que fort rarement sage de conseiller à des psychonévrosés de se livrer activement à leurs pulsions sexuelles.

Laissez-moi conclure par un sage conseil. Nous espérons que votre intérêt pour la psychothérapie, une fois débarrassé de tout préjugé hostile, nous aidera à obtenir d’heureux résultats, même dans le traitement de psychonévroses graves.


1 « Je sais bien que le physique

Agit souvent sur le moral. »

2 Hamlet, Acte III, trad. François Victor-Hugo.