Gradiva

En visitant une des grandes collections romaines d’antiques, Norbert Hanold avait découvert un bas-relief qui l’avait exceptionnellement frappé. Il avait été ravi d’en pouvoir trouver, à son retour en Allemagne, un excellent moulage. Depuis quelques années, celui-ci était accroché en bonne place dans son cabinet de travail dont les murs étaient presque entièrement tapissés de rayonnages couverts de livres ; la lumière tombait droit sur le relief, et le soleil couchant l’éclairait pendant quelques instants. Cette sculpture représentait, en pied, une femme en marche, à peu près au tiers de sa grandeur naturelle. Elle était jeune, ce n’était plus une enfant, et évidemment, pas encore une femme, mais une vierge romaine d’environ vingt ans. Elle ne rappelait en rien les bas-reliefs si fréquents de Vénus, de Diane, ou d’une autre divinité de l’Olympe, pas plus que Psyché ou qu’une Nymphe. Il y avait en elle quelque chose de l’humanité courante — cette expression n’étant pas prise dans un sens défavorable — d’actuel, en quelque sorte, comme si l’artiste au lieu de jeter, ainsi qu’il l’aurait fait aujourd’hui, un croquis sur une feuille de papier, avait ébauché un modèle de terre glaise, dans la rue, en passant rapidement à côté de la vie même. Le corps était grand et svelte, les cheveux mollement ondulés et presque entièrement couverts par un fichu. Le visage, un peu menu, ne fascinait pas particulièrement, mais il était évident qu’il ne cherchait pas un tel effet. Ses traits fins exprimaient une tranquille indifférence aux événements extérieurs, l’œil, qui regardait droit devant lui, témoignait d’une vue excellente et intacte, et d’un paisible repliement des pensées sur soi-même. Cette jeune femme, qui n'attirait pas par la beauté de ses formes, possédait ainsi, néanmoins, une chose rare dans les sculptures de l’antiquité, le charme simple et naturel d’une jeune fille, charme qui semblait âtre l’inspiration de sa vie même. Il était, sans doute, avant tout dû, probablement, à l’attitude dans laquelle elle était représentée. La tête légèrement inclinée, elle tenait ramassé dans sa main gauche un pan de sa robe extraordinairement plissée, qui lui tombait de la nuque aux chevilles, et découvrait ainsi ses pieds dans des sandales. Le pied gauche était posé en avant, et le droit, qui se disposait à le suivre, ne touchait le sol que de la pointe de ses orteils, cependant que sa plante et son talon s'élevaient presque verticalement. Ce mouvement exprimait à la fois l’aisance agile d’une jeune femme en marche, et un repos sûr de soi-même, ce qui lui donnait, en combinant une sorte de vol suspendu à une ferme démarche, ce charme particulier.

D’où venait-elle, et où allait-elle ? Le Docteur Norbert Hanold, Dozent d’archéologie, ne trouvait, en vérité, du point de vue de la science qu’il enseignait, rien de particulièrement remarquable à ce bas-relief. Ce n’était pas une sculpture de la bonne époque, mais plutôt un tableau de genre du goût romain, et il ne pouvait pas s’expliquer ce qui avait ainsi arrêté son attention ; mais quelque chose l’avait attiré et il était, depuis le premier instant, resté sous cette impression. Pour désigner cette sculpture, il l’avait nommée, pour lui-même, Gradiva, celle qui s’avance. Ce surnom, que les poètes anciens réservent à Mars Gradivus, au dieu de la guerre s’en allant au combat, paraissait néanmoins, à Norbert, le plus caractéristique du mouvement de la jeune fille, ou, pour employer une expression contemporaine, de la jeune dame, car elle n’était évidemment pas issue de la classe inférieure, mais fille d’un noble, en tout cas d’un honesto loco ortus. Peut-être, comme son apparence en donnait involontairement l’idée, était-elle la fille d’une édile patricien qui exerçait ses fonctions sous les auspices de Cérès, et s’en allait-elle, pour une affaire quelconque, vers le temple de la Déesse.

Mais le jeune archéologue ne pouvait réussir à se l’imaginer dans le cadre de Rome, dans cette grande ville pleine de bruit. Cette attitude, cette allure calme et placide, lui semblaient appartenir, non à cette agitation multiple où nul ne fait attention à l’autre, mais à un petit village où chacun la connaîtrait, où chacun s’arrêterait pour dire à son compagnon : C’est Gradiva (il ne pouvait mettre ici son vrai nom) la fille de... Elle a la plus belle démarche de toutes les jeunes filles de notre ville.

Ces paroles s’étaient fixées dans son esprit comme s’il les avait véritablement entendues et avaient transformé une autre hypothèse en une presque conviction. Lors de son voyage en Italie, il était resté quelques semaines à Pompéi pour y étudier les ruines et, revenu en Allemagne, il lui était apparu brusquement, un jour, que la femme figurée sur le bas-relief marchait sur ces dalles qu’on a découvertes, et qui étaient disposées spécialement pour les piétons. Elles permettaient de traverser la rue à pied sec, en temps de pluie, tout en laissant un intervalle pour les roues des voitures. Il la voyait ayant fait passer un de ses pieds au-dessus de l’intervalle qui sépare deux pierres, cependant que l’autre se disposait à le suivre. En même temps qu’il contemplait cette femme en marche, tout ce qui l’entourait de près ou de loin s’échafaudait dans la réalité devant son imagination. Grâce à sa connaissance de l’antique, cette femme faisait naître en lui la vue d’une rue longue, s’étendant entre deux rangées de maisons où se mêlaient les nombreux édifices des temples et des portiques. Le commerce et l’industrie montraient tabernae officinae cauponae, boutiques, ateliers et tavernes. Les boulangers étalaient leurs pains, les amphores d’argile enfoncées dans des tables de marbre offraient toutes choses utiles au ménage et à la cuisine ; au coin d’une rue, une femme assise offrait aux acheteurs des légumes et des fruits dans des corbeilles. Elle avait enlevé l’une des coques d’une demi-douzaine de grandes noix pour attirer les chalands, en montrant que l’intérieur de ses fruits était irréprochable et frais. Partout où la vue se posait, elle découvrait des couleurs vives : les murailles gaiement colorées, les colonnes aux chapiteaux rouges et jaunes, tons éblouissants et resplendissants sous la splendeur du soleil de midi. Plus loin, sur un socle élevé, se dressait une statue d’une blancheur éclatante qui, à travers les brumes de chaleur qui faisaient trembloter l’air, semblait contempler le Vésuve, qui n’avait pas encore la forme de cône brunâtre et isolé qu’il a aujourd’hui, mais qui était alors recouvert, jusqu’à son sommet rude et dépouillé, d’une végétation d’un vert éblouissant. Dans la rue ne passait personne d’autre que quelques jeunes gens qui cherchaient l’ombre. La chaleur estivale de midi paralysait un trafic à d’autres heures si intense. Au milieu de tout cela Gradiva marchait sur les dalles espacées, en faisant fuir un lézard vert et or.

C’est ainsi que tout cela revivait devant les yeux de Norbert Hanold ; toutefois, la contemplation quotidienne de ce visage avait fait naître en lui une autre hypothèse encore. L’allure générale de ses traits lui semblait être de plus en plus, non de race latine ou romaine, mais grecque. Et peu à peu, il acquérait la certitude de cette origine hellénique. L’antique colonisation du Sud de l’Italie par la Grèce, lui fournissait une suite, de motifs suffisants, et il en déduisait une nouvelle série d’agréables suppositions. La jeune domina avait peut-être parlé grec à la maison et avait été élevée, nourrie, de l’éducation grecque. Et son visage, bien examiné, le confirmait, car sous sa modestie se cachait, sans doute, de la prudence, et une intelligence fine et pleine d’esprit.

Ces suppositions et ces découvertes ne pouvaient cependant, suffire à motiver un réel intérêt archéologique pour cette petite sculpture, et Norbert reconnaissait que c’était tout autre chose, en marge de la science qu’il enseignait, qui le conduisait à s'en occuper si fréquemment. Il s’agissait pour lui de porter un jugement critique : la démarche de Gradiva, telle que l'avait reproduite l’artiste, était-elle conforme à la vie ?

Mais il ne réussissait pas à tirer cette question au clair, et sa riche collection d’œuvres d’art de l’antiquité ne lui était à ce sujet d’aucun secours. La position presque verticale du pied droit lui semblait être exagérée. Chaque fois qu’il en avait fait lui-même l’expérience, le pied qui restait en amère pendant son mouvement se trouvait toujours dans une position moins verticale ; pour le formuler mathématiquement, pendant le court instant où le pied demeurait en place, le sien ne faisait avec le sol qu’un demi-angle droit, ce qui lui semblait à la fois plus naturel et plus propre au mécanisme de la marche. Il profita même, une fois, de la présence d’un jeune anatomiste de ses amis, pour lui poser la question, mais celui-ci aussi fut incapable de la trancher définitivement, parce qu’il n’avait jamais fait d’observations à ce sujet. L’expérience étant répétée, son ami lui trouva le même résultat, mais il ajouta qu’il ne saurait dire si la démarche féminine se distinguait de la masculine, et la question ne fut pas résolue.

Malgré cela, cette discussion n’avait pas été sans fruit, elle avait, en effet, conduit Norbert Hanold à quelque chose qui ne lui était pas encore venu à l’esprit : décider de faire lui-même des observations d’après nature, afin de tirer cette affaire au clair. Mais cela l’obligeait à une action qui lui était tout à fait étrangère. Le sexe féminin n’existait jusqu’ici pour lui que sous les espèces du bronze ou du marbre, et jamais il n’avait accordé la moindre attention à ses représentantes contemporaines. Mais son désir de connaître lui inspirait une telle ardeur scientifique qu’il se livra à cette observation spécifique, reconnue indispensable. De nombreuses difficultés y mettaient obstacle dans la foule de la grande ville et ne lui faisaient espérer un résultat qu’en allant dans des rues peu fréquentées. Là aussi, cependant, dans la plupart des cas, les robes longues rendaient la démarche complètement méconnaissable, d’autant plus que, seules, les domestiques avaient des jupes courtes et que les chaussures grossières qu’elles portaient pour la plupart, ne permettaient pas de les faire entrer en ligne de compte pour la solution du problème. Néanmoins, il continua avec persévérance ses observations, par temps sec comme par temps humide. Il s’aperçut que ce dernier lui était plus propice, parce qu’il obligeait les dames à relever le bord de leurs jupes. La façon dont il examinait leurs pieds devait inévitablement froisser quelques femmes, parfois la mine contrariée d’une de celles qu’il regardait ainsi montrait qu’on prenait sa conduite pour une audace ou pour une grossièreté, parfois aussi, Norbert étant un jeune homme d’aspect assez séduisant, tout au contraire, une sorte d’encouragement se lisait dans quelques yeux ; mais il ne comprenait, des sens de ces regards, ni l’un ni l’autre. Peu à peu, sa persévérance était récompensée. Il collectionnait un nombre considérable d’observations et trouvait entre elles de nombreuses différences. La plupart des femmes laissaient glisser la plante de leur pied presque sur le sol, et il y en avait peu qui la relevassent obliquement dans une position plus gracieuse. Mais aucune d’elles n’avait la démarche de Gradiva, ce qui le remplit de satisfaction : il ne s’était donc pas trompé dans son examen du bas-relief, au point de vue archéologique. Toutefois ses observations le contrariaient parce qu’il trouvait belle la position verticale du pied suspendu et regrettait qu’elle eût été seulement l’œuvre de l’imagination et de la volonté du sculpteur et ne correspondît pas à la réalité de l’existence.

Peu de temps après que ses observations du pied féminin l’eussent amené à cette conclusion, il eut, une nuit, un rêve effroyable et terrifiant. Il était dans l’ancienne Pompéi, précisément le jour du 24 août 79, celui de la terrible éruption du Vésuve. Le ciel enveloppait la ville, vouée à la destruction, d’un sombre manteau de fumée. Les flammes ardentes du cratère permettaient seules d’apercevoir quelque objet, dans une lumière rouge sang ; tous les habitants, en proie à une terreur inconnue, la tête perdue, cherchaient leur salut dans la fuite, seuls ou confusément réunis. Les lapilli et la pluie de cendre s’abattaient autour de Norbert, mais comme il arrive miraculeusement dans les rêves, il n’en était pas atteint, et, de la même façon, il sentait dans l’air la mortelle fumée du soufre, sans être pour cela empêché de respirer. Il se trouvait à la lisière du Forum, près du temple de Jupiter, lorsque tout à coup il aperçut Gradiva devant lui, à peu de distance. Jusqu’à ce moment, la pensée qu’elle pût être présente ne l’avait pas même effleuré, maintenant cette idée surgissait et lui paraissait toute naturelle ! Gradiva était pompéienne, elle vivait dans sa ville natale, et sans qu’il s’en fût douté, en même temps que lui. Il la reconnaissait du premier coup d’œil, le relief qu’il en avait était parfaitement exact, jusqu’au moindre détail, même celui de sa démarche, qu’il désignait involontairement de l’expression lente festinans. Elle traversait ainsi, de sa démarche souple et tranquille, le dallage du Forum et se dirigeait vers le temple d’Apollon avec une tranquille indifférence à tout ce qui l’entourait, indifférence qui lui était particulière. Il semblait qu’elle n’aperçût rien du destin qui s’abattait sur la ville et qu’elle s’absorbât uniquement dans ses pensées ; il en oubliait lui aussi, du moins pour quelques instants, le terrible événement, et essayait, à l’idée que la vivante réalité de la jeune fille allait bientôt disparaître, de graver plus profondément son image dans sa mémoire. Mais il lui vint tout à coup à l’esprit que si elle ne prenait pas rapidement la fuite, elle allait être victime de la catastrophe générale et une violente terreur lui arracha un cri d’avertissement. Elle l’entendit, car elle tourna la tête vers lui, de telle sorte qu’il vit son visage un peu de face, mais exprimant une complète incompréhension ; sans prêter plus d’attention, elle poursuivit sa marche dans la même direction qu’auparavant. Son visage se décolora comme si elle devenait de marbre ; elle continua encore sa marche jusqu’au portique du temple, mais arrivée là, elle s’assit entre les colonnes, sur une marche où elle posa lentement la tête. Maintenant, les lapilli tombaient tellement nombreux qu’ils se rassemblaient en un rideau complètement opaque. En se hâtant vers elle, il trouva cependant le chemin de l’endroit où elle avait disparu à ses regards et elle était couchée là, sur la large marche, abritée par la saillie du toit. Elle semblait dormir, étendue, mais ne respirait plus ; les vapeurs de soufre l’avaient évidemment étouffée.

Parti du Vésuve, un reflet rouge flamboyait sur son visage qui, les paupières fermées, semblait tout à fait celui d’une belle sculpture. Ses traits n’étaient troublés ni par la peur, ni par quelque contorsion : ils exprimaient un calme surnaturel qui se résignait avec tranquillité à l’irrévocable. Mais ils devinrent bientôt plus indistincts, parce que le vent y poussait maintenant la pluie de cendre, qui s’étendait d’abord sur eux comme un voile de gaze grise, puis qui faisait disparaître les derniers vestiges du visage, et qui finissait comme une tempête de neige, dans les pays du Nord, par recouvrir le corps tout entier sous un uniforme revêtement. De part et d’autre se dressaient les colonnes du temple d’Apollon, mais la tombe de cendre grise, qui se comblait rapidement près d’elles, les ensevelit bientôt jusqu’à moitié.

Quand le docteur Norbert Hanold se réveilla, il avait encore dans les oreilles les cris troublés des habitants de Pompéi et le bourdonnement sourd des flots de la mer démontée en train de se briser. Puis il reprit conscience ; le soleil jetait sur son lit un éblouissant bandeau doré. C’était un matin d’avril et la rumeur multiple de la grande ville, les cris des marchands et le roulement des voitures montaient jusqu’à l’étage qu’il habitait. Malgré tout, le tableau du rêve, avec tous ses détails, était encore devant ses yeux ouverts, et de la façon la plus nette. Il lui fallut quelque temps pour pouvoir libérer ses sens d’un demi-engourdissement et pour se rendre compte qu’il n’avait pas réellement participé, la nuit dernière, à la catastrophe qui avait eu lieu près de deux mille ans auparavant, dans le golfe de Naples. Peu avant de s’habiller, il s’était un peu tiré de cette obsession, mais il ne réussissait pas, par l’emploi d’une critique raisonnée, à rejeter l’idée que Gradiva avait vécu à Pompéi et y avait été ensevelie en l’an 79. Son hypothèse primitive se transformait au contraire en conviction et celle-ci se joignait aux précédentes. Il regarda avec mélancolie, au mur de sa chambre, l’antique bas-relief qui avait pris pour lui une nouvelle importance. C’était, dans une certaine mesure, un monument funéraire, dans lequel l’artiste avait conservé, pour la postérité, l’image de la femme qui avait quitté l’existence à un âge aussi tendre. Mais quand il la regardait avec son esprit bien réveillé, l’expression de toute son attitude ne laissait aucun doute : elle s’était vraiment étendue, dans la nuit fatale, pour mourir, avec un calme pareil à celui qu’elle avait montré dans le rêve. Selon le proverbe antique, les favoris des Dieux sont ceux auxquels ils font quitter la terre à la fleur de leur âge.

Norbert, en légère robe de chambre du matin, n’ayant pas encore engoncé son cou dans un faux col, les pieds dans ses pantoufles, se tenait devant sa fenêtre ouverte et regardait dehors. Le printemps, enfin parvenu dans les pays du Nord, s’étendait dehors, ne se manifestant, dans la grande ville de pierre, que par la légèreté de l’air et le bleu du ciel, mais un avertissement prévenait les sens, réveillait le besoin des lointains radieux, de la verdure, des feuilles, du parfum de la campagne et du chant des oiseaux. Le reflet en venait jusqu’ici. Les femmes du marché, dans la rue, avaient orné leurs corbeilles des fleurs de la prairie et, à une fenêtre entrouverte, un canari faisait résonner ses chants. Le pauvre garçon fut rempli de pitié ; il devinait sous les cris clairs de l’oiseau, en dépit de leur ton de triomphe, le désir ardent de la liberté, du plein air et des lointains.

Mais les pensées du jeune archéologue ne s’arrêtèrent là que peu de temps : autre chose les sollicitait. Il s’apercevait seulement maintenant qu’il n’avait pas particulièrement remarqué si Gradiva vivante marchait ainsi que le représentait le bas-relief et, en tout cas, d’une façon différente de celle des femmes d’aujourd’hui. C’était assez étonnant, puisque c’était l’origine de l’intérêt scientifique qu’il avait pour le bas-relief, mais cela s’expliquait d’autre part par l’émotion où l’avait mis le danger de mort où elle se trouvait.

À ce moment, quelque chose le frappa brusquement et, sur le moment, il ne put discerner d’où provenait cette sorte de choc. Mais il en reconnut bientôt l’origine. En bas, dans la rue, lui tournant le dos, marchait d’un pas élastique une femme, une jeune dame, à en juger d’après son aspect et son vêtement. De la main gauche elle tenait légèrement relevé le bas de sa jupe, qui ne lui arrivait ainsi qu’aux chevilles, et il eut aussitôt l’impression que pendant la marche, la plante de celui de ses pieds fins qui était resté en arrière se dressait verticalement pendant un court instant, la pointe effleurant la surface du sol ; il lui semblait, du moins, que c’était ainsi, car la voyant d’aussi haut et à une telle distance, il ne pouvait s’en assurer d’une façon certaine.

Tout à coup, Norbert Hanold se trouva dans la rue sans bien savoir comment il y était arrivé. Il s’y était précipité, comme un petit garçon se laisse glisser le long de la rampe pour descendre l’escalier, et courait parmi les charrettes, les voitures et les passants. Ces derniers le regardaient avec étonnement et quelques-uns laissaient échapper des exclamations mi-moqueuses, mi-rieuses. Il ne songeait même pas à comprendre que c’était à lui qu’elles s’adressaient, il cherchait la jeune femme du regard et croyait distinguer sa robe à quelques douzaines de pas, mais il n’en pouvait apercevoir que la partie supérieure, la moitié inférieure et les pieds étaient dissimulés par la foule des gens qui se pressaient sur le trottoir. À ce moment une vieille marchande de légumes obèse lui mit la main sur la manche et, l’arrêtant, lui dit à demi ricanante :

— Dites-moi, fifils à sa mère, il vous est passé trop de liquide sous le nez, cette nuit, et vous cherchez votre lit dans la rue. Vous feriez mieux de rentrer à la maison et de vous regarder dans une glace.

Le rire qui éclata autour de lui, lui confirma qu’il n’était pas dans un costume fait pour se présenter en public et le convainquit qu’il s’était précipité fort inconsidérément hors de sa chambre. Cela l’effraya, parce qu’il avait souci de la bienséance extérieure et, abandonnant ses projets, il regagna rapidement son appartement. Ses sens troublés par le rêve étaient encore évidemment le jouet des fausses apparences, car la dernière chose qu’il remarqua fut que les cris et les rires avaient fait tourner un instant la tête à la jeune femme et il avouait n’avoir pas aperçu un visage inconnu, mais bien celui qu’avait Gradiva lorsqu'elle l’avait regardé là-bas.

***

Le docteur Norbert Hanold se trouvait dans cette agréable situation, qu’étant à la tête d’une fortune considérable, il était le maître souverain de ses faits et gestes et que, si quelque goût se révélait en lui, il n’avait pas besoin qu’il fût approuvé par aucune autre autorité que lui-même. En cela, il se distinguait très favorablement de ce canari, qui ne pouvait qu’exprimer vainement par ses cris son besoin naturel de quitter sa cage pour les lointains ensoleillés, mais cependant il n’était pas sans quelque ressemblance avec cet oiseau. En effet, le jeune archéologue n’était pas né dans la liberté de la nature et n’y avait pas été élevé, mais il avait été dès sa naissance enfermé dans les barreaux de la cage dont l’avait entouré la tradition familiale, sous couleur d’éducation et de dispositions prises par d’autres à son égard.

Dès sa première enfance, nul ne doutait, dans la maison de ses parents qu’en tant que fils unique d’un professeur d’université qui avait fait des découvertes touchant l’antiquité, il ne fût destiné à conserver et si possible à augmenter le lustre du nom de son père en suivant la même voie, et cette succession dans ce métier lui était apparue comme la tâche évidente incombant à son avenir. Resté seul, après la mort de ses parents, il s’était fidèlement tenu à cette idée ; il avait fait l’obligatoire voyage en Italie après avoir passé d’excellents examens de philologie et y avait abondamment contemplé les originaux des chefs-d’œuvre de la sculpture antique, dont il n’avait vu jusqu’ici que des reproductions. Il ne pouvait rencontrer nulle part ailleurs quelque chose de plus instructif que les collections de Rome, de Naples et de Florence, et il pouvait se féliciter d’avoir utilisé le temps de son séjour au plus grand profit de sa science. Il était revenu dans sa patrie tout à fait satisfait, pour se plonger dans ses études avec son nouvel acquis. Il ne lui venait que vaguement à l’esprit qu’en dehors des objets témoins d’un lointain passé, il pût exister aussi un présent au-tour de lui. Le marbre et le bronze n’étaient pas pour lui des matériaux morts, mais la seule chose vraiment vivante, celle qui exprimait la valeur et la raison d’être de l’existence humaine. Il se tenait ainsi entre ses murs couverts de livres et de tableaux, sans besoin d’aucune relation avec les autres hommes et les évitant au contraire, comme constituant une pure perte de temps, se résignant quelquefois tout au plus, contre sa volonté, à l’inévitable corvée de quelques obligations mondaines auxquelles le contraignaient les anciennes relations de sa famille. Mais on savait qu’il fréquentait ces sortes de réunions sans voir et sans entendre ce qui l’entourait, qu’il partait toujours sous quelque prétexte aussitôt après le déjeuner ou le dîner, si cela lui était possible, et qu’il ne saluait jamais dans la rue une personne avec laquelle il s’était trouvé à une même table. Tout cela ne le faisait pas voir sous un jour très favorable, surtout par les jeunes femmes, car s’il venait à rencontrer l’une d’elles, même s’il lui avait par exception dit quelques mots, il la regardait comme une étrange figure inconnue et ne la saluait pas.

L’archéologie étant peut-être elle-même une science assez bizarre, son alliance avec l’attitude de Norbert Hanold avait produit un curieux mélange et ne lui avait pas procuré grande sympathie de la part des autres, ce qui ne l’avait pas aidé à jouir de l’existence, chose que pourtant la jeunesse a l’habitude de rechercher. Mais, par une sorte de bienveillante attention, la nature lui avait mis dans le sang, comme un dédommagement et comme, en quelque sorte, un correctif d’un genre tout à fait opposé à la science, une imagination très vivante, et qui s’exprimait chez lui, non seulement en rêve, mais aussi souvent à l’état de veille, ce qui, en réalité, ne prédestinait pas particulièrement son esprit à une grave et sévère méthode de méditation. Ce don était un nouveau point de ressemblance avec le canari. Ce canari était, en effet, en captivité et n’avait jamais connu rien d’autre que la cage qui l’emprisonnait étroitement, mais il portait néanmoins en lui le sentiment qu’il lui manquait quelque chose et il exprimait ce besoin de l’inconnu au moyen de son gosier. Aussi Norbert Hanold comprenait-il cet oiseau et, rentré dans sa chambre, le plaignait-il à nouveau en s’accoudant une fois encore à sa fenêtre. Il était en même temps touché du sentiment qu’il lui manquait aussi quelque chose, sans qu’il pût se dire au juste ce que c’était : une méditation sur ce dernier point ne pouvait en rien lui servir ; l’air léger du printemps, les rayons du soleil, l’espace parfumé lui mettaient dans l’esprit un sentiment vague et le conduisirent à cette comparaison qu’il était lui aussi entre les barreaux d’une cage. Mais il lui vint aussitôt à l’idée, ce qui le consola, que sa position était incomparablement meilleure que celle du canari, puisqu’il possédait des ailes que rien n’empêcherait de s’envoler vers la liberté quand il lui en prendrait envie.

On pouvait cependant méditer plus longtemps sur cette idée. Norbert s’y appliqua quelque temps, mais il n’y passa que le temps de se décider à faire un voyage ce printemps. Intention qu’il mit à exécution le jour même. Il fit une légère valise et, au début de la soirée, il jetait un dernier regard de regret à Gradiva qui, illuminée par les derniers rayons du soleil, semblait marcher plus aisément que jamais sur les dalles invisibles ; il prit l’express de nuit pour le Midi. Bien qu’il ait été poussé à ce voyage par un sentiment indéfinissable, la réflexion ultérieure lui avait suggéré que ce déplacement devait servir des fins scientifiques. Il s’était rappelé qu’il avait négligé de trancher certaines questions importantes touchant des statues conservées à Rome, et c’est là qu’il se rendait directement, sans s’arrêter en chemin, en faisant un voyage d’un jour et demi.

***

Trop peu de gens font la très belle expérience d’aller au printemps, étant jeune, riche et indépendant, d’Allemagne en Italie, car ceux-là mêmes qui possèdent ces trois avantages ne sont pas toujours accessibles au sentiment d’une telle beauté. D’autant plus que ces personnes, et c’est malheureusement ainsi dans la majorité des cas, font ce voyage à deux pendant les jours et les semaines qui suivent leur mariage ; elles ne laissent rien passer sous leurs yeux sans exprimer leur ravissement par de nombreuses épithètes superlatives, mais, en fin de compte, elles ne rapportent à leur logis rien de plus que ce qu’elles auraient pu découvrir, ressentir et savourer en demeurant chez elles. Ces couples ont l’habitude de s’envoler par-dessus les cols des Alpes dans la direction contraire à celle des oiseaux migrateurs.

Norbert Hanold fut pendant son voyage entouré de volettements et de roucoulements, comme s’il s’était trouvé dans un colombier roulant, et fut ainsi, pour la première fois de son existence, mis dans l’obligation de prêter attention, par l’œil et par l’oreille, aux créatures humaines qui l’entouraient. Quoique ces gens fussent pour la plupart, à en juger d’après la langue qu’ils employaient, des Allemands, ses compatriotes, il ne tirait aucun orgueil du fait qu’ils fussent de sa race, mais il éprouvait plutôt le sentiment contraire, car il n’avait avec raison jusqu’ici songé à s’occuper de l'Homo Sapiens — d’après la classification de Linné —, qu’aussi peu que possible. Il considéra tout d’abord la partie féminine de cette espèce zoologique. C’était d’ailleurs la première fois qu’il voyait d’aussi près de pareilles créatures associées par l’instinct d’accouplement et il était incapable d’imaginer ce qui avait pu occasionner ces rapprochements réciproques. La raison pour laquelle les femmes avaient pu choisir de tels hommes lui paraissait incompréhensible, mais le motif pour lequel les hommes avaient porté leur choix sur de telles femmes lui paraissait plus mystérieux encore. Chaque fois qu’il levait la tête, il était obligé de laisser tomber son regard sur le visage d’une de celles-ci et il n’en trouvait pas un seul qui réjouît l’œil par sa forme agréable ou qui exprimât une âme tendre ou spirituelle. Il lui manquait certainement un étalon pour les évaluer, car on ne peut comparer le sexe féminin contemporain à la sublime beauté des œuvres antiques, mais il avait le vague sentiment qu’il n’était pas responsable de l’injustice de cette méthode, et qu’il manquait à tous ces traits quelque chose qu’il était en droit d’exiger dans la vie quotidienne. Aussi réfléchit-il pendant quelques heures à l’attitude extraordinaire des hommes et en vint-il à cette conclusion que si, parmi toutes les folies humaines, le premier rang revient en tout cas au mariage comme à la plus grande et à la plus inconcevable, il convient néanmoins de réserver le sceptre de la folie à ces absurdes voyages de noces en Italie.

Une autre fois encore il se rappelait le canari qu’il avait laissé dans sa prison, car il était lui aussi dans une cage et autour de lui se pressaient les visages des jeunes couples aussi ravis que vides d’expression et entre lesquels il ne pouvait regarder que de temps en temps par les fenêtres. Ce qui défilait à l’extérieur, devant ses yeux, lui faisait une tout autre impression que l’impression faite sur lui quelques années auparavant, ce qui pourrait fort bien s’expliquer par la situation dans laquelle il se trouvait. Le feuillage des oliviers l’éblouissait d’une splendeur accrue, les cyprès et les pins isolés qui se découpaient çà et là sur le ciel avaient pour lui ces contours à la fois plus beaux et plus curieux, les villages perchés sur le sommet des montagnes lui semblaient plus charmants et lui paraissaient avoir chacun, comme des personnes, une physionomie différente. Il trouva le lac Trasimène d’un bleu humide qu’il n’avait jamais remarqué jusqu’ici sur la surface d’aucune eau. Il lui vint à l’esprit que la voie était entourée des deux côtés par une nature qui lui était étrangère, comme s’il avait tout d’abord été obligé de la traverser dans la lumière d’un perpétuel crépuscule ou pendant une pluie grisâtre et la voyait pour la première fois sous d’opulentes couleurs dorées par le soleil. Parfois il se prenait à émettre un souhait qu’il n’avait pas soupçonné jusqu’ici, celui de descendre et de pouvoir chercher le chemin, qu’il ferait à pied, de tel ou tel endroit, parce qu’il lui paraissait qu’une chose particulière et en quelque sorte mystérieuse, y était cachée. Mais il ne se laissait pas séduire par de si folles suggestions, le direttissimo le conduisit droit à Rome où l’accueillit, dès avant son arrivée, tout le monde antique, avec les ruines du temple de la Minerva Medica. Sorti de la cage remplie d’inséparables et arrivé à la liberté, il s’établit d’abord dans un hôtel qu’il connaissait déjà, afin de pouvoir chercher sans hâte un appartement particulier à son goût.

Il n’en découvrit pas un qui lui convînt pendant toute la journée qui suivit, dut revenir à son albergo et se coucher, fatigué qu’il était par l’air italien dont il n’avait pas l’habitude, par la vivacité du soleil, par une longue marche et par le bruit de la rue. Il commença alors bientôt à perdre conscience, et il allait s’endormir lorsqu’il fut tiré de son sommeil par l’entrée de deux voyageurs dans la chambre voisine dont ils avaient pris possession le matin même, chambre qui communiquait avec celle de Norbert par une porte condamnée par une armoire. Leurs voix, qui perçaient la muraille mince, étaient celles d’un homme et d’une femme qui appartenaient évidemment à la classe des printaniers oiseaux migrateurs allemands avec lesquels il avait fait route la veille depuis Florence. Leur disposition d’esprit semblait donner un très favorable certificat à la cuisine de l’hôtel et c’était sans doute à la bonne qualité du vin castelli romani qu’ils devaient d’échanger fort distinctement leurs sentiments en allemand du Nord.

— Mon adorable Auguste !

— Mon adorable Grete !

— Nous sommes de nouveau l’un à l’autre !

— Oui, nous sommes enfin seuls.

— Devons-nous nous préoccuper encore davantage de demain ?

— Nous regarderons dans le Baedeker à l’heure du petit déjeuner ce qu’il nous faut encore faire.

— Mon unique Auguste, tu me plais beaucoup plus que l’Apollon du Belvédère.

— C’est bien ce que j’avais souvent pensé, ma douce Grete, tu es bien plus belle que la Vénus Capitoline !

— Le volcan que nous allons escalader est-il tout près d’ici ?

— Non, pour y aller je crois qu’il nous faudra faire un voyage de quelques heures en chemin de fer.

— S’il commençait à entrer en éruption juste au moment où nous serions au milieu, que ferais-tu ?

— Je ne pourrais avoir d’autre pensée que de chercher à te sauver et je te prendrais dans mes bras de cette façon.

— Ne te pique pas à une épingle !

— Mais je ne puis imaginer une chose plus douce que de verser mon sang pour toi.

— Mon unique Auguste !

— Mon adorable Grete !

Ainsi se termina, pour le moment, cette conversation. Norbert entendit encore un bruit vague et des chaises remuées, puis il retomba dans son demi-sommeil. Celui-ci le ramena à Pompéi au moment de l’éruption du Vésuve. Une agitation troublée régnait autour de lui, des hommes en fuite se pressaient à ses côtés et il apercevait tout à coup l’Apollon du Belvédère en train d’enlever la Vénus Capitoline. Il l’emportait et la déposait dans une ombre obscure qui dissimulait quelque objet. Ce devait être une voiture ou un char, dans lequel il allait l’emmener, car il en provenait un bruit grinçant. Cet événement mythologique n’étonnait pas outre mesure le jeune archéologue, mais ce qui lui paraissait seulement digne d’attention c’était que le couple n’employât pas le grec, mais l’allemand et qu’il les entendît dire peu de temps après, en reprenant presque conscience :

— Mon adorable Grete !

— Mon unique Auguste !

Les images oniriques se transformaient ensuite complètement. Autour du rêveur régnait maintenant un épais silence à la place des bruits troublés et la fumée et le reflet des flammes étaient remplacés par la chaude et claire lumière du soleil qui éclairait les ruines de la ville ensevelie. Celle-ci se transformait peu à peu et devenait un lit aux draps blancs qu’éclairaient des rayons dorés qui montaient peu à peu jusqu’aux yeux du dormeur. Norbert Hanold se réveilla au milieu de la splendeur éblouissante d’une jeune matinée romaine.

Quelque chose était en effet changé en lui, sans qu’il pût dire quoi, car à nouveau il fut en proie à ce sentiment particulièrement pressant qu’il était emprisonné dans une cage, qui, cette fois, s’appelait Rome. Quand il ouvrit sa fenêtre, les marchands par douzaines poussaient à son oreille des cris encore plus aigus que dans son Allemagne natale. Il n’avait fait que venir d’une masse de pierres pleine de bruit dans une autre et une appréhension inquiétante et mystérieuse l’éloignait des collections d’antiques où il craignait de se rencontrer avec l’Apollon du Belvédère et la Vénus Capitoline. Aussi, après une courte délibération, il abandonna son projet de se chercher un appartement, fit en hâte sa valise et prit le chemin de fer pour aller plus avant dans le Sud. Il fit ce voyage, pour éviter les couples inséparables, en troisième classe, espérant d’autre part avoir la société de ces types du peuple italien qui avaient jadis servi de modèles aux œuvres d’art de l’antiquité, ce dont il tirerait profit pour la science qu’il étudiait.

Mais il ne rencontra rien d’autre que la saleté populaire, la puanteur effroyable des cigares de la régie, des petits bonshommes touches gesticulant des bras et des jambes et des femmes auprès desquelles celles qu’il avait vues accouplées à ses compatriotes lui apparaissaient, quand il les revoyait dans sa mémoire, comme des déesses de l’Olympe.

***

Deux jours plus tard, Norbert Hanold habitait une chambre un peu équivoque, baptisée caméra à l’hôtel Diomède, face à l'Ingresso, des fouilles de Pompéi que gardent des eucalyptus. Il avait eu l’intention de faire un long séjour à Naples pour y étudier à nouveau soigneusement les fresques et les sculptures du Museo Nazionale, mais il lui était arrivé la même chose qu’à Rome. Dans la salle où sont réunis les ustensiles de ménage pompéiens, il s’était vu entouré d’une nuée de robes de voyage féminines à la dernière mode qui avaient, sans doute, immédiatement succédé à la virginale auréole des robes de mariées en satin, en soie ou en gaze. Chacune des femmes qui les portaient était accrochée au bras d’un compagnon plus jeune ou plus âgé qu’elle, au costume également impeccable, et le discernement récemment acquis par Norbert, dans une sorte de science qu’il avait jusque-là ignorée, était devenu tel qu’il reconnaissait du premier coup d’œil que chacun d’eux était Auguste et que chacune d’elles était Grete. Mais, au grand jour, l’allure générale de leur conversation était modifiée. La présence d’auditeurs les faisait se calmer et baisser le ton.

— Oh, regarde ceci. C’étaient des gens pratiques ; nous devrions nous acheter un réchaud semblable à celui-ci.

— Oui, mais pour les repas que cuira ma femme ils devraient être d’argent.

— Sais-tu donc si ce que je vais te préparer te plaira tellement ?

La question était accompagnée d’un coup d’œil malin, mais un trait brillant répondait à l’éclat de ce regard :

— Ce que tu me serviras ne pourra être pour moi qu’une chose délicieuse !

— Mais il y a un dé ! Les gens de cette époque se servaient déjà d’aiguilles.

— Cela semble. Mais tu ne pourrais t’en servir, il serait encore trop gros pour ton pouce.

— Tu crois, vraiment ? Et tu préfères les doigts fins aux doigts épais ?

— Il n’y a pas besoin que je regarde les tiens. Je les devinerais dans l’obscurité la plus grande, parmi tous les doigts du monde.

— Tout cela est vraiment prodigieusement intéressant. Faut-il aussi que nous allions à Pompéi même ?

— Non, cela n’en vaut pas la peine. Il n’y a rien qu’un tas de vieux cailloux. Tout ce qui avait quelque valeur, dit le Baedeker, a été ramené ici. Je crains, d’ailleurs, que le soleil y soit déjà trop fort pour ton teint délicat, et cela, je ne pourrais jamais me le pardonner.

— Si tu avais tout à coup une négresse pour femme ?...

— Mon imagination ne va pas heureusement aussi loin, mais une tache de rousseur sur ton petit nez me rendrait déjà malheureux. Si tu le veux bien, nous pourrions aller demain à Capri, mon amour. On dit que tout y est parfaitement aménagé, et dans l’admirable lumière de la grotte bleue, je réussirai enfin à reconnaître toute la perfection du gros lot que j’ai tiré à la loterie de la fortune.

— Tiens, si quelqu’un nous entend, j’ai presque honte. Mais où tu m’emmèneras, cela sera toujours bien et toujours la même chose puisque je t’aurai près de moi.

Ayant autour de lui Auguste et Grete un peu assagis et tempérés parce qu’on les entendait et qu’on les voyait, Norbert Hanold avait l’impression qu’on avait répandu tout autour de lui du miel délayé et qu’il était obligé de l’avaler gorgée par gorgée. Il en eut mal au cœur et s’enfuit du Museo Nationale pour aller boire un verre de vermouth à la plus proche osteria. Il se demanda dix fois : Pourquoi ces gens réunis en couples, répétés à cent exemplaires, remplissent-ils les musées de Naples, Rome et Florence, au lieu de s’occuper les uns des autres dans le sein de la patrie allemande ?

Mais une partie de ces causeries et dialogues caressants lui avaient, du moins, appris que la plupart de ces couples de tourtereaux n’allaient pas se nicher dans les ruines de Pompéi, mais considéraient comme plus convenable de prendre leur vol vers Capri. Cela le décida rapidement à faire ce qu’ils ne faisaient pas. Ce lui qui donnait comparativement la plus grande chance de s’évader du peloton de tête de cette troupe de bécasses et de trouver ce qu’il cherchait sans succès dans ce jardin des Hespérides. C’était aussi un couple, non un couple de jeunes mariés, mais un couple fraternel qui n’était pas sans cesse à roucouler, le Silence et le Savoir, deux frères calmes, chez lesquels on était sûr de pouvoir toujours trouver un logis satisfaisant. Le désir qu’il avait d’eux était quelque chose qui lui avait été jusque-là inconnu ; on pourrait donner, à cette envie, si cela ne constituait pas un contresens, l’épithète de « passionnée ». Une heure plus tard, il était déjà installé dans une carozella qui l’emportait rapidement à travers la longueur de Portici et de Résina ! Il voyageait sur une route qui semblait aussi magnifiquement ornée que pour un triomphateur de l’ancienne Rome : à droite et à gauche, à presque chaque maison, étaient étalés des sortes de tapis jaunes. C’était, suspendue, de la pasta da Napoli en abondance, appelée macaroni, vermicelli, spaghetti, canelloni et fidelini selon la grosseur, ce mets national auquel les fumées graillonneuses des gargotes, les nuages de poussières mêlées de mouches et de puces, les écailles de poisson qui voltigeaient dans l’air, la fumée des cheminées et les autres facteurs diurnes et nocturnes, procuraient toute la saveur de leur goût particulier.

Le cône du Vésuve, tout près, dominait des champs de lave. À droite s’étendait le golfe, d’un bleu éblouissant et comme mêlé de malachite liquide ou de lapis lazuli. La petite coque de noix montée sur roues volait comme si elle était poussée par une effroyable tempête et chacun de ses instants, sur le pavé inégal de Torre del Greco, semblait devoir être son dernier. Elle fit trembler celui de Torre dell’Annunziata, et arrivant au couple de Dioscures que semblent être l’Hôtel Suisse et l’Hôtel Diomède, mesurant dans une lutte incessante et furieuse leur puissance d’attraction respective, elle s’arrêta devant ce dernier dont le nom tiré de l’antiquité avait déjà dicté le choix du jeune archéologue, lors de son premier séjour.

Le moderne concurrent suisse regardait cependant cet événement du pas de sa porte, avec la plus évidente tranquillité. Il était assuré que, dans les pots de son concurrent, au nom tiré de l’antiquité, on ne faisait pas la cuisine avec une autre eau que la sienne, et que les merveilleuses antiquités exposées en face n’étaient, pas plus que les siennes, parvenues au jour après être demeurées deux mille ans dans un linceul de cendres.

Ainsi, Norbert Hanold avait été transporté en peu de jours, contre toute attente et toute intention, de l’Allemagne du Nord à Pompéi. Il ne trouva pas le Diomède trop rempli d’êtres humains, mais déjà abondamment peuplé parla mouche ordinaire, la musca domestica communis. Il n'avait jamais su si sa sensibilité était capable de bouillantes émotions, mais la haine la plus brûlante se déclencha en lui contre ces volatiles. Il les considérait comme la pire invention de la nature dans sa méchanceté ; elles étaient cause qu’il préférait l’hiver à l’été, comme étant la seule saison qui convînt à la dignité humaine et il trouvait qu’elles étaient une preuve irréfutable de l’inexistence d’une harmonie rationnelle du monde. Elles l’accueillaient ici et il n’aurait été jeté en proie à cette infamie que quelques mois plus tard en Allemagne. Elles se jetèrent immédiatement sur lui par douzaines, comme sur une victime attendue, elles lui volaient dans les yeux, lui bourdonnaient dans les oreilles, se prenaient dans ses cheveux et lui couraient sur le nez, le front et les mains en le chatouillant. Quelques-unes lui rappelaient les couples des voyages de noces, et ils devaient se dire probablement aussi dans leur langue : Mon unique Auguste ! et Mon adorable Grete ! Ainsi tourmenté, il désirait maladivement un scacciamosche, cette sorte de palette excellente pour tuer les mouches, semblable à celle qu’il avait vue au musée étrusque de Bologne et qu’on avait découverte dans une sépulture. Ainsi, cette créature immonde avait été, dès l’antiquité, le fléau de l’humanité, une créature plus nuisible et plus impitoyable que les scorpions, les serpents venimeux, les tigres et les requins, qui eux, du moins, n’ont d’autre but que de blesser, déchirer et dévorer le corps humain et qui sont des animaux dont on peut d’ailleurs se garantir par une attitude prudente. Mais, contre la mouche ordinaire, il n’y avait aucun moyen de protection et elle troublait, elle paralysait, elle égarait enfin chez l’homme l’intelligence, la puissance de travail et de pensée, tous les élans supérieurs et tous les sentiments sublimes. Ce n’était pas le besoin d’assouvir sa faim, ni la soif du carnage qui la poussaient, mais seulement l’envie diabolique de tourmenter. C’était la chose en soi dans laquelle le mal absolu avait trouvé son expression et sa réalisation. Comme le scacciamosche étruque — un manche de bois auquel était attaché un paquet de fines lanières de cuir — en donnait la preuve, elles avaient déjà chassé de la tête d’Eschyle les pensées poétiques les plus sublimes, elles avaient induit Phidias à donner un coup de ciseau mal placé et irréparable, elles avaient trottiné sur le front de Zeus, sur la poitrine d’Aphrodite et parcouru tous les dieux et toutes les déesses de l’Olympe de la tête aux chevilles. Norbert pensa, dans le plus profond de son être, qu’il fallait avant tout évaluer le mérite d’un homme au nombre de mouches qu’il avait pu, sa vie durant, en tant que vengeur de la race humaine depuis les temps les plus reculés, assommer, transpercer, brûler et anéantir par de quotidiennes hécatombes.

Mais ici, pour conquérir cette gloire, l’arme nécessaire lui manquait et de même que le plus grand héros de l’antiquité, demeuré seul, n’aurait pu faire autrement que de fuir devant des adversaires vulgaires, mais qui lui étaient cent fois supérieurs par le nombre, de même Norbert décampait ou plutôt quittait sa chambre. Une fois dehors, il se rendit compte qu’il avait fait aujourd’hui en petit ce qu’il serait obligé de faire en grand demain. Pompéi n’était pas d’ailleurs le séjour tranquille et réconfortant qu’il désirait. D’ailleurs, à cette idée, s’en associait vaguement une autre, celle que son mécontentement n’était pas seulement provoqué par ce qui l’entourait, mais qu’il provenait aussi un peu de lui-même. Les tracasseries des mouches lui avaient toujours été insupportables, mais ne l’avaient, jusqu’ici, jamais mis dans un tel état de fureur. Le voyage lui avait incontestablement excité et agacé les nerfs, et cet état avait d’ailleurs sans doute tiré son origine, chez lui, du surmenage et de l’atmosphère renfermée de l’hiver. Il se sentait de mauvaise humeur, parce qu’il lui manquait quelque chose, sans qu’il pût comprendre quoi. Et cette mauvaise humeur, il la portait en lui, partout. Les jeunes couples et les mouches qui avaient rôdé en masse autour de lui n’étaient, pas plus les uns que les autres, faits pour rendre la vie agréable à quiconque. Toutefois, s’il ne voulait pas se laisser envelopper par un nuage épais de fatuité, il ne pouvait se dissimuler qu’il se trimbalait comme ceux-là, sans rime ni raison, sourd et aveugle, à travers l’Italie, et avec une faculté de se distraire beaucoup moindre. Sa compagne de voyage, la science, avait vraiment beaucoup d’une vieille trappiste, elle n’ouvrait la bouche que quand on lui parlait et il semblait bien près d’oublier quel langage il avait bien pu lui tenir.

La journée était déjà trop avancée pour qu’il pût pénétrer à Pompéi par l'Ingresso. Norbert se rappela que la ville était entourée de vieilles fortifications et il se mit à en chercher le chemin à travers toutes sortes de buissons et de broussailles. Il marchait ainsi un peu au-dessus de la ville-tombeau. Elle s’étendait à sa droite, sans un mouvement, sans un bruit. Elle semblait un champ de décombres mort, dont l’ombre recouvrait déjà la grande part. Le soleil couchant n’était plus, en effet, guère éloigné de la mer Tyrrhénienne mais, partout ailleurs, il dispensait encore, sur les monts et sur les plaines, le magique éclat de la vie. Il dorait le panache de fumée qui s’élève au-dessus du cratère du Vésuve et revêtait de pourpre les sommets et les dentelures du Monte Sant’Angelo. Superbe et solitaire, le Monte Epomeo se dressait au-dessus de la mer bleue et scintillante d’où jaillissaient des étincelles de lumière et d’où surgissait, comme une mystérieuse construction titanique, la silhouette sombre du cap Misène. Partout où le regard se posait, il découvrait un tableau merveilleux où le sublime s’alliait à la grâce, le lointain passé au gai présent. Norbert Hanold avait cru rencontrer là cet inconnu vers lequel le poussait un désir indistinct, mais il ne se trouva pas dans la disposition d’esprit qu’il espérait. Il n’y avait pourtant, sur ces murailles abandonnées, ni jeunes mariés ni mouches pour l’importuner, mais la nature elle-même n’était pas en état de lui offrir ce qui lui manquait, en lui comme en dehors de lui. Il promena ses yeux avec un calme qui approchait de l’apathie sur cette profusion de beauté, et ne la regretta pas le moins du monde, quand le coucher du soleil la fit pâlir et s’éteindre. Il revint au Diomède aussi mécontent qu’il en était parti.

***

Mais puisqu’il avait été, invita Minerva, amené ici par son manque de réflexion, il prit la décision, pendant la nuit, de tirer au moins quelque profit scientifique, ne fût-ce que pour une journée, de la bêtise qu’il avait faite, et, de bonne heure, sitôt ouvert l'Ingresso, il prit le chemin obligatoire qui mène à Pompéi. Devant lui et derrière lui, les hôtes actuels des deux hôtels s’avançaient en petites troupes, sous les ordres de l’inévitable guide, armés du Baedeker ou de ses imitations étrangères, avides de procéder à des fouilles clandestines. C’étaient presque exclusivement des bavardages anglais ou anglo-saxons qui retentissaient dans l’air encore pur du matin. Les jeunes mariés allemands, là-bas, derrière le Monte Sant’Angelo, s’étaient attablés pour déjeuner à leur quartier général de Pagano, et ils se rendaient mutuellement heureux avec une douceur et un enthousiasme tout allemands. Norbert savait, par expérience, comment se débarrasser, au moyen de quelques mots bien choisis et d’un pourboire (d’une manda), de son guide, ce cauchemar, afin de pouvoir suivre librement ses intentions. Il tira quelque satisfaction du fait d’être servi par une mémoire infaillible ; partout où tombait son regard, il trouvait un endroit exactement semblable à celui dont il avait gardé le souvenir, comme s’il l’avait gravé la veille même dans sa mémoire après une mûre contemplation. Cette observation qu’il ne cessait de faire, l’amena à penser qu’il aurait bien pu se dispenser d’aller dans ces lieux ; c’est ainsi qu’une remarquable apathie s’emparait de sa vue et de son esprit, comme cela lui était arrivé le soir qu’il avait passé sur les remparts. Bien qu’il aperçût souvent, en levant les yeux, le cône du Vésuve et son panache de fumée se détachant sur le ciel bleu, il ne lui revint pas une seule fois à l’esprit, ce qui ne laisse pas d’être assez singulier, le rêve qu’il avait fait peu de temps auparavant et où il avait été témoin de l’ensevelissement de Pompéi par l’éruption de 79. Après avoir flâné des heures durant, il se sentit fatigué et à demi somnolent, mais il n’eut pas l’impression de se trouver dans un décor de rêve. Il n’avait autour de lui que de vieux portiques, des murailles ou des colonnes, du plus grand intérêt archéologique, mais sans aucun sens ésotérique proprement dit ; ce n’était qu’un grand amas de ruines proprement tenu, mais à cause de cela même assez insipide. Et quoique la science et la rêverie soient d’ordinaire assez antagonistes, elles semblaient s’être mises aujourd’hui d’accord pour priver en quelque sorte Norbert Hanold de leur secours et l’abandonner complètement au cours de sa flânerie.

Il avait ainsi cheminé du Forum à l'amphithéâtre, de la Porta di Stabia à la Porta del Vesuvio, parmi la rue des tombeaux et les innombrables voies, et, pendant ce temps, le soleil avait achevé le parcours qu’il fait habituellement tous les matins et en était au point où, parvenu au sommet de sa course, il a coutume d’abandonner son ascension pour une descente plus confortable, du côté de la mer. Il indiquait ainsi aux Américains et aux Anglais des deux sexes, qu’avait conduits là l’obligation de leur voyage, qu’il était temps de consacrer leurs pensées au grand plaisir d’être confortablement assis aux tables de la salle à manger de l’un des deux hôtels jumeaux, et ce, pour la plus grande satisfaction de leurs guides, qu’ils n’avaient pas compris, mais qui avaient parlé jusqu’à l’enrouement. D’ailleurs, ces touristes avaient vu de leurs propres yeux tout ce qu’il est nécessaire de connaître pour soutenir une conversation au-delà de l’Océan ou de la Manche. Ces troupes rassasiées de l’antiquité battaient donc en retraite d’un commun accord par la Via Marina, pour ne pas risquer d’être mal placées aux tables contemporaines — et qu’on ne pouvait dire luculliques sans euphémisme — du Diomède et du Suisse. Sans doute était-ce d’ailleurs la plus intelligente solution si l’on considérait les circonstances intérieures et extérieures, car si le soleil de midi avait quelque sympathie pour les lézards et les papillons, pour les habitants ailés ou rampants des ruines, il exerçait toute son ardeur verticale avec une moindre amabilité sur le teint occidental des Miss et des Mistress. Et il faut bien croire qu’il existait avec celui-ci une relation de cause à effet, puisque, durant l’heure qui venait de s’écouler, les Charming avaient considérablement diminué, les Skocking s’étaient augmentés d’autant et les Aôh masculins, provenant de deux rangées de dents encore plus divergentes que précédemment, s’étaient rapprochés d’une façon troublante du bâillement.

Il était curieux de constater comme tout ce qui avait été autrefois la ville de Pompéi prenait un tout autre aspect en même temps que s’opérait cet exode. Ce n’était, certes, pas une ville vivante, mais c’est maintenant qu’elle semblait se pétrifier dans une rigidité cadavérique. Pourtant, il en émanait quelque chose donnant le sentiment que la mort venait de se mettre à parler bien que pas d’une manière perceptible aux oreilles humaines. Il est vrai que çà et là retentissait une sorte de murmure qui semblait sortir des pierres que seul réveillait le doux chuchotement du vent du sud, l’antique Atabulus qui, deux mille ans auparavant, avait ainsi bourdonné autour du temple, des marchés et des maisons, et qui maintenant jouait légèrement avec les herbes vertes et brillantes qui poussaient sur les ruines basses des murailles. Parfois, ce vent, venu de la côte d’Afrique, se précipitait ici en lançant comme à pleine poitrine un sifflement farouche. Il n’était pas ainsi aujourd’hui et il n’éventait qu’avec douceur ses vieux amis revenus à la lumière, mais il demeurait un fils du désert et son haleine brûlait, même si elle soufflait avec une extrême douceur, tout ce qu’elle rencontrait sur son chemin. Le soleil, son père, éternellement jeune, l’aidait dans cette tâche, il renforçait son souffle ardent, le suppléait aux endroits qu’il ne pouvait atteindre, et déversait sur toutes choses sa splendeur éblouissante, aveuglante et frémissante. Il avait enlevé comme avec un rasoir d’or le peu d’ombre déliée qui subsistait au bord des maisons, des semitae et des crepidines viarum — c’est ainsi qu’on appelait autrefois les trottoirs. Il jetait à profusion des faisceaux de rayons dans tous les vestibula, dans tous les atria, dans tous les peristyla et dans tous les tablina, et là même où un toit en saillie empêchait leur accès, il trouvait moyen de jeter en dessous des étincelles éparses. À peine y avait-il encore quelque coin qui réussît à se protéger contre le flot de lumière et à obtenir une pénombre argentée. Chaque rue s’étendait entre les antiques murailles comme si on y avait mis sécher de larges pièces de toile d’une blancheur éclatante. Et, sans exception, tout était muet et calme : les voyageurs nasillants et bruyants qu’avaient envoyés l’Amérique et l’Angleterre étaient tous disparus jusqu’au dernier et même le semblant de vie qu’avaient donné jusqu’à cet instant les lézards et les papillons s’était évanoui. Ils semblaient avoir abandonné le silencieux champ de ruines, ils ne l’avaient, sans doute, pas fait en réalité, mais l’œil n’en voyait plus un seul bouger. De même, autrefois, il y a des milliers d’années, c’était, chez les animaux leurs ancêtres, ceux des montagnes et ceux des rochers, une coutume, lorsque le grand Pan se reposait, qu’eux aussi, pour ne pas le troubler, s’étendissent sans bouger ou se posassent çà et là en fermant les ailes. Et c’était comme s’ils subissaient ici, plus rigoureusement encore, la loi du calme torride et sacré de midi, de cette heure des spectres, où la vie devait se taire et se cacher parce que les morts, à cette heure, se réveillaient et commençaient à converser dans la langue muette des fantômes. C’étaient moins les regards qui étaient frappés par ce nouvel aspect des choses que le sentiment ou un sixième sens sans nom, mais celui-ci était impressionné si fortement et d’une façon si décisive qu’une personne qui l’eût possédé n’eût pu se soustraire à l’effet qu’il lui causait. Il était, il est vrai, assez peu probable qu’aucun ou aucune des honnêtes touristes qui s’occupaient déjà à plonger leur cuiller dans leur potage, à l’intérieur d’une des deux albergi situées près de l'Ingresso, en eussent été doués, mais peu importait puisque la nature avait prodigué un tel don à Norbert Hanold, et qu’il était destiné à en subir les effets. Il ne l’exerça sans doute pas de son propre gré, car il voulait et ne désirait qu’une chose : pouvoir être tranquillement assis dans son cabinet de travail, un bon livre entre les mains, au lieu de s’être engagé, sans raison, dans ce voyage de printemps. Néanmoins, il avait eu à peine le temps de pénétrer dans le cœur de la ville, en revenant de la porte d’Hercule par la Voie des tombeaux, et il venait juste de prendre, sans réfléchir, un étroit vicolo à gauche de la Maison de Salluste, lorsque ce sixième sens se manifesta en lui. Ou plutôt, ce n’est pas exact, il venait d’être transporté, par l’effet de ce sens, dans une disposition d’esprit étrangement songeuse qui tenait le milieu entre la conscience lucide et l’inconscience. Le silence mort et inondé de lumière s’étendait autour de lui, comme si le mystère se cachait partout sans un souffle, à tel point que sa propre poitrine n’osait respirer. Il se trouvait au croisement du Vicolo di Mercurio et de la Strada di Mercurio. Cette assez large voie que coupe cette ruelle s’étendait à perte de vue à sa droite et à sa gauche. D’après le patronage du dieu des marchés, cet endroit avait dû être jadis le siège du commerce et de l’industrie, comme en témoignaient les coins de rue muets. En plusieurs endroits, sur leur côté, s’ouvraient des tabernae, des boutiques garnies de tables couvertes d’un marbre brisé ; ici l’aménagement indiquait une boulangerie, là-bas, de nombreux grands pots de grès ventrus indiquaient un commerce d’huile et de farine. Plus loin, de gracieuses amphores fichées dans la tablette d’une table indiquaient qu’un débit de vin avait été tenu dans la pièce voisine. Chaque soir, les esclaves et les serviteurs du voisinage venaient, sans doute, ici pour chercher à la caupona, dans leurs cruches, le vin de leurs maîtres. On voyait, en effet, qu’une foule de pas avait usé l’inscription de petites pierres de mosaïques incrustées dans la semita devant la boutique et l’avaient rendue illisible. Elle avait, sans doute, chanté aux passants la louange de vini praecellentis. Sur le mur qui lui faisait face, à demi-hauteur d’homme seulement, un graffito qu’avait dû gribouiller un enfant avec son ongle ou avec un clou, commentait cette réclame, peut-être ironiquement, en disant que le vin du restaurateur devait son incomparable qualité à une addition d’eau qui n'était pas minime.

Aux yeux de Norbert Ilanold, le mot caupo semblait se détacher du griffonnage, mais peut-être était-ce une illusion car il n’aurait pu l’affirmer avec certitude. Il savait déchiffrer avec beaucoup d’habileté ces graffiti si difficilement lisibles, et il avait eu dans cette branche des succès qu’on avait glorieusement reconnus, mais à présent, son adresse lui refusait complètement ses services. Bien plus, il portait en lui le sentiment qu’il ne savait pas un mot de latin et qu’il était contre tout bon sens de vouloir déchiffrer ce qu’avait, deux mille ans auparavant, griffonné sur le mur un élève pompéien de quatrième. Sa science ne l’avait pas seulement abandonné, mais il avait aussi perdu tout désir de la retrouver ; il ne s’en souvenait que comme d’une chose très lointaine et, dans son sentiment, elle avait été une tante vieille, sèche et ennuyeuse, bref, la créature la plus desséchée et la plus superflue de la terre. Tout ce qu’aurait pu dire cette lèvre ridée, d’un ton parfaitement pédant et en le présentant comme de la sagesse, tout cela n’était que vanité creuse, quelque chose qui ne montrait que la pelure desséchée des fruits de l’arbre de la science, sans rien faire apercevoir de leur essence et de leur véritable contenu, sans pouvoir procurer le plaisir de leur intime compréhension. Ce que la science professait, c’était une vision archéologique sans vie, et ce qu’elle parlait, c’était une langue morte à l’usage des philologues. Elle ne permettait pas de saisir avec l’âme, le sentiment, le cœur, peu importe le nom. Mais celui qui aspirait à cette compréhension-là devait, seul être vivant dans le silence embrasé de midi, demeurer ici parmi les débris du passé, pour ne plus voir avec les yeux du corps, pour ne plus entendre avec les oreilles charnelles. Alors, de partout cela surgissait, sans cependant faire un mouvement, et cela commençait à parler sans émettre un seul son. Alors le soleil sortait de leur engourdissement funèbre les vieilles pierres, un frisson embrasé les parcourait, les morts se réveillaient et Pompéi recommençait à vivre.

Norbert Hanold n’avait pas en tête des pensées blasphématoires, mais c’est avec un vague sentiment qui méritait entièrement cette qualification qu’il regardait, sans faire un mouvement, la Strada di Mercurio dans la direction des remparts.

Les blocs de lave rocailleuse dont elle est pavée, encore aussi bien rangés qu’au moment de leur ensevelissement étaient, pris séparément, de couleur gris clair, mais une si éblouissante clarté tombait sur eux qu’ils s’étendaient comme un blanc ruban d’argent dans l’espace brûlant qui s’épandait entre les muettes ruines des murailles et les fragments de colonne.

Alors, soudain...

Il avait les yeux ouverts et regardait la rue dans toute sa longueur, mais il lui sembla qu’il faisait un rêve. Devant lui, tout à coup, venait de sortir quelque chose — à droite, un peu plus bas — de la maison de Castor et de Pollux, et sur les dalles qui s’étendaient de cette maison à l’autre côté de la Strada di Mercurio s’avançait, de sa démarche légère, Gradiva.

Sans aucun doute, c’était bien elle, et quoique les rayons du soleil entourassent sa forme d’une sorte de voile d’or, il la voyait cependant distinctement, et précisément elle se présentait de profil comme dans le bas-relief. Elle inclinait légèrement en avant sa tête dont le dessus était recouvert d’une étoffe qui retombait sur sa nuque, elle tenait ramassé dans sa main gauche un pan de sa robe extraordinairement plissée, et qui ne lui tombait pas plus bas que les chevilles. Elle ne se fit clairement reconnaître qu’en marchant : le pied qui restait en arrière se dressait un instant sur sa pointe, le talon presque verticalement relevé.

Mais ce n’était pas là un être de pierre monotone et sans couleurs. La robe était faite d’une étoffe extrêmement molle et souple qui n’avait pas la blanche froideur du marbre, mais un ton chaud qui tirait sur le jaune. Les cheveux, mollement ondulés sous le fichu, faisaient valoir, par le brillant de leur brun doré, l’albâtre du visage. En même temps qu’il l’aperçut, Norbert retrouva dans un coin de sa mémoire qu’il l’avait déjà vue une fois ici même, la nuit, en rêve, quand elle s’était couchée, là-bas, près du Forum, sur les marches du temple d’Apollon, aussi tranquillement que pour y dormir. Et en même temps que ce souvenir, une autre pensée surgit pour la première fois à sa conscience : sans comprendre lui-même son impulsion intime, il était parti pour l’Italie, l’avait traversée, brûlant Rome et Naples, jusqu’à Pompéi, afin de voir s’il pourrait retrouver ici la trace de Gradiva. Et cela, au sens littéral, son pas si particulier ayant dû laisser dans la cendre une empreinte distincte de toutes les autres, sur laquelle se lirait la pression de ses orteils.

C’était, à nouveau, une figure de rêve en plein midi qui se mouvait devant lui, et pourtant c’était une réalité. On le vit par l’effet qu’elle fit en s’approchant de la dernière dalle sur laquelle était étendu, dans la chaude lumière du soleil, un grand lézard dont le corps d’or et de malachite resplendissait distinctement aux yeux de Norbert Hanold. Quand les pas de Gradiva s’approchèrent de l’animal, il se précipita d’un seul coup en bas de la pierre et s’enfuit d’un mouvement onduleux et souple parmi les pavés étincelants de la rue. Gradiva, après avoir traversé les dalles avec une tranquille agilité, poursuivit son chemin. — Norbert la voyait maintenant de dos — sur le trottoir d’en face. Elle semblait se diriger vers la maison d’Adonis qui se trouvait devant elle, mais après un court arrêt, elle continua de suivre, ayant sans doute changé d’idée, la Strada di Mercurio. Il n’y avait plus dans cette direction d’autre demeure célèbre qu’à gauche, la Casa di Apollo, ainsi nommée à cause des nombreuses figures d’Apollon qu’on y avait découvertes et il revint aussitôt à l’esprit de Norbert qui l’observait qu’elle avait déjà élu le portique du temple d’Apollon pour y abriter son sommeil éternel. Il était donc probable qu’un lien quelconque l’unissait au culte du dieu du soleil et qu’elle se rendait à la maison qui lui était consacrée. Mais cependant elle s’arrêta bientôt de nouveau. Là aussi des dalles allaient d’un côté de la rue à l’autre et elle passa de nouveau à droite. Elle montra ainsi à Norbert l’autre face de son profil et lui donna de la sorte une impression différente. Elle cachait alors sa main gauche en train de relever sa robe et montrait son bras droit, qui, au lieu d’être ployé, pendait tout droit. Mais, à cette distance un peu plus grande, le faisceau des rayons de soleil dorés l’enveloppait d’un voile plus trouble et ne permit point de distinguer où elle avait pu disparaître tout d’un coup, en passant devant la maison de Méléagre.

Norbert Hanold était demeuré cloué sur place, sans avoir pu bouger. Mais il avait dans les yeux, ceux du corps, cette fois, la vision de son image qui s’éloignait. Il reprenait maintenant profondément sa respiration pour la première fois, car jusqu’ici sa poitrine avait été presque paralysée. Cependant en même temps son sixième sens, en dépit de tous les autres, le prit complètement sous sa domination. Venait-il d’avoir devant lui une créature réelle ou une fille de son imagination ?

Il ne savait pas s’il rêvait ou s’il était éveillé et il essayait en vain de s’en rendre compte. À ce moment un frisson tout particulier lui parcourut brusquement l’échine. Il ne voyait rien, il n’entendait rien, mais il y avait en lui quelque chose de mystérieux qui lui faisait sentir que Pompéi avait autour de lui commencé à revivre, à cette heure spectrale de midi, et que Gradiva ressuscitée venait d entrer dans la maison qu’elle avait habitée avant cette journée fatale d’août 79.

Il connaissait la Casa di Meleagro par un précédent voyage, mais il ne l’avait pas encore visitée lors de celui-ci. Il s’était contenté de s’arrêter quelque temps au Museo Nazionale de Naples devant la fresque représentant Méléagre et sa compagne de chasse l’Arcadienne Atalanta, fresque qui a donné son nom à la maison de la Via di Mercurio où elle a été découverte. Mais quand il fut à nouveau en état de se mouvoir, il se dirigea vers cette maison, il se prit à douter qu’elle tirât son nom du tueur du sanglier calydonien. Il se rappela soudain un poète grec nommé Méléagre, qui, à la vérité, avait vécu un siècle environ avant la destruction de Pompéi. Mais il était possible qu’un de ses descendants y eût émigré et s’y fût fait construire une maison ! L’idée, la certitude plutôt, qu’il avait de l’origine grecque de Gradiva et dont il se rappelait maintenant se lia à cette hypothèse cependant que la description d’Atalanta que donne Ovide dans ses Métamorphoses lui revenait à la mémoire.

L'agrafe polie ferme de son épingle le haut de sa tunique.

Ses cheveux sont retenus sans art en un seul nœud.

Il ne pouvait se rappeler littéralement ces vers mais leur contenu et leur fond lui étaient présents, cependant que sa science lui rappelait que la jeune épouse de Méléagre, fils d’Oeneus, s’était appelée Cléopatra. Pourtant ce n’était pas de lui qu’il s’agissait, selon toute vraisemblance, mais du poète grec Méléagre. C’était ainsi que, sous la chaleur solaire de la campagne napolitaine, la mythologie, la littérature, l’histoire et l’archéologie se mêlaient dans sa tête.

Après avoir passé la maison de Castor et Pollux et celle du Centaure, il se trouvait maintenant devant la Casa di Meleagro, sur le seuil de laquelle l’accueillait, inscrit dans une mosaïque encore lisible, le salut Have. Sur les murs du vestibule, Mercure donnait à la Fortune un sac d’argent, ce qui, probablement, souhaitait allégoriquement la richesse et d’autres bonheurs aux habitants d’autrefois. Derrière s’ouvrait l’atrium dont le centre était occupé par une table de marbre supportée par trois griffons.

L’endroit où il venait de pénétrer était vide et sans bruit, il lui paraissait complètement étranger et il ne se rappelait pas l’avoir jamais visité. La mémoire lui revint cependant, parce que l’intérieur de cette maison offrait une anomalie qu’on ne retrouvait dans aucun des autres bâtiments découverts dans la ville. Le péristyle ne se trouvait pas en arrière de l’atrium, de l’autre côté du tablinum, comme d’habitude, mais à gauche, ce qui permettait une plus grande largeur et une disposition plus magnifique que partout ailleurs à Pompéi. Un portique l’encadrait, supporté par deux douzaines de colonnes rouges dans leur moitié inférieure et blanches dans la supérieure. Elles donnaient à cette grande salle silencieuse quelque chose de solennel. On y voyait au centre une piscine en forme de fontaine, entourée d’un bel encadrement. D’après tous ces détails, cette maison devait avoir été le domicile d’un homme connu, ayant une bonne éducation et le goût des beaux-arts.

Norbert parcourut la demeure des yeux et tendit l’oreille. Mais rien ne bougeait nulle part et il n’entendait pas le moindre bruit. Il n’y avait plus, entre ces pierres froides, de respiration vivante ; si Gradiva avait pénétré dans la maison de Méléagre, elle s’était déjà fondue dans le néant.

À côté, derrière le péristyle, se trouvait encore une pièce, un œcus, l’ancienne salle des fêtes, entourée elle aussi de trois côtés par des colonnes peintes en jaune, qui, de loin, dans la lumière vive, éblouissaient comme si elles avaient été d’or. Mais au pied de ces colonnes on apercevait une couleur rouge plus violente encore que celle des murailles et qui n’était pas due à une brosse de l’antiquité, mais à la jeune nature d’aujourd’hui qui en avait revêtu le sol. Le pavé de mosaïque intérieur était complètement détruit et ruiné, et tout fleuri. On était au mois de mai, qui exerçait une fois encore son antique puissance et qui couvrait l'œcus entier, comme à cette époque la plupart des maisons de la ville morte, des rouges coquelicots qu’avait apportés le vent et qui s’étaient développés dans la cendre. On eût dit un flot épais et mouvant de fleurs, bien que les fleurs restassent en réalité immobiles, car l’Atabulus ne soufflait pas si bas et se contentait de murmurer lentement au sommet des murailles. Mais le soleil projetait ici un tel scintillement de splendeur qu’on avait l’impression que des vagues rouges s’y balançaient çà et là, comme dans un étang.

Norbert Hanold avait déjà vu, sans y prêter attention, d’autres maisons dans un pareil état, mais ce spectacle provoquait ici en lui un étrange frisson. Les fleurs du Rêve avaient poussé au bord de l’eau du Léthé et Hypnos était étendu au milieu d’elles, distribuant les sucs qu’avait rassemblés la nuit dans leurs calices rouges et qui provoquaient dans les esprits un sommeil crépusculaire. Cet antique vainqueur des dieux et des hommes semblait avoir touché de sa baguette invisible qui donne le sommeil Norbert, qui venait de pénétrer dans l'œcus par le portique du péristyle et lui avoir dispensé, non un lourd assoupissement, mais un rêve léger et aimable qui enveloppait vaguement sa conscience. Il était cependant resté maître de ses pas. Il longeait les murailles de l’antique salle des fêtes où le regardaient de vieilles fresques représentant Paris en train de donner la pomme et un satyre, qui, un aspic à la main, effrayait une jeune bacchante.

Mais l’imprévu surgit à nouveau devant Norbert, brusquement. À cinq pas tout au plus, dans l’ombre étroite que projetait le seul morceau de l’architrave encore conservé du portique de cette salle, entre deux colonnes jaunes, assise sur des marches basses, se trouvait une figure féminine habillée de couleurs claires, qui, à ce moment, levait légèrement la tête. Par ce mouvement elle présentait son visage de face à Norbert, qui avait dû s’approcher sans être aperçu et que le bruit de ses pas venait sans doute de faire découvrir à l’instant même. L’aspect de cette physionomie éveillait en lui un double sentiment, car elle lui apparaissait à la fois comme étrangère et en même temps comme connue, comme déjà vécue, comme telle qu’il l’avait imaginée. Mais sa respiration en s’étranglant et son cœur en cessant de battre lui firent reconnaître sans erreur à qui appartenait ce visage. II avait découvert ce qu’il cherchait, ce qui l’avait conduit à Pompéi sans qu’il le sût : Gradiva continuait de vivre sa vie apparente à midi, heure des fantômes, et elle se trouvait assise devant lui comme il l’avait vue en rêve s’asseoir sur les marches du Temple d’Apollon. Elle avait sur les genoux quelque chose de blanc qu’il était incapable de discerner, mais qui lui semblait être une feuille de papyrus où se détachait la rouge lueur d’une fleur de coquelicot.

Le visage de Gradiva exprimait la surprise ; sous son front d’albâtre et sous ses splendides cheveux bruns, des yeux, qui brillaient avec l’extraordinaire éclat des étoiles, regardaient Norbert avec une surprise pleine d’interrogation. Il ne fallut cependant à celui-ci que quelques instants pour reconnaître que ces traits étaient les mêmes que ceux qu’il avait vus de profil. Ils devaient être tels, vus de face, et c’est pourquoi ils ne lui avaient jamais été véritablement étrangers, même au premier regard. De près, les vêtements de Gradiva tiraient encore davantage sur le jaune et avaient des couleurs plus chaudes encore. Ils étaient évidemment faits d’un tissu de coton très fin et très léger, ce qui permettait ces plis extraordinairement nombreux. Le fichu qui lui couvrait la tête était du même tissu et il laissait apparaître, sur la nuque, une partie des cheveux brillants rattachés sans art par un seul nœud. Sur la gorge, juste en dessous du menton gracieux, une petite agrafe d’or fermait la robe.

Tout ceci apparut à Norbert Hanold dans une demi-conscience. Il saisit machinalement son léger « Panama », l’enleva et se mit à dire en grec :

— Es-tu Atalanta, fille de Jasos, ou es-tu de la famille du poète Méléagre ?

Quand il eut ainsi adressé la parole à Gradiva, elle le regarda sans répondre, sans changer l’expression calme et prudente de ses yeux. Deux pensées vinrent en même temps à l’esprit de Norbert. Ou bien elle ne pouvait parler sous cette enveloppe apparente de ressuscitée ou bien elle n’était pas d’origine grecque et elle ignorait cette langue. Il changea donc de langage et lui demanda en latin :

— Ton père est-il un noble citoyen de Pompéi, et d’origine latine ?

Elle ne répondit pas davantage, mais un mouvement fugitif passa sur ses lèvres délicatement dessinées, comme si elles tâchaient de réprimer une envie de rire. La terreur le prit à ce moment. Celle qui se tenait devant lui comme une image muette était donc évidemment un fantôme qui ne pouvait parler. Les traits de Norbert exprimèrent clairement l’épouvante que lui donnait cette idée.

Mais les lèvres de la femme ne purent plus résister à leur envie de rire et un vrai sourire y apparut cependant qu’elles disaient :

— Si vous voulez causer avec moi, il faut que vous parliez allemand.

C’était assez curieux dans la bouche d’une jeune Pompéienne morte plus de deux mille ans auparavant, ou plutôt cela l’aurait été pour quelqu’un qui l’eût entendue dans un autre état. Mais pour Norbert cette bizarrerie était éclipsée par deux sentiments qui s’entrecroisaient en lui : celui dû au fait que Gradiva pût parler et celui émané de l’impression que sa voix avait faite sur son âme à lui. La voix de Gradiva était aussi claire que son regard. Elle était assez basse et rappelait le timbre d’une cloche. Elle résonna parmi le silence ensoleillé sur le champ de coquelicots. Le jeune archéologue prit brusquement conscience qu’il l’avait entendue en lui-même, dans sa propre imagination et il dit involontairement à haute voix :

— Je savais que tel était le son de ta voix.

Le visage de la jeune femme montra qu’elle cherchait à comprendre quelque chose et qu’elle n’y parvenait pas. Elle répliqua à cette dernière remarque :

— Comment le savez-vous ? Nous ne nous sommes encore jamais adressé la parole.

Il ne lui paraissait plus le moins du monde curieux qu’elle lui parlât allemand et qu’elle le vouvoyât selon la coutume moderne. Puisqu’elle agissait ainsi, il était persuadé que cela ne pouvait se passer autrement et il répondit rapidement :

Non, nous ne nous sommes pas parlé, mais je t’ai appelée comme tu te couchais pour dormir, et je suis alors demeuré près de toi. Ton visage était calme et beau comme le marbre. Oh ! je t’en prie, pose-le à nouveau sur la marche comme alors.

Pendant qu’il parlait, une chose singulière se produisit. Un papillon doré, légèrement teinté de rouge au bord interne des ailes de dessus, sortit des coquelicots et voltigea autour des colonnes. Il tourna plusieurs fois autour de la tête de Gradiva, puis il se posa sur ses cheveux bruns mollement ondulés, juste au-dessus de son front. Mais à ce moment même elle redressa son corps flexible et élancé et elle se leva d’un mouvement calme et rapide, tout en lançant à Norbert Hanold, sans rien dire, un bref regard qui semblait exprimer qu’elle le prenait pour un insensé. Ensuite, avançant le pied, elle longea les colonnes du vieux portique, de sa démarche particulière. Elle fut encore visible un court instant, puis elle parut s’enfoncer dans le sol. Il restait là, sans pouvoir respirer, comme étourdi, mais il avait confusément compris ce qui venait de se passer sous ses yeux. Midi, l’heure des fantômes, était maintenant passé et sous la forme d’un papillon venu du champ d’asphodèles du Hadès, était arrivé un messager ailé chargé de rappeler à la morte qu’il fallait rentrer. À cela s’associait, quoique indistinctement et d’une façon trouble, une autre idée. Il savait qu’on appelait ce beau papillon Cléopatra et que c’était le nom de la jeune épouse de Méléagre de Calydon, celle dont la douleur à l’annonce de la mort de son époux avait été telle qu’elle s’était immolée elle-même aux esprits souterrains.

Au moment où Gradiva s’en allait, un cri sortit de la bouche de Norbert :

— Reviendras-tu demain ici, à l’heure de midi ?

Mais elle ne se retourna pas, elle ne répondit pas et disparut quelques instants après derrière les colonnes du coin de l’œcus. Il ressentit en son être comme un coup et se mit à la suivre rapidement. Mais il n’aperçut nulle part sa robe claire, la Casa di Meleagro s’étendait seule autour de lui, sous les rayons du soleil brûlant, sans qu’un mouvement ou qu’un bruit l’animassent. Seul, voltigeait le cléopatra aux ailes éblouissantes, rouge et or, en décrivant lentement des cercles au-dessus de la masse épaisse des coquelicots.

***

Norbert Hanold ne s’est jamais rappelé à quel moment et de quelle manière il était retourné à l'Ingresso. Il se souvenait seulement que son estomac avait impérieusement exigé qu’il se laissât servir, à une heure très tardive, quelque chose au Diomède, et qu’ensuite il avait marché sans but et sans chemin. Il avait fini par atteindre une plage sur le golfe, au nord de Castellamare, il s’y était assis sur un bloc de lave et il y était demeuré, pendant que le vent de la mer lui soufflait au visage jusqu’au moment où le soleil s’était couché, à peu près à égale distance du mont Sant’Angelo, au-dessus de Sorrente, et du mont Epomeo qui domine Ischia. Mais il n’avait retiré aucun bénéfice de ce séjour au bord de l’eau qui avait duré au moins quelques heures et la fraîcheur de l’air n’avait eu aucun effet sur l’état de son esprit et de ses sens. Il revint à l’hôtel presque dans le même état où il l’avait quitté. Il trouva les autres clients occupés à prendre leur cena, il se fit servir dans un coin de sa salle à manger un fiaschetto de vin du Vésuve et se mit à observer le visage des dîneurs et à écouter leurs conversations. Il semblait indiscutable, d’après leur mimique et leur conversation, qu’aucun d’eux n’avait rencontré de Pompéienne morte, revenue à midi pour un instant à la vie et ne lui avait parlé. On aurait pu d’ailleurs le supposer a priori puisqu’à cette heure, ils se trouvaient tous à leur pranzo. Peu après, sans raison et sans savoir pourquoi, Norbert se rendit chez le concurrent du Diomède, à l’Hôtel suisse, s’y assit également dans un coin, et, après avoir commandé une demi-bouteille de Vesuvio parce qu’il lui fallait commander quelque chose, il se livra aux mêmes observations en écoutant et en observant. Elles lui donnèrent le même résultat, mais lui firent en même temps connaître de vue tous les touristes qui logeaient actuellement à Pompéi. C’était là une augmentation de ses connaissances qu’il ne pouvait guère regarder comme un enrichissement, mais néanmoins il tirait une certaine satisfaction du fait qu’il n’y avait plus aucun client des deux hôtels avec lequel il ne fût entré en relation personnelle, bien qu’unilatérale, en le voyant et en l’écoutant. Bien entendu, il ne lui était pas venu à l’esprit l’hypothèse absurde qu’il aurait fort bien pu découvrir Gradiva dans l’un de ces deux hôtels, mais il était capable d’affirmer sous la foi du serment qu’aucune des personnes qui y séjournaient n’avait avec elle la moindre espèce de ressemblance, fût-ce la plus lointaine. En faisant ces observations, il avait de temps en temps versé le contenu de son fiaschetto dans son verre qu’il avait bu par petites gorgées. Quand la bouteille fut enfin vide, il se leva pour s’en retourner au Diomède. Le ciel était maintenant parsemé d’une infinité d’étoiles scintillantes et éblouissantes. Elles n’étaient pas rangées immobiles, comme à leur habitude ; il semblait à Norbert Hanold que Persée, Cassiopée, Andromède et tous leurs voisins et voisines se penchaient légèrement çà et là, dansaient lentement en rond. De même sur le sol, il lui semblait que les silhouettes noires des cimes des arbres et des bâtiments ne restaient pas tout à fait droites. Ce phénomène, il est vrai, n’avait rien d’effrayant dans ce pays sans cesse ébranlé depuis les temps les plus reculés, car le feu souterrain qui y attend partout avec impatience de faire éruption trouve une issue en montant dans les vignes et les raisins dont on fait le Vesuvio, ce Vesuvio qui n’était pas une des boissons habituelles de Norbert Hanold, tous les soirs. Mais il se rappelait que, quoiqu’il faille attribuer au vin un peu du tourbillonnement des objets alentour, tout avait déjà tourbillonné autour de lui à midi, et ce n’était pas pour lui un phénomène nouveau, mais la suite naturelle de ce qui s’était déjà passé auparavant. Il monta à sa caméra et y resta quelque temps, devant sa fenêtre ouverte, à contempler le cône du Vésuve, sur lequel ne se voyait pas pour le moment de panache de fumée, mais qu’entourait une sorte de manteau de pourpre foncée qui semblait s’agiter de-ci de-là. Puis le jeune archéologue se déshabilla sans allumer de lumière et chercha son lit à tâtons. Mais quand il s’y étendit, ce n’était plus le lit du Diomède, mais un champ rouge de coquelicots qui se refermait sur lui comme un coussin moelleux et réchauffé par le soleil. La Musca domestica communis, son adversaire, se tenait au nombre d’un demi-cent sur la muraille, au-dessus de sa tête, mais elles étaient domptées par l’obscurité qui les plongeait dans une léthargie hébétée. Une seule d’entre elles, tirée de sa somnolence par un besoin de tourmenter, se mit à lui bourdonner autour du nez. Mais il ne l’identifia pas au mal absolu, au fléau éternel qui afflige humanité depuis des millénaires, il la prit, les yeux fermés, pour un cléopatra rouge et or en train de voltiger autour de lui.

Quand, au matin, le soleil, activement aidé par les mouches, le réveilla, il ne se souvint pas des miraculeuses métamorphoses dignes d’Ovide qui s’étaient déroulées autour de son lit. Mais sans doute quelque être mystique était-il demeuré toute la nuit auprès de lui, tissant des rêves, car il se trouvait la tête lourde et vague, comme si tout ce qu’il savait y était emprisonné sans en pouvoir sortir, hors cette seule chose dont il avait conscience, qu’il devait se trouver à nouveau à midi à la maison de Méléagre. Cependant une peur lui vint que les gardiens, s’ils le regardaient en face, ne le laissassent pas pénétrer ; en tout cas, il ne fallait pas qu’il s’exposât aux réflexions de ces hommes. Pour qui connaissait Pompéi, il y avait un moyen de les éviter. Ce moyen était illicite, mais Norbert n’était pas en état de tenir compte de l’ordre établi pour décider de la conduite à suivre. Il monta comme le soir de son arrivée sur les anciens remparts de la ville, puis après avoir décrit un grand demi-cercle autour des ruines, il atteignit la Porta di Nola, qui n’était pas gardée. De là il n’était pas difficile de descendre à l’intérieur, et il le fit, sans trop s’embarrasser la conscience du fait qu’il privait par son intrusion l'amministrazione de deux lires qu’il pourrait d’ailleurs lui restituer d’une façon ou d’une autre. Il était ainsi parvenu, sans être remarqué, dans un quartier de la ville sans intérêt et que nul ne fréquentait, la plupart des maisons y étant encore ensevelies. Il s’assit à l’ombre, dans une sorte de cachette et laissa passer le temps en consultant de temps en temps sa montre. Il aperçut soudain, à quelque distance, dans les ruines, une forme d’un blanc argenté éblouissant que sa vue assez basse ne lui permettait pas de distinguer clairement. Mais il se dirigea involontairement vers cet objet et aperçut une hampe d’asphodèle entièrement couverte de clochettes blanches. Le vent en avait apporté la semence du dehors. C’était la fleur du monde souterrain et il pensa qu’elle avait poussé en un tel endroit spécialement pour lui. Il cueillit l’élégante tige et revint à l’endroit où il était assis. Le soleil de mai était de plus en plus ardent, il s’approchait enfin de midi. Il prit alors la longue Strada di Nota. Celle-ci s’étendait, vide, dans un silence de mort, comme presque toutes les autres déjà. Là-bas, vers l’ouest, tous les visiteurs du matin se pressaient déjà vers la Porta Marina et les assiettes du potage. L’air en ignition vibrait et dans sa splendeur Norbert Hanold, sa branche d’asphodèle à la main, semblait la solitaire apparition de l’Hermès Psychopompe, revêtu d’un habit moderne et en train de se disposer à accompagner vers l’Hadès l’âme d’un défunt.

Sans en avoir conscience, obéissant à son instinct, il trouva le chemin de la rue de Mercure qu’il rejoignit par la Strada della fortuna et il arriva, en tournant à droite, à la Casa di Meleagro. Le vestibule, l’atrium et le péristyle aussi peu animés que la veille, l’accueillaient. Entre les colonnes de ce dernier s’apercevaient, flamboyants, les coquelicots de l’œcus. Il aurait été impossible au nouvel arrivant de dire si c’était la veille ou deux mille ans auparavant qu’il était venu demander au propriétaire de cette maison un renseignement, ce qui aurait présenté le plus haut intérêt du point de vue archéologique. Il n’était pas juge de cet intérêt et d’ailleurs, peu lui importait, car, au contraire, la science de l’antiquité était pour lui la chose la plus inutile et la plus indifférente du monde. Il ne comprenait pas qu’un homme pût s’en occuper parce qu’il n’existait pour lui qu’une chose vers laquelle convergeaient toutes ses pensées et toutes ses réflexions : de quelle essence était l’apparition corporelle d’un être tel que Gradiva qui était à la fois morte et vivante, quoiqu’elle ne revêtit ce dernier état qu’à midi, l’heure des fantômes, ou peut-être seulement hier, et même seulement une fois par siècle ou par mille ans. Tout à coup, il était sur que sa visite d’aujourd’hui était inutile. Il ne trouverait pas celle qu’il cherchait parce qu’on ne permettrait à celle-ci de revenir qu’à une époque où lui aussi n’appartiendrait plus au monde des vivants et serait depuis longtemps mort, enterré et oublié. Mais comme il longeait la muraille où était peint Paris en train de donner la pomme, il aperçut devant lui Gradiva, dans la même robe que la veille, assise sur la même marche entre les deux mêmes colonnes jaunes. Il ne se laisserait pas tromper par une fantaisie de son imagination, il savait bien qu’il était le jouet d’une hallucination qui dressait à nouveau comme une illusion devant ses yeux ce qu’il avait vu hier en réalité. Mais il ne put s’empêcher de s’abandonner à la vaine apparence sortie de son imagination. Il demeura cloué sur place et s’écria, sans même s’en rendre compte, d’un ton plaintif :

— Oh ! que n’existes-tu et que n’es-tu vivante !

Sa voix s’éteignit et le silence que ne troublait aucun souffle s’étendit de nouveau dans les ruines de l’ancienne salle des fêtes. Mais une autre voix rompit le silence vide et lui dit :

— Ne veux-tu pas t’asseoir, tu as l’air fatigué

Le cœur de Norbert Hanold s’arrêta une fois de plus. Il rassembla dans sa tête autant de raison qu’il put : une vision ne pouvait pas parler, mais peut-être une hallucination auditive l’abusait-elle. Il s’appuya d’une main à une colonne en la regardant fixement.

La voix le questionna de nouveau, et c’était la voix que Gradiva seule possédait.

— Tu m’apportes une fleur blanche ?

Un étourdissement s’empara de lui. Il sentait que ses pieds ne le supportaient plus. Il dut s'asseoir et se laissa glisser en face d’elle, contre une colonne, sur la marche de marbre. Elle fixait son visage de ses yeux clairs, mais l’expression de ce regard était tout autre que celle qu’elle avait eue la veille en se levant pour partir brusquement. Toute trace d’expression d’ennui ou de refus qu’elle avait pu avoir était disparue comme si elle avait changé d’avis et comme si la curiosité et le désir de savoir l’avaient conduite en ce lieu. Et elle semblait aussi s’être aperçue que le vouvoiement ne convenait ni à sa personne ni aux circonstances. Elle s’était servie du « tu » qui venait à vrai dire sans aucune difficulté à ses lèvres, comme une chose toute naturelle. Mais comme il était resté muet à sa dernière question, elle prit à nouveau la parole et lui dit :

— Tu me disais hier que tu m’avais appelée lorsque je m’étais disposée à dormir et que tu étais resté près de moi, et que mon visage était devenu semblable au marbre. Quand tout cela s’est-il passé ? Je ne puis me le rappeler et je voudrais que tu me l’expliquasses plus clairement.

Norbert s’était à présent assez ressaisi pour avoir la possibilité de dire :

— C’est la nuit où tu t’es assise au Forum sur les marches du temple d’Apollon et que la chute de la cendre du Vésuve t’a recouverte.

— Ah oui, c’est cela. Justement, je ne me le rappelais pas. Mais j’aurais dû penser qu’il s’agissait de quelque chose de cet ordre. Quand tu m’as parlé hier, c’était vraiment trop à l’improviste et je n’y étais pas préparée. Mais cela se passait, si je me rappelle bien, il y a près de deux mille ans. Tu vivais déjà, à cette époque ? Tu me parais pourtant plus jeune.

Elle parlait avec un grand sérieux, mais cependant à la fin de son discours un léger et gracieux sourire parut au coin de ses lèvres. Il se trouva indécis et embarrassé et répondit en bégayant quelque peu :

— Non, vraiment, je crois que je n’étais pas déjà vivant en l’an 79. C’est peut-être... oui, c’est peut-être bien cette disposition de l’esprit qu’on appelle le rêve qui m’a reporté au temps de la destruction de Pompéi... Mais je t’ai reconnue du premier coup d’œil...

Sur les traits de la jeune femme, qui se trouvait seulement à quelques pas de Norbert, apparut une vive surprise et elle répéta d’un air étonné :

— Tu m’as reconnue en rêve ? Et comment ?

— Tout d’abord à ta démarche particulière...

— C’est ça qui t’a frappé ? Est-ce que je marche vraiment d’une façon particulière ?

Sa surprise paraissait encore accrue et il lui répondit :

— Oui, tu l’ignores... Tu as la démarche plus gracieuse que celle de toute autre, du moins que toutes celles qui vivent aujourd’hui. Mais autre chose encore m’avait permis de te reconnaître : ton corps et ton visage, ton maintien et ton costume, qui correspondaient en tout point à la façon dont tu es représentée sur le bas-relief de Rome.

— Ah oui, reprit-elle, d’un ton semblable au ton adopté auparavant, sur mon bas-relief de Rome. Oui, je n’y avais pas pensé, et même sur le moment, je ne saisis pas... Comment est-il donc ? L’as-tu vu ?

Il lui raconta alors comment ce bas-relief l’avait tellement attiré, comment il avait été ravi d’en pouvoir trouver en Allemagne un moulage qu’il avait depuis des années suspendu au mur de sa chambre. Il le regardait tous les jours et il lui était venu à l’idée qu’il devait représenter une jeune Pompéienne en train de marcher dans sa ville natale sur les dalles d’une rue et son rêve l’avait confirmé dans cette idée. Il savait maintenant que c’était ce songe qui l’avait déterminé à venir à nouveau dans la ville morte pour l’explorer et tâcher d’y découvrir sa trace. Et, hier, alors qu’il s’était arrêté au coin de la rue de Mercure, elle marchait précisément comme une image brusquement apparue devant lui sur les dalles. Elle avait paru se diriger vers la maison d’Apollon. Mais elle était revenue sur ses pas et elle avait disparu devant la maison de Méléagre.

Elle secoua la tête et dit :

— Oui, j’avais l’intention de visiter la maison d’Apollon, mais je me suis rendue ici.

Il poursuivit :

— C’est pour cette raison que le poète grec, Méléagre, m'est revenu à la mémoire et que j’ai pensé que tu étais une de ses descendantes qui revenait, à l’heure qu’on te le permettait, dans la maison de ton père. Mais quand je t’ai parlé en grec, tu ne m’as pas compris.

— C’était du grec ? Je ne le savais pas, ou bien je l’ai oublié... Mais quand tu es revenu aujourd’hui, tu as dit quelque chose que j’ai bien compris : tu souhaitais que quelqu’un se trouvât là et vécût encore. Mais je n’ai pas compris de qui il s’agissait.

À ces paroles, Norbert répondit qu'il avait cru en l’apercevant qu’elle n’était pas vraiment là, et que son imagination l’abusait en lui montrant son image là où il l’avait trouvée la veille. Elle rit et répliqua :

— Il me semble, en effet, que tu devrais prendre garde à ton imagination trop fertile, quoique je ne tire pas cette opinion de nos rapports. Elle s’interrompit et ajouta : qu’est cette chose particulière dans ma démarche, dont tu m’as tout d’abord parlé ?

Il était visible que l’intérêt qui s’était développé en elle la ramenait à ce point et il se mit à dire :

— Je t’en prie, si tu le veux bien...

Mais il s’arrêta à cet instant, car il venait de se rappeler avec frayeur, tout à coup, que la veille elle s’était brusquement levée pour partir quand il lui avait demandé de se coucher sur la marche pour y dormir comme autrefois sur celle du temple d’Apollon et il y associait vaguement dans son esprit, à ce souvenir, le regard qu’elle lui avait lancé en partant. Mais maintenant, ses yeux gardaient la même expression calme et douce et elle lui dit, comme il n’ajoutait rien :

— C’était gentil de ta part de dire que ton désir que quelqu’un fût vivant s’appliquait à moi... Et tu peux pour cela me demander ce que tu voudras, je le ferai avec plaisir.

Ces paroles calmèrent la crainte de Norbert et il reprit :

— Je serais heureux de te voir marcher de tout près, comme dans ton portrait.

Elle se leva sans rien dire, prête à réaliser ce désir, et elle parcourut une petite distance entre la muraille et les colonnes. Elle avait bien cette démarche calme et flexible qu’il avait gravée dans l’esprit, où la plante du pied s’élevait presque verticalement, mais il se rendait compte pour la première fois qu’elle ne portait pas sous sa robe, qui laissait voir ses pieds, des sandales, mais de fines chaussures claires, de couleur sable. Quand elle fut revenue et qu’elle se fut assise sans mot dire, il mit involontairement la conversation sur la différence qui existait entre les chaussures qu’elle portait et celles qu’elle avait dans le bas-relief. Elle lui répondit :

— Tout change avec le temps, et pour l’époque présente les sandales ne sont pas commodes. Je mets ces souliers qui protègent mieux contre la poussière et contre la pluie. Mais pourquoi m’as-tu demandé de marcher devant toi ? Est-ce qu’il y a quelque chose de particulier dans ma démarche ?

Ce désir de savoir cela, désir qu’elle exprimait à nouveau, montrait qu’elle n’était pas dépourvue de curiosité féminine. Il lui répondit alors qu’il s’agissait de la position particulièrement verticale de celui de ses pieds qui restait en arrière pendant qu’elle marchait et il ajouta qu’il s’était essayé à observer dans sa ville natale la démarche de ses contemporaines pendant plusieurs semaines. Mais il paraissait avoir échoué dans ces observations, à l’exception peut-être d’une seule fois où il avait cru apercevoir une telle démarche. Il s’était sans doute abusé, dans l’encombrement de la foule, et il était, sans doute, la victime d’une illusion, car il avait pensé que les traits de cette femme ressemblaient un peu à ceux de Gradiva.

Quel dommage, reprit-elle, car une telle constatation aurait été, sans doute, d’un grand intérêt scientifique et, si tu l’avais effectuée, tu te serais peut-être épargné ce long voyage jusqu’ici. Mais quelle est la personne dont tu parles, quelle est cette Gradiva ?

— C’est ainsi que j’ai nommé ton image, puisque j’ignorais et que j’ignore même encore ton véritable nom.

Il ajouta ces derniers mots en hésitant un peu, et la jeune femme hésita elle aussi avant de répondre à la question indirecte que contenaient ces dernières paroles :

— Je m’appelle Zoé.

Il s’écria d’un ton douloureux :

— Ce nom te va fort bien, mais il sonne à mon oreille comme une amère ironie, car Zoé veut dire la vie.

— Il faut se résigner à ce que l’on ne peut changer, répondit-elle, et voilà longtemps que j’ai pris l’habitude d’être morte. Mais maintenant, mon temps s’est écoulé. Tu as apporté la fleur des tombeaux pour qu’elle me montre le chemin. Donne-la-moi donc.

Tout en se levant, elle étendit la main et il lui donna la branche d’asphodèle tout en prenant soin de ne pas lui effleurer les doigts. En acceptant la branche, elle lui dit :

Je te remercie. À d’autres mieux partagées, les roses du printemps ; à moi, venant de ta main, ne convient que la fleur de l’oubli. Il me sera permis de revenir ici demain à pareille heure. Si ton chemin te conduit une fois encore à la maison de Méléagre, nous pourrons nous asseoir à nouveau au bord du champ de pavots. Sur le seuil est gravé le mot Have, je te dis donc Have.

Elle s’en alla et disparut comme la veille au coin du portique en paraissant s’enfoncer dans le sol. Tout fut à nouveau vide et muet et soudain, à une petite distance, retentit un son bref et clair, assez semblable au cri rieur d’un oiseau qui traverserait la ville en ruine. Norbert, demeuré seul, contemplait les marches, siège abandonné, au bas desquelles il aperçut quelque chose d’un blanc brillant. C’était la feuille de papyrus qu’avait tenue la veille Gradiva sur ses genoux et qu’aujourd’hui elle avait oublié d’emporter. Il étendit craintivement la main pour s’en saisir et trouva un petit carnet avec quelques croquis au crayon de différentes maisons pompéiennes. Sur l’avant-dernière page se voyait la table aux griffons de l’atrium de la Casa di Meleagro, derrière laquelle on avait commencé d’esquisser l’enfilade des colonnes du péristyle et les pavots de l’œcus. Le fait que la morte dessinât dans un album des croquis d’un genre tout moderne n’était pas moins étonnant que celui qu’elle exprimât ses pensées en allemand. Mais ce n’étaient là que de petites choses ajoutées au grand miracle de sa résurrection et elle profitait évidemment à midi de son heure de loisir pour garder, avec un extraordinaire talent artistique, le souvenir de l’ambiance dans laquelle elle avait jadis vécu. Ses dessins témoignaient d’un sens d’observation finement développé, comme chacune de ses paroles montrait une capacité de raisonnement et d’intelligentes idées. Elle avait dû souvent s’asseoir près de la table aux griffons et c’était, sans doute, pour elle un souvenir particulièrement précieux.

Norbert, tenant le carnet, traversa mécaniquement le portique et aperçut, au moment où il allait tourner, une étroite ouverture dans la muraille, cependant assez large pour laisser passer un corps d’une sveltesse inaccoutumée dans le bâtiment contigu, et de là dans le Vicolo del Fauno, de l’autre côté de la maison. Il lui apparaissait en même temps combien il avait été insensé de croire que Zoé Gradiva s’enfonçât dans le sol. Il ne pouvait comprendre comment il avait pu le croire. Elle prenait ce chemin pour rejoindre sa tombe. Cette dernière devait se trouver dans la rue des Tombeaux. Il se précipita et suivit en hâte la rue de Mercure jusqu’à la porte d’Hercule. Mais quand il y parvint, il était déjà trop tard. La large Strada dei Sepolcri s’étendait vide, inondée de lumière. Tout au plus pouvait-on distinguer à son extrémité, derrière le rideau éblouissant des rayons de soleil, une ombre légère qui semblait vaguement passer devant la maison de Diomède.

***

Norbert eut, pendant toute la seconde moitié de cette journée, le sentiment que Pompéi était enveloppée de toute part, ou se trouvait, du moins, dans un nuage brumeux. Celui-ci n’était pas, comme d’habitude, gris, morne et mélancolique, mais il était plutôt, à vrai dire, gai et particulièrement bigarré de bleu, de rouge, de brun, surtout d’un blanc jaunâtre et d’un blanc d’albâtre où les rayons du soleil mêlaient des fils d’or. Ce nuage ne diminuait pas non plus, ni la capacité optique de l’œil, ni la capacité auditive de l’oreille. Il n’y avait que la pensée qui ne pouvait le traverser et c’était néanmoins une muraille de nuages dont l’effet pouvait se comparer à celui de la brume la plus dense. Il semblait au jeune archéologue qu’on lui administrait toutes les heures d’une manière invisible et d’ailleurs à peine perceptible un fiaschetto di Vesuvio qui tournait inlassablement en rond dans sa cervelle. Il cherchait à s’en délivrer par l’application d’antidote, en buvant fréquemment de l’eau et en faisant des marches aussi longues que possible. Ses connaissances médicales n’étaient pas très étendues, mais elles lui faisaient cependant diagnostiquer que son état inconnu était dû à un trop fort afflux de sang à la tête, ce qui était peut-être en relation avec une accélération de l’activité de son cœur, car il ressentait, d’autre part, quelque chose qui lui avait aussi été jusqu’ici complètement inconnu : un choc rapide de temps en temps contre la paroi de sa poitrine. D’autre part, ses pensées, si elles ne pouvaient s’extérioriser, ne restaient pas intérieurement inactives, ou plus exactement il n’y avait dans son esprit qu’une seule pensée qui en était l’exclusive propriétaire et dont l’activité était telle que, tout en étant perpétuelle, elle demeurait vaine. Elle tournait autour de la question de savoir quelle enveloppe physique avait Zoé-Gradiva, durant son séjour dans la maison de Méléagre, ou si au contraire, elle n’était que la trompeuse illusion de ce qu’elle avait été auparavant. Le fait qu’elle disposât d’organes pour parler, qu’elle pût tenir un crayon dans ses doigts, semblait plaider en faveur de la première hypothèse des points de vue de la physique, de la physiologie et de l’anatomie. Mais l’idée dominante chez Norbert était que, s’il la touchait, s’il essayait de mettre sa main sur la sienne, il ne rencontrerait que le vide. Un étrange instinct le poussait à chercher à s’en procurer la certitude, tandis qu’une non moins grande timidité l’en empêchait en imagination, car il sentait que la confirmation de chacune de ces deux possibilités avait quelque chose d’effrayant. L’existence physique de cette main lui ferait peur et l’absence de cette existence lui ferait un grand chagrin. Stérilement absorbé par ce problème, qui resterait sans solution, du moins tant qu’une expérience scientifique ne serait pas instituée, il fut conduit par sa longue promenade jusqu’à la montagne qui s’élève au-dessus de Pompéi et qui est le premier contrefort de la haute chaîne du mont Sant’Angelo. Il y rencontra d’une façon assez imprévue un vieux monsieur à la barbe grisonnante qui, d’après l’attirail de toute sorte dont il était muni, devait être un zoologiste ou un botaniste et qui était occupé à des recherches sur une pente ardemment ensoleillée. Il tourna la tête vers Norbert, au moment où celui-ci le touchait presque, il le regarda un instant avec surprise et lui dit :

Vous intéressez-vous aussi à la Faraglionensis ? Je l’aurais à peine cru, mais il me paraît probable qu’elle ne se trouve pas seulement au Faraglione, près de Capri, mais encore ici sur la terre ferme, si l’on a la patience de l’y chercher. Le procédé indiqué par mon collègue Eimer est vraiment bon et je l’ai déjà plusieurs fois appliqué avec un plein succès. Je vous en prie, ne bougez pas.

Il s’interrompit, et après s’être levé prudemment un peu plus haut, il se coucha sur le sol, sans un mouvement et présenta un petit collet fait d’une longue tige d’herbe devant une étroite fente de rocher où l’on apercevait la tête brillante d’un lézard qui regardait. Le zoologiste demeurait ainsi sans bouger. Norbert passa derrière son dos sans faire de bruit et reprit le chemin par lequel il était venu. Il lui semblait vaguement se rappeler avoir déjà entrevu la figure du chasseur de lézards, probablement dans l’un des deux hôtels, et l’accueil qu’il lui avait fait semblait le confirmer. Les motifs qui pouvaient pousser les gens à faire un long séjour à Pompéi étaient du moins extrêmement curieux et à peine croyables. Heureux d’avoir pu se débarrasser aussi vite du tendeur de lacets et d’avoir pu se remettre à penser au problème de l’existence ou de la non-existence corporelle, il se mit en devoir de retourner. Mais un chemin de traverse le conduisit dans une direction fausse et le mena à l’extrémité est des vieux remparts de la ville, et non à l’ouest comme il l’aurait dû. Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut de son erreur que lorsqu’il fut arrivé près d’un bâtiment qui n’était ni le Diomède ni l’Hôtel suisse. Néanmoins, cette bâtisse portait l’enseigne d’un hôtel. Il remarqua, dans le voisinage, les ruines du grand amphithéâtre de Pompéi et il lui revint à l’esprit qu’il existait près de celui-ci un autre hôtel, l'Albergo del Sole, à qui son éloignement de la gare n’avait longtemps valu qu’un nombre restreint de clients et qui lui était pour cette même raison demeuré inconnu. Il avait eu chaud pendant le trajet, et sa tête n’était pas libérée des nuages qui l’entouraient. Il entra donc par la porte ouverte et se fit servir le remède qu’il croyait bon contre la congestion, une bouteille d’eau minérale. La pièce était vide, si l’on ne tenait pas compte des mouches qui s’étaient assemblées en grand nombre et le patron, qui n’avait rien à faire, profita de l’occasion pour lier conversation et pour lui recommander sa maison et les merveilles, déterrées des fouilles, qu’elle contenait. Il fit des allusions assez peu voilées au fait qu’il y avait aux environs de Pompéi des personnes chez lesquelles il n’y avait pas un seul objet authentique, parmi ceux qu’ils mettaient en vente, mais rien que des faux. Lui, qui se contentait d’une plus petite collection, n’offrait, du moins, à ses clients que des pièces absolument authentiques. Il n’achetait jamais que des objets provenant de fouilles auxquelles il avait assisté lui-même et la suite de son discours apprit qu’il s’était trouvé là quand on avait découvert, aux environs du Forum, un jeune couple d’amants lesquels, dans l’attente de l’inévitable catastrophe, s’étaient étroitement enlacés pour attendre la mort. Norbert avait déjà entendu autrefois cette histoire, mais il avait haussé les épaules et l’avait considérée comme une fable issue de l’imagination particulièrement riche d’un faiseur de contes. Il fit à nouveau cette observation, mais le patron lui apporta une broche de métal couverte de patine et qu’on aurait, sous ses yeux, trouvée dans la cendre à côté de la jeune fille. Quand l’hôte de l'Albergo del Sole eut le bijou en main, son imagination prit sur lui un tel empire qu’il l’acheta sur-le-champ, abandonnant tout sens critique, pour le prix d’Anglais qu’on lui demandait, et il quitta presque aussitôt, avec son achat, l’hôtel. Il vit, en se retournant, à la fenêtre d’un étage, une hampe de fleurs blanches d’asphodèles suspendue et qui trempait dans un verre d’eau. Sans qu’il y eût en tout cela rien de bien logique, la vue de cette fleur des tombeaux lui parut une confirmation de l’authenticité de sa nouvelle acquisition.

Il prit ensuite le chemin qui longeait les remparts de la ville jusqu’à la Porta Marina en regardant son bijou avec attention et timidité, en proie à un double sentiment. Ce n’était donc pas une fable, qu’un couple d’amants enlacés eût été exhumé près du Forum, et c’était près du temple d’Apollon qu’il avait vu Gradiva se coucher pour s’y endormir du sommeil de la mort. Mais il ne l’avait vue qu’en rêve et il était maintenant sûr que, dans la réalité, elle pouvait s’être avancée de quelques pas dans le Forum et qu’elle y avait rencontré l’homme avec lequel elle était morte.

En tenant cette broche verdie entre ses doigts, il était pénétré du sentiment qu’elle avait appartenu à Zoé-Gradiva et qu’elle avait fermé sa robe à la hauteur de son cou. Et elle avait été l’amante, la fiancée ou peut-être la femme de celui avec lequel elle avait voulu mourir.

Norbert Hanold eut envie de jeter la broche. Elle lui brûlait les doigts comme si elle avait été de feu. Ou plutôt, elle lui causait en imagination la même douleur que si, ayant voulu saisir la main de Gradiva dans la sienne, il n’avait rencontré que le vide.

Mais la raison était encore maîtresse de son esprit et ne laissait pas régner sans contrôle l’imagination. Il lui manquait tout de même une preuve irréfutable que la broche eût appartenu à Gradiva et que ce fût bien elle que l’on eût retrouvée dans les bras du jeune homme. Cette conviction eut pour lui la force d’un souffle libérateur et, quand il arriva au Diomède, au crépuscule tombant, sa promenade de quelques heures et sa bonne santé lui avaient aussi donné le besoin d’une nourriture matérielle. Il mangea de bon appétit le repas Spartiate auquel le Diomède était accoutumé, malgré son origine argienne, et il aperçut deux clients nouvellement arrivés cet après-midi. D’après leur allure et leur langage, on voyait qu’ils étaient allemands. C’était un homme et une femme et ils avaient tous deux des visages jeunes, sympathiques et spirituels. On ne pouvait deviner quel lien les unissait, mais Norbert déduisit d’une certaine ressemblance, qu’ils avaient entre eux, qu’ils étaient frère et sœur. Cependant, les cheveux blonds du jeune homme se distinguaient de la nuance brun clair de ceux de sa compagne. Elle portait à son corsage une rose rouge de Sorrente, dont l’aspect rappelait à celui qui l’observait d’un coin de la salle quelque chose, sans qu’il puisse se rappeler de quoi il s’agissait. C’était le premier couple rencontré en voyage qui lui fît une impression sympathique. Ils s’entretenaient, devant un fiaschetto, d’un ton qui n’était ni trop haut ni confidentiel, et ils parlaient, sans doute, de choses tantôt sérieuses et tantôt gaies, car, de temps en temps, un léger sourire leur montait à tous deux ensemble aux lèvres, les rendait aimables et donnait envie de prendre part à leur conversation, ou du moins, cette envie fût venue à Norbert s’il les avait rencontrés deux jours auparavant dans une salle peuplée d’Anglais et d’Américains. Mais il sentait que ce qu’il avait en tête était en trop grande contradiction avec l’attitude naturelle et gaie du jeune couple que n’entourait évidemment aucun nuage, qui ne méditait certes pas sur la substance dont pouvait être faite une femme morte depuis deux mille ans et qui jouissait de l’heure présente et de la vie, sans se laisser troubler par un problème rempli d’énigmes. Son état ne correspondant pas au leur, il trouvait qu’ils ne sauraient être, les uns pour les autres, d’aucun secours et, d’autre part, il avait assez peur de lier dans ces conditions connaissance avec ces gens, parce qu’il avait un vague sentiment que leurs yeux clairs pourraient percer son front, pénétrer ses pensées et montrer par leur expression qu’ils pensaient que lui n’avait pas toute sa raison. Il se rendit donc dans sa chambre et resta comme la veille quelque temps devant sa fenêtre à contempler le manteau de pourpre, qui, la nuit, revêtait le Vésuve, puis il s’étendit pour dormir. Très fatigué, il s’assoupit aussitôt et fit un rêve étrangement absurde : quelque part, au soleil, Gravida est assise et fait d'un brin d’herbe un nœud coulant pour capturer un lézard en disant : « Je t'en prie, ne bouge pas, ma collègue a raison, le procédé est vraiment bon, et elle l’a appliqué avec un plein succès. »

Il apparaissait en rêve à Norbert Hanold que tout ceci était absolument fou et il s’agita en dormant afin de secouer son rêve. Et il y parvint, en effet, grâce au secours d’un oiseau qui, en poussant un cri bref, semblable à un éclat de rire, s’envola en emportant le lézard dans son bec. Alors, tout disparut.

***

Au réveil, Norbert se rappela que, pendant la nuit, une voix lui avait dit qu’on donnait des roses au printemps, ou plutôt ce furent ses yeux qui le lui rappelèrent lorsque son regard, par la fenêtre, tomba sur un buisson couvert d’éblouissantes fleurs rouges. Elles étaient de la même espèce que celle portée par la jeune femme à son corsage. Sitôt arrivé en bas, Norbert cueillit quelques roses et les respira. Les roses de Sorrente devaient, en effet, avoir quelque chose de particulier, car leur odeur ne lui parut pas seulement merveilleuse, mais encore tout à fait étrange et nouvelle. Elle paraissait avoir sur son esprit un pouvoir dissolvant. Du moins, elles lui enlevèrent la crainte qu’il avait eue hier des gardiens de l'Ingresso et c’est par cette entrée licite qu’il pénétra dans Pompéi en payant le double du prix d’entrée sous le premier prétexte venu. Il prit rapidement un chemin où il se mêla à la foule des visiteurs. Il avait emporté le carnet de croquis de la Casa di Meleagro, la broche verdie et les roses rouges. Ces dernières lui avaient fait oublier de prendre son petit déjeuner et ses pensées ne se trouvaient pas aiguillées sur l’heure présente, mais sur le midi. Comme il avait encore longtemps à attendre avant cette heure, il devait trouver à employer son temps jusque-là, et dans ce but, il pénétra dans une maison, puis dans une autre où il lui semblait vraisemblable qu’avait pu, jadis, souvent entrer Gradiva et qu’elle devait peut-être visiter de temps en temps. L’opinion qu’elle ne pouvait sortir qu’à midi lui parut un peu moins certaine. Peut-être lui était-il permis de sortir à d’autres heures de la journée et pendant la nuit, au clair de lune. Ses roses le confirmaient miraculeusement dans cette opinion-là quand il les tenait sous son nez et les respirait. Et la réflexion elle-même venait confirmer cette manière de voir. Il pouvait, en effet, se flatter de ne pas rester sur une opinion a priori, et de laisser, au contraire, le champ libre à toute hypothèse plausible et sa dernière hypothèse ne lui paraissait pas seulement logique mais encore désirable. Mais alors se posait cette question de savoir si les autres hommes étaient aussi capables d’apercevoir l’enveloppe corporelle de Gradiva ou s’il était le seul à posséder ce pouvoir. Il ne put repousser la première de ces hypothèses qui prit même à ses yeux quelque vraisemblance, bien qu’il eût envie du contraire, et elle le mit dans un état d’instabilité et de gêne. La pensée que d’autres que lui pussent parler à Gradiva et s’asseoir auprès d’elle pour l’entretenir le choquait. C’était un droit qui n’appartenait qu’à lui seul, ou du moins, il avait droit à un traitement de faveur, puisque c’était lui qui avait retrouvé cette Gradiva à laquelle personne ne pensait. Il l’avait quotidiennement contemplée, il l’avait comme prise en lui-même, il lui avait pour ainsi dire infusé sa propre force vitale, et il lui semblait par là lui avoir prêté une vie qu’elle n’aurait point possédée sans lui. Par là il avait, d’après son sentiment, acquis un droit auquel il pouvait seul prétendre et qu’il pouvait se refuser à partager avec qui que ce fût.

La journée était encore plus chaude que les deux précédentes, le soleil paraissait accomplir un extraordinaire record et faisait regretter, non seulement du point de vue archéologique, mais encore du point de vue pratique, que l’aqueduc de Pompéi se trouvât interrompu et desséché depuis deux mille ans. Les fontaines des rues conservaient çà et là un souvenir et portaient témoignage du fait qu’autrefois les passants assoiffés les avaient utilisées sans cérémonie. Ceux-ci avaient, pour s’approcher de leur goulot maintenant disparu, posé une main sur les margelles de marbre des fontaines et avaient fini, de la même manière que l’eau use la pierre goutte à goutte, par y laisser un creux. Norbert faisait cette observation au coin de la Strada délia fortuna et il lui venait aussi à l’idée que la main de Zoé-Gradiva avait dû s’appuyer jadis également à cette place. Il mit involontairement sa main dans le petit creux, mais il abandonna tout de suite cette hypothèse et fut même contrarié qu’elle eût pu lui venir à l’esprit. Elle n’était pas d’accord avec les manières et le maintien d’une jeune Pompéienne de bonne maison. Il y avait quelque chose de dégradant dans l’idée qu’elle eût pu se pencher et mettre ses lèvres au goulot où buvait la plèbe de sa bouche rude. Il n’avait jamais vu rien de plus noble et de plus distingué que les gestes et que l’attitude de Gravida. Il pensait avec terreur qu’elle pourrait s’apercevoir qu’il avait eu cette idée incroyablement absurde. En effet, ses yeux avaient quelque chose d’extraordinairement pénétrant et il avait été quelquefois effleuré par la pensée que, durant leurs entretiens, ils cherchaient à savoir ce qu’il avait dans la tête et à la pénétrer, de leur sonde d’acier clair. C’est pourquoi il fallait qu’il fît très attention qu’ils ne découvrissent rien de stupide parmi ses pensées.

Il lui fallait encore attendre une heure pour atteindre midi et, pour passer cette heure, il traversa la rue et pénétra dans la Casa del Fauno, la plus grande et la plus magnifique des demeures découvertes ici. Elle possédait, à la différence de toute autre, un atrium d’une importance double et qui montrait, au milieu de son impluvium, le socle sur lequel s’était trouvée la fameuse statue du faune dansant, qui lui avait valu son nom.

Cependant Norbert Hanold n’eut pas le moindre regret que cette œuvre d’art, si estimée des savants, eût été transportée en même temps que la mosaïque de la bataille d’Alexandre au Museo Nationale de Naples et ne se trouvât plus ici. Il n’avait pas d’autre intention ou de désir que de passer le temps et, dans ce but, il se promenait au hasard à travers le grand bâtiment. Derrière le péristyle s’ouvrait une pièce spacieuse et entourée de nombreuses colonnes, répétition du péristyle ou jardin d’agrément, — Xystos — à ce qu’il semblait, car il était, comme l’œcus de la Casa di Meleagro, entièrement recouvert de coquelicots en fleur. Le visiteur, les pensées absentes, marchait à travers l’espace désolé et silencieux.

Mais il hésita soudain et arrêta sa marche. Il ne se trouvait pas seul ici. Il venait d’apercevoir deux personnes qui, au premier regard, lui avaient fait l’impression de n’être qu’une, tellement elles se tenaient serrées l’une contre l’autre. Elles ne le voyaient pas, elles n’étaient occupées de rien d’autre que d’elles-mêmes et elles pouvaient d’ailleurs se croire invisibles à tous, dissimulées comme elles l’étaient dans un coin, par les colonnes. Elles se tenaient embrassées, elles avaient mêlé leurs lèvres et le spectateur imprévu reconnaissait, à sa grande surprise, le jeune homme et la jeune femme qui avaient été les premiers, la veille au soir, à lui plaire au cours de son voyage. Mais pour un frère et une sœur leur baiser et leur étreinte paraissaient vraiment un peu prolongés. C’était donc un couple d’amoureux, probablement des jeunes mariés, une Grete et un Auguste.

Il faut noter que ces deux derniers personnages ne vinrent pas cette fois à l’esprit de Norbert et que cet épisode ne lui parut pas dégoûtant ou ridicule, mais qu’il augmenta encore la sympathie qu’il ressentait pour le couple. Comme ce qu’ils faisaient lui paraissait à la fois naturel et parfaitement compréhensible, il s’attarda à regarder ce spectacle de ses deux yeux plus largement ouverts qu’ils ne l’avaient jamais été pour la contemplation de l’œuvre d’art la plus admirée de l’antiquité et il aurait avec plaisir poursuivi cette contemplation. Mais il avait le sentiment d’avoir pénétré sans aucun droit dans une enceinte sacrée et d’être en train d’y troubler les pratiques secrètes d’un culte. Aussi l’idée qu’il pouvait être aperçu le remplit-elle de terreur et s’en retourna-t-il en hâte, marchant sans aucun bruit, sur la plante des pieds. Lorsqu’il fut à une distance suffisante pour n’être plus entendu il se précipita au-dehors en courant, dans le Vicolo del Fauno, la poitrine oppressée et le cœur battant.

***

Lorsqu’il arriva devant la maison de Méléagre, il ignorait s’il était déjà midi et il ne songea pas à consulter sa montre. Il s’arrêta devant la porte en regardant avec indécision pendant quelques instants le Have qui était là inscrit. Une crainte l’empêchait d’entrer et il avait curieusement peur à la fois de ne pas trouver Gradiva à l’intérieur et de l’y trouver, car il lui était venu en tête depuis quelques minutes que, dans ce premier cas, elle était ailleurs avec un jeune homme et que dans l’autre ce jeune homme était avec elle et lui tenait compagnie, sur les marches, entre les colonnes. Il avait contre ce dernier une haine encore plus forte que contre toutes les mouches réunies et il ne se serait pas cru capable de ressentir une aussi profonde et forte émotion. Le duel, qu’il avait toujours tenu pour un acte stupide, lui apparaissait tout à coup, sous cette lumière, comme un droit naturel, et le seul moyen pour un homme mortellement offensé d’exercer une vengeance qui le satisfît ou de quitter une existence désormais sans but. Il s’avança brusquement dans l’entrée. Il voulait provoquer cette brute, il voulait, et ceci lui apparaissait encore avec beaucoup plus de force, dire franchement à cette femme qu’il l’avait crue meilleure, plus noble et incapable d’un tel commerce.

Il était à un tel point rempli à en déborder de ces desseins de révolte que les mots lui en vinrent à la bouche, bien qu’il n’y eût à cela absolument aucune raison. Car quand sa hâte l’eut conduit à l’œcus, il s’écria avec impétuosité :

— Es-tu seule ? quoiqu’il n’y eût aucun doute que Gradiva, assise sur les marches, était aussi seule que les fois précédentes.

Elle le regarda avec étonnement et lui répondit :

— Qui pourrait être encore ici l’après-midi ? Tout le monde a faim et est en train de déjeuner. À mon avis, la nature a bien fait les choses ainsi.

L’excitation débordante de Norbert ne pouvait se calmer immédiatement et, malgré sa conscience et sa volonté, le champ restait ouvert aux soupçons qui s’étaient emparés de lui là, dehors, avec la force d’une certitude. Et, en dépit de toute vraisemblance, il ne pouvait arriver à penser autrement. La femme tenait ses yeux fixés sur lui en attendant qu’il reprît la parole. Puis elle se frappa le front du doigt et dit :

— Tu es... Elle reprit : il me semble que c’est déjà assez que je ne m’absente pas quoique je doive attendre ton arrivée. Mais cet endroit me plaît énormément. Je vois que tu me rapportes le carnet de croquis que j’ai oublié hier. Je te remercie de ton excellente intention. Tu ne veux pas me le donner ?

Cette dernière question était justifiée, car Norbert ne se préparait pas du tout à le lui rendre et restait cloué sur place, sans faire un mouvement. Il lui venait à l’esprit qu’il avait imaginé et forgé une énorme stupidité et qu’il en avait dit une autre. Pour la réparer aussi bien que possible, il s’avança rapidement, tendit le carnet à Gradiva et s’assit machinalement sur la marche à ses côtés. Elle jeta un regard sur les mains du jeune homme et dit :

— Tu me sembles être un ami des roses.

À ces mots, le motif qui l’avait poussé à les cueillir et à les emporter lui apparut brusquement et il répondit :

— Oui, mais elles ne sont pas pour moi... Tu m’as dit hier... et cette nuit quelqu’un m’a répété qu’on les offrait au printemps...

Elle réfléchit évidemment un peu avant de répondre :

— Ah ! oui, je me rappelle ! Je t’ai dit qu’on ne donnait pas aux autres des asphodèles mais des roses. C’est gentil de ta part. Il me semble que l’opinion que tu avais de moi s’est un peu améliorée.

Elle avança la main pour prendre les fleurs rouges et il les lui donna, disant :

— Je croyais tout d’abord que tu ne pouvais te trouver ici qu’à midi, mais je crois maintenant que tu le peux aussi à d’autres heures et j’en suis très heureux.

— Et pourquoi en es-tu heureux ?

Le visage de la femme exprimait l’incompréhension, mais ses lèvres tremblèrent d’une manière presque imperceptible. Il répondit avec embarras :

— Il est beau de vivre... je ne m’en étais jamais aperçu auparavant... Je voudrais te demander...

Il fouilla dans la poche de son veston et ajouta en retirant l’objet qu’il avait enfin trouvé :

— Cette broche ne t’a-t-elle pas appartenu jadis ?

Elle s’en approcha légèrement, mais elle secoua la tête.

— Non, je ne puis me le rappeler. D’après son antiquité, cela ne me paraît pourtant pas impossible, car elle provient sans doute de ce temps. Tu l’as sans doute trouvée au Soleil. Il me semble que j’ai déjà vu cette belle patine verte.

Il répéta involontairement :

— Au Soleil, pourquoi au Soleil ?

— On appelle ici Soleil ce qui engendre toutes les choses de cette espèce. Cette broche ne passe-t-elle pas pour avoir appartenu à une jeune fille qui trouva la mort avec un compagnon dans la région du Forum, je crois...

— Oui, il l’avait prise dans ses bras...

— Ah ! oui...

Ces deux petits mots étaient évidemment dans la bouche de Gradiva une exclamation favorable, et elle s’arrêta un instant avant d’ajouter :

— C’est la raison qui t’a fait croire que je l’avais portée et cela t’a peut-être... comme tu me le disais tout à l’heure... rendu malheureux ?

On voyait qu’il se sentait extraordinairement soulagé et cela apparut dans sa réponse :

— J’en suis très content... La pensée que cette broche t’avait appartenu m’avait causé une sorte de... de tourbillon dans la tête.

— Ta tête me semble y avoir quelque disposition. Tu as peut-être bien oublié de déjeuner ce matin ? Cela favorise encore de tels accès. Je n’en souffre pas, mais j’emporte des provisions parce que j’aime être ici à midi. Si tu veux que je t’aide à dissiper un peu l’état fâcheux où tu te trouves, nous pourrions les partager.

Elle sortit de la poche de sa robe un petit pain enveloppé dans du papier de soie, elle lui en mit la moitié dans la main et commença à manger l’autre moitié avec un évident appétit. Ses dents extraordinairement gracieuses et régulières ne se contentaient pas de paraître entre ses lèvres et d’éblouir par leur splendeur, elles faisaient encore en mâchant la croûte du pain un bruit légèrement craquant qui ne donnait pas du tout l’impression qu’elles fussent des apparences sans consistance, mais quelque chose de physique et de naturel. D’ailleurs elle avait eu raison en disant ce qu’elle avait dit au sujet du déjeuner manqué. Il mangeait, lui aussi, machinalement, et il en ressentait un effet favorable à l’éclaircissement de ses pensées. Aussi ne parlèrent-ils pas tous les deux pendant un certain temps. Ils se livrèrent à la même occupation utile, jusqu’au moment où Gradiva dit :

Il me semble qu’il y a deux mille ans nous avons déjà de la sorte partagé notre pain. Ne t’en souvient-il pas ?

Il ne s’en souvint pas, mais il s’étonna cette fois qu’elle lui parlât d’une époque indéfiniment éloignée, car le renforcement de solidité qu’avait causé la nourriture à sa tête avait eu pour effet un changement dans l’état de son cerveau. L’idée qu’elle eût pu se trouver à cet endroit de Pompéi il y avait tellement longtemps ne lui paraissait pas cadrer avec la saine raison. Tout en elle lui paraissait maintenant n’avoir pas plus de vingt ans. La forme et la couleur de son visage, ses cheveux bruns ondulés d’une façon particulièrement charmante, ses dents immaculées, et sa robe claire que ne souillait pas la moindre tache ne pouvaient sans contradiction flagrante avoir été ensevelis pendant d’innombrables années dans la cendre. Norbert se prit à douter qu’il fût véritablement assis là à l’état de veille et pensa qu’il était plus vraisemblablement dans son cabinet de travail et que, tandis qu’il contemplait l’image de Gradiva, le sommeil s’était emparé de lui. Il aurait alors rêvé qu’il était allé à Pompéi, qu’il y avait rencontré Gradiva encore vivante et il continuait à rêver qu’il se trouvait assis à ses côtés dans la Maison de Méléagre. Car le fait qu’elle fût encore vivante et qu’elle fût redevenue vivante ne pouvait véritablement se passer qu’en rêve... Les lois de la nature s’y opposaient.

Mais ce qu’elle venait de dire, qu’elle avait déjà partagé son pain deux mille ans auparavant avec lui, paraissait étrange. Il n’en savait rien et cela n’avait pu évidemment lui arriver en rêve.

Elle avait posé les doigts fins de sa main gauche sur ses genoux, de cette main qui recelait la clef de la révélation d’un miracle insoluble.

L’œcus de la Casa di Meleagro n’était pas à l’abri de l’impertinence des mouches communes. Norbert venait d’en apercevoir une, sur l’une des colonnes jaunes, en face de lui, qui courait çà et là selon la sotte habitude des mouches. Sans raison maintenant elle lui bourdonnait autour du nez.

Il aurait dû répondre à la question et dire qu’il ne se rappelait pas d’avoir autrefois mangé son pain avec elle, mais involontairement les paroles suivantes lui sortirent brusquement de la bouche :

— Les mouches étaient-elles alors déjà aussi diaboliques que maintenant et t’ont-elles tourmentée jusqu’à te dégoûter de la vie ?

Elle le regarda avec étonnement et répéta sans comprendre :

— Les mouches... Est-ce que tu en aurais maintenant une dans la tête ?

Le monstre noir s’était à présent posé sur sa main et elle n’exprimait pas par le moindre mouvement qu’elle le sentait. À cette vue deux puissantes impulsions concoururent à porter le jeune archéologue à un même acte. Il leva brusquement la main et en donna un coup sans aucune douceur sur la mouche et sur la main de sa voisine.

Sitôt ce coup porté, un vif embarras s’empara de lui en même temps qu’une joyeuse terreur. Il n’avait pas frappé à travers le vide, il n’avait pas trouvé non plus une chose froide et engourdie, mais sans aucun doute une véritable main humaine, chaude et vivante, qui était restée un instant sous la sienne sans un mouvement, évidemment toute sidérée. Puis elle fut vivement retirée et la jeune fille dit :

— Tu es évidemment fou, Norbert Hanold.

Ce nom, qu’il n’avait dit à personne à Pompéi, venait si sûrement, avec une telle décision et sans aucune hésitation sur les lèvres de Gradiva que celui qui le portait se leva, encore plus effrayé, de la marche où il était assis. À ce moment résonnèrent entre les colonnes des pas qui s’étaient approchés sans être remarqués et devant le regard trouble de Norbert Hanold apparurent les visages du couple d’amants sympathiques de la Casa del Fauno. La jeune femme s’écria avec le ton de la plus vive surprise :

— Zoé, toi aussi ici ! Et aussi en voyage de noces ! Tu ne m’en avais rien écrit !

***

Norbert se retrouvait dehors devant la maison de Méléagre, dans la Strada di Mercurio. Il n’avait pas notion de la façon dont il y était arrivé. Il avait dû sortir instinctivement en s’apercevant dans une lueur subite que c’était tout ce qui lui restait à faire s’il ne voulait pas se trouver dans la situation la plus ridicule du monde aux yeux du jeune couple, bien plus aux yeux de celle qui lui avait donné ses deux noms et qu’ils avaient saluée si amicalement, enfin surtout à ses propres yeux. Car, bien qu’il ne comprît rien à ce qui lui arrivait, quelque chose du moins lui paraissait incontestable. Gradiva, avec cette main qui était humaine, qui n’était pas sans consistance, qui était tiède et réellement vivante, avait exprimé cette incontestable vérité : il s’était trouvé, ces deux jours passés, dans un état de folie complète et cela non pas dans un rêve stupide, mais avec les oreilles et les yeux éveillés que la nature met à la disposition de la raison humaine. Il ne comprenait point — pas plus d’ailleurs que tout le reste — comment tout cela avait pu se passer. Il avait tout au plus le vague sentiment qu’un sixième sens devait jouer dans cette affaire un rôle si important qu’il pouvait faire prendre une chose, peut-être précieuse par ailleurs, pour son contraire. Afin de tirer quelque profit de ces réflexions, il fallait un lieu silencieux et solitaire, hors de portée, ce qui poussa Norbert Hanold à s’écarter le plus vite possible des yeux, des oreilles et des autres organes des sens qui utilisent leurs talents naturels, comme il convient, aux fins auxquelles ils sont destinés.

Quant à la personne qui possédait cette main tiède, elle avait été en tout cas aussi surprise par cette visite inopinée et particulièrement imprévue à midi et, d’après l’expression initiale de sa physionomie, pas d’une manière exclusivement agréable. Mais l’instant d’après il n’en paraissait plus la moindre trace sur son visage avisé ; elle se leva rapidement, elle se dirigea vers la jeune femme et lui serra la main.

— C’est vraiment charmant, Gisa, le hasard a tout de même de temps en temps une idée agréable. Alors monsieur est depuis quinze jours ton mari ? Je suis ravie de faire sa connaissance et il n’est pas nécessaire, d’après l’air que je vous vois à tous deux, de changer mes félicitations en condoléances. Des couples qui auraient besoin de ce genre de compliments ont l’habitude de venir déjeuner à Pompéi, ces temps-ci. Vous êtes probablement logés près de l’Ingresso. J’irai vous voir cet après-midi. Non, je ne t’ai pas écrit et je te demande de ne pas t’en fâcher, car, vois-tu, ma main ne jouit pas comme la tienne du droit de porter un anneau. L’air d’ici fait un grand effet sur l’imagination comme tu en es la preuve et c’est mieux que s’il vous dégrisait trop. Le jeune homme qui vient de partir file aussi en son cerveau une toile étrange, il me semble qu’il se figure qu’une mouche lui bourdonne dans la tête ; d’ailleurs, chacun n’a-t-il pas, plus ou moins, son araignée au plafond ? Je suis tenue d’avoir quelques connaissances d’entomologie ; je suis donc, dans de tels cas, être de quelque utilité. Mon père et moi nous habitons au Sole, il a eu, lui aussi, un accès subit et avec cela la bonne inspiration de m’emmener avec lui à la condition que je me distrairais seule à Pompéi et ne l’ennuierais pas. Je me disais que j’arriverais bien toute seule à déterrer ici quelque chose d’intéressant. Mais sur la trouvaille que j’ai faite — je veux parler de la chance de t’avoir rencontrée, Gisa — je n’avais pas osé compter. Mais je bavarde et je bavarde, ainsi que l’on fait avec une vieille amie. Nous ne sommes cependant pas encore tout à fait vieilles. Mon père, à deux heures, quitte le soleil pour la table d’hôte du Soleil et il faut que j’aille lui tenir compagnie et que je renonce pour le moment à la tienne. Vous pouvez, je crois, admirer sans moi la Casa di Meleagro. Je n’en suis pas sûre, mais je le suppose. Favorisca signorl A rivederci Gisetta ! J’ai déjà appris beaucoup d’italien et je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. Ce dont on a besoin on l’invente. Je vous en prie, non, senza complimenti.

Cette dernière prière s’adressait au jeune mari qui, par politesse, semblait vouloir l’accompagner. Elle s’était exprimée avec vivacité sans aucun embarras et tout à fait de la façon qui convenait aux circonstances de sa rencontre imprévue avec une de ses amie intimes. Mais elle avait parlé excessivement vite, ce qui montrait que, comme elle le disait, il lui était impossible de rester davantage. Aussi ne sortit-elle de la Maison de Méléagre dans la Strada di Mercurio que quelques minutes après le départ précipité de Norbert Hanold. La rue, comme d’ordinaire à cette heure de la journée, ne contenait rien de vivant que çà et là un lézard qui remuait la queue. Elle s’arrêta sur le seuil, réfléchit quelques instants, puis elle prit le chemin le plus court menant à la porte d’Hercule, suivant les dalles du carrefour du Vicolo di Mercurio et de la Strada di Lallustio avec sa souple démarche de Gradiva. Elle parvint ainsi rapidement au pied des remparts en ruine de la Porta Ercolanese. Derrière celle-ci s’étendait la longue Voie des Tombeaux en contrebas, mais celle-ci n’était pas alors de ce blanc éblouissant qu’elle avait revêtu, toute étincelante de rayons, vingt-quatre heures auparavant, lorsque le jeune archéologue y avait cherché des yeux la jeune fille. Le soleil semblait s’être convaincu qu’il avait dans la matinée outrepassé la mesure. Il se tenait dissimulé derrière un nuage gris à l’épaississement duquel il travaillait encore apparemment, et les cyprès, qui se dressaient çà et là de part et d’autre de la Strada dei Sepolcri se détachaient en noir foncé sur le ciel. C’était un tout autre tableau que la veille. La splendeur qui rendait mystérieusement éblouissantes toutes les couleurs avait disparu. La rue se voyait avec une morne précision et semblait avoir pris un visage conforme à sa dénomination. Cette impression n’était pas démentie, mais plutôt accrue par quelque chose qu’on voyait remuer à l’autre bout de la rue, aux environs de la Villa de Diomède et qui avait l’air d’une ombre en train de chercher son tumulus et de disparaître sous un tombeau. Ce n’était pas le chemin le plus court pour aller de la Maison de Méléagre à l'Albergo del Sole, mais plutôt la direction opposée, cependant Zoé-Gradiva devait s’être tout à coup souvenue que le temps ne la pressait pas tellement d’aller déjeuner, car, après une courte halte près de la porte d’Hercule, elle s’éloignait de dos, en levant presque verticalement la plante de ses pieds, sur les dalles de lave de la Rue des Tombeaux.

***

La villa de Diomède était ainsi nommée assez gratuitement par les hommes d’aujourd’hui, parce qu’un certain Libertus Marcus Arrius Diomedes, élevé au rang de chef du quartier qui se trouvait jadis là, y avait bâti dans le voisinage un tombeau pour sa ci-devant patronne, puis un autre pour lui-même et pour ses enfants. Cette villa était un vaste édifice et on y voyait un témoignage authentique et effroyable de l’histoire de la destruction de Pompéi. Le bâtiment supérieur était maintenant un grand fouillis de ruines. Un peu en contrebas se trouvait un jardin de dimensions exceptionnellement étendues, entièrement entouré d’un portique aux piliers bien conservés. Au milieu du jardin se trouvaient les maigres débris d’une fontaine et d’un petit temple. Un peu plus bas encore deux escaliers conduisaient à un souterrain voûté, qui faisait le tour du jardin et que n’éclairait qu’une lumière obscure et crépusculaire. La cendre du Vésuve avait pénétré dans ce réduit lui-même et on y avait découvert les squelettes de dix-huit femmes et enfants. Ils s’étaient réfugiés avec quelques provisions rassemblées à la hâte dans cette pièce à demi souterraine et ce prétendu refuge était devenu un tombeau pour tous ceux qui s’y étaient abrités. À un autre endroit se trouvait le maître présumé de la maison, lequel avait été étouffé de la même façon et qui gisait sur le sol. Il avait voulu fuir par la porte fermée du jardin dont il tenait encore la clef à la main. À ses côtés était recroquevillé un autre squelette, sans doute celui d’un de ses domestiques qui portait sur lui un nombre considérable de pièces d’or et d’argent. La cendre durcie avait conservé la forme des corps qu’elle avait ensevelis et on avait fait des moulages ; l’un d’eux se trouve sous verre au Museo Nationale de Naples, c’est l’empreinte exacte du cou, des épaules et de la belle poitrine d’une jeune fille habillée d’une fine robe de voile.

La Villa de Diomède était une fois au moins l’inévitable fin de parcours pour un visiteur de Pompéi conscient de son devoir, mais présentement, à midi, on pouvait supposer à coup sûr qu’en raison de sa situation écartée elle ne contenait aucun curieux et elle était apparue à Norbert Hanold comme le refuge qui convenait le mieux à son besoin nouveau de réflexion. Celui-ci exigeait impérieusement une solitude de tombe, un silence sans souffle et une tranquillité sans mouvement, mais une inquiétude puissante s’élevait énergiquement dans le système artériel de Hanold contre cette dernière prétention. Il avait été forcé de faire entre ces deux revendications un compromis ; son esprit essayerait de maintenir la sienne tout en permettant à ses pieds de contenter leur envie. Aussi, depuis son arrivée se promenait-il autour du portique, en réussissant à garder son équilibre corporel et en essayant de rendre normal celui de son esprit. Mais la réalisation se montrait plus difficile à accomplir que l’intention ; certes, Norbert voyait clairement et incontestablement qu’il avait été tout à fait insensé de penser s’être assis aux côtés d’une jeune Pompéienne ressuscitée et plus ou moins réincarnée, et cette idée, bien distincte de sa folie, faisait faire incontestablement à Hanold un progrès considérable sur le chemin du retour à la raison. Mais celle-ci n’était pas encore revenue à son état normal, car s’il lui était apparu que Gradiva n’était rien d’autre qu’une figure de pierre morte, il était de la même façon hors de doute qu’elle vivait encore. Il avait de cela une preuve incontestable, puisqu’il n’était pas seul à la voir, que d’autres aussi le pouvaient, qu’ils savaient qu’elle s’appelait Zoé et qu’ils lui parlaient comme à une personne de leur espèce. D’autre part Gradiva savait le nom de Norbert Hanold et cela ne pouvait être dû qu’à une faculté surnaturelle de son être. Or, cette double nature demeurait également indéchiffrable à la raison qui commençait à lui revenir. À cette contradiction insoluble s’en associait une autre semblable qu’il portait en lui, car s’il faisait le vif souhait d’avoir été enseveli avec les autres dans la villa de Diomède, afin de ne plus risquer de rencontrer Gradiva nulle part, il était en même temps animé du sentiment extraordinairement joyeux qu’elle était encore en vie et que par conséquent il pourrait la rencontrer une autre fois. Cela lui tournait dans la tête, pour employer une comparaison vulgaire, mais exacte, comme la roue d’un moulin, et il courait de la même manière autour du long portique, ce qui ne dissipait pas ces contradictions. Tout au contraire, il avait le vague sentiment que tout autour de lui comme en lui s’obscurcissait sans cesse davantage.

C’est alors qu’il recula soudain, comme il tournait l’un des quatre coins de l’allée bordée de piliers. À quelques pas devant lui, assez haut, sur un pan de muraille en ruine était assise une jeune fille, l’une de celles qui avaient ici même trouvé la mort dans les cendres.

Non, c’était là une de ces absurdités dont il avait dégagé sa raison. Ses yeux, et quelque chose en lui qui n’a pas de nom, le reconnurent. C’était Gradiva, elle était assise sur ces pierres en ruine comme elle l’avait été autrefois sur la marche, mais comme celle-là était bien plus haute, elle montrait sous le bord de sa robe ses pieds jusqu’à ses gracieuses chevilles, librement pendants, revêtus de leurs souliers couleur de sable.

Le premier mouvement instinctif de Norbert Hanold fut de s’enfuir en courant dans le jardin, entre deux piliers. Ce qu’il craignait le plus au monde depuis une demi-heure venait d’arriver tout à coup. Les yeux clairs qui le regardaient et les lèvres situées en dessous de ceux-ci allaient, selon lui, éclater d’un rire ironique. Mais elles n’en faisaient rien et une voix connue résonnait tranquillement : « Dehors, tu serais mouillé ».

Il s’apercevait maintenant pour la première fois qu’il pleuvait, c’est pourquoi le temps était devenu tellement sombre. Cela serait sans doute du plus grand profit pour la végétation de Pompéi et des environs, mais il eût été ridicule de croire qu’un homme pût en tirer quelque avantage et Norbert Hanold craignait beaucoup plus pour l’instant le ridicule que le danger de mort.

C’est la raison pour laquelle il abandonna malgré lui son dessein et qu’il resta là tout embarrassé, tout en regardant les deux pieds de Gradiva, qui, maintenant, comme pris d’impatience, se balançaient légèrement. Et comme cet aspect n’éclaircissait pas précisément les pensées qu’il lui eût pu exprimer, la propriétaire de ces pieds gracieux prit à nouveau la parole :

— Nous avons été interrompus... Tu voulais me dire quelque chose sur les mouches... je crois que tu faisais des observations scientifiques ou que tu avais une mouche dans la tête... As-tu réussi à l’attraper sur ma main et à la tuer ?

En disant ces derniers mots, un sourire lui passa sur les lèvres, mais il était si léger et si gracieux qu’il n’avait rien de terrible. Tout au contraire, il rendit à Norbert ce qu’il cherchait, la possibilité de parler, mais avec cette restriction que le jeune archéologue ne savait tout à coup plus quelle personne employer pour sa réponse. Pour échapper à ce dilemme, il trouva meilleur de n’en employer aucune et il répondit :

J’avais, comme l’on dit, le cerveau un peu confus et je demande pardon d’avoir ainsi... cette main... je ne puis m’expliquer comment j’ai pu être aussi insensé ; mais je ne suis pas non plus en état de comprendre comment celle qui possède cette main a pu me reprocher ma déraison en m’interpellant par mon nom.

Les pieds de Gradiva arrêtèrent leur mouvement et elle reprit en continuant son discours à la deuxième personne du singulier :

— Ta compréhension n’est pas encore assez avancée, Norbert Hanold. Cela ne saurait d’ailleurs m’étonner, car voici longtemps que tu m’y as habituée. Pour renouveler cette expérience, point ne m’eût été besoin de venir à Pompéi, tu aurais pu m’en convaincre, certes, à une centaine de lieues d’ici.

— À cent lieues d’ici, reprit-il sans comprendre et à moitié bégayant, où cela ?

Face à ta maison, de biais, dans la maison du coin, il y a à ma fenêtre une cage avec un canari.

Ce dernier mot toucha celui qui l’entendait comme le souvenir d’un temps lointain et il répéta :

— Un canari...

Et il ajouta en bégayant davantage :

— Qui... qui chante ?

— C’est leur habitude, surtout au printemps, quand le soleil commence à briller et à se faire chaud. Dans cette maison habite mon père, Riehstrd Bertgang, professeur de zoologie.

Les yeux de Norbert Ilanold s’écarquillèrent jusqu’à un point qu’ils n’avaient encore jamais atteint. Il répéta une fois encore :

— Bertgang... vous êtes alors..., vous êtes Mlle Zoé Bertgang ? Mais celle-ci me semblait tout autre.

Les deux pieds suspendus recommencèrent à se balancer et Mlle Zoé Bertgang dit :

— Si tu trouves le vouvoiement plus convenable entre nous, je puis aussi l’employer, mais le tutoiement me venait plus naturellement aux lèvres. Je ne sais si, dans le passé, lorsque nous jouions amicalement tous les jours, et échangions à l’occasion des taloches et des bourrades, je t’apparaissais sous un autre jour. Mais si, ces dernières années, vous aviez pris la peine de jeter les yeux sur moi, les écailles vous en seraient peut-être tombées, et vous vous seriez aperçu que je suis telle depuis déjà quelque temps. Non, maintenant il pleut à verse, des hallebardes, comme on dit, vous n’auriez pas un fil de sec.

Non seulement les pieds de la jeune femme avaient témoigné d’une nouvelle impatience, mais encore il y avait dans le son de sa voix quelque chose qui semblait montrer qu’elle était piquée et de mauvaise humeur et Norbert avait l’impression qu’il allait avoir le rôle d’un écolier qu’on réprimande et à qui l’on donne une tape sur la bouche. Ce qui lui faisait chercher machinalement encore une fois une issue entre les piliers et c’est au mouvement qui exprimait cette envie que se rapportaient les dernières paroles qu’avait ajoutées Mlle Zoé Bertgang. Et, à vrai dire, elles étaient incontestablement justes, car pour désigner la pluie qui tombait en dehors du toit protecteur l’expression à verse était trop faible. Une trombe d’eau tropicale, d’une espèce qui rarement s’abat, pour les bénir, sur les champs de la campagne napolitaine, précipitait la mer Tyrrhénienne du haut du ciel sur la villa de Diomède et se dressait comme une ferme muraille composée de milliers de gouttes de la grosseur d’une noix, éblouissantes comme des perles. Cette circonstance rendait en effet impossible une fuite en plein air et forçait Norbert Hanold à rester dans la salle de classe que constituait le portique. Sa jeune institutrice, à la ligure fine et prudente, utilisait cet emprisonnement pour poursuivre, après un court arrêt, ses efforts pédagogiques.

Alors, jusqu’à cet âge où, je ne sais trop pourquoi, on nous traite de « Backfisch1 », je m’étais vraiment étrangement attachée à vous et je croyais ne jamais pouvoir trouver au monde un ami plus charmant. Je n’avais ni mère, ni frère, ni sœur, et quant à mon père, le premier orvet venu, conservé dans l’alcool, lui semblait beaucoup plus intéressant que moi ; or, il faut de toute nécessité à quiconque, même à une jeune fille, de quoi occuper ses pensées et tout ce qui s’ensuit. Ce quelque chose, c’était alors vous, mais lorsque la science de l’antiquité vous eut submergé, je fis cette découverte que tu — excusez, mais que votre innovation protocolaire me semble donc insipide et peu appropriée à ce que je veux exprimer — je voulais dire, alors il m’apparut que tu étais devenu un homme insupportable qui, pour moi tout au moins, n’avait plus d’yeux dans le visage, plus de langue dans la bouche, plus de souvenirs à cette place où je conservais intacte toute notre amitié d’enfance. C’est sans doute pourquoi je n’avais plus mon air d’autrefois, car lorsque nous nous rencontrions de-ci de-là dans le monde, l’hiver dernier encore, tu ne me voyais pas, j’entendais encore moins le son de ta voix, ce qui ne me semblait d’ailleurs pas spécial, car tu en faisais autant avec toutes les autres. Je n’étais pour toi que du vent, et avec ce toupet blond, que je t’ai autrefois si souvent ébouriffé, tu étais aussi ennuyeux, desséché et chiche de paroles qu’un cacatoès empaillé, et avec cela gonflé d’importance comme un archéoptéryx (c’est bien le nom d’un oiseau monstre fossile antédiluvien). Mais que ta tête édifiât un fantasme tout aussi monumental que de me prendre ici, à Pompéi, aussi pour quelque chose d’exhumé et de ressuscité, voilà ce que je n’aurais pas attendu de toi, et lorsque tu surgis à l’improviste devant moi, j’eus grand-peine, tout d’abord, à saisir ce qu’il y avait derrière l’incroyable toile tissée par ton imagination dans ton cerveau. Puis j’y trouvai de l’amusement et le goûtai, malgré son relent de maison de fous. Car, comme je te le disais, je ne m’y serais pas attendue de ta part.

Ce disant, Mlle Zoé Bertgang avait fini par adoucir un peu le ton de sa voix et son expression. Pendant qu’elle faisait ce sermon sévère, sans fard, circonstancié et instructif, elle ressemblait au bas-relief de Gradiva d’une façon vraiment remarquable, non seulement par les traits de son visage, par sa taille, par l’expression prudente de ses yeux, par ses cheveux gracieusement ondulés, par la démarche qu’elle avait souvent manifestée, mais encore par son vêtement, sa robe et son fichu de fin et moelleux cachemire crème, aux plis nombreux qui complétaient l’extraordinaire similitude de toute son apparence.

Il était tout à fait fou d’avoir cru qu’une Pompéienne, ensevelie voici deux mille ans par le Vésuve, pût de temps en temps sortir bien vivante, parler, dessiner, manger du pain. Mais lorsque la foi apporte le bonheur, elle fait accepter par-dessus le marché quantité de choses invraisemblables. Tout bien considéré, il était, certes quelques circonstances atténuantes à faire valoir, en jugeant de l’état d’esprit de Norbert Hanold et de la folie qui lui avait fait prendre pendant deux jours Gradiva pour une Rediviva.

Quoiqu’il fût bien au sec sous le toit du portique, on pouvait le comparer à un chien mouillé, sur lequel on viendrait de verser un plein seau d’eau. Mais, à vrai dire, cette douche froide lui avait fait du bien. Sans qu’il sût au juste pourquoi, il se sentait la poitrine plus libre, la respiration plus facile. Cet allégement avait peut-être été facilité par le changement de ton de la fin du sermon — la prédicatrice était, en effet, assise comme sur une chaire — et pendant son sermon il lui était venu, entre les paupières, la splendeur transfiguratrice qui apparaît dans les yeux des visiteurs d’églises chez lesquels la foi et l’espérance réveillent la perspective d’un avenir bienheureux. Comme la réprimande était terminée, sans qu’on puisse craindre maintenant qu’une suite y fût ajoutée, Norbert parvint à dire :

— Oui, je te reconnais maintenant... Non, vraiment, tu n’as pas changé... c’est Zoé..., ma camarade bonne, joyeuse et avisée, c’est vraiment très étrange.

Que quelqu’un doive d’abord mourir afin de trouver la vie... Mais c’est sans doute nécessaire en archéologie...

Non, je veux parler de ton nom...

— Pourquoi donc est-il étrange ?

Le jeune archéologue se montrait non seulement versé dans les langues classiques, mais encore dans les radicaux germaniques, car il répondit :

— Car Bertgang et Gradiva ont le même sens et veulent tous les deux dire celle qui resplendit en marchant.

Les deux souliers, les sortes de sandales de Mlle Zoé Bertgang rappelaient pour le moment par leur mobilité, un hochequeue en train de s’agiter avec impatience, ils semblaient attendre quelque chose, et les méditations linguistiques semblaient être ce à quoi s’intéressait le moins la propriétaire de ces pieds qui resplendissaient en marchant. Et, par son expression, elle semblait aspirer à un dénouement rapide. Mais vint de nouveau à la traverse une remarque de Norbert Hanold qui semblait empreinte de la plus profonde conviction :

— Pourtant, quelle chance que tu ne sois pas Gradiva, mais telle cette jeune femme si sympathique !

Ces paroles firent passer comme une sorte d’étonnement sur le visage de la jeune fille, qui dit :

— Qui est-ce, à qui penses-tu ?

— À celle qui te parlait dans la maison de Méléagre.

— Tu la connais ?

— Oui, je l’avais déjà vue, c’est la première fois qu’une femme me plaisait autant.

— Ah ! et où l’as-tu vue ?

— Ce matin, à la maison du Faune. Ils y faisaient tous les deux quelque chose d’extraordinaire.

— Que faisaient-ils, alors ?

— Ils ne me voyaient pas et ils s’embrassaient.

— C’est bien naturel. Pour quelle autre raison seraient-ils à Pompéi en voyage de noces ?

À ces dernières paroles, toute la perspective se transforma aux yeux de Norbert Hanold, car le vieux pan de mur que Zoé avait élu pour chaire se trouvait maintenant vide, la jeune fille en étant descendue. Ou plutôt, elle s’en était envolée, s’élançant à travers l’air, avec la chancelante mobilité propre au hochequeue et elle se retrouvait déjà debout sur ses pieds de Gradiva avant que le regard ait pu prendre conscience de son vol descendant.

Elle reprit immédiatement la conversation, disant :

— La pluie est maintenant finie. Les maîtres trop sévères ne sauraient durer longtemps. Tout est aussi revenu à la raison, moi, pas moins que les autres. Tu peux aller retrouver Gisa Hartleben, sous quelque nouveau nom qu’elle porte, afin de lui être scientifiquement de quelque service pendant son séjour à Pompéi. Il faut que je retourne à l'Aller go del Sole où mon père doit certainement m’attendre pour déjeuner. Nous nous rencontrerons peut-être à nouveau dans le monde, en Allemagne ou dans la lune... Adieu.

Zoé Bertgang parlait du ton distingué, mais parfaitement insignifiant, d’une jeune femme de la meilleure société et elle se préparait à s’éloigner en posant, comme à son ordinaire, son pied droit en avant, cependant que la plante du gauche se tenait presque verticalement. Comme, en outre, vu l’humidité du sol, elle retroussait légèrement sa robe à l’aide de sa main gauche, la ressemblance avec Gradiva était parfaite et celui qui n’était plus éloigné d’elle que du double de la longueur d’un bras, s’aperçut alors pour la première fois, d’un détail tout à fait infime qui distinguait la vivante du bas-relief de pierre. Il manquait à ce dernier, une chose que possédait l’autre, et qui apparaissait assez distinctement à ce moment, c’était une petite fossette à la joue où se passait quelque chose d’assez minime et de difficile à déterminer. Elle se plissait alors un tout petit peu, ce qui pouvait exprimer aussi bien un défi qu’une envie de rire réprimée, peut-être bien les deux ensemble. Norbert Hanold regardait cette fossette et, bien qu’il fût revenu à la raison selon le brevet qu’on venait de lui accorder, ses yeux durent être abusés par une erreur d’optique. Car il annonça sa découverte d’un ton particulièrement triomphant :

— Voilà encore une fois cette mouche !

C’était tellement étrange que l’auditrice de ces paroles, sans les comprendre, ne pouvant les vérifier par elle-même, laissa involontairement échapper :

— La mouche, où cela ?

— Là, sur ta joue.

Et, tout en répondant, Norbert enlaça soudain le cou de la jeune fille, tentant de saisir avec les lèvres l’insecte qu’il détestait tellement et qu’il s’imaginait voir dans la fossette. Ce fut évidemment sans succès, car il s’écria aussitôt :

— Non, la voilà maintenant sur tes lèvres !

Et il dirigea de ce côté sa chasse avec la rapidité de l’éclair. Mais il y demeura cette fois si longtemps qu’il n’y avait plus aucun doute qu’il ne vînt à bout de l’insecte. Et, par extraordinaire, la Gradiva vivante ne le contrariait cette fois-ci en rien, et lorsque, environ une minute plus tard, elle fut obligée de reprendre profondément haleine, elle ne lui dit pas, une fois que la possibilité de parler lui fut rendue : — Tu es vraiment fou, Norbert Hanold. — Elle laissa, au contraire, voir par un sourire tout charmant de ses lèvres bien plus rouges qu’auparavant qu’elle était maintenant parfaitement convaincue que son compagnon avait recouvré toute sa santé et toute sa raison.

La Villa de Diomède avait, deux mille ans auparavant, été le témoin, à une heure néfaste, d’événements particulièrement lugubres, mais elle ne vit se passer, une heure durant, que des choses peu propres à inspirer l’épouvante. Puis, cependant, une réflexion raisonnable se fit jour en Mlle Zoé Bertgang et elle dit, en réalité contre son gré et Bon désir :

— Mais il faut vraiment que je m’en aille maintenant. Mon père va mourir de faim. Je crois que tu peux renoncer pour aujourd’hui à la compagnie de Gisa Hartleben pour ton déjeuner et te contenter de l’Albergo del Sole, puisque tu n’as plus rien à apprendre de mon amie.

On en pouvait conclure qu’il avait dû, au cours de l’heure précédente, être question d’une chose parmi bien d’autres choses, car ces propos semblaient impliquer que Norbert Hanold avait reçu d’utiles leçons de la jeune dame susnommée. Il ne releva pas ces paroles d’exhortation, mais pour la première fois quelque chose lui vint à l’idée qu’il exprima ainsi :

Mais ton père, qu’est-ce qu’il va...

Mlle Zoé l’interrompit sans manifester aucune espèce d’inquiétude :

— Oh ! rien, probablement. Je ne suis pas une pièce indispensable à sa collection zoologique. Si je l’avais été, mon cœur ne se serait peut-être pas aussi sottement attaché à toi. D’ailleurs, il m’est depuis longtemps apparu qu’une femme ne vaut qu’autant qu’elle libère l’homme des soucis domestiques. Sur ce point, tu peux être rassuré quant à l’avenir, je les épargne toujours à mon père. Mais il sera peut-être justement, dans ce cas, d’un autre avis que le mien, et nous arrangerons alors la chose de la façon la plus simple du monde. Tu iras pendant quelques jours à Capri et tu y prendras avec un collet d’herbe, —tu pourras essayer comme cela se fait sur mon petit doigt — une Lacerta Faraglionensis. Tu la lâcheras ici et tu la captureras à nouveau sous ses yeux. Puis tu le feras choisir entre le lézard et moi. C’est moi qu’il t’accordera si certainement que je le regrette presque pour toi. Je suis assez ingrate, je le sens aujourd’hui, envers son collègue Eimer, car sans la géniale invention de celui-ci, relative aux lézards, je ne serais sans doute pas venue à la maison de Méléagre et cela eût été dommage, non seulement pour toi, mais encore pour moi.

Elle exprima cette opinion comme elle était déjà sortie de la villa de Diomède, il n’y avait malheureusement pas de témoin qui pût nous rapporter les inflexions et le ton qu’avait alors sa voix. Mais si elles étaient à l’avenant du reste de sa personne, les inflexions de sa voix avaient alors, sans aucun doute, un charme extraordinairement joli et espiègle.

En tout cas, Norbert Hanold en fut tellement saisi qu’il s’écria, emporté par un élan poétique :

— Oh ! Zoé, toi qui es la vie aimée et la présence aimable, ferons-nous notre voyage de noces en Italie et à Pompéi ?

Ceci confirmait de façon décisive ce fait d’expérience que le changement des circonstances entraîne aussi un changement dans l’âme de l’homme en même temps qu’un affaiblissement concomitant de la mémoire. Car il ne lui venait pas à l’esprit qu’ils risquaient, lui et sa compagne de voyage, de recevoir de la part de compagnons de voyage misanthropes et maussades les sobriquets d’Auguste et de Grete. Il y pensait aussi peu qu’au fait qu’ils s’en allaient ensemble, la main dans la main, par la rue des Tombeaux de Pompéi. À vrai dire, elle ne méritait pas ce nom pour l’instant. Un ciel éblouissant et sans nuages souriait au-dessus d’elle. Le soleil couvrait d’un tapis doré les antiques plaques de lave, le Vésuve éployait son large panache de fumée et toute la ville semblait être recouverte, non de cendres et de pierres ponces, mais de perles et de diamants, grâce à l’effet de la pluie bienfaisante. Avec ces joyaux rivalisait l’éclat de la lueur qui brillait dans les yeux de la jeune fille du zoologiste, mais ses lèvres prudentes répondaient au souhait de voyage qu’avait exprimé son ami d’enfance, lui-même comme exhumé d’un long ensevelissement :

— Je crois qu’il n’est pas besoin de se casser la tête à ce sujet aujourd’hui. C’est une chose à laquelle il faudra réfléchir sérieusement et pour laquelle nous réserverons nos méditations à venir. Mais, pour ma part, je ne me sens pas encore assez pleinement vivante pour prendre une pareille décision géographique.

Ceci témoignait d’une grande modestie de la part de celle qui jugeait ainsi sa propre capacité à scruter les choses auxquelles elle n’avait pas réfléchi encore. Ils étaient à présent arrivés à la Porte d’Hercule, à cet endroit où, au début de la Strada Consolare, des dalles sont posées en travers de la rue. Norbert Hanold s’arrêta devant les dalles et dit d’un ton de voix très particulier :

— Passe ici, devant, je t’en prie.

Un sourire gai et entendu passa sur les lèvres de sa compagne, et retroussant légèrement sa robe de la main gauche, Gradiva-Rediviva-Zoé Bertgang, enveloppée des regards rêveurs de Hanold, de sa démarche souple et tranquille, en plein soleil, sur les dalles, passa de l’autre côté de la rue.


1 Poisson à frire : fillette à l’âge ingrat. (N. d. T.)