Les théories sexuelles infantiles*

Le matériel sur lequel s’appuie la synthèse qui suit provient de plusieurs sources. Premièrement, de l’observation directe de ce que les enfants disent et font ; deuxièmement, de ce que communiquent les névrosés adultes, en rapportant au cours d’un traitement psychanalytique les souvenirs conscients qu’ils gardent de leur enfance ; enfin, en troisième lieu, des déductions, des constructions et des souvenirs inconscients traduits dans le conscient, tels qu’on les obtient à partir de la psychanalyse des névrosés.

Si la première de ces trois sources ne suffit pas à elle seule à fonder une pleine connaissance de notre sujet, c’est en raison du comportement des adultes à l’égard de la vie sexuelle des enfants. On ne leur prête aucune activité sexuelle, et donc on ne se donne pas la peine d’en observer une, tandis que, d’autre part, on en réprime les manifestations qui seraient dignes d’attention. L’occasion de puiser à cette source, la plus claire et la plus abondante, se trouve par là très restreinte. À  tout ce qui provient des informations, libres de toute influence, fournies par les adultes à propos de leurs souvenirs d’enfance conscients, on peut faire l’objection majeure qu’il a pu y avoir falsification rétrospective mais, de toute façon, un tel matériel sera apprécié en fonction de ce que ceux qui s’en portent garants sont ultérieurement devenus des névrosés. Le matériel de la troisième origine subira toutes les attaques habituelles : on ne saurait se fier à la psychanalyse ni tenir pour certaines les déductions tirées d’elle. Aussi ne puis-je ici éprouver la validité d’un tel jugement ; je veux simplement donner l’assurance que ceux qui connaissent et pratiquent la technique psychanalytique acquièrent une profonde confiance dans ses résultats.

Je ne peux garantir que mes résultats soient complets, je puis seulement répondre du soin que j’ai pris à les obtenir.

Il reste une question difficile : décider dans quelle mesure on est autorisé à supposer pour tous les enfants, c’est-à-dire pour chaque enfant en particulier, ce que l’on rapporte ici des enfants en général. La pression de l’éducation et l’intensité différente de la pulsion sexuelle rendront évidemment possibles de grandes variations individuelles dans le comportement sexuel de l’enfant et surtout elles auront une influence sur le moment où apparaît l’intérêt sexuel des enfants. C’est pourquoi je n’ai pas divisé mon exposé selon les époques successives de l’enfance mais regroupé ce qui entre en jeu plus ou moins tôt selon les enfants. Je suis convaincu en tout cas qu’aucun enfant – aucun du moins qui soit sain d’esprit ou moins encore aucun qui soit bien doué intellectuellement – ne peut manquer d’être préoccupé par les problèmes sexuels dans les années d’avant la puberté.

Je n’attache pas grande importance à l’objection qui veut que les névrosés constituent une classe d’hommes particulière, qui se distinguerait par une constitution dégénérative et de l’enfance desquels on devrait s’interdire de tirer des conclusions se rapportant à l’enfance des autres. Les névrosés sont des hommes tout comme les autres et ils ne sauraient dans leur enfance être toujours facilement distingués de ceux qui plus tard resteront sains. Un des résultats les plus précieux de nos investigations psychanalytiques est de montrer que les névrosés n’ont pas de contenu psychique particulier, qui leur appartienne en propre, mais que, comme le dit C. G. Jung, les complexes qui les rendent malades sont ceux-là mêmes contre lesquels nous, hommes sains, nous combattons. La différence est simplement que les personnes saines savent maîtriser ces complexes sans gros dommages décelables pratiquement, alors que les névrosés ne réussissent la répression de ces complexes qu’au prix de formations substitutives coûteuses, donc pratiquement n’y réussissent pas. Névrosés et normaux sont encore naturellement beaucoup plus proches les uns des autres dans l’enfance qu’ils ne le seront ultérieurement, si bien que je ne puis tenir pour une erreur de méthode le fait d’utiliser ce que disent les névrosés de leur enfance, afin d’en tirer par analogie des conclusions sur la vie infantile normale. Mais comme les futurs névrosés offrent très souvent dans leur constitution une pulsion sexuelle particulièrement forte et une tendance à la précocité, à la manifestation avant terme de cette pulsion, ils nous laisseront beaucoup voir de l’activité sexuelle infantile, et d’une façon plus vive et plus nette que cela ne serait possible à nos capacités d’observation d’ordinaire si émoussées quand elles s’appliquent à d’autres enfants. En tout cas on n’appréciera la valeur réelle des informations fournies par des adultes névrosés qu’en recueillant aussi les souvenirs d’enfance des personnes adultes saines, selon le procédé d’Havelock Ellis.

Des circonstances externes et internes défavorables font que les informations dont je vais faire état portent principalement sur l’évolution sexuelle d’un seul sexe, à savoir le sexe masculin. Mais un recueil comme celui que j’entreprends ici ne se limite pas nécessairement à sa valeur purement descriptive. La connaissance des théories sexuelles infantiles, des formes qu’elles prennent dans la pensée des enfants, peut être intéressante de différents points de vue, et, de façon surprenante, aussi pour la compréhension des mythes et des contes. Mais elle est proprement indispensable pour la conception des névroses elles-mêmes : là les théories infantiles ont encore cours et prennent une part déterminante sur la forme que présenteront les symptômes.

***

Si nous pouvions renoncer à notre condition corporelle et, purs êtres pensants venant par exemple d’une autre planète, saisir les choses de cette terre d’un regard neuf, rien ne frapperait plus peut-être notre attention que l’existence de deux sexes parmi les êtres humains qui, par ailleurs si semblables, accentuent pourtant leur différence par les signes les plus extérieurs. Or il ne semble pas que les enfants choisissent eux aussi ce fait fondamental comme point de départ de leurs recherches sur les problèmes sexuels. Comme ils connaissent père et mère d’aussi loin que remontent leurs souvenirs, ils en acceptent l’existence comme une réalité qu’il n’y a pas à examiner plus avant, et le garçon se comporte de la même façon à l’égard d’une petite sœur dont il n’est séparé que par une différence minime d’un ou deux ans. Ce n’est pas du tout de façon spontanée, comme s’il s’agissait d’un besoin inné de causalité, que s’éveille en ce cas la poussée de savoir1 des enfants, mais sous l’aiguillon des pulsions égoïstes qui les dominent, quand ils se trouvent – disons après l’achèvement de la deuxième année – en face de l’arrivée d’un nouvel enfant. Quant aux enfants qui n’ont pas vu chez eux quelqu’un venir ainsi prendre ses quartiers dans leur chambre, ils sont en mesure, par des observations faites dans d’autres maisons, de se placer quand même dans une telle situation. La fin de cet état où ses parents lui consacraient leurs soins, qu’elle soit vécue réellement ou redoutée à juste titre, le pressentiment d’avoir, à partir de ce moment et pour toujours, à partager tout ce qu’il possède avec le nouveau venu, ont pour effet d’éveiller la vie affective de l’enfant et d’aiguiser sa faculté de penser. L’aîné manifeste, contre le concurrent, une hostilité non dissimulée qui se soulage dans un jugement sans aménité, dans des désirs comme : « que la cigogne le remporte » et autres choses de ce genre, et qui même, à l’occasion, lui fait commettre de petits attentats sur ce qui est couché là, sans défense, dans le berceau. En règle générale, si la différence d’âge est plus grande, l’expression de cette hostilité primaire s’atténue ; de même, à un âge un peu plus avancé, s’il ne vient pas de frère ou de sœur, c’est le désir d’un compagnon de jeu, comme l’enfant a pu en voir ailleurs, qui peut l’emporter.

Sous l’incitation de ces sentiments et de ces soucis, l’enfant en vient maintenant à s’occuper du premier, du grand problème de la vie et se pose la question : d’où viennent les enfants ? question qui, à la vérité, veut dire tout d’abord : d’où est venu, en particulier, cet enfant perturbateur ? On croit percevoir l’écho de cette première question-énigme dans un grand nombre d’énigmes des mythes et des légendes ; la question elle-même est, comme toute recherche, un produit de l’urgence de la vie2 comme si l’on avait assigné à la pensée cette tâche de prévenir le retour d’événements si redoutés. Supposons toutefois que la pensée de l’enfant se libère bientôt de cette incitation et continue à travailler comme pulsion de recherche indépendante. Dans les cas où l’enfant n’est pas déjà trop intimidé, il trouve tôt ou tard le chemin le plus court : demander une réponse à ses parents ou aux personnes qui représentent pour lui la source du savoir. Mais c’est une impasse. L’enfant obtient soit une réponse évasive soit une réprimande pour son désir de savoir ; ou alors, on se débarrasse de lui avec une information à portée mythologique qui, pour les pays germaniques, dit ceci : c’est la cigogne qui apporte les enfants, qu’elle est allée chercher dans l’eau. J’ai des raisons de penser qu’il y a beaucoup plus d’enfants que ne le soupçonnent les parents qui ne sont pas satisfaits par cette solution et lui opposent un doute énergique, même si celui-ci n’est pas toujours ouvertement avoué. Je connais un enfant de trois ans qui, ayant obtenu une telle explication, avait disparu, au grand effroi de sa nourrice : on le retrouva au bord du grand étang du château où il s’était dépêché d’aller pour observer les enfants dans l’eau ; j’en connais un autre qui ne pouvait permettre à son incrédulité qu’une formulation timide ; il savait mieux : ça n’était pas la cigogne qui apportait les enfants, mais le… héron. Il me semble découler de nombreuses informations que les enfants refusent de croire à la théorie de la cigogne, mais après avoir été ainsi une première fois trompés et repoussés, ils en viennent à soupçonner qu’il y a quelque chose d’interdit que les « grandes personnes » gardent pour elles, et, pour cette raison, ils enveloppent de secret leurs recherches ultérieures. Mais ils ont aussi vécu par là la première occasion d’un « conflit psychique » dans la mesure où des opinions, pour lesquelles ils éprouvent une préférence de nature pulsionnelle mais qui ne sont pas « bien » aux yeux des grandes personnes, entrent en opposition avec d’autres, qui sont fondées sur l’autorité des « grandes personnes », mais qui ne leur conviennent pas à eux. Ce conflit psychique peut devenir bientôt un « clivage psychique » ; l’une des deux opinions, qui va de pair avec le fait d’être un bon petit garçon mais aussi avec l’arrêt de la réflexion devient l’opinion consciente dominante ; l’autre, ayant reçu, entre-temps, de la part du travail de recherche, de nouvelles preuves, qui n’ont pas le droit de compter, devient l’opinion réprimée, « inconsciente ». Le complexe nucléaire de la névrose se trouve constitué par cette voie.

Récemment, l’analyse d’un petit garçon de 5 ans, analyse que son père avait entreprise avec lui avant de me la transmettre pour que je la publie [lien], m’a confirmé de façon irréfutable une idée que m’avaient depuis longtemps fait entrevoir les psychanalyses d’adultes. Je sais maintenant que la transformation subie par la mère pendant la grossesse n’échappe pas au regard pénétrant de l’enfant, et que celui-ci est tout à fait en mesure d’établir au bout d’un certain temps la relation correcte entre le fait que le corps de sa mère a grossi et l’apparition d’un enfant. Dans le cas cité, le petit garçon avait 3 ans et demi lorsque sa sœur naquit et 4 ans trois quarts lorsqu’il laissa deviner par les allusions les moins douteuses qu’il en savait plus long. Mais cette découverte faite très tôt est toujours tenue secrète et, plus tard, en relation avec les destins ultérieurs de la recherche sexuelle de l’enfant, elle est refoulée et oubliée.

Ainsi la « fable de la cigogne » ne fait pas partie des théories sexuelles infantiles ; c’est au contraire l’observation des animaux, qui dissimulent si peu leur vie sexuelle et dont l’enfant se sent si proche, qui renforce l’incrédulité de l’enfant. Avec la découverte que l’enfant se développe dans le corps de la mère, découverte qu’il fait encore indépendamment, l’enfant serait sur la bonne voie pour résoudre le problème sur lequel il met d’abord à l’épreuve la force de sa pensée. Mais il est inhibé dans la suite de ses progrès par une ignorance, que rien ne peut pallier et par de fausses théories que l’état de sa propre sexualité lui impose.

Ces fausses théories sexuelles que je vais maintenant examiner ont toutes une propriété très remarquable. Bien qu’elles se fourvoient de façon grotesque, chacune d’elles contient pourtant un fragment de pure vérité ; elles sont sous ce rapport analogues aux solutions qualifiées de « géniales » que tentent de donner les adultes aux problèmes que pose le monde et qui dépassent l’entendement humain. Ce qu’il y a en elles de correct et de pertinent s’explique par le fait qu’elles trouvent leur origine dans les composantes de la pulsion sexuelle qui sont déjà à l’œuvre dans l’organisme de l’enfant ; ce n’est pas l’arbitraire d’une décision psychique ou le hasard des impressions qui ont fait naître de telles hypothèses, mais les nécessités de la constitution psycho-sexuelle, et c’est pourquoi nous pouvons parler de théories sexuelles infantiles typiques, c’est aussi pourquoi nous trouvons les mêmes conceptions erronées chez tous les enfants dont la vie sexuelle nous est accessible.

La première de ces théories est liée au fait que sont négligées les différences entre les sexes, négligence dont nous avons souligné dès le départ qu’elle était caractéristique de l’enfant. Cette théorie consiste à attribuer à tous les humains, y compris les êtres féminins, un pénis, comme celui que le petit garçon connaît à partir de son propre corps. Précisément dans cette constitution sexuelle que nous devons considérer comme « normale », le pénis, déjà pour l’enfant, est la zone érogène directrice, l’objet sexuel auto-érotique primordial et la valeur qu’il lui accorde trouve son reflet logique dans l’incapacité où il est de se représenter une personne semblable au moi sans cet élément essentiel. Quand le petit garçon voit les parties génitales d’une petite sœur, ses propos montrent que son préjugé est déjà assez fort pour faire violence à la perception ; au lieu de constater le manque du membre, il dit régulièrement en guise de consolation et de conciliation : c’est que le… est encore petit ; mais quand elle sera plus grande, il grandira bien. La représentation de la femme au pénis réapparaît à nouveau, plus tard, dans les rêves de l’adulte : dans un état d’excitation sexuelle nocturne, il renverse une femme, la dénude et se prépare au coït, quand la vue du membre parfaitement développé à la place des parties génitales féminines arrête le rêve et l’excitation. Les nombreux hermaphrodites de l’Antiquité classique reproduisent fidèlement cette représentation que tous les enfants ont eue un jour ; on peut observer que celle-ci ne choque pas la plupart des gens normaux tandis que les formes hermaphrodites des organes génitaux que la nature laisse se produire dans la réalité suscitent presque toujours la plus grande aversion.

Si cette représentation de la femme au pénis se « fixe » chez l’enfant, résiste à toutes les influences ultérieures de la vie et rend l’homme incapable de renoncer au pénis chez son objet sexuel, alors un tel individu, avec une vie sexuelle par ailleurs normale, deviendra nécessairement un homosexuel et cherchera ses objets sexuels parmi les hommes qui, pour d’autres caractères somatiques et psychiques, lui rappellent la femme. La femme réelle, telle qu’elle sera connue plus tard, demeure pour lui impossible comme objet sexuel, car elle manque de l’excitant sexuel essentiel, et même, en relation avec une autre impression de l’enfance, elle peut devenir pour lui objet d’aversion. L’enfant, principalement dominé par l’excitation du pénis, a pris l’habitude de se procurer du plaisir en excitant celui-ci avec sa main ; il a été pris sur le fait par ses parents ou les personnes qui s’occupent de lui et la menace qu’on allait lui couper le membre l’a rempli d’effroi. L’effet de cette « menace de castration » correspond exactement à la valeur accordée à cette partie du corps : il est donc extraordinairement profond et durable. Les légendes et les mythes témoignent de la révolte qui bouleverse la vie affective de l’enfant, de la terreur qui est liée au complexe de castration ; dans cette mesure, plus tard, la conscience répugnera encore à se souvenir de celui-ci. Or les parties génitales de la femme quand, plus tard, elles sont perçues, et conçues comme mutilées, évoquent cette menace et, pour cette raison, provoquent chez l’homosexuel de l’horreur au lieu du plaisir. Rien ne peut plus être changé dans cette réaction, même quand l’homosexuel apprend de la science que son hypothèse d’enfant, à savoir que la femme aussi possède un pénis, n’était pas si absurde que cela. L’anatomie a reconnu que le clitoris, à l’intérieur de la vulve, était l’organe homologue du pénis et la physiologie des processus sexuels a pu ajouter que ce petit pénis, qui ne grandit pas, se comporte bel et bien dans l’enfance de la femme, comme un véritable pénis : il est le siège d’excitations qui conduisent à le toucher, son excitabilité confère à l’activité sexuelle de la petite fille un caractère masculin et une vague de refoulement est nécessaire dans les années de la puberté pour laisser apparaître la femme en évacuant cette sexualité masculine. Or, chez beaucoup de femmes, la fonction sexuelle est atrophiée, soit que l’excitabilité du clitoris soit maintenue obstinément, en sorte qu’elles restent insensibles dans le coït, soit que le refoulement aille trop loin, au point que son effet est en partie supprimé par formation hystérique de substituts ; tout cela est loin de donner tort à la théorie sexuelle infantile qui veut que la femme, comme l’homme, détienne un pénis.

On peut aisément observer que la petite fille partage pleinement l’estimation de son frère ; elle développe un grand intérêt pour cette partie du corps du petit garçon ; mais cet intérêt se voit aussitôt commandé par l’envie. La petite fille se sent désavantagée, elle fait des tentatives pour uriner dans la position qui est permise au petit garçon du fait qu’il possède le grand pénis et quand elle réprime ce désir : j’aimerais mieux être un garçon, nous savons à quel manque ce désir doit remédier……

Si l’enfant pouvait suivre ce que lui indique l’excitation du pénis, il se rapprocherait un peu de la solution de son problème. Que l’enfant croisse dans le corps de la mère n’est manifestement pas une explication suffisante. Comment y entre-t-il ? Qu’est-ce qui déclenche son développement ? Que le père y soit pour quelque chose, c’est vraisemblable ; il dit bien que l’enfant est aussi son enfant3. D’un autre côté, le pénis a aussi, sans aucun doute, sa part dans ces processus mystérieux, il en témoigne par son excitation qui accompagne tout ce travail de pensée. À cette excitation sont liées des impulsions que l’enfant ne sait pas interpréter, impulsions obscures à une action violente : pénétrer, casser, percer des trous partout. Mais quand l’enfant semble ainsi en bonne voie pour postuler l’existence du vagin et reconnaître dans une telle pénétration du pénis du père dans la mère cet acte par lequel l’enfant apparaît dans le corps de la mère, c’est là que la recherche s’interrompt, déconcertée : elle vient buter sur la théorie selon laquelle la mère possède un pénis comme l’homme et l’existence de la cavité qui reçoit le pénis demeure inconnue de l’enfant. On admettra volontiers que l’insuccès de son effort de pensée facilite le rejet et l’oubli de celui-ci. Cette rumination intellectuelle et ce doute sont pourtant les prototypes de tout le travail de pensée ultérieur touchant la solution de problèmes et le premier échec a un effet paralysant pour toute la suite du temps.

L’ignorance du vagin fait aussi que la seconde des théories sexuelles ne peut être convaincante pour l’enfant. Si l’enfant croît dans le corps de la mère puis s’en trouve enlevé, cela ne peut se produire que par un seul chemin, l’orifice intestinal. L’enfant doit être évacué comme un excrément, une selle. Quand, dans les années ultérieures, la même question fera l’objet de la réflexion solitaire, ou d’une conversation entre deux enfants, certaines informations peuvent bien prendre cours : l’enfant viendrait par le nombril qui s’ouvre ou bien le ventre serait fendu pour que l’enfant en soit extrait, comme cela arrive au loup dans le conte du petit chaperon rouge. Ces théories sont exprimées ouvertement et on en garde plus tard un souvenir conscient ; elles ne contiennent plus rien de choquant Les mêmes enfants ont alors tout à fait oublié qu’ils croyaient, dans les années antérieures, à une autre théorie de la naissance à laquelle fait à présent obstacle le refoulement, intervenu entre-temps, des composantes sexuelles anales. À l’époque, la selle était quelque chose dont on pouvait parler sans honte dans la chambre des enfants, l’enfant ne se tenait pas encore aussi éloigné de ses penchants coprophiliques constitutionnels ; il n’y avait rien de dégradant à venir au monde comme un de ces tas de crotte que le dégoût n’avait pas encore proscrits. La théorie cloacale qui demeure valable pour tant d’animaux était la plus naturelle et la seule qui pût s’imposer à l’enfant comme étant vraisemblable.

Mais alors il n’y avait rien que de logique à ce que l’enfant refusât à la femme le douloureux privilège de l’enfantement. Si les enfants sont mis au monde par l’anus, l’homme peut aussi bien enfanter que la femme. Le petit garçon peut donc également forger le fantasme qu’il fait lui-même des enfants sans que nous ayons besoin pour autant de lui imputer des penchants féminins. Il ne fait par là que manifester la présence encore active de son érotisme anal.

Si la théorie cloacale de la naissance subsiste dans la conscience pendant les années ultérieures de l’enfance, ce qui arrive parfois, elle apporte aussi avec elle une solution de la question portant sur l’origine des enfants, solution qui assurément n’offre plus rien d’originaire. Cela se passe comme dans le conte. On mange une certaine chose et cela vous fait avoir un enfant. La malade mentale redonne vie à cette théorie infantile de la naissance. Une maniaque par exemple va conduire le médecin en train de faire sa visite jusqu’à un petit tas de crotte qu’elle a déposé dans un coin de sa cellule et lui dire en riant : « Voilà l’enfant que j’ai eu aujourd’hui. »

La troisième des théories sexuelles typiques s’offre aux enfants quand, à la faveur de quelque hasard domestique, ils se trouvent être témoins des rapports sexuels de leurs parents, rapports dont ils ne peuvent avoir d’ailleurs que des perceptions très incomplètes. Quel qu’en soit le fragment qui s’offre alors à leur observation – positions respectives des deux personnes, bruits ou telle circonstance annexe – ils en arrivent dans tous les cas à la même conception, qu’on peut appeler une conception sadique du coït : ils y voient quelque chose que la partie la plus forte fait subir avec violence à la plus faible et ils le comparent, surtout les garçons, à une lutte, comme celle dont ils ont l’expérience dans les rapports entre enfants et d’où n’est pas absent un supplément d’excitation sexuelle. Je n’ai pas pu établir que les enfants reconnaissaient dans l’observation de ce qui s’était passé entre les parents le fragment nécessaire à la solution du problème des enfants ; plus souvent il apparaissait que cette relation était méconnue par les enfants, précisément en fonction du fait qu’ils avaient ainsi interprété l’acte amoureux comme un acte de violence. Mais cette conception sadique du coït donne elle-même l’impression d’un retour de l’obscure impulsion à exercer une activité qui, au moment de la première réflexion sur l’énigme de l’origine des enfants, se rattachait à l’excitation du pénis. Il ne faut pas non plus écarter la possibilité que la toute première impulsion sadique, qui aurait presque fait deviner le coït, est elle-même intervenue sous l’influence des souvenirs les plus obscurs des rapports parentaux, souvenirs pour lesquels l’enfant, alors qu’il partageait encore, dans ses premières années, la chambre à coucher des parents, avait reçu le matériel, sans qu’à l’époque il lui donnât sa valeur4.

La théorie sadique du coït qui, ainsi isolée, va égarer la recherche là où elle aurait pu apporter des confirmations, est encore une fois l’expression d’une des composantes sexuelles innées qui peut être plus ou moins prononcée selon les enfants, et c’est pourquoi elle est juste jusqu’à un certain point : elle devine en partie l’essence de l’acte sexuel et la « lutte des sexes » qui le précède. Il n’est pas rare non plus que l’enfant soit à même d’appuyer sa conception sur des perceptions accidentelles qu’il saisit pour une part correctement mais qu’il interprète pour une autre part de nouveau faussement et même à l’envers. De fait chez beaucoup de couples la femme répugne généralement à l’étreinte conjugale qui ne lui apporte aucun plaisir mais seulement le danger d’une nouvelle grossesse, et il se peut que la mère fournisse ainsi à l’enfant qui est censé dormir (ou qui fait semblant de dormir), une impression qui ne peut vraiment être interprétée que comme une action de défense contre un acte de violence. D’autres fois encore, c’est l’ensemble du mariage qui offre à l’enfant attentif le spectacle d’une lutte permanente se manifestant dans des éclats de voix et des gestes hostiles ; aussi l’enfant ne s’étonnera-t-il pas que cette lutte se poursuive aussi pendant la nuit et finalement soit conduite par les mêmes méthodes que celles dont il use habituellement dans ses rapports avec ses frères et sœurs ou ses camarades de jeu.

Si l’enfant découvre des taches de sang dans le lit ou sur le linge de sa mère, il y voit encore une confirmation de sa conception. C’est pour lui une preuve de ce que dans la nuit son père a commis une nouvelle agression contre la mère, alors que nous interpréterons plus volontiers cette tache fraîche de sang comme l’indice d’une pause dans les rapports sexuels. Bien des phénomènes autrement inexplicables d’« horreur du sang » chez les nerveux trouvent leur explication à la lumière de cette connexion. L’erreur de l’enfant recouvre de nouveau un fragment de vérité ; en effet, dans une certaine situation bien connue, la tache de sang prend valeur de signe du rapport sexuel initial.

En relation moins étroite avec l’insoluble problème de savoir d’où viennent les enfants, l’enfant se préoccupe d’une autre question : quels sont l’essence et le contenu de cet état que l’on appelle « être marié » ; il y répond différemment selon la conjonction de perceptions fortuites fournies par les parents et de celles de ses propres pulsions qui sont encore marquées de plaisir. Mais ce qui est commun à toutes ces réponses, c’est que l’enfant se promet de l’état d’être marié une satisfaction de plaisir et suppose qu’il n’y est plus question d’avoir honte. La conception que j’ai rencontrée le plus souvent veut qu’« on urine l’un devant l’autre » ; une variante résonne comme si elle voulait apporter sur un mode symbolique plus de savoir : l’homme urine dans le pot de la femme. D’autres fois le sens du mariage réside en ceci : on se montre mutuellement son derrière (sans avoir honte). Dans un cas où l’éducation avait réussi à retarder pour un temps particulièrement long la connaissance sexuelle, une jeune fille de quatorze ans déjà réglée en vint, par l’incitation de ses lectures, à l’idée que l’état de mariage consistait en un « mélange du sang », et comme sa propre sœur n’avait pas encore ses règles cette jeune concupiscente entreprit un attentat sur une amie en visite qui avait confié qu’elle avait ses règles, pour la contraindre à ce « mélange du sang ».

Les opinions infantiles sur la nature du mariage, qui sont souvent retenues par la mémoire consciente, ont une grande importance pour la symptomatologie d’une affection névrotique ultérieure. Elles se donnent d’abord une expression dans les jeux des enfants, dans lesquels on fait ensemble ce qui constitue l’état d’être marié et plus tard le désir d’être marié peut prendre la forme d’expression infantile, pour apparaître dans une phobie tout d’abord non reconnaissable ou dans un symptôme correspondant5.

Ce seraient là les plus importantes des théories sexuelles de l’enfant typiques, produites spontanément dans les toutes premières années, sous la seule influence des composantes pulsionnelles sexuelles. Je sais que je n’ai pas réussi à produire un matériel complet ni à établir sans lacunes le rapport avec le reste de la vie de l’enfant. Je peux encore ajouter ici quelques compléments dont autrement toute personne informée aurait ressenti l’absence. Soit par exemple la théorie importante selon laquelle c’est par un baiser qu’on a un enfant, théorie qui trahit avec évidence la prédominance de la bouche comme zone érogène. Dans mon expérience cette théorie est exclusivement féminine et plus d’une fois nous la rencontrons avec un rôle pathogène chez des jeunes filles pour qui la recherche sexuelle a été soumise dans l’enfance à de très fortes inhibitions. Une de mes patientes est parvenue par une perception fortuite à la théorie de la « Couvade » qui, comme on sait, est une coutume en vigueur chez plus d’un peuple et qui vise vraisemblablement à combattre le doute, jamais entièrement surmontable, concernant la paternité. Un des oncles de cette patiente quelque peu original resta pendant des jours à la maison après la naissance de son enfant ; il recevait les visiteurs en robe de chambre, d’où elle conclut que les deux parents avaient pris part à la naissance et devaient s’aliter.

Autour de la dixième ou onzième année, les enfants commencent à être informés des questions sexuelles. Un enfant qui a grandi dans une atmosphère sociale moins inhibée, ou qui a trouvé des occasions plus favorables à l’observation, raconte aux autres ce qu’il sait, parce que par là il peut se sentir mûr et supérieur. Ce que les enfants apprennent ainsi est le plus souvent la vérité, c’est-à-dire que leur est révélée l’existence du vagin et sa destination, mais, à part cela, les explications qu’ils s’empruntent les uns aux autres sont souvent mêlées avec du faux et chargées des résidus des théories sexuelles infantiles anciennes. Elles ne sont presque jamais complètes ni suffisantes pour résoudre le tout premier problème. Tout comme au début l’ignorance du vagin, c’est maintenant l’ignorance du sperme qui empêche l’intelligence de l’ensemble. L’enfant ne peut deviner qu’une autre substance que l’urine est émise par le membre de l’homme et il peut arriver qu’une « jeune fille innocente », aussi tard que pendant sa nuit de noces, s’indigne de ce que son mari « urine en elle ». Les informations des années de la prépuberté provoquent un nouvel élan dans la recherche sexuelle des enfants ; mais les théories que les enfants créent alors n’ont plus la marque typique et originaire qui caractérisait les théories primaires, de la première enfance, au temps où les composantes sexuelles infantiles pouvaient sans connaître d’inhibition et sans subir de transformation trouver leur expression dans des théories. Les efforts intellectuels ultérieurs pour résoudre les énigmes sexuelles ne m’ont pas paru dignes d’être recueillis : ils ne peuvent plus guère prétendre avoir une importance pathogène. Leur multiplicité dépend naturellement en premier lieu de la nature de l’explication reçue ; leur importance réside plutôt en ce qu’ils réveillent les traces devenues inconscientes de cette première période de l’intérêt sexuel, de sorte qu’il n’est pas rare qu’une activité sexuelle masturbatoire et qu’une partie du détachement affectif à l’endroit des parents leur soient liées. D’où la condamnation des éducateurs jugeant qu’une telle explication donnée dans ces années « corrompt » les enfants.

Quelques exemples peuvent montrer quels éléments entrent souvent dans ces cogitations tardives des enfants touchant la vie sexuelle. Une jeune fille avait entendu dire par ses camarades d’école que l’homme donne à la femme un œuf qu’elle couve dans son corps. Un garçon, qui avait aussi entendu parler de l’œuf, identifie cet « œuf » avec le terme vulgaire pour désigner un testicule6, et se casse la tête pour savoir comment le contenu des bourses peut se renouveler constamment. Les explications vont rarement assez loin pour éviter des incertitudes essentielles concernant les processus sexuels. Ainsi des jeunes filles en viennent-elles à s’attendre à ce que le rapport sexuel n’ait lieu qu’une fois mais dure très longtemps, vingt-quatre heures, et que la série de tous les enfants résulte de cette seule fois. On pourrait penser que dans ce cas l’enfant a acquis sa connaissance du processus de reproduction chez certains insectes ; mais cette supposition n’est pas confirmée, la théorie apparaît comme une création spontanée. D’autres jeunes filles méconnaissent la période de gestation, la vie dans le corps maternel, et supposent que l’enfant vient au monde immédiatement après la nuit du premier rapport. Marcel Prévost dans ses Lettres de femmes a fait de cette erreur de jeune fille une amusante histoire. Le thème de cette recherche sexuelle tardive des enfants ou des adolescents demeurés au stade infantile peut difficilement s’épuiser et n’est peut-être pas en général sans intérêt, mais il demeure assez éloigné de mon intérêt, et je dois seulement souligner là que les enfants produisent beaucoup de choses fausses dans le but de contredire une connaissance plus ancienne, meilleure mais devenue inconsciente et refoulée.

La façon dont les enfants se comportent à l’égard des informations qui leur sont données a aussi son importance. Chez beaucoup d’entre eux, le refoulement sexuel s’est développé si avant qu’ils ne veulent rien entendre, et ils réussissent à demeurer ignorants même dans les années ultérieures, apparemment du moins, jusqu’à ce que dans la psychanalyse des névrosés le savoir émanant de la première enfance vienne à jour. Je connais aussi deux garçons qui ont entre dix et treize ans et qui certes ont reçu des explications sexuelles, mais ont opposé à celui qui s’en portait garant cette fin de non-recevoir : il se peut que ton père et d’autres se comportent de la sorte, mais je suis bien sûr que mon père, lui, ne ferait jamais ça. Pour variées que soient ces conduites tardives des enfants à l’égard de la satisfaction du désir7 sexuel de savoir, pour ce qui est de leurs premières années d’enfance, nous sommes en droit d’admettre un comportement tout à fait uniforme, et de croire qu’autrefois ils faisaient les plus grands efforts afin de découvrir ce que les parents font ensemble pour que viennent les enfants.