Les pulsions et leur destin
Il convient, entend-on dire souvent, qu’une science soit fondée sur des concepts fondamentaux clairs et bien définis. En réalité, aucune science, même parmi les plus exactes, ne débute par de semblables définitions. L’activité scientifique, à son véritable début, consiste bien plutôt à décrire des phénomènes qu’ensuite elle groupera, classera et rangera dans certaines catégories. Même quand il n’est question que de description, l’on ne peut éviter d’appliquer au matériel certaines idées abstraites prises quelque part, non certes tirées uniquement de la nouvelle expérience. Ces idées, fondements ultérieurs de la science, sont encore plus indispensables lorsqu’on continue à travailler sur le même sujet. Elles doivent d’abord comporter un certain degré d’incertitude et il ne saurait être question de délimiter nettement leur contenu. Tant qu’elles se trouvent en cet état, on parvient à s’entendre sur leur signification en recourant, de façon répétée, au matériel expérimental dont elles paraissent tirées, alors que ce matériel leur est en réalité soumis. Elles ont donc, à proprement parler, le caractère de conventions ; tout dépend de ce que leur choix n’a pas été arbitraire, mais qu’elles ont été désignées du fait de leurs importants rapports avec les matières empiriques dont on peut postuler l’existence avant même de l’avoir reconnue et prouvée. Seule une étude plus approfondie des phénomènes considérés permettra d’en mieux saisir le concept scientifique fondamental et de les modifier progressivement afin de les rendre utilisables sur une vaste échelle, tout en les débarrassant entièrement des contradictions. Il sera temps alors de les enfermer dans des définitions. Le progrès de la connaissance n’admet non plus aucune rigidité de ces définitions. Ainsi que le montre brillamment l’exemple de la physique, le contenu des « concepts fondamentaux » fixés en définitions se modifie aussi continuellement.
C’est d’un semblable concept fondamental et conventionnel, pour le moment encore assez obscur, mais dont nous ne pouvons nous passer en psychologie, celui de l'instinct, que nous allons parler. Efforçons-nous, en faisant appel à diverses disciplines, de donner un contenu à ce concept.
D’abord en partant de la physiologie. Nous lui devons le concept de l’excitation et le schéma du réflexe qui fait qu’une excitation venue du dehors et portant sur le tissu vivant (la substance nerveuse) est déversée au dehors par l’acte. Cet acte est opportun parce qu’il soustrait la substance excitée à l’effet de l’excitation, qu’il la place hors de portée de l’action de celle-ci.
Comment 1’« instinct » se comporte-t-il par rapport à l'« excitation » ? Rien ne nous empêche d’intégrer le concept de la pulsion dans celui de l’excitation, ni de dire que l’instinct est une excitation au sens psychique. Gardons-nous de confondre instinct et excitation psychique. Pour le psychisme, il existe manifestement d’autres excitations encore que les excitations pulsionnelles, des excitations qui agissent bien plus comme des excitations physiologiques. Quand, par exemple, une lumière très forte frappe l’œil, il n’est pas question d’excitation pulsionnelle ; c’est le contraire lorsqu’il y a sensation de sécheresse de la muqueuse pharyngienne ou excitation de la muqueuse stomacale1.
Notre matériel nous permet maintenant d’établir une distinction entre l’excitation pulsionnelle et toute autre excitation (physiologique) capable d’agir sur le psychisme. — 1° L’excitation pulsionnelle n’émane pas du monde extérieur, mais de l’intérieur même de l'organisme. C’est pourquoi elle agit d’autre manière sur le psychisme et son élimination exige d’autres moyens. Tout l’essentiel d’une excitation est défini lorsque nous admettons qu’elle agit comme un choc une seule fois donné ; elle peut alors se liquider par un seul acte approprié dont le type est la fuite motrice devant la cause de l’excitation. Naturellement, ces chocs peuvent se répéter et s’additionner, mais cela ne modifie en rien la conception du phénomène, ni les conditions de suppression de l’excitation. L’instinct, par contre, n’agit jamais à la manière d’une force de propulsion momentanée, mais toujours à la manière d’une force constante. Comme son action s’exerce non de l’extérieur mais de l’intérieur du corps, la fuite devant lui ne peut servir de rien. Nous appelons plus justement « besoin » l’excitation pulsionnelle ; ce qui fait disparaître ce besoin, c’est la « satisfaction ». Celle-ci ne peut être obtenue que par une modification appropriée de la source interne d’excitation.
Imaginons-nous à la place d’un être vivant à peu près dépourvu d’appui, non encore orienté dans l’univers et dont la substance nerveuse perçoit certaines excitations. Cet être sera bientôt en état de faire une première discrimination, de commencer à s’orienter. Il ressentira, d’une part, des excitations auxquelles il lui sera loisible de se soustraire par une action musculaire (fuite) et il les attribuera à un monde extérieur. D’autre part, il percevra d’autres excitations encore, vis-à-vis desquelles une pareille action restera sans effet et qui conserveront, malgré elle, leur caractère constamment impérieux ; ces excitations témoignent de l’existence d’un monde intérieur et sont la preuve des besoins instinctuels. La substance perceptrice de l’être vivant, du fait de son activité musculaire, acquiert ainsi un point d’appui qui lui permet de distinguer l’ « extérieur » de l’« intérieur ».
Ce qui caractérise d’abord et essentiellement l’instinct, c’est qu’il émane des sources d’excitation organiques internes et qu’il est une force constante. D’où nous pouvons conclure à l’impossibilité de lui échapper par la fuite, ce qui est l’un de ses autres caractères distinctifs. Cependant, au cours de cette discussion, quelque chose nous a frappés qui nous contraint à d’autres aveux. En ce qui concerne notre matériel expérimental, nous ne prenons pas comme concepts fondamentaux certaines conventions, mais nous utilisons aussi diverses hypothèses plus compliquées, destinées à nous guider dans l’exploration du monde phénoménal psychologique. Nous avons déjà cité la plus importante de ces hypothèses, il ne nous reste plus qu’à la mettre explicitement en relief. Elle est de nature biologique, se sert du concept de la tendance (et éventuellement de celui du but à atteindre) et peut se traduire ainsi : le système nerveux est un appareil qui a pour fonction d’éloigner chaque fois les excitations qui surgissent, de les abaisser au niveau le plus bas ou, lorsque la chose est possible, de se maintenir en état de non excitation. Ne nous choquons pas, pour l’instant, du vague de cette idée et attribuons, ceci dans un sens général, au système nerveux la tâche de maîtriser les excitations. Nous constatons alors combien l’entrée en jeu des instincts complique le simple schéma du réflexe physiologique. Les excitations extérieures nous imposent la seule obligation de nous soustraire à elles, ce qui se réalise grâce aux mouvements musculaires. L’un de ces mouvements atteint enfin son but et, en tant que réaction adéquate, devient alors une prédisposition héréditaire. Les excitations pulsionnelles, qui naissent à l’intérieur de l’organisme, ne peuvent se liquider par ce mécanisme. Elles réclament bien davantage du système nerveux, le contraignant à des activités compliquées, enchevêtrées qui modifient le monde extérieur jusqu’à ce que celui-ci offre à la source d’excitation interne la satisfaction qu’elle exige. Elles forcent surtout le système nerveux à renoncer au but idéal qu’il s’était forgé d’éloigner l’excitation, cela en entretenant un courant, ininterrompu et inévitable, d’excitation. Nous pouvons donc en conclure que les véritables promoteurs du progrès, ceux qui ont amené à son degré actuel de développement le système nerveux infiniment actif, ce sont bien les instincts et non point les excitations extérieures. Naturellement, rien n’empêche de croire que les instincts eux-mêmes, en partie tout au moins, soient des résidus d’actions excitatrices extérieures qui, au cours de la phylogénèse, ont agi, sur la substance vivante, en la modifiant.
Lorsqu’ensuite nous découvrons que l’activité des appareils psychiques les plus hautement évolués reste elle-même soumise au principe du plaisir, c’est-à-dire est réglée automatiquement par des impressions de la série plaisir-déplaisir, nous ne pouvons que malaisément nous défendre de l’idée que ces impressions reproduisent la manière même dont se réalise la maîtrise de l’excitation. Les choses se passent certainement de la façon suivante : l’impression de déplaisir se rapporte à un accroissement d’excitation, l’impression de plaisir à une diminution de celle-ci. Gardons-nous, tant que nous n’aurons pas réussi à deviner à peu près la nature de la relation entre le plaisir-déplaisir et les variations des quantités d’excitation, gardons-nous, dis-je, d’oublier la grande indétermination de ces hypothèses. Ces relations peuvent certainement être très variées et assez complexes.
Abandonnons maintenant le côté biologique de la question pour envisager la vie psychique. « L’instinct » nous apparaît alors comme un concept-limite entre le psychique et le somatique, comme un représentant psychique des excitations émanées de l’intérieur du corps et parvenues dans l’âme, comme le degré de travail imposé au psychique par suite de son lien avec le corporel.
Nous pouvons maintenant discuter de quelques termes qui se rapportent à la notion d’instinct, tels que poussée, but, objet, source de la pulsion.
On entend par poussée d’un instinct le facteur de motricité, la quantité de force ou la mesure du travail exigé qu’il représente. Ce caractère de poussée est une particularité générale de l’instinct et en constitue même l’essence. Tout instinct est une fraction d’activité. Un instinct négligemment qualifié de passif ne peut, en réalité, être rien d’autre qu’un instinct à but passif.
L’instinct a toujours pour but de se satisfaire, ce qui ne saurait être obtenu que par suppression de l’état de tension qui règne à la source même de l’instinct. Toutefois, alors même que le but final de tout instinct reste immuable, diverses voies peuvent y conduire, de sorte qu’il peut y avoir, pour chaque instinct, de multiples buts plus proches ou intermédiaires. Ces buts peuvent être combinés ou bien permuter entre eux. L’expérience nous permet aussi de parler d’instincts « inhibés quant au but » lorsqu’il s’agit de processus qui ayant d’abord évolué vers la satisfaction, se sont ensuite trouvés entravés ou détournés. Il faut admettre qu’une satisfaction partielle se trouve aussi liée à de semblables processus.
C’est dans l’objet de l’instinct ou grâce à lui que l’instinct peut atteindre son but. Par rapport à l’instinct, l’objet est le facteur le plus variable qui ne lui est pas primitivement lié et qui ne s’y rattache qu’en tendant à lui permettre de se satisfaire. L’objet n’est pas nécessairement extérieur, mais peut aussi bien faire partie du corps même. Au cours des vicissitudes de l’instinct l’objet est susceptible d’être changé à volonté ; c’est à ces déplacements de l’instinct qu’incombent les rôles les plus importants. Il arrive qu’un même objet serve à la fois à la satisfaction de plusieurs instincts. C’est le cas, d’après Alfred Adler, de l'intrication des instincts. Lorsque le lien entre l’instinct et l’objet est particulièrement étroit, nous parlons d’une fixation de l’instinct. Elle se réalise très souvent en des périodes très précoces de l’évolution de l’instinct et met fin à la mobilité de ce dernier en s’opposant intensément à sa libération.
On entend par source de l’instinct, le processus somatique qui se joue dans un organe ou dans une partie du corps et dont l’excitation est représentée, dans la vie psychique, par l’instinct. On ignore si ce processus est toujours de nature chimique ou bien s’il peut aussi correspondre à la décharge d’autres forces, mécaniques par exemple. L’étude des sources pulsionnelles n’appartient plus au domaine de la psychologie ; bien que l’origine et la source somatiques de l’instinct soient pour celui-ci un élément simplement décisif, il ne nous est connu, dans la vie psychique, que par ses buts. Une connaissance plus approfondie des sources de l’instinct n’est pas absolument indispensable aux recherches psychologiques. Parfois les buts de l'instinct nous permettent de remonter à ses sources.
Convient-il d’admettre que les diverses pulsions issues du somatique et qui influent sur le psychique se distinguent par diverses qualités et peuvent ainsi, dans la vie psychique, agir de façon qualitativement différente ? Rien ne permet de le croire ; il paraît plus juste de penser tout simplement que les pulsions sont toutes qualitativement équivalentes et que leur action ne dépend que des quantités d’excitation qu’elles portent, peut-être aussi de certaines fonctions de cette quantité. La diversité des sources instinctuelles suffit à expliquer pourquoi les activités psychiques des divers instincts se distinguent les unes des autres. D’ailleurs, un contexte ultérieur permettra seul d’établir ce que représente le problème de la qualité de l’instinct.
Combien y a-t-il d’instincts et quels sont-ils ? Il va de soi que l’arbitraire peut ici s’exercer librement. Quelle objection opposer, en effet, à celui qui utilise les concepts d’instinct de jeu, d’instinct de destruction, d’instincts sociaux, là où le sujet l’exige et où les bornes de l’analyse psychologique le permettent ? Il conviendrait cependant de ne pas oublier une question : les dits facteurs instinctuels, si spécialisés à un certain point de vue, ne permettraient-ils pas de pratiquer une dissection plus poussée encore dans la direction des sources instinctuelles, de telle sorte que seuls les instincts primitifs, impossibles à dissocier davantage, puissent prétendre à quelque importance ?
J’ai proposé de distinguer deux groupes d’instincts primitifs : les instincts du moi ou de conservation et les instincts sexuels. Il ne convient cependant pas de conférer à cette classification la valeur d’une hypothèse nécessaire, comme c’est le cas, par exemple, en ce qui concerne l’idée de la tendance biologique de l’appareil psychique (voir plus haut). Elle n’est qu’une hypothèse de travail de description et de classification. C’est l’histoire de l’évolution de la psychanalyse qui nous a incités à décrire ainsi les faits. La psychanalyse avait pris pour premier objet d’étude les psycho-névroses, en particulier celles du groupe des « névroses de transfert » (hystérie et névrose obsessionnelle) et s’était convaincue qu’à l’origine de chacune de ces maladies on pouvait découvrir un conflit entre les exigences de la sexualité et celles du moi. Toutefois, il est possible qu’une étude approfondie des autres affections névrotiques (surtout des psycho-névroses narcissiques : les schizophrénies) nous contraigne à modifier cette formule et nous oblige à grouper autrement les instincts primitifs. En attendant, nous ignorons encore cette nouvelle formule et n’avons rencontré aucun argument défavorable à l’opposition des instincts sexuels et des instincts du moi.
Je doute fort d’ailleurs qu’on parvienne jamais, en se fondant sur un nouveau regroupement du matériel psychologique, à trouver des indices décisifs qui permettraient de distinguer et de classer les instincts. Il semble bien plutôt nécessaire, pour procéder à ce travail, d’appliquer à ce matériel diverses hypothèses touchant la vie instinctuelle, et il serait souhaitable que ces hypothèses fussent empruntées à un autre domaine pour être ensuite rapportées à la psychologie. En ce qui concerne la biologie, disons qu’elle ne contredit certes pas la distinction entre les instincts sexuels et les instincts du moi. La biologie nous enseigne que la sexualité ne peut être mise sur le même niveau que les autres fonctions de l’individu, parce que ses tendances dépassent celui-ci et qu’elle a pour but la création de nouveaux individus, donc le maintien de l’espèce. Elle nous montre, en outre, que deux façons de concevoir le rapport entre le moi et la sexualité subsistent côte à côte, toutes deux justifiables. Suivant l’une, l’individu serait l’essentiel, la sexualité étant considérée comme l’une de ses activités, la satisfaction sexuelle comme l’un de ses besoins. Suivant l’autre, l’individu serait un appendice temporaire, éphémère, du plasma germinatif quasi immortel que lui aurait transmis la génération. L’idée que la fonction sexuelle se distingue, par un chimisme particulier, des autres processus somatiques constitue, si je ne me trompe, l’une des hypothèses fondamentales des recherches biologiques d’Ehrlich.
L’étude de la vie instinctuelle à partir du conscient se heurte à des difficultés presque insurmontables d’où il s’ensuit que l’exploration psychanalytique des troubles psychiques reste la source principale de nos connaissances. Conformément au processus de son développement, la psychanalyse n’a pu jusqu’à ce jour nous donner de renseignements tant soit peu satisfaisants qu’en ce qui concerne les instincts sexuels, et cela parce qu’elle n’est justement parvenue à isoler, dans les psychonévroses, que ce groupe de pulsions. Nos connaissances des instincts du moi s’enrichiront certainement aussi lorsque la psychanalyse parviendra à s’étendre aux autres affections névrotiques, encore qu’il puisse sembler téméraire de compter trouver, dans ce nouveau champ d’exploration, des conditions aussi favorables que dans l’autre.
Pour caractériser de façon générale les instincts sexuels, voici ce qu’on en peut dire : ils sont nombreux, émanent de multiples sources organiques, commencent par agir d’abord indépendamment les uns des autres et ne se combinent qu’ultérieurement, du fait d’une synthèse plus ou moins parfaite. Le but visé par chacun d’eux, c’est le plaisir organique. Une fois la synthèse réalisée, et alors seulement, ils entrent au service de la fonction de reproduction, et c’est à ce moment qu’ils deviennent, de façon générale, reconnaissables en tant qu’instincts sexuels. À leur première apparition, ils s’appuient d’abord sur les instincts de conservation dont ils ne se séparent que progressivement, et ils suivent aussi, dans la recherche de l’objet, la voie que leur indiquent les instincts du moi. Une partie d’entre eux restent un temps liés aux instincts du moi et dotent ceux-ci de composantes libidinales qui, au cours de la fonction normale, passent facilement inaperçues et ne sont mises en lumière que par la maladie. Ce qui distingue les instincts c’est le fait qu’ils peuvent, dans une large mesure, se remplacer les uns les autres et échanger facilement leurs objets. Ces derniers caractères les rendent capables de productions fort éloignées de leurs visées premières (sublimation).
Dans nos recherches sur le sort réservé aux instincts au cours de l’évolution et de la vie, nous serons contraints de nous en tenir aux instincts sexuels, mieux connus de nous. Voici ce que nous apprend l’observation au sujet du sort qui attend les instincts : ils subissent :
Le retournement en leur contraire ;
Le retournement contre le sujet lui-même ;
Le refoulement ;
La sublimation.
Comme je ne compte pas traiter ici de la sublimation et que, d’autre part, la question du refoulement exigera un chapitre particulier, il ne nous reste plus à décrire et à discuter que les deux premiers points. En tenant compte des facteurs qui contrecarrent l’évolution directe des instincts, l’on peut représenter les destins de ceux-ci comme des modes de défense contre eux-mêmes.
À y regarder de plus près, on voit que le retournement en son contraire se décompose en deux processus différents : l’instinct passe de l'activité à la passivité et le contenu de l’instinct subit un retournement. Les deux processus, étant d’essence différente, doivent, de ce chef, être étudiés séparément aussi.
Comme exemples du premier processus, citons les paires contrastées suivantes : sadisme-masochisme, voyeurisme-exhibitionnisme. Le retournement ne porte que sur les buts instinctuels ; le but actif : tourmenter, regarder est remplacé par le but passif : être tourmenté, être regardé. En un cas seulement, celui de la transformation de l’amour en haine, c’est le contenu qui se trouve retourné.
Le retournement contre soi-même nous devient compréhensible si nous considérons que le masochisme est bien un sadisme tourné contre le propre moi et que l’exhibition implique une contemplation de son propre corps. L’observation psychanalytique ne permet pas de douter du fait que le masochiste jouit de sa rage contre lui-même, l’exhibitionniste, de sa propre dénudation. L’essentiel de ce processus, c’est donc le changement d’objet, alors que le but, lui, reste inchangé.
Il ne nous échappera pas que, dans ces exemples, le retournement contre soi-même et le passage de l’activité à la passivité se rencontrent ou coïncident. Pour éclairer ces relations, une étude plus poussée semble inévitable.
En ce qui concerne la paire contrastée sadisme-masochisme, voici comment on peut se représenter le processus :
a) Le sadisme consiste en actes de violences, en affirmation de puissance contre une autre personne prise pour objet ;
b) Cet objet est abandonné et remplacé par soi-même. Ce retournement contre soi implique une transformation en but passif du but instinctuel actif ;
c) Une nouvelle personne extérieure est appelée à servir d’objet, et elle doit, par suite du changement de but réalisé, assumer le rôle de sujet.
Le cas c est celui de ce qu’on appelle communément masochisme. La satisfaction s’y produit aussi par la voie du sadisme primitif, en ce que le moi passif retourne imaginairement à sa place primitive, à présent abandonnée au sujet extérieur. L’existence d’une satisfaction masochique plus directe est tout à fait douteuse. Un masochisme primitif qui n’émanerait pas du sadisme, de la façon que nous venons de décrire, semble bien ne pas exister2. La manière dont se comporte l’instinct sadique dans la névrose obsessionnelle montre bien qu’il n’est pas superflu d’admettre l’existence du stade b. On trouve ici le retournement contre soi-même sans qu’il y ait passivité envers une nouvelle personne. La transformation ne va que jusqu’au stade b. Ce qui découle de la soif de tourment, c'est le tourment de soi-même, l’auto-punition, et non point le masochisme. Le verbe actif ne se mue pas en verbe passif, mais, adoptant une voie moyenne, en verbe réfléchi.
La manière de concevoir le sadisme est influencée aussi par le fait que cet instinct, à côté (ou plutôt peut-être en dedans) de son but général, paraît tendre vers un objectif tout à fait spécial. À côté de l’humiliation à faire subir, du triomphe à obtenir, il faut encore infliger de la douleur. Cependant, la psychanalyse semble montrer que le fait d’infliger ces souffrances ne se range pas parmi les objectifs primitifs de l’instinct. L’enfant sadique ne tient aucun compte de la douleur infligée et ne la recherche pas. Mais, une fois réalisée la conversion en masochisme, les souffrances se prêtent fort bien à fournir un but masochique passif, car nous avons tout lieu de croire que la souffrance, comme d’autres sensations de déplaisir, empiète sur l’excitation sexuelle et provoque un état agréable en vue duquel on peut se laisser infliger le déplaisir de la souffrance. Quand l’impression douloureuse est devenue un but masochique, le but sadique d’infliger de la douleur peut aussi en dériver par un retour en arrière. Pendant qu’on inflige ces souffrances, on en jouit soi-même masochiquement, par identification. Ce n’est évidemment pas de la douleur elle-même qu’on jouit, dans les deux cas, mais de l’excitation sexuelle qui raccompagne, ce que l’attitude du sadiste rend particulièrement commode. La jouissance de la douleur infligée serait donc primitivement un but masochique qui ne se transformerait en objectif instinctuel que pour ceux qui sont originellement sadiques.
Pour être complet, j’ajoute que la pitié ne peut être considérée comme résultant d’une transformation d’instinct dans le sadisme, mais qu’elle doit s’expliquer par une formation réactionnelle contre l’instinct. (Voir plus loin comment concevoir cette distinction.)
L’étude d’une autre paire contrastée donne des résultats un peu différents et plus simples, nous voulons parler des instincts dont le but est de regarder et de s’exhiber (en langage des perversions : voyeurisme et exhibitionnisme). Ici encore, on peut établir les mêmes stades que dans le cas précédent. a) l’acte de regarder est une activité dirigée vers un objet étranger ; b) l’objet est abandonné, l’instinct de regarder se retourne vers une partie du corps du sujet lui-même, d’où retournement en passivité et établissement d’un but nouveau : être regardé ; c) intronisation d’un nouveau sujet à qui l’on se montre, afin d’être regardé par lui. Il n’est guère douteux que le but actif précède le but passif, et l’action de regarder celle de montrer. Mais on observe, et c’est ce qui différencie ce cas de celui du sadisme, qu’il y a dans le voyeurisme un stade encore antérieur à celui que nous désignons par la lettre a. En effet, le voyeurisme est auto-érotique, au début de son activité ; son objet, il le trouve bien, mais sur le propre corps du voyeur. Plus tard seulement, le voyeurisme est amené, (par voie de comparaison) à échanger cet objet contre un objet analogue appartenant à un corps extérieur (stade a). Ce premier stade doit l’intérêt qu’il présente au fait que c’est de lui que découlent les deux situations de paires contrastées résultantes, suivant que l’échange se produit en tel ou tel endroit. Le schéma du voyeurisme pourrait être le suivant :
α Regarder soi-même un membre sexuel = que soit regardé le membre sexuel de soi-même.
β Soi-même regarder un objet extérieur
γ Que son propre objet soit regardé par une autre personne (plaisir de se montrer, exhibitionnisme).
Il n’y a pas de degré préliminaire dans le cas du sadisme qui, de prime abord, se tourne vers un objet extérieur. Toutefois, il n’y aurait rien d’absurde à le reconstruire d’après les efforts que fait l’enfant qui aspire à devenir seigneur et maître de son propre corps3.
Notons une observation qui s’applique aux deux instincts dont nous parlons ici : la transformation de l’instinct par retournement de l’activité en passivité et retournement contre le sujet lui-même ne s’effectue jamais sur la totalité de l’émoi instinctuel. La partie active plus ancienne persiste, dans une certaine mesure, à côté de la passive, plus jeune, même quand le processus de la transformation de l’instinct a été très intense. La seule allégation exacte touchant le voyeurisme serait de dire que tous les stades d’évolution de l’instinct, le stade préliminaire auto-érotique, aussi bien que les états terminaux actif et passif, persistent côte à côte, et cette affirmation devient évidente lorsqu’on fonde son jugement non plus sur les actes pulsionnels, mais sur le mécanisme de la satisfaction. D’ailleurs peut-être est-on justifié à adopter encore une autre manière de concevoir et de représenter les choses. On peut se figurer toute vie instinctuelle comme divisée en poussées de même espèce, successives, temporellement séparées et en dedans de l’unité (arbitrairement choisie) de temps, des poussées qui sont les unes par rapport aux autres comme des éruptions successives de lave. On peut alors se représenter à peu près que la première, la plus primitive de ces éruptions instinctuelles, se poursuit sans plus évoluer et ne se modifie plus du tout. Une prochaine poussée est soumise, dès son début, à une modification, par exemple à une conversion en passivité et, nantie de ce nouveau caractère, s’ajoute à la précédente poussée, etc. Si l’on considère ensuite l’émoi instinctuel depuis son début jusqu’à un certain point d’arrêt, la succession ainsi décrite des poussées devra offrir le tableau d’une évolution déterminée de l’instinct.
Le fait qu’on puisse, à cette époque tardive de l’évolution, observer à côté d’un émoi instinctuel son contraire (passif) mérite d’être mis en évidence, et cela grâce au terme d'ambivalence si heureusement créé par Bleuler.
L’évolution de l’instinct nous deviendrait plus aisément compréhensible si nous tenions compte de l’histoire de cette évolution et de la survivance des stades intermédiaires. Ainsi que le montre l’expérience, le degré décelable d’ambivalence varie beaucoup chez les individus, les groupes humains et les races. Chez le contemporain, une riche ambivalence instinctuelle peut être considérée comme une part d’héritage archaïque, puisque nous sommes justifiés à admettre que la part prise à la vie instinctuelle par les émois inchangés actifs a été, dans l’ensemble, plus grande aux époques primitives qu’aujourd’hui.
Sans discuter d’abord la question des relations de l’auto-érotisme et du narcissisme, nous avons pris l’habitude d’appeler narcissisme la phase précoce d’évolution du moi pendant laquelle les instincts sexuels de ce dernier se satisfont auto-érotiquement. Ensuite nous devons dire du stade préliminaire du voyeurisme, stade au cours duquel le plaisir de regarder le corps même du sujet pour objet, qu’il appartient au narcissisme, qu’il est une formation narcissique. C’est à partir de ce stade que se développe le voyeurisme actif en abandonnant le narcissisme, alors que le voyeurisme passif conserve l’objet narcissique. De même, le retournement du sadisme en masochisme signifie un retour à l’objet narcissique, tandis que, dans les deux cas, le sujet narcissique est échangé par identification avec un autre moi étranger. En tenant compte du stade préliminaire du sadisme, stade que nous avons reconstitué, nous nous rapprochons de cette idée plus générale que les destinées instinctuelles du retournement contre le propre moi et le retournement de l’activité en passivité, dépendent de l’organisation narcissique du moi et portent en eux le sceau de cette phase. Elles correspondent peut-être aux tentatives de défenses qui, à des stades plus élevés de l’évolution du moi, sont mises en œuvre par d’autres moyens.
Nous nous rappelons ici que nous n’avons jusqu’à présent parlé que des deux paires contrastées : sadisme-masochisme et voyeurisme-exhibitionnisme. Ce sont là les instincts sexuels ambivalents les mieux connus. Les autres composantes de la fonction sexuelle ultérieure ne sont pas encore devenues suffisamment accessibles à l’analyse pour qu’en en puisse discuter de la même manière. Nous pouvons dire d’eux, de façon générale, qu’ils ont une activité autoérotique, c’est-à-dire que leur objet s’efface devant l’organe qui en est la source et coïncide en général avec celui-ci. L’objet du voyeurisme, tout en étant aussi d’abord une partie du propre corps du sujet, n’est toutefois pas l’œil lui-même et, dans le sadisme, la source organique, probablement la musculature apte à l’action, vise directement un autre objet, fût-il même sur le propre corps du sujet. Dans les instincts érotiques, le rôle de la source organique est à tel point décisif que, suivant une intéressante hypothèse de P. Federn et L. Jekels, la forme et la fonction de l’organe détermineraient l’activité et la passivité du but instinctuel.
La transformation d’un instinct en son contraire (matériel) ne s’observe que dans un seul cas, dans le retournement de l’amour en haine. Comme ces deux sentiments s’adressent souvent simultanément à un même objet, cette coexistence offre aussi l’exemple d’ambivalence le plus frappant.
Le cas de l’amour et de la haine suscite un intérêt particulier du fait qu’il ne se laisse pas intégrer dans le cadre de notre description de l’instinct. Il n’est pas possible de nier l’étroitesse des liens qui rattachent ces sentiments contrastés à la vie sexuelle, mais il faut évidemment se garder de considérer le fait d’aimer comme une pulsion partielle de la sexualité, semblable aux autres. On préférerait plutôt le regarder comme l’expression de l’aspiration sexuelle totale, mais la question n’est pas par là résolue, et l’on ne voit pas comment on pourrait concevoir un contraire réel de cette tendance.
Le fait d’aimer est susceptible non point seulement de fournir une paire contrastée, mais bien trois. En dehors de la paire-contrastée aimer-haïr, on trouve celle-ci : aimer-être aimé et, de plus, aux faits d’aimer et de haïr envisagés ensemble s’oppose l’indifférence. De ces trois paires contrastées, la seconde, aimer-être aimé, correspond tout à fait au retournement de l’activité en passivité et permet aussi d'en revenir à une situation fondamentale, comme dans le cas du voyeurisme. Cette situation fondamentale, c’est celle de « s’aimer soi-même », ce qui est, à nos yeux, le caractère même du narcissisme. Suivant alors que l’objet ou le sujet est échangé ou non contre un objet extérieur, on a l’objectif actif d’aimer ou l’objectif passif d’être aimé, celui-ci demeurant proche du narcissisme.
Peut-être concevra-t-on plus nettement les contrastes multiples de l'amour en se rappelant que la vie psychique est, en somme, dominée par trois polarités, les contrastes suivants :
Sujet (moi) …..... objet (monde extérieur).
Plaisir …..... déplaisir.
Activité …..... passivité.
Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, le contraste moi - non moi (extérieur) s’impose de bonne heure à l’individu lorsque ce dernier s’aperçoit qu’il parvient, par le jeu de ses muscles, à supprimer les excitations du dehors, mais qu’il reste désarmé vis-à-vis des excitations instinctuelles. Ce contraste règne surtout dans le domaine de l’activité intellectuelle et crée, pour l’investigation, la situation fondamentale qu’aucun effort ne saurait modifier. La polarité plaisir-déplaisir se rattache à une série d’impressions dont nous avons déjà souligné l’importance incalculable en ce qui touche la détermination de nos actes (volonté). Il ne faut pas confondre la paire contrastée activité-passivité avec celle de moi-sujet — extérieur-objet. Le moi se comporte passivement à l’égard du monde extérieur lorsqu’il en reçoit des excitations, activement quand il réagit à celles-ci. Ses pulsions le contraignent à une activité toute particulière par rapport au monde extérieur. Ainsi, faisant ressortir l’essentiel, on pourrait dire que le moi-sujet se montre passif en présence des excitations extérieures, actif, de par ses propres pulsions. La paire contrastée actif-passif se confond plus tard avec cette autre : masculin-féminin, qui, auparavant, n’avait aucune signification psychologique. La soudure de l’activité avec la masculinité, celle de la passivité avec la féminité, nous semble être un fait biologique, mais elle n’est nullement aussi régulièrement décisive, ni aussi exclusive que nous serions enclins à le croire.
Les trois polarités psychiques nouent les unes avec les autres de multiples relations. Il y a une situation primitive psychique où deux d’entre elles coïncident. Le moi se trouve primitivement, tout au début de la vie psychique, instinctuellement investi et partiellement capable de satisfaire sur lui-même ses instincts. Nous appelons cet état narcissisme et qualifions d’auto-érotique la possibilité de satisfaction qui s’y trouve incluse4. À cette époque, le monde extérieur, généralement parlant, n’est pas investi d’intérêt, au point de vue satisfaction, il demeure indifférent. À ce moment, le moi-sujet se confond avec ce qui fournit du plaisir, le monde extérieur avec ce qui est indifférent (ou bien éventuellement avec ce qui est déplaisir, en tant que source d’excitation). Définissons d’abord l’amour en disant qu’il est la relation du moi avec les sources de plaisir ; la situation dans laquelle le moi n’aime que lui- même et reste indifférent au monde extérieur sera alors la première des relations contrastées où nous aurons trouvé l'« amour ».
Le moi n’a pas besoin du monde extérieur quand il est autoérotique, mais il en tire ses objets par suite des expériences de l’instinct de conservation et ne peut cependant s’empêcher, pendant un certain temps, de ressentir désagréablement les excitations pulsionnelles internes. Sous la domination du principe de plaisir, l’évolution ultérieure se réalise dès lors en lui. Il s’incorpore les objets offerts, pour autant qu’ils constituent des sources de plaisir, les introjecte (suivant l’expression de Ferenczi) et rejette, d’autre part, ce qui, au dedans de lui-même, devient cause de déplaisir. (Voir plus haut le mécanisme de la projection. )
Ainsi le moi-réalité originel qui, au moyen d’un bon indice objectif, est parvenu à distinguer l’intérieur de l’extérieur, se mue en un moi-plaisir purifié qui place au-dessus de tous les autres le caractère de plaisir. Du monde extérieur, il fait deux fractions : l’une constitue la part plaisir qu’il s’est incorporée, l’autre, le reste, lui demeure étrangère. Le moi a détaché de lui-même une partie qu’il projette dans le monde extérieur et qu’il ressent comme hostile. C’est suivant cette transformation que les deux polarités sont de nouveau rétablies.
Moi-sujet — avec du plaisir.
Monde extérieur — avec du déplaisir (auparavant : indifférence).
En même temps qu’apparaît l’objet, au stade du narcissisme primaire, le second contraire de l’amour, la haine, voit aussi s’achever sa formation.
Comme nous venons de l’apprendre, ce sont les instincts de conservation qui, tirant l’objet du monde extérieur, le présentent au moi. Indéniablement, la haine, elle aussi, émane aussi primitivement du rapport avec le monde extérieur étranger et générateur d’excitations. L’indifférence entre dans la catégorie de la haine, de l'aversion, dont elle n’est qu’un cas spécial après en avoir été d’abord le précurseur. L’extérieur, l’objet, ce qui est haï, étaient tout au début identiques. Si plus tard l’objet s’avère source de plaisir, il est aimé, mais aussi intégré dans le moi, de sorte que, pour le moi-plaisir purifié, l’objet coïncide cependant de nouveau avec ce qui est étranger et haï.
Nous remarquons maintenant aussi que si la paire contrastée amour-indifférence reflète la polarisation moi-monde extérieur, la seconde paire contrastée, amour-haine, reproduit la polarité reliée à la première : plaisir-déplaisir. Après que le stade purement narcissique a été remplacé par le stade objectal, le plaisir et le déplaisir traduisent les relations du moi à l’objet. Quand l’objet devient la source de sensations de plaisir, une tendance motrice apparaît qui veut rapprocher l’objet du moi, l’y incorporer ; nous parlons alors de l’« attirance » exercée par l’objet promoteur du plaisir, et nous déclarons que nous « aimons » cet objet. Inversement, quand l’objet est une source de sentiments de déplaisir, une tendance m’efforce d’élargir la distance qui sépare cet objet du moi et de renouveler, à son propos, l’initiale tentative de fuite devant le monde extérieur, générateur d’excitations. Nous ressentons cette « répulsion » de l’objet et le haïssons. La haine peut alors aller jusqu’à la tendance agressive contre l’objet, jusqu’à l’intention de le détruire.
On pourrait, à la rigueur, dire d’un instinct qu’il « aime » l’objet vers lequel il tend pour se satisfaire par lui. Mais il nous semble étrange de dire qu’un instinct « aime » un objet, de sorte que nous apercevons que les rapports amour et haine ne peuvent être utilisés dans les relations des instincts avec leurs objets, mais restent réservés aux relations du moi-intégral avec les objets. L’observation du langage courant toujours significatif décèle cependant une autre limitation encore du sens des mots amour et haine. On ne dit pas des objets qui servent à la conservation du moi qu’on les aime, mais on déclare en avoir besoin, et pour souligner, si l’on veut, une relation un peu différente, on emploie des mots qui traduisent un amour très atténué, comme « trouver agréable », « avoir plaisir à rencontrer », etc.
Le mot « aimer » se cantonne ainsi toujours davantage dans la sphère de la pure relation de plaisir du moi avec l’objet pour se fixer enfin aux objets sexuels proprement dits et aux seuls objets capables de satisfaire les besoins des instincts sexuels sublimés. Ainsi, en opérant, comme nous l’avons voulu faire dans notre psychologie, une discrimination entre les instincts du moi et les instincts sexuels, nous nous conformons à l’esprit même de notre langue. Nous ne sommes pas habitués à dire d’une pulsion sexuelle qu’elle aime son objet, mais nous pensons que le mot « aimer » trouve son utilisation la plus adéquate dans ce qui touche les rapports du moi avec son objet sexuel, et cette observation nous enseigne que la dite utilisation de ce mot ne commence qu’avec la synthèse de toutes les pulsions partielles de la sexualité, sous la primauté des organes génitaux et au service de la fonction de reproduction.
Chose remarquable, le mot « haïr » n’implique pas une aussi intime relation avec le plaisir et la fonction sexuels, c’est la réaction de déplaisir qui semble ici seule décisive. Le moi hait, déteste, poursuit de ses desseins de destruction tous les objets qui lui deviennent une source d’impressions désagréables, qu’ils constituent pour lui un renoncement à la satisfaction sexuelle, ou bien à la satisfaction des besoins de conservation. Oui, on peut poser que les véritables prototypes de la relation haine n’émanent pas de la vie sexuelle, mais des luttes du moi pour se maintenir et s’affirmer.
L’amour et la haine qui nous apparaissent comme des contraires pleinement tangibles ne sont toutefois pas, vis-à-vis l’un de l’autre, dans un rapport simple. Ils ne sont pas issus de la scission de quelque chose de primitivement commun, mais ont des origines différentes et ont, chacun, subi une évolution particulière avant de s’être constitués en contraires, sous l’influence de la relation plaisir-déplaisir. Une tâche s’impose ici : celle de rassembler tout ce que nous savons de la genèse de l’amour et de la haine.
L’amour émane de la faculté qu’a le moi de satisfaire auto-érotiquement une partie de ses émois instinctuels par un gain en plaisir organique. Primitivement narcissique, il se porte, plus tard, sur les objets qui ont été incorporés au moi élargi et traduit l’aspiration motrice du moi vers ces objets considérés comme des sources de plaisir. II se relie intimement à l’activité des pulsions sexuelles ultérieures et coïncide, une fois la synthèse réalisée, avec la totalité de l’aspiration sexuelle. Tandis que les instincts sexuels subissent leur évolution complexe, les stades préliminaires de l’amour se présentent comme des buts sexuels provisoires. Le premier de ceux-ci c’est l'incorporation ou la « dévoration », modalité de l’amour compatible avec la suppression de l’existence particulière de l’objet et qui peut donc, de ce fait, être qualifiée d’ambivalente. À un stade plus élevé de l’organisation prégénitale sadique-anale apparaît l’aspiration vers l’objet sous la forme du besoin de s’en rendre maître. À ce stade, le dommage causé à l’objet, voire même son anéantissement, reste indifférent. Du fait de cette attitude vis-à-vis de l’objet, ce mode, ce premier degré de l’amour peut à peine se différencier du comportement qu’adopte la haine. Ce n’est que lorsque s’instaure la période génitale que l’amour devient le contraire de la haine.
Du point de vue de la relation avec l’objet, la haine est antérieure à l’amour, elle émane du rejet initial, par le moi narcissique, du monde extérieur fauteur d’excitations. En tant qu’expression d’une réaction de déplaisir provoquée par les objets, elle reste toujours en relation intime avec les instincts de conservation du moi, de telle sorte que les instincts du moi et les instincts sexuels peuvent facilement fournir un contraste qui répète celui de haïr et d’aimer. Quand les instincts du moi dominent la fonction sexuelle, comme c’est le cas au stade de l’organisation sadique-anale, ils en viennent à conférer aussi au but instinctuel les caractères de la haine.
L’histoire de la genèse et des relations de l’amour nous permet de comprendre pourquoi il est si souvent « ambivalent », c’est-à- dire accompagné de sentiments de haine envers un seul et même objet. La haine combinée à l’amour émane, d’une part, des stades préliminaires non encore tout à fait dépassés de l’amour. D’autre part, elle se fonde sur les réactions de défense des instincts du moi qui, lors des fréquents conflits entre les intérêts du moi et ceux de l’amour, peuvent s’étayer sur les facteurs réels et actuels. Dans les deux cas, l’origine de la haine mêlée à l’amour peut donc se ramener à la source des instincts de conservation du moi. Lorsque le lien amoureux avec un objet déterminé se trouve rompu, il n’est pas rare que la haine surgisse à sa place, ce qui provoque en nous l’impression d’un retournement de l’amour en haine. Nous en venons alors à concevoir les choses de la manière suivante : la haine réellement motivée est renforcée par la régression de l’amour au stade préliminaire sadique, ce qui lui confère un caractère érotique et garantit la continuité d’une relation amoureuse.
La troisième situation contrastée de l’amour, la transformation du fait d’aimer en celui d’être aimé, est l’œuvre de la polarité activité-passivité et peut s’expliquer de la même façon que les cas du voyeurisme et du sadisme. En résumé, nous pouvons, en ce qui concerne la destinée des instincts, mettre en lumière le fait suivant : les émois instinctuels sont soumis à l’influence des trois grandes polarités qui régissent la vie psychique. En considérant ces trois polarités, on pourrait dire que celle de l’activité-passivité est biologique, celle du moi-monde extérieur réelle, et celle enfin du plaisir-déplaisir économique.
Le destin du refoulement fera l’objet d’une prochaine étude.
1 À condition, bien entendu, que ces processus internes soient les fondements organiques de la faim et de la soif.
2 Dans des travaux ultérieurs (voir Problème économique du Masochisme, 1934) je me suis rallié, du fait des problèmes de la vie instinctuelle, à une opinion inverse.
3 Voir la dernière note.
4 Une partie des instincts sexuels, nous le savons, se prête à cette satisfaction autoérotique et peut ainsi subir l'évolution ultérieure que nous avons décrite, sous la domination du principe de plaisir. Les instincts sexuels qui. de prime abord, exigent un objet et les besoins autoérotiques, impossibles à satisfaire, des pulsions du moi, troublent naturellement cet état de choses et préparent l'évolution à venir. Oui, l’état narcissique primitif ne pourrait jamais évoluer si tout individu ne traversait une période où, impuissant à s’aider lui même, les soins d’autrui lui sont indispensables, période durant laquelle ses besoins les plus pressants ont été satisfaits grâce à une aide extérieure et ainsi empêchés de suivre le cours de l'évolution.