Josef Popper-Lynkeus et la théorie du rêve1
Sur l’apparence d’originalité scientifique, il y a beaucoup de choses intéressantes à dire. Lorsqu’en science surgit une idée nouvelle, qui tout d’abord est tenue pour une découverte et est d’ailleurs, généralement, combattue comme telle, l’investigation objective ne tarde pas à montrer qu’à vrai dire elle n’est pourtant en rien une nouveauté. Généralement, elle a déjà été maintes fois produite, puis de nouveau oubliée, souvent à des périodes fort éloignées les unes des autres. Ou bien encore, elle a eu tout au moins des précurseurs, a été confusément pressentie ou imparfaitement exprimée. Tout cela est trop précisément connu pour nécessiter un plus ample développement.
Mais le côté subjectif de l’originalité ne doit pas être négligé pour autant. Un travailleur scientifique peut bien avoir envie de se demander d’où proviennent les idées qui lui sont propres, qu’il a mises au service de son matériel. Pour une part d’entre elles, il trouve alors, sans beaucoup réfléchir, à quelles incitations il est renvoyé, quelles indications provenant d’un autre domaine il a ainsi empruntées, modifiées et développées dans toutes leurs conséquences. Pour une autre part de ses idées il ne peut rien confesser de tel, il lui faut admettre que ces pensées et points de vue ont pris naissance — il ne sait comment — dans sa propre activité mentale, par laquelle il étaie sa prétention à l’originalité.
Un examen psychologique soigneux limite encore davantage cette prétention. Il découvre des sources cachées, oubliées depuis longtemps, d’où a jailli l’incitation des idées apparemment originales, et met à la place d’une création présumée nouvelle, une reviviscence de l’oublié appliquée à une nouvelle matière. Il n’y a là rien à regretter ; on n’avait en effet aucun droit d’attendre que ce qui est « original » fût quelque chose qui ne découle de rien, quelque chose d’indéterminé. C’est de cette façon que, dans mon propre cas aussi, l’originalité de nombreuses pensées nouvelles que j’avais utilisées dans l’interprétation du rêve et dans la psychanalyse s’est volatilisée. D’une de ces pensées seulement j’ignore la provenance. Elle est justement devenue la clé de ma conception du rêve et elle m’a aidé à résoudre ses énigmes, pour autant qu’elles soient, jusqu’à aujourd’hui, devenues résolubles. Je suis parti du caractère étrange, embrouillé, insensé de tant de rêves et en suis venu à l’idée que le rêve devait être ainsi parce que, en lui, quelque chose aspire à l’expression, quelque chose qui a contre soi la résistance d’autres puissances de la vie psychique. Dans le rêve s’agitent des motions secrètes qui sont en contradiction avec ce que le rêveur confesse, pour ainsi dire officiellement, en fait d’éthique et d’esthétique ; c’est pourquoi le rêveur a honte de ces motions, s’en détourne le jour, n’en veut rien savoir, et s’il ne peut, la nuit, leur interdire toute forme d’expression, il les contraint à la déformation du rêve, par laquelle le contenu du rêve revêt une apparence embrouillée et insensée. La puissance psychique en l’homme qui tient compte de cette contradiction interne et qui déforme, au profit des exigences conventionnelles ou même des exigences morales suprêmes, les motions pulsionnelles primitives du rêve, je l’ai nommée la censure du rêve.
Or, c’est justement cette part essentielle de ma théorie du rêve que Popper-Lynkeus a trouvée lui-même. Que l’on se réfère à la citation suivante extraite de son récit « Rêver comme veiller » dans les « Fantasmes d’un réaliste » qui, à coup sûr, ont été écrits dans l’ignorance de ma « Théorie du rêve » publiée en 1900, de même que de mon côté j’ignorais alors encore les fantasmes de Lynkeus.
« D’un homme, qui a la propriété étrange de ne jamais rien rêver d’insensé... » « Cette magnifique propriété de rêver comme de veiller repose sur tes vertus, sur ta bonté, ta justice, ton amour de la vérité : c’est la clarté morale de ta nature qui me fait tout comprendre de toi. »
« Si j’y réfléchis bien, répliqua l’autre, je suis tenté de croire que tous les hommes sont constitués comme moi, et qu’absolument personne ne rêve jamais rien d’insensé ! Un rêve dont on se souvient avec tant de précision qu’on peut ultérieurement le raconter, qui n’est donc pas un rêve dû à la fièvre, a toujours du sens. Et il ne peut absolument pas en être autrement ! Car les choses qui se contredisent mutuellement ne pourraient évidemment pas se grouper en un tout. Le fait que temps et lieu se bousculent souvent avec confusion n’ôte absolument rien au véritable contenu du rêve, car ils n’ont eu l’un et l’autre, à coup sûr, aucune importance pour son contenu essentiel. N’en faisons-nous pas souvent autant dans la veille : pense aux contes, à tant de formations fantasmatiques pleines de sens qui feraient dire à un sot : c’est un non-sens ! car ce n’est pas possible ! »
« Si l’on savait seulement interpréter les rêves toujours aussi exactement que tu viens de le faire du mien ! » dit l’ami.
« Ce n’est certes pas une tâche facile, mais le rêveur ne devrait pas manquer d’y réussir toujours au prix de quelque attention. Pourquoi la plupart du temps n’y réussit-il pas ? Il semble y avoir chez vous quelque chose de caché dans les rêves, quelque chose d’impudique, de nature particulière et supérieure, un certain mystère inhérent à votre être, qu’on peut difficilement imaginer ; et c’est pourquoi ce que vous rêvez semble si souvent privé de sens et même être un non-sens. Mais au plus profond il n’en va pas ainsi ; en vérité il ne peut absolument pas en être autrement, car l’homme est toujours le même, qu’il veille ou qu’il rêve. »
Je crois que ce qui m’a rendu capable de dépister la cause de la déformation du rêve fut mon courage moral. Chez Popper ce fut la pureté, l’amour de la vérité et la clarté morale de son être.
1 Josef Popper-Lynkeus und die Théorie des Traumes, Allgemeine Nährpflicht, Vienne, 6. GW, XIII.