Remarques sur la théorie et la pratique de l’interprétation du rêve1
Le hasard, qui fait que les dernières éditions de L’interprétation du rêve aient été imprimées par planches stéréotypées, m’amène à publier de façon indépendante les remarques suivantes, qui auraient dû s’insérer dans le texte sous forme de modifications ou d’ajouts.
I.
Lorsqu’on interprète un rêve dans l’analyse, on a le choix entre diverses techniques.
On peut a) procéder chronologiquement, et faire donner par le rêveur ses associations aux éléments du rêve, dans l’ordre où ces éléments surviennent dans le récit du rêve. C’est là le procédé classique, celui des origines, et je le tiens encore pour le meilleur lorsqu’on analyse ses propres rêves.
Ou bien l’on peut b) faire partir le travail d’interprétation d’un élément particulier et remarquable du rêve que l’on extrait du milieu du rêve, par exemple le fragment le plus frappant, ou celui qui possède la plus grande clarté ou intensité sensorielle ; ou encore en enchaînant sur une parole contenue dans le rêve, dont on attend qu’elle conduise au souvenir d’une parole prononcée pendant la vie éveillée.
On peut c) tout d’abord négliger complètement le contenu manifeste, pour demander au rêveur quels événements du jour précédent s’associent dans ses pensées au rêve qu’il a raconté.
Enfin, l’on peut d) lorsque le rêveur est déjà familiarisé avec la technique de l’interprétation, renoncer à toute instruction et le laisser choisir les associations du rêve par lesquelles il veut commencer. Je ne puis affirmer que l’une ou l’autre de ces techniques soit préférable et donne en général de meilleurs résultats.
II.
De beaucoup plus important est de savoir si le travail d’interprétation se poursuit sous une forte ou sous une faible pression de résistance, question sur laquelle l’analyste ne reste jamais longtemps dans le doute. Si la pression est forte on parvient parfois à apprendre de quelles choses traite le rêve, mais on ne peut deviner ce qu’il en dit. C’est comme si l’on écoutait une conversation lointaine ou à voix basse. On se dit alors qu’il ne saurait guère être question d’une collaboration avec le rêveur, on décide de ne pas trop se tracasser et de ne pas trop l’aider, et l’on se contente de lui proposer quelques traductions symboliques que l’on trouve vraisemblables.
La plupart des rêves, dans les analyses difficiles, sont de cette sorte, si bien qu’ils nous en apprennent peu sur la nature et le mécanisme de la formation du rêve ; ils nous donnent encore moins de renseignements sur notre question préférée : où donc se cache l’accomplissement de désir du rêve ?
Avec une pression de résistance allant à l’extrême, on a ce phénomène que l’association du rêveur s’étale en surface au lieu d’aller en profondeur. À la place des associations que nous souhaitons sur le rêve raconté apparaissent sans cesse de nouveaux fragments de rêve, qui restent eux-mêmes sans associations. C’est seulement quand la résistance se tient dans des limites modérées que se produit le tableau bien connu du travail d’interprétation : les associations du rêveur divergent tout d’abord largement à partir des éléments manifestes, de sorte qu’un grand nombre de thèmes et de cercles de représentations sont touchés, jusqu’à ce qu’une seconde série d’associations, partant de là, converge rapidement sur les pensées du rêve recherchées.
C’est alors, également, que la collaboration de l’analyste avec le rêveur devient possible ; avec une pression de résistance élevée, elle ne serait pas même opportune.
Bon nombre des rêves qui surviennent pendant l’analyse sont intraduisibles, bien qu’ils ne manifestent pas précisément la résistance. Ils représentent de libres élaborations des pensées latentes qui sont à la base du rêve, et ils sont comparables à des œuvres littéraires bien réussies et retravaillées avec art, où l’on peut retrouver les motifs fondamentaux, encore reconnaissables, certes, mais utilisés en toutes sortes de bouleversements et de transformations. Ces rêves servent dans la cure comme introduction aux pensées et aux souvenirs du rêveur, sans que leur contenu même entre en considération.
III.
On peut distinguer des rêves d'en-haut et des rêves d’en-bas, à condition de ne pas entendre cette distinction de façon trop tranchée. Les rêves d’en-bas sont ceux qui sont mis en branle par la force d’un désir inconscient (refoulé) qui s’est ménagé une délégation dans n’importe quels restes diurnes. Ils correspondent à des irruptions du refoulé dans la vie éveillée. Les rêves d’en-haut doivent être considérés comme des pensées diurnes ou des intentions diurnes qui ont réussi à se procurer pendant la nuit un renforcement de la part du refoulé scindé du moi. En règle générale, l’analyse fait alors abstraction de cet auxiliaire inconscient et accomplit l’intégration des pensées latentes du rêve dans la texture de la vie éveillée. Cette distinction n’exige pas une modification de la théorie du rêve.
IV.
Dans bien des analyses, ou dans certaines séquences d’une analyse, on rencontre une séparation de la vie onirique et de la vie éveillée, semblable à la séparation de l’activité fantasmatique — qui poursuit une continued story (un roman en rêverie diurne) — et de la pensée vigile. Un rêve s’enchaîne alors à l’autre, se centre sur un élément qui, dans le rêve précédent, n’avait été qu’effleuré, etc. Mais l’autre éventualité est bien plus fréquente : les rêves ne s’accrochent pas les uns aux autres mais s’insèrent dans une série de fragments de la vie éveillée.
V.
L’interprétation d’un rêve se distingue en deux phases, sa traduction et son évaluation ou utilisation. Pendant la première, on ne doit absolument pas se laisser influencer par la considération de la seconde. C’est comme si l’on était en présence d’un chapitre d’un auteur de langue étrangère, par exemple Tite-Live. En premier on veut savoir ce que Tite-Live raconte dans ce chapitre, et c’est seulement ensuite qu’intervient la discussion, savoir si ce qu’on a lu est un compte rendu historique ou une légende, ou une digression de l’auteur.
Quelles conclusions peut-on, alors, tirer d’un rêve correctement traduit ? J’ai ici l’impression que la pratique analytique n’a pas toujours évité les erreurs et les surestimations, et cela en partie par un respect excessif pour le « mystérieux inconscient ».
On oublie trop facilement ici qu’un rêve n’est le plus souvent qu’une pensée comme une autre, rendue possible par le relâchement de la censure et le renforcement inconscient, et déformée par l’action de la censure et l’élaboration inconsciente.
Prenons l’exemple de ce qu’on nomme rêves de guérison. Lorsqu’un patient a eu un de ces rêves, où il semble se dégager des limitations de la névrose, par exemple en surmontant une phobie ou en abandonnant une liaison sentimentale, nous sommes portés à croire qu’il a fait un grand progrès, qu’il est prêt à entrer dans un nouveau mode d’existence, qu’il commence à tenir compte de sa santé retrouvée, etc. Souvent cela peut être exact, mais, aussi souvent, de tels rêves de guérison n’ont la valeur que de rêves de commodité ; ils signifient le désir d’être enfin guéri, afin de s’épargner une nouvelle partie du travail analytique, à laquelle ils se sentent confrontés. En ce sens, on rencontre par exemple très souvent des rêves de guérison, quand le patient doit entrer dans une nouvelle phase, pénible pour lui, du transfert. Il se comporte alors tout à fait comme bien des névrosés qui se déclarent guéris après quelques heures d’analyse, parce qu’ils veulent échapper à toutes ces choses désagréables qui ont encore à s’exprimer dans l’analyse. Les névrosés de guerre, qui renonçaient à leurs symptômes parce que la thérapeutique du médecin militaire savait leur rendre la vie encore plus inconfortable que le service sur le front, se conformaient, eux aussi, aux mêmes impératifs économiques, et la guérison, dans les deux cas, ne s’est pas avérée solide.
VI.
Il n’est vraiment pas si facile d’énoncer des conclusions générales sur la valeur de rêves qui ont été correctement traduits. Quand il existe, chez le patient, un conflit d’ambivalence, une pensée hostile qui émerge en lui ne signifie certainement pas une défaite durable de la motion tendre, donc une conclusion du conflit, et ce n’est pas là, davantage, la signification d’un rêve qui aurait le même contenu hostile. Au cours d’un tel conflit d’ambivalence, chaque nuit apporte souvent deux rêves, dont chacun assume l’une des attitudes opposées. Le progrès consiste alors en ceci qu’une isolation totale des deux motions contrastées a été réalisée, et que chacune d’entre elles, avec l’aide de ses renforcements inconscients, peut être suivie et élucidée jusqu’à son extrême limite. S’il arrive parfois que l’un des deux rêves ambivalents ait été oublié, on ne doit pas s’y laisser prendre, et croire que la conclusion est maintenant tombée en faveur d’une des parties. L’oubli de l’un des rêves montre, assurément, que l’une des directions a pris l’avantage pour le moment, mais cela n’est vrai que pour ce jour-là, et cela peut changer. La nuit suivante mettra peut-être au premier plan la manifestation opposée. Où en est vraiment le conflit, on ne peut le deviner qu’en prenant en considération toutes les autres indications, y compris celle de la vie éveillée.
VII.
A la question de l’évaluation des rêves se rattache étroitement celle de leur influençabilité par la « suggestion » du médecin. Peut-être l’analyste s’effraiera-t-il tout d’abord à l’évocation de cette possibilité. S’il y réfléchit de plus près, son effroi fera certainement place à la reconnaissance qu’influencer les rêves du patient n’est pas, pour l’analyste, davantage une malchance ou une honte que d’orienter ses pensées conscientes.
Que le contenu manifeste des rêves soit influencé par la cure analytique, cela n’est pas même à démontrer. C’est la simple conséquence de ce que nous savons sur le rêve : il est lié à la vie éveillée et il élabore les incitations qui en proviennent. Ce qui se passe dans la cure analytique appartient naturellement aux impressions de la vie éveillée, et, bientôt, aux plus fortes d’entre elles. Ce n’est donc pas miracle si le patient rêve de choses dont le médecin a parlé avec lui et dont il a éveillé en lui l’attente. Pas davantage un miracle, en tout cas, que dans le fait bien connu des rêves « expérimentaux ».
Poussant plus loin notre intérêt, demandons-nous si les pensées latentes du rêve, que doit dégager l’interprétation, peuvent être influencées, suggérées par l’analyste. La réponse, à nouveau, sera : oui, cela va de soi, car une partie de ces pensées latentes du rêve correspond à des formations de pensée préconscientes, entièrement capables de devenir conscientes, par lesquelles le rêveur aurait éventuellement pu réagir, même pendant la veille, à l’incitation des propos de l’analyste — que ces répliques de l’analysé aillent dans le même sens que ceux-ci, ou qu’elles s’y opposent. Si l’on remplace le rêve par les pensées du rêve, qu’il contient, la question de savoir jusqu’à quel point on peut suggérer les rêves coïncide précisément avec celle de savoir jusqu’à quel point le patient, dans l’analyse, est accessible à la suggestion.
Sur le mécanisme même de la formation du rêve, sur le travail du rêve proprement dit, on n’arrive jamais à exercer une influence ; ce point peut être tenu avec certitude.
En dehors de cette partie des pensées préconscientes du rêve, dont nous avons parlé, tout véritable rêve contient des allusions aux motions de désir refoulées auxquelles il doit la possibilité de se former. Le douteur dira qu’elles apparaissent dans le rêve parce que le rêveur sait qu’il doit les apporter, et que l’analyste les attend. L’analyste lui-même, à bon droit, en jugera autrement.
Quand le rêve apporte des situations qui peuvent être interprétées à partir de scènes du passé du rêveur, il paraît particulièrement important de se demander si l’influence du médecin a pu avoir une part dans ces contenus du rêve. Cette question est plus pressante que partout ailleurs dans ce qu’on nomme rêves de confirmation, ces rêves qui tirent la jambe derrière l’analyse. On n’en obtient pas d’autres chez de nombreux patients. Ils reproduisent les expériences vécues de leur enfance seulement après qu’on eut construit celles-ci à partir de symptômes, d’associations et d’allusions, et qu’on les leur eut communiquées. C’est alors qu’on a les rêves de confirmation, contre lesquels ce doute s’élève : ils seraient sans aucune force probante car ils peuvent avoir été fantasmés sur l’incitation du médecin au lieu d’être amenés à la lumière à partir de l’inconscient du rêveur. On ne peut échapper, dans l’analyse, à cette situation ambiguë, car, si l’on n’interprète, ne construit ni ne communique, on ne trouve jamais l’accès, chez ces patients, au refoulé qui est en eux.
La situation se présente favorablement si, à l’analyse d’un de ces rêves qui viennent confirmer en tirant la jambe, s’associent immédiatement des sentiments de vivacité mnésique à l’égard de ce qui était jusqu’alors oublié.
Le sceptique a alors l’issue de dire que ce sont des illusions de la mémoire. D’ailleurs, la plupart du temps, on ne rencontre pas ces sentiments de vivacité mnésique. Le refoulé n’est laissé passer que morceau par morceau, et toutes ces incomplétudes inhibent ou retardent la formation d’une conviction. Il peut aussi s’agir non pas de la reproduction d’un événement réel oublié, mais du dégagement d’un fantasme ; dans ce cas on ne doit jamais s’attendre à rencontrer un sentiment de vivacité mnésique, mais parfois un sentiment de conviction subjective reste possible.
Ainsi donc, les rêves de confirmation peuvent-ils être effectivement des résultats de la suggestion, donc des rêves de complaisance ? Les patients qui n’apportent que des rêves de confirmation sont les mêmes chez qui le doute joue le rôle de la résistance principale. On n’essaie pas de crier plus fort que ce doute par voie d’autorité, ou de l’abattre par des arguments. Il doit persister jusqu’à ce qu’il se liquide dans le cours ultérieur de l’analyse. L’analyste, lui aussi, est en droit de conserver un tel doute, dans tel cas particulier. Ce qui finalement l’amène à la certitude, c’est précisément la complication du problème qui lui est posé, comparable à la solution d’un de ces jeux d’enfant nommés « puzzle ». Un dessin en couleurs collé sur une planchette de bois et exactement adapté à un cadre de bois a été découpé en de nombreux morceaux, dont les frontières dessinent les lignes courbes les plus irrégulières. Si l’on parvient à ordonner ce tas désordonné de plaquettes de bois, dont chacune porte un dessin incompréhensible, de sorte que le dessin prenne un sens, qu’il ne reste nulle part un manque dans les emboîtements, et que le tout remplisse complètement le cadre, si toutes ces conditions sont remplies, on sait qu’on a trouvé la solution du puzzle, et qu’il n’en existe pas d’autre.
Une comparaison comme celle-là ne peut naturellement rien dire à l’analysé au cours du travail analytique encore inachevé. Je me souviens d’une discussion que j’ai eu à mener avec un patient dont la position extraordinairement ambivalente se manifestait par le doute compulsif le plus fort. Il ne contestait pas les interprétations de ses rêves, et était très frappé de leur concordance avec les suppositions que j’avais exprimées. Mais il demandait si ces rêves de confirmation ne pourraient pas être l’expression de sa docilité à mon égard. Lorsque je fis valoir que ces rêves avaient apporté aussi tout un monceau de détails que je ne pouvais pas soupçonner, et que le reste de son comportement dans la cure ne témoignait pas précisément de sa docilité, il se retourna vers une autre théorie, pour demander si ce n’était pas son désir narcissique de guérir qui l’avait amené à produire de tels rêves, car je lui avais proposé la perspective d’une guérison s’il pouvait accepter mes constructions. Je dus lui répondre que je n’avais jusqu’alors aucune connaissance d’un tel mécanisme de formation du rêve, mais la décision vint par une autre voie. Il se souvenait de rêves qu’il avait eus avant d’entrer en analyse, et même avant d’en avoir appris quoi que ce soit, et l’analyse de ces rêves, libres de tout soupçon de suggestion, arriva aux mêmes interprétations que celles des rêves ultérieurs. Assurément sa compulsion à contredire trouva encore l’issue de dire que ces rêves antérieurs étaient moins évidents que ceux qu’il avait faits pendant la cure mais, en ce qui me concerne, cette concordance me suffit. Je pense qu’il est tout à fait bon de penser, à l’occasion, que les hommes avaient déjà coutume de rêver avant qu’il n’y eût une psychanalyse.
VIII.
Il se pourrait bien que les rêves pendant une psychanalyse parviennent à amener à la lumière le refoulé de façon plus extensive que les rêves en dehors de cette situation. Mais cela ne peut être prouvé, car les deux situations ne sont pas comparables. L’utilisation dans l’analyse est, à l’origine, tout à fait éloignée des intentions du rêve. Par contre, on ne saurait douter qu’à l’intérieur d’une analyse beaucoup plus du refoulé est amené au jour en liaison avec des rêves qu’à l’aide des autres méthodes ; ce meilleur rendement doit être dû à un moteur, une force inconsciente qui est capable, pendant l’état de sommeil mieux qu’ailleurs, d’assister les intentions de l’analyse. Eh bien, il est difficile de retenir ici un autre facteur que la docilité, issue du complexe parental, de l’analysé envers l’analyste, donc la partie positive de ce que nous nommons transfert ; et, de fait, dans bien des rêves qui ramènent de l’oublié et du refoulé, on ne peut découvrir d’autre désir inconscient auquel attribuer la force de pulsion nécessaire à la formation du rêve. Si quelqu’un prétend que la plupart des rêves utilisables dans l’analyse sont des rêves de complaisance et doivent leur origine à la suggestion, il n’y a rien à y redire du point de vue de la théorie analytique. Je ne puis ici que renvoyer aux discussions de mes « Leçons d’introduction » où est traité le rapport du transfert à la suggestion, et où je montre à quel point reconnaître, dans notre sens, l’action de la suggestion, affecte peu la fiabilité de nos résultats.
Dans mon texte « Au-delà du principe de plaisir », je me suis occupé de ce problème économique : comment les expériences, à tous égards pénibles, de la période sexuelle de la toute petite enfance, peuvent arriver à se frayer un chemin vers une quelconque sorte de reproduction. Je fus obligé de leur reconnaître, dans la « compulsion de répétition », une pulsion vers le haut extraordinairement forte, qui vient à bout du refoulement qui, au service du principe de plaisir, pèse sur elles ; mais pas avant que « le travail de la cure, venant à la rencontre, n’ait relâché le refoulement »2. Il faudrait ici ajouter que c’est le transfert positif qui prête cette assistance à la compulsion de répétition. Ainsi a été établie, entre la cure et la compulsion de répétition, une alliance qui se dirige d’abord contre le principe de plaisir, mais qui, comme visée dernière, veut établir la domination du principe de réalité. Comme je l’ai exposé dans ce texte, il n’advient que trop souvent que la compulsion de répétition se libère des obligations de cette alliance, et ne se contente pas du retour du refoulé sous la forme des images du rêve.
IX.
Pour autant que je sache, à ce jour, les rêves de la névrose traumatique constituent la seule exception réelle, et les rêves de punition la seule exception apparente, à la tendance du rêve à l’accomplissement de désir. Dans la seconde sorte de rêves on rencontre ce fait remarquable que véritablement rien des pensées latentes du rêve n’est repris dans le contenu manifeste du rêve, mais qu’à leur place vient quelque chose de tout autre qu’on doit décrire comme une formation réactionnelle contre les pensées du rêve, un rejet et une totale contradiction à leur encontre. Une telle intervention contre le rêve, on ne peut l’attribuer qu’à l’instance critique du moi, et il faut donc admettre que celle-ci, excitée par l’accomplissement de désir inconscient, s’est temporairement rétablie, même pendant l’état de sommeil. Elle aurait pu aussi réagir par le réveil à ce contenu indésirable du rêve, mais elle a trouvé un moyen, par la formation du rêve de punition, d’éviter que le sommeil ne soit troublé.
Ainsi, par exemple, dans les rêves bien connus du poète Rosegger dont je parle dans « L’interprétation du rêve », il faut supposer l’existence d’un texte réprimé, au contenu orgueilleux et vantard, tandis que le rêve effectif fait au rêveur ce reproche : « Tu es un compagnon tailleur incapable. » Il serait naturellement insensé de rechercher une motion de désir refoulée comme force de pulsion de ce rêve manifeste ; on doit se contenter de l’accomplissement de désir de l’auto-critique.
Notre étonnement devant cette sorte de construction du rêve s’atténuera si l’on considère combien il est courant de voir la déformation du rêve, au service de la censure, remplacer un élément particulier par quelque chose qui, en un sens quelconque, en est le contraire ou l’opposé.
De là, le chemin est court jusqu’au remplacement d’un morceau caractéristique du contenu du rêve par une contradiction en guise de défense, et un pas de plus nous mène au remplacement, dans sa totalité, du contenu inconvenant du rêve par le rêve de punition. De cette phase intermédiaire dans la falsification du contenu manifeste je voudrais donner un ou deux exemples caractéristiques.
Tiré du rêve d’une jeune fille qui présente une forte fixation au père et qui a des difficultés à s’exprimer dans l’analyse : elle est assise dans la chambre avec une amie, habillée seulement d’un kimono. Un monsieur entre, et elle se sent gênée devant lui. Mais le monsieur dit : « Voilà donc la jeune fille que nous avons déjà vue une fois si joliment habillée. » Le monsieur, c’est moi et, en remontant plus loin, le père. Mais on ne peut rien faire du rêve tant qu’on ne se résout pas à remplacer, dans le discours du monsieur, l’élément le plus important par son opposé : « Voilà la jeune fille que j’ai déjà vue une fois déshabillée et qui était alors si jolie. » Dans son enfance, elle a dormi un certain temps, de trois à quatre ans, dans la même chambre que son père, et tous les indices montrent qu’elle se découvrait, dans son sommeil, pour plaire à son père. Le refoulement de son plaisir exhibitionniste, qui s’est poursuivi depuis lors, motive aujourd’hui, dans la cure, son attitude renfermée, son déplaisir à se montrer sans voiles.
Une autre scène du même rêve : elle lit l’histoire de son propre cas, imprimée. On y voit qu’un jeune homme assassine sa bien-aimée — cacao — cela appartient à l’érotisme anal. La fin est une pensée qu’elle a, dans le rêve, à la mention du cacao. L’interprétation de ce fragment du rêve est encore plus difficile que celle du précédent. On apprend finalement qu’elle a lu l’« Histoire d’une névrose infantile », dont le centre est l’observation, réelle ou fantasmée, d’un coït des parents. Elle avait, une fois déjà, mis en relation cette histoire de cas avec sa propre personne, ce qui n’est pas le seul indice montrant que, pour elle aussi, une telle observation est en cause. Le jeune homme qui assassine sa bien-aimée est alors une allusion transparente à la conception sadique de la scène du coït, mais l’élément suivant, le cacao, s’en éloigne beaucoup. Au cacao, tout ce qu’elle peut associer c’est que sa mère disait souvent que le cacao donne mal à la tête ; d’autres femmes, affirme-t-elle, lui ont dit la même chose. Du reste, elle s’est identifiée à sa mère, pendant un certain temps, justement par de tels maux de tête. Je ne puis trouver de lien entre les deux éléments du rêve qu’en admettant qu’elle veut esquiver les conséquences de l’observation du coït. Non, cela n’a rien à faire avec la procréation. Les enfants proviennent de quelque chose que l’on mange (comme dans les contes), et la mention de l’érotisme anal, qui se présente comme une tentative d’interprétation dans le rêve, complète la théorie infantile appelée à la rescousse, en y ajoutant la naissance anale.
X.
On exprime parfois son étonnement de voir apparaître le moi du rêveur deux ou plusieurs fois dans le rêve manifeste, une fois dans la personne propre, et, les autres fois, caché sous d’autres personnes. Pendant la formation du rêve, l’élaboration secondaire s’est manifestement efforcée d’effacer cette multiplicité du moi, qui ne se prête à aucune situation scénique, mais qui est restituée par le travail d’interprétation. Elle n’est pas, en soi, plus remarquable que l’apparition multiple du moi dans une pensée vigile, notamment lorsque le moi se divise en sujet et objet, s’oppose, comme instance d’observation et de critique, à l’autre partie de lui-même, ou bien compare sa nature d’aujourd’hui avec celle dont il se souvient, dans le passé, et qui était aussi, alors, moi [Ich]. Par exemple dans les phrases : « Quand je [ich] pense à ce que j’ [ich] ai fait à cet homme », et « quand je [ich] pense que j’[ich] étais aussi, autrefois, un enfant »3. Mais, que toutes les personnes qui apparaissent dans le rêve doivent valoir pour des parties clivées et des représentants du moi propre, c’est une idée que je refuserai, comme une spéculation sans consistance et injustifiée. Il nous suffit de maintenir que la séparation du moi d’avec une instance d’observation de critique et de punition (idéal du moi) est également à prendre en considération dans l’interprétation du rêve.
1 Bemerkungen zur Theorie und Praxis der Traumdeutung, écrit en juillet 1922. Publié en 1923 : Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 9 (I), I-II. GW, XIII.
2 GW, XIII, p. 18. Trad. fr. « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1948, p. 20.
3 Freud joue, comme dans la fameuse formule wo Es war, soll Ich werden, sur le ich pronom et le Ich substantivé. La terminologie française ayant opté, non sans dommage, pour « le moi » et non pas « le je », l’ambiguïté et la dérivation entre l’instance du Ich et la position de sujet se trouvent oblitérées. (Cf. J. Laplanche, Faire dériver la sublimation, in Psychanalyse à l’Université, t. II, n° 8, p. 563-564.) (N.d.T.)