Névrose et psychose

Dans un ouvrage que j’ai publié récemment, Le moi et le ça, j’ai proposé une partition de l’appareil psychique à partir de laquelle une série de relations peut être représentée d’une façon simple et claire. Sur d’autres points, par exemple ce qu’il en est du rôle et de l’origine du surmoi, il reste pas mal d’obscurité et de laissé-pour-compte. On est alors en droit d’exiger d’un tel dispositif qu’il se montre utilisable et expédient pour d’autres sujets, ne serait-ce que pour voir sous un autre jour ce que nous connaissons déjà, pour le grouper autrement, et le décrire d’une façon plus convaincante. Ce genre d’application pourrait aussi fournir avec profit l’occasion d’un retour de la théorie chenue à l’expérience éternellement verdoyante.

Dans le texte en question sont dépeints les multiples allégeances du moi, sa position intermédiaire entre le monde extérieur et le ça, et son empressement à faire en même temps les volontés de tous ces maîtres. C’est dans le cadre d’un ensemble de réflexions suscitées par ailleurs, et qui avaient pour objet l’origine et la prévention des psychoses, qu’il m’est venu une formule simple concernant la différence génétique peut-être la plus importante qui soit entre la névrose et la psychose : la névrose serait le résultat d’un conflit entre le moi et son ça, la psychose, elle, l’issue analogue d’un trouble équivalent dans les relations entre le moi et le monde extérieur.

Sans doute n’a-t-on pas tort de rappeler que des solutions aussi simples doivent être accueillies avec méfiance. Aussi notre unique espoir sera-t-il de voir cette formule se vérifier grosso modo. Et ce serait déjà quelque chose. C’est alors qu’on pense à toute une série d’idées et de découvertes qui semblent confirmer notre proposition. Les névroses de transfert, d’après le résultat de toutes nos analyses, viennent de ce que le moi refuse d’accueillir une motion pulsionnelle puissante dans le ça, et d’aider à son effectuation motrice, ou bien lui conteste l’objet qu’elle vise. Puis le moi se protège d’elle par le mécanisme du refoulement ; le refoulé se révolte contre ce destin, il se fait représenter, sur une voie où le moi n’a aucun pouvoir, par un substitut qui s’impose au moi par le détour du compromis, à savoir le symptôme ; le moi trouve son unité menacée et endommagée par cet intrus, poursuit le combat contre le symptôme, à la façon dont il s’était protégé de la motion pulsionnelle originaire, et le tout donne le tableau de la névrose. Rien n’interdit de penser que le moi, quand il a recours au refoulement, suit au fond les ordres de son surmoi, lesquels à leur tour procèdent pareillement d’influences du monde extérieur réel, qui ont trouvé dans le surmoi le moyen de se faire représenter. Toujours est-il que le moi s’est rangé aux côtés de ces puissances, qu’en lui leurs exigences sont plus fortes que les revendications pulsionnelles du ça, et que le moi est la puissance qui met en œuvre le refoulement contre cette participation du ça, et le consolide par le contre-investissement de la résistance. Au service du surmoi et de la réalité, le moi est entré en conflit avec le ça, et c’est ainsi que les choses se passent dans toutes les névroses de transfert.

Quant aux psychoses, il nous sera tout aussi facile, à partir de ce que nous savons jusqu’à maintenant de leurs mécanismes, de produire des exemples tendant à montrer que c’est le rapport entre le moi et le monde extérieur qui y est troublé. Dans l’amentia de Meynert, ou confusion hallucinatoire aiguë, qui est peut-être la forme de psychose la plus extrême et la plus frappante, ou bien le monde extérieur n’est pas du tout perçu, ou bien sa perception reste complètement inopérante. Normalement le monde extérieur exerce en effet sa domination sur le moi de deux manières : premièrement par les perceptions actuelles, toujours à nouveau possibles, deuxièmement par le capital mnésique des perceptions antérieures, qui comme « monde intérieur » forment une possession et une partie composante du moi. Or dans l’amentia non seulement l’admission de nouvelles perceptions est refusée, mais le monde intérieur lui-même, qui jusqu’alors, en qualité de copie du monde extérieur, représentait ce dernier, se voit retirer sa signification (investissement) ; le moi se crée autocratiquement un nouveau monde, extérieur et intérieur à la fois ; deux faits ne font aucun doute : ce nouveau monde est bâti suivant les désirs du ça, et le motif de cette rupture avec le monde extérieur, c’est que la réalité s’est refusée au désir d’une façon grave, apparue comme intolérable. La parenté interne de cette psychose avec le rêve normal ne doit pas être méconnue. Toutefois la condition du rêve est l’état de sommeil, dont l’un des caractères est un détachement total par rapport à la perception et au monde extérieur.

Quant aux autres formes de psychose, les schizophrénies, on sait qu’elles tendent à déboucher sur l’hébétude affective, c’est-à-dire sur la perte de tout commerce avec le monde extérieur. En ce qui concerne les délires quelques analyses nous ont appris que la folie y est employée comme une pièce qu’on colle là où initialement s’était produite une faille dans la relation du moi au monde extérieur. Si la solution du conflit avec le monde extérieur ne nous apparaît pas encore avec plus de netteté qu’elle ne le fait maintenant, c’est que dans le tableau clinique de la psychose les manifestations du processus pathogène sont souvent recouvertes par celles d’une tentative de guérison ou de reconstruction.

L’étiologie commune, pour l’éclatement d’une psychonévrose ou d’une psychose, demeure toujours la frustration, le non-accomplissement d’un de ces désirs infantiles éternellement indomptés qui s’enracinent si profondément dans les déterminations phylogénétiques de notre organisation. Cette frustration vient toujours, en dernière analyse, du dehors ; mettons à part le cas où elle peut émaner de l’instance interne (dans le surmoi) qui s’est chargée de représenter les exigences de la réalité. L’effet pathogène est ceci ou cela suivant que le moi, dans cette tension conflictuelle, reste fidèle à son allégeance vis-à-vis du monde extérieur et cherche à bâillonner le ça, ou qu’il se laisse dominer par le ça et arracher du même coup à la réalité. Toutefois une complication est introduite dans cette situation apparemment simple par l’existence du surmoi, lequel réunit en lui, selon un enchaînement qui reste à élucider, des influences venant du ça aussi bien que du monde extérieur, et qui en quelque sorte est un modèle idéal pour ce que vise toute tendance du moi, à savoir la réconciliation de ses multiples allégeances. Le comportement du surmoi devrait, contrairement à ce qui s’est passé jusqu’à présent, être pris en considération dans toutes les formes de maladie psychique. En attendant nous pouvons toujours postuler qu’il doit y avoir des affections reposant sur un conflit entre le moi et le surmoi. L’analyse nous autorise à admettre que la mélancolie est un cas exemplaire de ce groupe ; nous aimerions pouvoir donner à ce genre de troubles le nom de « psychonévroses narcissiques ». En effet, il ne serait point contradictoire avec nos sentiments que nous trouvions des motifs pour séparer des états comme la mélancolie des autres psychoses. Mais alors nous remarquons que nous pouvions perfectionner notre formule génétique simple sans la laisser tomber. La névrose de transfert correspond au conflit entre le moi et le ça, la névrose narcissique au conflit entre le moi et le surmoi, la psychose au conflit entre le moi et le monde extérieur. Certes nous ne saurions dire d’emblée si nous avons effectivement acquis des connaissances nouvelles ou seulement enrichi notre formulaire, mais je pense que cette possibilité d’application doit nous encourager à garder en vue notre partition de l’appareil psychique en un moi, un surmoi et un ça.

Névroses et psychoses naissent donc des conflits du moi avec les différentes instances qui le dominent, autrement dit elles correspondent dans la fonction du moi à un échec, qui au demeurant dénote un effort pour réconcilier ensemble les différentes revendications : cette affirmation, pour être entièrement assurée, demande une discussion supplémentaire. On aimerait savoir dans quelles circonstances et par quels moyens le moi réussit à échapper sans tomber dans la maladie à ces conflits assurément toujours présents. Voilà un nouveau domaine de recherches, qui requiert que les facteurs les plus différents soient pris en considération. Deux d’entre eux peuvent cependant être soulignés tout de suite. L’issue de toutes ces situations dépend sans aucun doute de circonstances économiques, de la grandeur relative de chacune des tendances qui luttent entre elles. Allons plus loin : il sera possible au moi d’éviter la rupture de tel ou tel côté en se déformant lui-même, en acceptant de faire amende de son unité, éventuellement même en se crevassant ou en se morcelant. De la sorte on mettrait les inconséquences, les extravagances et les folies des hommes sous le même jour que leurs perversions sexuelles, dont l’adoption leur épargne bien des refoulements.

Pour finir, demandons-nous quel peut être le mécanisme, analogue à un refoulement, par lequel le moi se détache du monde extérieur. À mon avis on ne peut répondre sans avoir fait de nouvelles recherches, mais il devrait consister, comme le refoulement, dans un retrait par le moi de l’investissement qu’il avait placé au-dehors.