La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose

J’ai récemment1 défini l’un des traits qui différencient la névrose et la psychose : dans la première le moi, en situation d’allégeance par rapport à la réalité, réprime un fragment du ça (vie pulsionnelle), tandis que le même moi, dans la psychose, se met au service du ça en se retirant d’un fragment de la réalité. Pour la névrose ce serait donc la surpuissance de l'influence du réel, et pour la psychose celle du ça, qui seraient déterminantes. La perte de la réalité serait, pour la psychose, donnée au départ ; pour la névrose, il y aurait lieu de penser qu’elle y est évitée.

Malheureusement cela ne s’accorde pas du tout avec un fait dont nous pouvons tous faire l’expérience : c’est que toute névrose trouble d’une façon ou d’une autre le rapport du malade à la réalité, qu’elle est pour lui un moyen de se retirer d’elle, et, dans ses formes graves, signifie directement une fuite hors de la vie réelle. Cette contradiction donne à réfléchir ; cependant elle est facile à lever, et son explication aura du moins contribué à nous faire comprendre la névrose.

La contradiction ne subsiste qu’aussi longtemps que nous envisageons la situation de l’entrée dans la névrose, pendant laquelle le moi, au service de la réalité, procède au refoulement d’une motion pulsionnelle. Mais ce n’est pas encore là la névrose elle-même. Celle-ci consiste bien plutôt dans les processus qui apportent un dédommagement à la part lésée du ça, c’est-à-dire dans la réaction contre le refoulement et dans l’échec de celui-ci. Le relâchement du rapport à la réalité est alors la conséquence de ce deuxième temps de la formation de la névrose, et il ne faudrait pas nous étonner si la recherche de détail montrait que la perte de la réalité porte précisément sur le fragment de réalité dont l’exigence eut pour résultat le refoulement pulsionnel.

Caractériser la névrose comme le résultat d’un refoulement malheureux n’a rien de nouveau. Nous l’avons toujours dit en ces termes, et c’est seulement par suite du renouvellement du système qu’il était nécessaire de le répéter.

L’idée qui nous occupe fera d’ailleurs une rentrée particulièrement saisissante s’il s’agit d’un cas de névrose dont la cause occasionnelle (« la scène traumatique ») est connue, et où l’on peut voir comment la personne se détourne d’une telle expérience et la livre à l’amnésie. Je vais revenir, pour prendre un exemple, sur un cas analysé il y a quelques années2 : une jeune fille amoureuse de son beau-frère est ébranlée, devant le lit de mort de sa sœur, par l’idée suivante : maintenant il est libre, et il peut t’épouser. Cette scène est aussitôt oubliée, et du même coup est introduit le processus de régression qui conduit aux douleurs hystériques. Mais ici il est justement instructif de voir sur quelle voie la névrose tente de régler le conflit. Elle dévalorise la modification réelle en refoulant la revendication pulsionnelle dont il est question, à savoir l’amour pour le beau-frère. La réaction psychotique aurait été de dénier3 le fait de la mort de la sœur.

On pourrait s’attendre à ce qu’à la naissance de la psychose se produisît quelque chose d’analogue au processus qu’on trouve dans la névrose, entre d’autres instances évidemment : dans la psychose également deux temps seraient à distinguer, le premier coupant le moi, cette fois, de la réalité, le second, en revanche, essayant de réparer les dégâts et reconstituant aux frais du ça la relation à la réalité. Effectivement il y a quelque chose d’analogue à observer dans le cas de la psychose ; il y a là aussi deux temps, dont le second comporte le caractère de la réparation ; mais alors l’analogie cède le pas à une similitude entre les processus qui a une bien plus grande portée. Le second temps de la psychose vise bien lui aussi à compenser la perte de la réalité ; mais ce n’est pas au prix d’une restriction du ça, à la manière dont, dans la névrose, c’était aux frais de la relation au réel ; la psychose emprunte une voie plus autocratique, elle crée une nouvelle réalité à laquelle, à la différence de celle qui est abandonnée, on ne se heurte pas. Le second temps est donc, dans la névrose comme dans la psychose, porté par les mêmes tendances, il sert dans les deux cas l’appétit de puissance du ça, qui ne se laisse pas dompter par la réalité. Névrose et psychose sont donc l'une comme l'autre des expressions de la rébellion du ça contre le monde extérieur, de son déplaisir, ou si l’on veut, de son incapacité à s’adapter à la nécessité réelle, à l'Ἁνάγχη. Névrose et psychose se distinguent bien plus entre elles dans la première réaction, qui les introduit, que dans la tentative de réparation qui la suit.

La différence initiale s’exprime dans le résultat final : dans la névrose un fragment de la réalité est évité sur le mode de la fuite, dans la psychose il est reconstruit. Ou : dans la psychose la fuite initiale est suivie d’une phase active, celle de la reconstruction ; dans la névrose l’obéissance initiale est suivie, après coup, d’une tentative de fuite. Ou encore : la névrose ne dénie pas la réalité, elle veut seulement ne rien savoir d’elle ; la psychose la dénie et cherche à la remplacer. Nous appelons normal ou « sain » un comportement qui réunit certains traits des deux réactions, qui, comme la névrose, ne dénie pas la réalité, mais s’efforce ensuite, comme la psychose, de la modifier. Ce comportement conforme au but, normal, conduit évidemment à effectuer un travail extérieur sur le monde extérieur, et ne se contente pas comme la psychose de produire des modifications intérieures ; il n’est plus autoplastique, mais alloplastique.

La refonte de la réalité porte dans la psychose sur les sédiments psychiques des précédentes relations à cette réalité, c’est-à-dire sur les traces mnésiques, les représentations et les jugements que jusqu’alors on avait obtenus d’elle et par lesquels elle était représentée dans la vie psychique. Mais cette relation n’était pas une relation close, elle était continuellement enrichie et modifiée par de nouvelles perceptions. De la sorte la psychose a pour tâche elle aussi de créer de telles perceptions propres à correspondre à la nouvelle réalité, but qui est atteint de la façon la plus radicale sur la voie de l'hallucination. Si les illusions mnésiques, les délires et les hallucinations, dans tant de formes et de cas de psychose, ont un caractère si pénible et sont liés à une montée d’angoisse, cela montre bien que tout le processus de refonte s’accomplit contre de violentes forces opposées. On peut construire ce processus d’après le modèle de la névrose que nous connaissons mieux. Dans la névrose une réaction d’angoisse répond à toute tentative de percée de la part de la pulsion refoulée, et le résultat du conflit est seulement un compromis qui n’apporte qu’une satisfaction incomplète. Vraisemblablement, dans la psychose, le fragment de réalité repoussé revient sans cesse forcer l’ouverture vers la vie psychique, comme le fait dans la névrose la pulsion refoulée, et c’est pourquoi les suites sont les mêmes dans les deux cas. L’examen des différents mécanismes qui dans les psychoses ont pour fonction de détourner de la réalité et d’en reconstruire une autre, ainsi que l’ampleur du succès que ces mécanismes peuvent viser, est une tâche de la psychiatrie au sens restreint qui n’a pas encore été entreprise.

Il y a une analogie plus poussée entre la névrose et la psychose : dans les deux cas la tâche entreprise au deuxième temps échoue en partie, en ceci que la pulsion refoulée ne peut pas créer de substitut intégral (névrose), et que ce qui représente la réalité ne se laisse pas couler dans les formes apportant la satisfaction (du moins pas dans toutes les formes des affections psychiques). Mais les accents ne sont pas mis au même endroit dans les deux cas. Dans la psychose, l’accent est mis entièrement sur le premier temps, qui est morbide en soi et ne peut conduire qu’à un état morbide ; dans la névrose au contraire, il porte sur le deuxième temps, l’échec du refoulement, tandis que le premier peut réussir, et même a réussi d’innombrables fois dans le cadre de la santé, quoique ce ne fût pas entièrement sans frais et sans laisser des séquelles des dépenses psychiques exigées. Ces différences, et peut-être encore beaucoup d’autres, sont la conséquence de la différence topique dans la situation initiale du conflit pathogène, suivant que le moi a cédé à sa dépendance par rapport au monde réel ou à son allégeance à l’égard du ça.

La névrose se contente en règle générale d’éviter le fragment de réalité dont il s’agit et de se garder d’une rencontre avec lui. La différence tranchée qui sépare la névrose de la psychose est cependant estompée en ce qu’il y a dans la névrose aussi une tentative pour remplacer la réalité indésirable par une réalité plus conforme au désir. La possibilité en est donnée par l’existence d’un monde fantasmatique, d’un domaine qui jadis, lors de l’instauration du principe de réalité, a été séparé du monde extérieur réel, depuis quoi, à la façon d’une « réserve », il a été laissé libre par rapport aux exigences des nécessités de la vie. Non pas qu’il soit inaccessible au moi ; mais il n’en dépend que par un lien lâche. Dans ce monde fantasmatique la névrose puise le matériel qu’exigent ses nouvelles formations de désir, et le trouve habituellement sur la voie de la régression dans un passé réel plus satisfaisant.

Il est à peine douteux que le monde fantasmatique joue le même rôle dans la psychose : il représente le magasin où sont pris la matière ou les modèles pour la construction de la nouvelle réalité. Mais le nouveau monde extérieur fantasmatique de la psychose veut se mettre à la place de la réalité extérieure ; celui de la névrose au contraire aime s’étayer, comme le jeu de l’enfant, sur un fragment de la réalité — un autre que celui contre lequel elle doit se défendre —, lui prête une importance particulière et un sens secret que, d’un terme pas toujours approprié, nous appelons symbolique. C’est ainsi que pour la névrose comme pour la psychose, la question qui vient à se poser n’est pas seulement celle de la perte de la réalité, mais aussi celle d’un substitut de la réalité.


1 Névrose, psychose et perversion, p. 283-286.

2 Dans les Studien über Hysterie (Études sur l’hystérie), 1895, QW, I ; trad. fr., Paris, Presses Universitaires de France.

3 Verleugnen. (N. d. T.)