Constructions dans l’analyse1

I.

Un savant de mérite, que j’ai toujours eu en grande estime parce qu’il a rendu justice à la psychanalyse à un moment où la plupart des autres ne s’y croyaient pas tenus, a tout de même énoncé une fois un propos aussi blessant qu’injuste au sujet de notre technique analytique. Lorsque vous proposez vos interprétations à un patient, a-t-il dit, vous agissez envers lui selon le fameux principe « Heads I win, tails you lose ». C’est-à-dire : s’il est d’accord avec l’interprétation, c’est bien, mais s’il y contredit ce n’est là qu’un signe de sa résistance et il nous donne encore raison. De cette façon nous avons toujours raison contre ce pauvre être sans recours que nous analysons, quel que soit son comportement en face de nos affirmations. Puisqu’il est exact qu’un « nofn » de notre patient ne nous décide pas, en général, à considérer notre interprétation comme incorrecte et à y renoncer, la possibilité de démasquer ainsi notre technique a été bien accueillie par les adversaires de l’analyse. Pour cette raison il vaut la peine de présenter en détail comment, pendant le traitement analytique, nous évaluons le « oui » et le « non » du patient, expressions de son assentiment et de sa contradiction. Il faut bien dire qu’en lisant cette justification aucun praticien n’apprendra rien qu’il ne sache déjà.

L’intention du travail analytique, comme on le sait, est d’amener le patient à lever les refoulements des débuts de son développement (le mot refoulement étant pris ici dans le sens le plus large), pour les remplacer par des réactions qui correspondraient à un état de maturité psychique. À cet effet il doit se souvenir de certaines expériences et des motions affectives suscitées par elles, les unes et les autres se trouvant oubliées à présent. Nous savons que ses symptômes et ses inhibitions actuels sont les suites de tels refoulements, donc les substituts de ce qui a été ainsi oublié. Quels matériaux met-il à notre disposition, dont l’exploitation nous permette de l’engager sur le chemin des souvenirs perdus ? Différentes choses : des fragments de ces souvenirs dans des rêves, en eux-mêmes d’une valeur incomparable mais en général fortement déformés par tous les facteurs qui participent à la formation du rêve ; des idées incidentes qui émergent lorsqu’il se laisse aller à l'« association libre », et dans lesquelles nous pouvons reconnaître des allusions aux expériences refoulées ainsi que des rejetons à la fois des motions affectives réprimées et des réactions contre elles ; finalement, des indices de la répétition des affects appartenant au refoulé apparaissant dans des actions plus ou moins importantes du patient à l’intérieur comme à l’extérieur de la situation analytique. Nous avons appris que la relation de transfert qui s’établit avec l’analyste est spécialement favorable au retour de telles relations affectives. À partir de cette matière première, pour ainsi dire, il nous appartient de restituer ce que nous souhaitons obtenir.

Ce que nous souhaitons, c’est une image fidèle des années oubliées par le patient, image complète dans toutes ses parties essentielles. Ici nous devons nous rappeler que le travail analytique consiste en deux pièces entièrement distinctes, qui se jouent sur deux scènes séparées et concernent deux personnages dont chacun est chargé d’un rôle différent. Si l’on se demande un instant pourquoi on n’a pas eu l’attention attirée depuis longtemps sur ce fait fondamental, on ne tardera pas à se dire que rien là n’avait été caché ; il s’agit là d’un fait bien connu et pour ainsi dire évident que, dans une intention particulière, on se borne ici à mettre en relief et à apprécier en lui-même. Nous savons tous que l’analysé doit être amené à se remémorer quelque chose qu’il a vécu et refoulé, et les conditions dynamiques de ce processus sont si intéressantes qu’en revanche l’autre partie du travail, l’action de l’analyste, est reléguée à l’arrière-plan. De tout ce dont il s’agit, l’analyste n’a rien vécu ni refoulé ; sa tâche ne peut pas être de se remémorer quelque chose. Quelle est donc sa tâche ? Il faut que, d’après les indices échappés à l’oubli, il devine ou, plus exactement, il construise ce qui a été oublié. La façon et le moment de communiquer ces constructions à l’analysé, les explications dont l’analyste les accompagne, c’est là ce qui constitue la liaison entre les deux parties du travail analytique, celle de l’analyste et celle de l’analysé.

Son travail de construction ou, si l’on préfère, de reconstruction présente une ressemblance profonde avec celui de l’archéologue qui déterre une demeure détruite et ensevelie, ou un monument du passé. Au fond, il lui est identique, à cette seule différence que l’analyste opère dans de meilleures conditions et dispose de plus de ressources en matériaux parce que ses efforts portent sur quelque chose qui est encore vivant et non sur un objet détruit, et peut-être encore pour une autre raison. Cependant, de même que l’archéologue, d’après des pans de murs restés debout, reconstruit les parois de l’édifice, d’après des cavités du sol détermine le nombre et la place des colonnes et, d’après des vestiges retrouvés dans les débris, reconstitue les décorations et les peintures qui ont jadis orné les murs, de même l’analyste tire ses conclusions des bribes de souvenirs, des associations et des déclarations actives de l’analysé. Tous les deux gardent sans conteste le droit de reconstruire en complétant et en assemblant les restes conservés. Dans les deux cas, beaucoup de difficultés et de sources d’erreurs sont les mêmes. On sait que la détermination de l’âge relatif d’une trouvaille est une des tâches les plus délicates de l’archéologie et, si un objet apparaît dans une certaine couche, il est souvent difficile de décider s’il a toujours appartenu à cette couche ou s’il est parvenu à une telle profondeur par une perturbation ultérieure. Ce qui, dans les constructions analytiques, correspond à ce doute est facile à deviner.

Nous avons dit que l’analyste travaille dans de meilleures conditions que l’archéologue parce qu’il a aussi à sa disposition un matériel qui n’offre rien de semblable à celui des fouilles, par exemple les répétitions de réactions remontant aux premiers âges de l’enfance et tout ce que, lors de telles répétitions, le transfert met à jour. Mais il faut considérer en outre que l’archéologue a affaire à des objets détruits dont des parties volumineuses et importantes ont sans aucun doute été perdues par l’effet de la violence mécanique, du feu ou du pillage. Aucun effort ne réussira à les retrouver pour les assembler avec les restes conservés. On en est réduit à la seule reconstruction, qui, de ce fait, ne saurait bien souvent dépasser un certain degré de vraisemblance. Il en va tout autrement de l’objet psychique, dont l’analyste veut recueillir la préhistoire. Ici il se passe régulièrement ce qui, dans le cas de l’objet archéologique, ne s’est produit que dans des circonstances exceptionnellement favorables, comme à Pompéi ou pour le tombeau de Toutankhamon. L’essentiel est entièrement conservé, même ce qui paraît complètement oublié subsiste encore de quelque façon et en quelque lieu, mais enseveli, inaccessible à l’individu. Comme on le sait, il est douteux qu’une formation psychique quelconque puisse vraiment subir une destruction totale. C’est une simple question de technique analytique que de déterminer si on réussira à faire apparaître entièrement ce qui a été caché. Il n’y a que deux faits qui s’opposent à cet extraordinaire privilège du travail analytique : l’objet psychique est incomparablement plus compliqué que l’objet matériel de l’archéologue, et notre connaissance n’est pas assez préparée à ce que nous devons trouver, parce que la structure intime de son objet recèle encore beaucoup de mystère. Et voici que notre comparaison entre les deux méthodes de travail arrive à son terme, car la différence principale entre elles consiste en ce que, pour l’archéologue, la reconstruction est le but et la fin de son effort, tandis que pour l’analyste la construction n’est qu’un travail préliminaire.

II.

Travail préliminaire, mais non en ce sens qu'il doive être terminé entièrement avant qu'on ne passe à la démarche suivante, comme dans la construction d'une maison où il faut d'abord ériger tous les murs et poser toutes les fenêtres avant de commencer la décoration intérieure des pièces. Tout analyste sait qu’il en va tout autrement de la cure analytique, où les deux sortes de travail se poursuivent parallèlement, l’une toujours d’un pas en avant, l’autre la suivant de près. L’analyste achève un fragment de construction et le communique à l’analysé pour qu’il agisse sur lui ; à l’aide du nouveau matériel qui afflue, il construit un autre fragment, qu’il utilise de la même façon, et ainsi de suite jusqu’à la fin. La raison pour laquelle on entend si peu parler de « constructions » dans les exposés de la technique analytique, c’est qu’au lieu de cela on parle d’« interprétations » et de leur effet. Mais, à mon avis, le terme de construction est de beaucoup le plus approprié. Le terme d’interprétation se rapporte à la façon dont on s’occupe d’un élément isolé du matériel, une idée incidente, un acte manqué, etc. Mais on peut parler de construction quand on présente à l’analysé une période oubliée de sa préhistoire, par exemple en ces termes : « Jusqu’à votre nième année vous vous êtes considéré comme le possesseur unique et absolu de votre mère ; à ce moment-là un deuxième enfant est arrivé et avec lui une forte déception. Votre mère vous a quitté pendant quelque temps et, même après, elle ne s’est plus consacrée à vous exclusivement. Vos sentiments envers elle sont devenus ambivalents, votre père a acquis une nouvelle signification pour vous », et ainsi de suite.

Dans cet article notre attention se concentre uniquement sur ce travail préliminaire consacré aux constructions. Une question se pose de prime abord : Qu’est-ce qui nous garantit, pendant que nous travaillons aux constructions, que nous ne faisons pas fausse route et que nous ne compromettons pas la réussite de la cure en soutenant une construction inexacte ? Il peut sembler que cette question n’admette aucune réponse générale, mais, avant d’en discuter, prêtons d’abord attention à une information rassurante que nous donne l’expérience analytique. Celle-ci nous enseigne en effet que nous ne provoquons pas de dommage si nous nous sommes trompés une fois et avons présenté au patient une construction inexacte comme étant la vérité historique probable. Naturellement cela représente une perte de temps, et celui qui ne sait proposer au patient que des combinaisons constamment fausses ne fera pas une bonne impression sur lui et n’ira pas loin dans le traitement ; mais une seule erreur de ce genre est inoffensive. Ce qui se passe plutôt en pareil cas, c’est que le patient ne semble pas touché ; il ne réagit ni par oui ni par non. Il se peut qu’il ne s’agisse que d’un ajournement de sa réaction ; s’il ne s’en produit aucune, nous pouvons conclure que nous nous sommes trompés et, sans perdre pour cela de notre autorité, nous l’avouerons à notre patient à une occasion propice. Cette occasion se présentera lorsque apparaîtra un nouveau matériel permettant une construction plus adéquate, donc la correction de l’erreur. Dans ce cas la construction erronée ne laisse pas plus de trace que si elle n’avait jamais été faite, et dans certains cas on a même l’impression, pour parler comme Polonius, que la carpe de la vérité a été attrapée grâce à l’appât du mensonge. Il est certain qu’on a exagéré sans mesure le danger d’égarer le patient par la suggestion, en lui « mettant dans la tête » des choses auxquelles on croit soi-même mais qu’il ne devrait pas accepter. Il faudrait que l’analyste se soit comporté d’une façon très incorrecte pour qu’un pareil malheur lui arrive ; il aurait avant tout à se reprocher de ne pas avoir laissé parler le patient à son aise. Sans me vanter, je puis affirmer que jamais un tel abus de la « suggestion » ne s’est produit dans ma pratique analytique.

D’après ce qui précède on voit déjà que nous ne sommes nullement disposés à négliger les indices qu’on peut déduire de la réaction du patient à la communication d’une de nos constructions. Nous examinerons ce point en détail. Il est vrai que nous ne tenons pas un « non » de l’analysé pour entièrement valable, mais nous n’acceptons pas davantage son « oui ». Il est tout à fait injustifié de nous accuser d’interpréter sa déclaration en la transformant en une confirmation. En réalité ce n’est pas si simple et nous ne nous rendons pas la décision aussi facile.

Le « oui » direct de l’analysé est équivoque. Il peut effectivement indiquer que celui-ci reconnaît comme juste la construction proposée. Mais il peut aussi être dépourvu de sens et même être « hypocrite », comme nous pourrions dire, parce que sa résistance trouve son compte à ce qu’un tel consentement continue à cacher la vérité non découverte. Ce oui n’a de valeur que s’il est suivi de confirmations indirectes, si, immédiatement après son oui, le patient produit de nouveaux souvenirs qui complètent et élargissent la construction. Dans ce cas seulement nous reconnaissons que son « oui » met un point final au problème en question.

Le « non » de l’analysé est tout aussi équivoque que le « oui » et, à vrai dire, encore moins utilisable. Il n’exprime que rarement un refus justifié ; bien plus souvent, il manifeste une résistance qui est provoquée par le contenu de la construction communiquée, mais qui peut aussi provenir d’un autre facteur de la situation complexe de l’analyse. Le non du patient ne prouve donc rien quant à l’exactitude de la construction, mais il s’accorde très bien avec cette possibilité. Puisque toute espèce de construction est incomplète et ne saisit qu’une parcelle de l’expérience oubliée, nous sommes libres d’admettre que l’analysé ne dénie pas proprement ce qui lui a été communiqué, mais qu’il maintient sa contradiction en fonction de la partie non encore dévoilée. En général il ne donnera son accord qu’après avoir appris la vérité entière, qui est souvent bien loin d’être atteinte. La seule interprétation sûre de son « non » est donc que la construction a été incomplète et qu’elle ne lui a sûrement pas tout révélé.

Il s’ensuit que les déclarations directes du patient après la communication d’une construction ne peuvent donner que peu de précisions indiquant si on a deviné juste ou faux. Il est d’autant plus intéressant de noter qu’il existe des modes indirects de confirmation auxquels on peut absolument se fier. L’un d’eux est une formule que les personnes les plus diverses emploient sans presque en modifier les termes, comme si elles s’étaient concertées. La voici : Je n'ai (ou : n’aurais) jamais pensé cela (ou : à cela). Sans hésiter on peut traduire cette expression par : Oui, dans ce cas vous avez touché juste l'inconscient. Malheureusement on entend cette formule, si désirée par l’analyste, plus souvent à la suite d’interprétations de points isolés qu’après la communication de constructions étendues. On est en présence d’une confirmation aussi précieuse, mais exprimée cette fois d’une façon positive, lorsque l’analysé répond par une association qui contient quelque chose de ressemblant ou d’analogue au contenu de la construction. Au lieu d’en donner un exemple tiré d’une analyse, qui serait facile à trouver mais trop long à exposer, je désirerais raconter un petit événement extra-analytique, qui illustre une telle situation avec un relief presque comique. Il s’agissait d’un collègue qui — il y a longtemps de cela — avait l’habitude de me prendre comme consultant dans son activité médicale. Un jour il m’amena sa jeune femme, qui lui causait des ennuis. Sous des prétextes divers elle lui refusait les rapports sexuels, et il s’attendait apparemment à ce que je la renseigne sur les conséquences de son comportement inadéquat. J’y consentis et lui expliquai que son refus provoquerait probablement chez son mari des troubles de santé regrettables ou des tentations qui pourraient mener à la destruction de leur ménage. Il m’interrompit brusquement pour me dire : L’Anglais, chez qui vous avez posé le diagnostic de tumeur cérébrale, est bien mort, lui aussi. Ses paroles paraissaient d’abord incompréhensibles ; le mot aussi semblait énigmatique dans le contexte, car on n’avait parlé d’aucun autre mort. Un instant plus tard je compris. L’homme voulait apparemment abonder dans mon sens, il voulait dire : Oui, vous avez parfaitement raison, votre diagnostic chez ce malade s’est confirmé aussi. C’était là un pendant parfait des confirmations indirectes par associations que nous obtenons en analyse. Je ne songe pas à contester que les paroles de mon collègue aient pu être déterminées en outre par d’autres pensées, écartées par lui.

La confirmation indirecte par des associations qui répondent au contenu de la construction et impliquent un tel « aussi » fournit à notre jugement des indices précieux pour deviner si cette construction va se vérifier dans la suite de l’analyse. Particulièrement impressionnant est aussi le cas où la confirmation s’insinue, grâce à un acte manqué, dans la contradiction directe. J’ai publié autrefois un bel exemple de ce genre2. Dans les rêves du patient surgissait à plusieurs reprises le nom, bien connu à Vienne, de Jauner, sans qu’on pût en trouver une explication suffisante dans ses associations. Je lui proposai comme interprétation qu’il pensait probablement Gauner en disant Jauner, et le patient répondit promptement : « Ceci me semble tout de même trop osé (jewagt) »3.

Ou encore le patient veut repousser notre supposition qu’un certain paiement lui paraît trop élevé, et en voulant dire : « Dix dollars n’ont pas d’importance pour moi », il remplace le mot dollars par une unité monétaire inférieure en disant « dix schillings ».

Si l’analyse se trouve sous la pression de facteurs puissants qui entraînent par force une réaction thérapeutique négative, tels qu’un sentiment de culpabilité, un besoin masochiste de souffrance, une opposition farouche au secours apporté par l’analyste, le comportement du patient, une fois la construction communiquée, nous rend souvent très facile la décision recherchée. Si la construction est fausse, rien n’est changé chez le patient, mais si elle est juste ou si elle représente un pas vers la vérité, il y réagit par une aggravation évidente de ses symptômes et de son état général.

En résumé, nous constatons que nous ne méritons pas le reproche d’écart et avec dédain l’attitude de l’analysé à l’égard de nos constructions. Nous en faisons grand cas et nous en tirons souvent des repères précieux. Mais ces réactions du patient sont la plupart du temps équivoques et n’autorisent pas de conclusion définitive. Ce n’est qu’en continuant l’analyse que nous pouvons décider si nos constructions sont exactes ou inutilisables. Nous n’attribuons à la construction isolée que la valeur d’une supposition qui attend examen, confirmation ou rejet. Nous ne revendiquons pas d’autorité pour cette construction, nous ne demandons au patient aucun accord immédiat ni ne discutons avec lui s’il commence par y contredire. Nous suivons simplement l’exemple d’un célèbre personnage de Nestroy, le domestique qui n’a qu’une réponse à toutes les questions et objections : « Au cours des événements tout deviendra clair »4.

III.

Il est inutile d’exposer comment cela se produit dans la suite de l’analyse et par quels chemins notre supposition se transforme en conviction chez le patient, chose familière à tout analyste grâce à son expérience quotidienne, et facile à comprendre. Un seul point demande à être examiné et élucidé. Le chemin qui part de la construction de l’analyste devrait mener au souvenir chez l’analysé ; il ne mène pas toujours jusque-là. Très souvent on ne réussit pas à ce que le patient se rappelle le refoulé. En revanche, une analyse correctement menée le convainc fermement de la vérité de la construction, ce qui, du point de vue thérapeutique, a le même effet qu’un souvenir retrouvé. Dans quelles conditions cela a lieu et de quelle façon il est possible qu’un substitut apparemment si imparfait produise quand même un plein effet, c’est ce qui devra faire l’objet de recherches ultérieures.

Je vais conclure cette brève communication par quelques remarques qui ouvrent encore une autre perspective. Ce qui m’a frappé dans quelques analyses, c’est que la communication d’une construction manifestement pertinente provoquait chez les analysés un phénomène surprenant et d’abord incompréhensible. Ils sentaient émerger des souvenirs très vivaces, qu’ils qualifiaient eux-mêmes d’« excessivement nets » ; ils retrouvaient cependant, non pas l’événement même qui était le contenu de la construction, mais des détails voisins de ce contenu, par exemple, avec une extrême précision, les visages des personnes qui y figuraient, ou les pièces dans lesquelles quelque chose de semblable aurait pu se passer, ou bien encore, de façon un peu plus éloignée, les objets contenus dans ces pièces et que la construction ne pouvait évidemment pas connaître. Cela se produisait aussi bien dans les rêves survenant immédiatement après la communication, que dans des états de rêverie diurne. Ces souvenirs n’entraînaient rien d’autre ; on était porté à y voir les résultats d’un compromis. La « poussée vers le haut » du refoulé, activée par la communication de la construction, avait cherché à amener à la conscience ces traces mnésiques significatives. Mais une résistance avait réussi, non pas à arrêter ce mouvement, mais à le déplacer sur des objets voisins d’importance secondaire.

Ces souvenirs auraient pu être qualifiés d’hallucinations, si à leur netteté s’était ajoutée la croyance à leur actualité. Mais l’analogie gagna de l’importance quand mon attention fut attirée par la présence occasionnelle de véritables hallucinations dans d’autres cas, des cas qui n’étaient certainement pas psychotiques. Ainsi continuait mon raisonnement : on n’a pas encore assez apprécié ce caractère peut-être général de l’hallucination d’être le retour d’un événement oublié des toutes premières années, de quelque chose que l’enfant a vu ou entendu à une époque où il savait à peine parler. C’est ce qui s’impose maintenant à la conscience, mais probablement de façon déformée et déplacée par l’effet des forces qui s’opposent à un tel retour. Étant donné le rapport étroit de l’hallucination et de certaines formes de psychoses, notre raisonnement peut nous conduire encore plus loin. Même les formations délirantes, dans lesquelles nous trouvons si régulièrement incorporées ces hallucinations, ne sont peut-être pas aussi indépendantes qu’on l’admet généralement de la poussée de l’inconscient vers le haut et du retour du refoulé. Dans le mécanisme d’une formation délirante nous ne soulignons habituellement que deux facteurs, d’une part le fait de se détourner du monde réel et les motifs de ce retrait, d’autre part l’influence que l’accomplissement de désir exerce sur le contenu du délire. Mais le processus dynamique ne pourrait-il pas être plutôt celui-ci : cette poussée du refoulé profiterait du fait qu’on se détourne de la réalité pour imposer son contenu à la conscience, et dans ce cas les résistances mobilisées par ce processus et la tendance à l’accomplissement du désir se partageraient la responsabilité de la déformation et du déplacement de ce qui est remémoré ? Ceci n’est-il pas le mécanisme bien connu du rêve que, depuis l’antiquité la plus reculée, l’intuition des hommes a considéré comme l’équivalent de la folie ?

Je ne crois pas que cette conception du délire soit entièrement nouvelle, mais elle insiste sur un point de vue qui n’est généralement pas mis au premier plan. Ce qui importe, c’est l’affirmation que la folie non seulement procède avec méthode, comme le poète l’a déjà reconnu, mais qu’elle contient aussi un morceau de vérité historique ; ainsi, on est amené à admettre que la croyance compulsive que rencontre le délire tire sa force justement de cette source infantile. Pour prouver cette théorie je ne trouve aujourd’hui à ma disposition que des réminiscences et non des impressions fraîches. Il vaudrait probablement la peine d’essayer d’étudier, selon les hypothèses exposées, des cas de cette espèce, et d’y adapter le traitement en fonction de ces hypothèses. On renoncerait à la peine inutile de persuader le malade de la folie de son délire et de la contradiction qui l’oppose à la réalité, et on baserait plutôt le travail thérapeutique sur le fait de reconnaître avec lui le noyau de vérité contenu dans son délire. Ce travail consisterait à débarrasser le morceau de vérité historique de ses déformations et de ses appuis sur la réalité actuelle, et à le ramener au point du passé auquel il appartient. Que le passé oublié soit transporté dans le présent ou dans l’attente de l’avenir, c’est ce qui arrive régulièrement aussi chez le névrosé. Assez souvent, lorsqu’un état d’angoisse lui fait pressentir quelque chose de terrible, il est simplement sous l’influence d’un souvenir refoulé qui voudrait s’imposer à la conscience mais n’arrive pas à devenir conscient, le souvenir qu’une chose alors effrayante s’est effectivement produite. Je pense que de tels efforts déployés auprès de psychotiques apporteront beaucoup de connaissances, même s’ils ne sont couronnés d’aucun succès thérapeutique.

Je sais qu’il n’y a guère de profit à traiter en passant, comme je le fais ici, un problème aussi important. C’est que j’ai cédé à l’attrait d’une analogie. Les délires des malades m’apparaissent comme des équivalents des constructions que nous bâtissons dans le traitement psychanalytique, des tentatives d’explication et de restitution, qui, dans les conditions de la psychose, ne peuvent pourtant conduire qu’à remplacer le morceau de réalité qu’on dénie dans le présent par un autre morceau qu’on avait également dénié dans la période d’une enfance reculée. C’est par l’étude de cas particuliers qu’on pourra découvrir les rapports intimes entre la matière sur laquelle porte actuellement le déni et celle sur laquelle a porté jadis le refoulement. De même que l’effet de notre construction n’est dû qu’au fait qu’elle nous rend un morceau perdu de l’histoire vécue, de même le délire doit sa force convaincante à la part de vérité historique qu’il met à la place de la réalité repoussée. De cette manière je pourrais appliquer au délire ce que, jadis, j’ai énoncé pour la seule hystérie : le malade souffre de ses réminiscences. Pas plus qu’aujourd’hui je ne voulais alors, par cette brève formule, contester la complexité étiologique de la maladie, ni exclure l’action de tant d’autres facteurs.

Si l’on considère l’humanité comme un tout, et qu’on la mette à la place de l’individu isolé, on trouve qu’elle aussi a développé des délires inaccessibles à la critique logique et contredisant la réalité. S’ils peuvent malgré cela exercer un empire extraordinaire sur les hommes, la recherche conduit à la même conclusion que pour l’individu isolé. Leur pouvoir provient de leur contenu de vérité historique, vérité qu’ils ont été puiser dans le refoulement de temps originaires oubliés.


1 Konstruktionen in der Analyse, Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 23 (4), 459-469, GW, XVI.

2 In Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 107, GW, IV, 104.

3 Dans quelques régions de langue allemande, le g (celui du français gare), surtout initial, est prononcé comme le y du français yeux (en orthographe allemande : j). Gauner signifie « filou ». Le participe « osé » est, correctement, gewagt, mais le patient a dit jewagt (souligné dans le texte). Si Freud signale cette prononciation comme étant un lapsus, c’est probablement qu'il avait pu observer que ce n'était pas la manière dont son patient articulait habituellement ses g.

4 In Der Zerrissene (L’homme déchiré). La phrase attribuée par Freud à un domestique est en réalité dite par un serrurier Gluthammer (« marteau incandescent »). Elle y figure plusieurs fois sous des formes légèrement différentes et apparaît d’abord au Ier acte, scène 3.