4. les hôpitaux psychiatriques et le schéma médical-type485
(quelques remarques sur les vicissitudes des métiers de réparateurs)
Chaque société offre diverses possibilités d’approche et de relations entre deux individus, relations de parent à parent ou de classe supérieure à classe inférieure par exemple, autant de structures qui peuvent être à la fois fondements de l’identité personnelle, guides de conduite idéale, bases de solidarité aussi bien que de division, et qui impliquent un ensemble de présupposés interdépendants dont les articulations finissent par former une sorte de schéma-type (model)486. Mais des pressions caractéristiques s’exercent toujours qui empêchent de réaliser pleinement cet idéal et les déviations qui en résultent présentent des répercussions non moins caractéristiques ; le sociologue peut donc utiliser aux fins de sa recherche les schémas dont se servent, à leurs propres fins, les sujets sociaux.
Dans la société occidentale, le service dispensé ou reçu joue un rôle important dans le développement des relations entre deux individus ; en liant l’un à l’autre l’individu qui le dispense et celui qui en bénéficie, l’étude des présupposés et des théories sur lesquelles se fondent les relations de type professionnel devrait permettre de comprendre certains problèmes des hôpitaux psychiatriques.
I. La relation de service en général
Les activités professionnelles spécialisées peuvent se diviser en deux catégories, l’une où le praticien se trouve, par son travail même, « en contact direct avec le public », l’autre où son travail ne touche que les membres d’une organisation. Selon moi, le contact avec le public et le pouvoir exercé sur lui constituent des caractères assez importants pour que tous ceux qui en font l’expérience puissent être groupés en une catégorie spéciale. Autrement dit, l’employé qui sert les clients dans une quincaillerie et le magasinier d’usine doivent être pour les besoins de notre étude placés dans des catégories séparées, en dépit des similitudes de leur travail. On peut distinguer deux catégories de professions qui offrent des contacts avec le public : celles qui s’adressent à un public composé d’une succession d’individus et celles qui s’adressent à un public fait d’une succession de groupes. La profession de dentiste appartient à la première, celle de comédien à la seconde.
Les tâches qui placent le praticien face au public, sous l’une ou l’autre forme, varient selon qu’elles se présentent plus ou moins comme un service personnalisé (a personal service)487, c’est-à-dire une aide désirée par celui qui la reçoit. En principe, les professions vouées aux services personnalisés sont celles où les praticiens effectuent pour un ensemble d’individus un service personnel spécialisé, les nécessités de ce service exigeant qu’ils entrent directement et personnellement en communication avec chacun de ces sujets alors qu’aucun autre lien ne les unit à eux488. Selon cette définition, les démarches qui accompagnent par exemple une assignation à comparaître ne constituent pas un service personnel pour celui qui en est l’objet. Le psychologue qui fait passer contre rétribution des tests d’aptitude professionnelle à des gens qui veulent connaître leurs aptitudes assure un service personnalisé mais, s’il teste les mêmes personnes pour le bureau d’embauche d’une organisation, elles ne sont plus que les sujets de son travail et non ses clients. C’est aussi pour cette raison qu’en dépit des distinctions reconnues par les organismes de recensement je ne dirai pas des domestiques qu’ils accomplissent des services, car une employée de maison travaille pour une patronne, non pour un public, et j’exclus de la même façon de cette catégorie les femmes de ménage, car elles n’ont aucune relation directe ou suivie avec ceux qui marchent sur les parquets qu’elles ont nettoyés.
Cet essai concerne en même temps certaines activités qui ne correspondent pas exactement à la définition de « professions vouées aux services personnalisés », mais dont l’idéal attire des gens qui ne peuvent s’y conformer exactement. Les déviations par rapport à un idéal librement choisi ou imposé par les autres créent des problèmes d’identité personnelle ; le chercheur doit s’efforcer de comprendre ces problèmes par référence à cet idéal, la compréhension variant selon le rapport de la déviation à l’idéal : le service que fournissent un vendeur de voitures de sport ou le médecin-conseil d’une compagnie d’assurances n’atteint pas aux dimensions du service personnalisé, mais pour des raisons fondamentalement différentes.
Il est classique de hiérarchiser les professions vouées aux services personnalisés en fonction de la considération dont elles jouissent sur une échelle qui va des professions libérales aux petits emplois et aux métiers manuels. Cette distinction ne fait qu’obscurcir la question en séparant selon leur rang des personnes au fond semblables. Je veux, quant à moi, user d’une division qui place à une extrémité ceux qui, comme les contrôleurs de billets ou les téléphonistes, effectuent un service technique purement automatique, et à l’autre ceux dont l’habileté exige une compétence rationnelle et reconnue, pouvant s’exercer comme une fin en soi et que ne peut raisonnablement pas acquérir le bénéficiaire. Ceux qui dispensent des services automatiques s’adressent plutôt à des usagers, des « tiers », des demandeurs ; ceux qui dispensent des services de spécialistes s’adressent plutôt à des clients. Les uns et les autres ont une certaine indépendance à l’égard des personnes qu’ils servent, mais seuls les spécialistes sont en mesure de donner à cette indépendance un caractère de solennité et de dignité. Ce sont les données morales et sociales sous-jacentes aux services spécialisés qui font l’objet de cet essai.
Dans notre type de société, les principes qui sont à la base des services de spécialistes supposent comme condition essentielle que le praticien se trouve en présence d’un système matériel complexe à réparer, construire ou rafistoler, ce système étant, en l’occurrence, la propriété personnelle du client. Par conséquent, lorsque j’utiliserai dans cet essai le terme de relation de service (ou de profession), c’est à ce cas idéal que je me référerai à moins que le contexte n’exige davantage de précision.
Nous sommes en présence d’une relation à trois pôles : praticien-réparateur, objet, propriétaire, relation triangulaire qui a joué un rôle important dans l’histoire de la société occidentale. Dans toute société de quelque importance il existe des spécialistes, mais aucune n’a donné autant de poids à leurs services que la nôtre. Notre société est fondée sur le service, à tel point que même des institutions comme les magasins en viennent à adopter ce style, en paroles sinon en fait, pour satisfaire non seulement les employés mais encore les clients qui tous aspirent à un service personnalisé et spécialisé, même s’ils ne se font guère d’illusion sur sa réalisation pratique.
Dans le type de relations sociales qui fait l’objet de cette étude, certaines personnes (ou clients) se mettent entre les mains d’autres personnes (praticiens-réparateurs). Théoriquement, le client respecte la compétence technique du praticien et fait confiance à son sens moral pour l’exercice de cette compétence ; il lui témoigne également de la reconnaissance et lui verse des honoraires. De son côté, le praticien possède une compétence ésotérique et efficace dans la pratique ainsi que le désir de mettre cette compétence à la disposition du client. Il offre aussi la garantie du secret professionnel, est doué d’assez de tact pour faire preuve d’une discrétion calculée envers les autres affaires du client ou même, à la limite, à l’égard des raisons qui ont pu inciter celui-ci à rechercher ses services et témoigne enfin d’une courtoisie dénuée de servilité489. C’est en cela, en fait, que consiste le service de « réparation » (the tinkering service).
L’analyse du concept d’honoraires aide à comprendre la nature des relations de service. Il ne faut pas confondre honoraires et prix d’un service, et cela pour deux raisons490. Traditionnellement, la rémunération correspond à autre chose qu’à la simple valeur du service. Lorsque cette valeur est considérable pour le client, le praticien est censé, en principe, se limiter à demander la rétribution habituelle fixée par l’usage, et correspondant en gros à ce dont il a besoin pour se maintenir dans une situation décente et lui permettre de se consacrer à sa vocation. Inversement, si les services effectués sont de peu d’importance, le praticien se sent obligé, soit de ne rien demander du tout, soit d’exiger une somme forfaitaire relativement importante qui le met à l’abri des dérangements injustifiés ou qui empêche le public de sous-estimer ou d’ignorer la valeur de sa contribution et partant sa propre valeur491. Quand il sert des clients très pauvres, le praticien estime parfois qu’il est plus digne et plus sûr de ne demander aucune rétribution plutôt que de faire un prix492. Le praticien évite ainsi de se ranger aux volontés du client ou même de marchander et il fait la preuve de son total désintéressement. En outre, étant donné qu’il s’agit d’un travail et que ce travail s’exerce sur des systèmes matériels très fermés et très réels, le réparateur peut se permettre le désintéressement : un bon travail de réparation ou de construction représente aussi une œuvre avec laquelle le praticien peut s’identifier ; le travail procure ainsi un nouvel intérêt qu’il tire de lui-même. Enfin le praticien est certainement aussi motivé par le désir d’aider l’humanité en tant que telle.
La volonté de se considérer comme un spécialiste désintéressé et le désir de fonder sur cette base ses rapports avec les autres sont, pour le praticien qui dispense ses services, l’équivalent du vœu de chasteté pour le clergé séculier et permettent de comprendre l’usage étonnant que ses clients font de lui. Ils trouvent en lui une personne qui, sans les raisons personnelles, idéologiques ou contractuelles, qui justifient habituellement l’aide à autrui, leur portera malgré tout pendant quelque temps une attention intense, se placera à leur propre point de vue et agira au mieux de leurs intérêts, comme nous le montre ce passage tiré d’une étude sur les relations d’affaires :
« Dans un tel milieu, le spécialiste tire son revenu, ou sa position sociale, ou les deux, des connaissances particulièrement exactes et complètes qu’il possède dans sa spécialité et qu’il met au service des autres. Cette « mise au service des autres » est solidement implantée dans notre société dont l’ordre repose sur l’industrie et le commerce. Le spécialiste reste en dehors des problèmes matériels et des difficultés inhérentes à sa spécialité. Ce n’est ni un « marchand » ni un « receveur », ni un « connaisseur », ni un « amateur », car ces gens-là utilisent leurs connaissances essentiellement dans leur intérêt »493.
C’est là ce que reçoit le client pour prix de la confiance qu’il place dans des individus qui ne lui offrent pas les garanties habituelles.
Cette confiance constamment offerte au client constituerait une base suffisante pour l’établissement de relations dans notre société, mais le travail du praticien-réparateur est en outre fondé sur une compétence rationnelle qui implique une croyance au rationalisme, aux vertus de l’expérience et à la technique, en contraste avec les mécanismes plus subjectifs dont les gens s’embarrassent habituellement.
Théoriquement, l’interaction entre un client et un praticien prend une forme à peu près structurée. Le réparateur a la possibilité de se livrer, sur la propriété du client, à un travail mécanique, à des manipulations diverses, surtout quand ces opérations visent à fonder un diagnostic. Il peut également avoir avec son client un échange verbal en trois points, une partie « technique », renseignements reçus ou donnés sur la réparation (ou la construction) envisagée ; une partie « contrat », indication approximative, et, en général, pudiquement écourtée, du coût du travail, des délais nécessaires et autres détails semblables, enfin une partie « civilités », échanges de politesses accompagnés de quelques amabilités, et de menues marques de respect. Il est important de constater que tout ce qui se passe entre le praticien et son client relève de l’une ou l’autre de ces composantes et que toutes les divergences peuvent s’interpréter en fonction de ces normes prévues. Le déroulement de l’échange entre praticien et client conformément à cette structure représente aux yeux du praticien un test de « bonne » relation de service.
Les renseignements techniques dont le réparateur a besoin pour effectuer son travail avec efficacité proviennent de deux sources : les déclarations du client, et l’objet lui-même, par l’impression directe qu’il produit. Sacrifiant au vocabulaire médical couramment reçu, nous pouvons donner aux difficultés dont le client fait état le nom de symptômes et celui de signes aux faits que le réparateur relève directement, bien qu’il n’y ait aucune justification sémiologique à l’usage de ces termes. La dignité apparente des relations de service repose en partie sur l’aptitude du client à apporter des renseignements utiles bien que filtrés par le langage et le jugement profanes. Le service-réparation peut alors revêtir certains traits d’une entreprise commune dans laquelle le praticien montre un certain respect pour la manière dont le client, sans l’avoir appris, sait analyser les difficultés.
Le praticien entre en contact avec deux données fondamentales : le client et l’objet défectueux. Les clients sont des êtres qui sont censés agir librement, ils appartiennent au monde social et doivent être traités avec les égards et les rites appropriés. L’objet fait partie d’un autre monde et doit être analysé dans une perspective technique, dégagée de toute contingence rituelle. Le succès de l’opération dépend de la manière dont le réparateur gardera ces deux dimensions séparées, tout en donnant à chacune l’importance qui lui revient.
II. Le cycle des réparations
L’objet (ou propriété) que nous avons qualifié de système physique doit être confié à un spécialiste pour être soumis à un cycle de réparation, ou plus rarement de construction, comportant plusieurs phases.
Selon nos conceptions courantes en matière d’étiologie, un simple clou peut être à l’origine du cycle de réparation : un clou sur une route peut immobiliser une voiture ; sur une chaise il peut déchirer un pantalon ; sur un tapis il peut détériorer un aspirateur ; sur le sol il peut blesser le pied. Il faut remarquer qu’un clou ne fait pas partie des propriétés spécifiques d’un milieu donné, qu’il n’en est, en quelque sorte, qu’un élément fortuit et isolé, dont l’environnement n’est pas entièrement responsable. Le contact du clou avec l’objet constitue donc une contingence fâcheuse, un accident, un événement imprévu. Le contact est suivi d’une sorte de déplacement de la cause puisque le mal est désormais transplanté dans l’objet et y joue le rôle de cause interne dont l’action se fait sentir de manière permanente. Nous disons « Je me suis assis et je me suis déchiré » ou bien « J’ai ramassé un clou en conduisant ». Il convient cependant de remarquer que, si l’on maudit parfois le clou et la voiture pour les ennuis qu’ils causent, il n’appartient pas au client et encore moins au praticien de prêter sérieusement des intentions malveillantes à l’agent qui a occasionné le dommage ou à l’objet qui l’a subi : c’est seulement lorsque le client néglige certaines précautions élémentaires, ou les conseils du praticien, que celui-ci commence à avoir, par la force des choses, un rôle moral.
Lorsqu’un élément étranger s’introduit dans un système physique, il peut se trouver définitivement neutralisé par la capacité interne du système à se défendre lui-même grâce à une réparation ou une compensation naturelles, et cesser ainsi de constituer un problème pour le propriétaire ; mais si plusieurs éléments perturbateurs interviennent on entre dans une nouvelle phase, celle dans laquelle la défectuosité s’aggrave avec le temps. Le mal s’étend au point de menacer l’ensemble du système. Ainsi le pneu, une fois crevé, se dégonfle de plus en plus jusqu’à ce que la chambre à air et la jante soient complètement détériorées et que la voiture soit hors d’état de rouler. Au-delà d’un certain seuil, le propriétaire finit par s’apercevoir que son objet est abîmé ou endommagé. S’il ne peut faire lui-même les réparations, s’il considère que son problème relève de la compétence d’un réparateur, il devient un client en quête de spécialiste ou d’intermédiaires susceptibles de lui indiquer un spécialiste.
Une fois le praticien trouvé, le client lui apporte l’objet défectueux, ou ce qui en reste, ainsi que les pièces cassées si possible. Le point important ici est que l’objet dont le réparateur aura besoin pour son travail est mis tout entier à sa disposition par le client.
À ce moment commence le déroulement successif et bien connu des différentes phases : observation, diagnostic, prescription et traitement. Le récit du client permet au réparateur de revivre les conditions dans lesquelles les ennuis se sont manifestés, puis il se livre à une brève vérification de ce qui fonctionne encore, mais la défectuosité apparaît à ce moment-là à des yeux, des oreilles, un nez exercés (c’est à ce stade que le praticien revêt souvent une sorte de tenue de laboratoire qui ne symbolise pas seulement le caractère scientifique de son travail, mais aussi la responsabilité spirituelle de la poursuite d’un but désintéressé). Une fois le travail terminé, il est possible qu’une période de convalescence soit nécessaire, pendant laquelle on ne demande à l’objet que des efforts réduits, tout en prêtant la plus grande attention au moindre signe de rechute ou d’insuffisance dans la réparation. Ce soin et cette vigilance se réduisent progressivement jusqu’à n’être plus que de simples pointages périodiques au cours desquels le client, ou parfois le technicien, procède à une vérification nouvelle pour s’assurer, par acquit de conscience, que les choses sont bien dans l’ordre. Le cycle de réparation entre dans sa phase finale lorsque l’objet est « comme neuf » ou, s’il reste un peu plus fragile à l’endroit de la réparation, lorsqu’il présente un degré de sécurité suffisant pour que l’on puisse cesser de s’en préoccuper.
Il conviendrait d’ouvrir ici une parenthèse historique. L’un des changements fondamentaux dont nous avons été témoins au cours des cent dernières années dans les métiers de réparateurs est le déclin du petit artisanat ambulant et du travailleur à domicile au profit de l’atelier (workshop complex). Ce n’est plus le réparateur qui arrive avec ses outils chez le client, c’est le client qui vient chez le réparateur et lui laisse l’objet à réparer, pour en reprendre possession plus tard.
Le fait d’avoir un lieu de travail à soi présente de multiples avantages qui ont sans doute largement favorisé le développement de l’atelier. Le client préfère généralement se rendre à une adresse donnée, où il trouvera en permanence le service dont il a besoin, plutôt que de recevoir à dates fixes la visite d’un réparateur effectuant sa tournée annuelle, mensuelle ou hebdomadaire. Un autre avantage tient à la division croissante du travail : le réparateur qui possède un atelier peut investir des capitaux dans un matériel lourd et fixe ; il peut en outre mener de front plusieurs réparations et fragmenter le travail de façon à ne pas employer sa main-d’œuvre qualifiée et chère à un travail qui ne demande pas de qualification ; il n’est pas obligé de refuser un travail même s’il est occupé ailleurs, ni d’attendre, inactif, entre deux travaux, mais il peut répartir ses tâches en jouant sur le temps que les objets passent dans son atelier.
D’autres avantages, sociaux cette fois, tiennent au fait qu’en se rendant acquéreur d’un atelier le réparateur accède à un statut plus élevé. Lorsqu’il dispose d’une boutique en propriété ou en location, le réparateur est assuré que le client ne le mettra pas dehors et que la police ne le fera pas circuler ; c’est le client qui devient l’invité. Bien plus, si le client n’assiste pas en personne à l’exécution du travail, il est facile de lui cacher les fautes professionnelles et de tricher sur les dépenses ; en même temps, le délai qu’il réclame permet au praticien de valoriser son service et de le faire payer au prix fort494. Enfin, l’atelier permet de dissocier nettement le type de vêtements, gestes, attitudes propres au travail manuel et la présentation qu’il est séant d’avoir lors des échanges verbaux avec le client : le spécialiste du nettoyage peut être « présentable » en permanence, le patron qui travaille dans sa boutique peut, lorsqu’il entend la sonnette d’entrée, se laver les mains, enlever son tablier et mettre sa veste avant de se présenter.
Il est certain que l’atelier pourrait ruiner la notion de service. Après tout, le client doit abandonner son bien plusieurs jours de suite, sans parler du contrôle qu’il ne peut plus exercer sur le travail du praticien. Mais peut-être la nécessité accrue de faire confiance incite-t-elle à la mériter davantage. En tout cas, lorsque le praticien a un lieu de travail fixe, dans une communauté, il se trouve soumis aux gens qu’il sert d’une manière nouvelle : on sait où le trouver, il est donc à la merci des clients mécontents et soumis au jugement de l’ensemble de la communauté. Dans ces conditions, il se sent tenu d’accomplir son service de façon à être à l’abri des réclamations.
III. Les conditions implicites de fonctionnement de la relation de service
Pour qu’un objet soit utile à son possesseur, les différentes parties qui le composent doivent être les unes par rapport aux autres en bon état de fonctionnement : les engrenages doivent s’adapter, le sang doit circuler, les roues et manivelles doivent tourner. Il y a là une heureuse coïncidence qu’il convient de relever. Envisagé du point de vue de l’objet, si on peut s’exprimer ainsi, le fonctionnement dépend de la plus ou moins grande habileté du possesseur à l’utiliser ; parfois, lorsqu’il s’agit d’objets qui fonctionnent mécaniquement, cette coïncidence a été préalablement ménagée, puisque l’objet est construit, en premier lieu, pour remplir une fonction particulière. En d’autres circonstances, lorsqu’il s’agit de bêtes de somme ou de notre propre corps, la coïncidence n’est pas intentionnelle mais elle n’en existe pas moins : si l’on veut faire travailler un cheval, il ne faut pas qu’il soit trop malade.
Pour qu’une relation de service puisse exister, il faut aussi que le client ait la possession pleine et entière de l’objet et qu’il puisse légalement l’utiliser à son gré.
En troisième lieu, il faut que l’objet, non seulement forme un système relativement clos mais qu’en outre il ait des dimensions assez réduites pour être déplacé ou du moins pour constituer un ensemble que le possesseur ou le réparateur puisse embrasser tout entier du regard.
Quatrièmement – et c’est là le point le plus important –, les objets qui nécessitent une réparation ne doivent pas constituer seulement des systèmes fermés et faciles à manipuler, ils doivent aussi appartenir à des catégories distinctes et manifestement isolables. Les produits de la nature comme ceux de l’industrie sortent d’un moule et reproduisent strictement le même modèle, permettant d’apporter des solutions standards aux problèmes de construction ou de réparation qu’ils posent, même lorsqu’à l’intérieur d’une même classe l’aspect extérieur des objets diffère. Par conséquent, si le praticien connaît le fonctionnement d’un exemplaire d’une catégorie donnée, il est automatiquement compétent pour traiter tous les membres de cette catégorie495.
Certaines conditions essentielles au développement de l’atelier doivent également être explicitées. La première est l’action neutralisante de l’atelier sur l’objet endommagé : il arrête l’évolution du mal, mais il n’a par lui-même aucune action thérapeutique. Une voiture qui prend l’eau est garée dans un garage couvert ou placée sous une bâche avant que ne commencent les réparations. Cette précaution ne réparera pas le toit, mais on peut ainsi être sûr que la fuite n’augmentera pas et que les garnitures ne seront pas endommagées ; une chaise qui commence à craquer n’est peut-être pas réparée sur-le-champ mais on peut du moins supposer que, dans l’atelier où elle est entreposée, personne ne s’assoiera dessus, ce qui limite les dégâts.
Seconde condition, il faut que l’objet soit suffisamment indépendant de son milieu d’origine pour que sa transplantation momentanée dans l’atelier ne lui fasse pas subir une nouvelle série de dommages.
Enfin, le client doit être lui-même assez indépendant par rapport à l’objet pour pouvoir supporter l’attente qui lui est imposée lorsqu’il l’envoie à l’atelier. Il n’en fait souvent qu’un usage intermittent, et ainsi la période de privation n’est pas vraiment du temps perdu496, elle peut même fort bien être à ses yeux une période active, consacrée aux réparations.
Les remarques précédentes définissent les conditions nécessaires pour que les relations qui se nouent à propos du service de réparation en atelier se déroulent de façon idéale. Il reste à envisager les conditions qui concernent la structure des clientèles.
Pour conserver leur caractère, les relations de service exigent une clientèle composée d’individus qui utilisent le service de leur plein gré et sans s’être préalablement concertés ; leur pouvoir sur le réparateur est celui d’une simple collection d’individus et non d’une collectivité. Dans ces conditions, le réparateur peut garder son indépendance, sans se soucier d’être dans les bonnes grâces de l’un ou de l’autre, il peut même renvoyer poliment un client qu’il est sûr de ne pouvoir servir convenablement, de même que praticien et client ont l’un et l’autre la possibilité de se retirer si les conditions ne les satisfont pas. Théoriquement, la relation procède d’une double volonté, comme lorsque deux personnes vivent dans le péché : tant qu’elles n’ont pas rompu, les deux parties ne peuvent raisonnablement se plaindre plus qu’il ne convient. En principe, ce type de service exprime un respect mutuel entre le client et le praticien et doit se dérouler selon les règles ordinaires de la courtoisie.
IV. Difficultés inhérentes aux relations de service
Les relations de service telles que nous les décrivons, obéissent à une logique qui leur est propre. Compte tenu des différentes présuppositions précédemment énumérées, le praticien pourra se définir comme un individu qui, contre une simple rémunération, effectue un service de spécialiste pour le compte d’un client qui en a effectivement besoin, et le client pourra penser qu’il existe, dans la société, des étrangers hautement qualifiés et assez complaisants pour placer leur compétence au service des autres et de leurs besoins, moyennant une simple rétribution. Mais si les relations de service sont coulées dans ce moule pur et noble, il leur manque les supports institutionnels dont disposent certaines autres relations hautement valorisées comme les relations familiales. Nous pouvons dès lors nous attendre à ce que l’ensemble des droits et devoirs réciproques crée dans ces relations un foyer d’inquiétude et de suspicion, même lorsque chacune des parties engagées se conduit correctement. Le client se demande : « Ce réparateur est-il vraiment compétent ? agit-il dans mon intérêt ? ne prend-il pas trop cher ? est-il discret ? ne me méprise-t-il pas, en son for intérieur, à cause de l’état de l’objet que je lui ai confié ? » (Chacune de ces éventualités peut se présenter séparément, si bien qu’au total les possibilités pour que la relation achoppe sont très nombreuses.) De son côté, le praticien pense : « Ce client a-t-il vraiment confiance en moi ? essaie-t-il de me cacher qu’il s’est adressé à des concurrents avant de venir ici ? va-t-il me payer ? ».
À ces sujets généraux d’inquiétude, s’en ajoutent d’autres, plus spécifiques. La relation de service ne représente au fond qu’un idéal ou un schéma-type et nous pouvons comprendre que chaque type de service pose ses problèmes propres qui peuvent difficilement se régler dans le cadre de ce modèle, ce qui entraîne des difficultés particulières. Ainsi certaines réparations, celles qui nécessitent l’intervention d’un plombier par exemple, se présentent au réparateur comme des urgences : la famille ne peut pas rester sans eau ; ou bien il faut arrêter l’inondation qui s’est déclenchée ; de plus, le plombier est dans l’impossibilité d’emporter le matériel défectueux dans le havre protecteur de son atelier, il lui faut travailler sous les yeux de la maisonnée.
Ce sont des difficultés d’un autre ordre que connaissent des services comme ceux du dépannage radio-télévision où la notion d’honoraires s’est considérablement dévalorisée, le client ayant souvent l’impression justifiée de « se faire avoir ». Mais la considération dont jouissent ces services n’a en rien diminué et s’appuie sur une augmentation constante du prix de base.
En outre, certaines tendances de la société moderne affaiblissent la portée du service. Nombre d’établissements trouvent plus rentable de vendre du neuf plutôt que d’assurer des réparations qui occupent de la place et du personnel. Ceux qui consentent à réparer ont de plus en plus tendance à remplacer un grand nombre de pièces par des neuves, plutôt que de déployer toutes les ressources de leur habileté à remettre en état les pièces hors d’usage497. La tendance à la vente automatique, par distributeurs ou libres-services, réduit encore considérablement le rôle du réparateur ou le supprime même complètement.
Le fait qu’on ne puisse empêcher les réparateurs de sélectionner autant que possible leur clientèle, et vice-versa, selon des critères parfaitement étrangers aux préoccupations techniques, comme le statut social ou la solvabilité, pose un autre problème important pour la validité du schéma de service. Il arrive que le réparateur accorde à ses clients un traitement différentiel sur la base de considérations variables et sans rapport avec la nature de la réparation, encore que la déviation par rapport à l’idéal se manifeste sans doute davantage dans le choix du praticien que dans le traitement appliqué par la suite.
La double indépendance qui est censée exister entre le réparateur et le client est souvent menacée, et c’est là une nouvelle et importante source de difficulté. Lorsque le praticien n’est pas un travailleur indépendant, autrement dit lorsqu’il ne travaille pas pour son propre compte, ses relations avec le client sont soumises aux exigences de ses employeurs (inversement, les employeurs peuvent eux aussi se trouver confrontés à certains problèmes lorsque leurs employés tendent à endosser le rôle de réparateur face aux clients de l’entreprise). Cela peut aller jusqu’à conduire le patron d’un atelier de réparation de chaussures, par exemple, à se réserver tous les contacts avec le public, et à exclure ainsi les autres cordonniers de la catégorie des réparateurs, telle que nous l’avons définie, en dépit des classifications communément admises ou établies par le recensement. Les mêmes problèmes se rencontrent dans des professions que nous pouvons, selon notre définition, qualifier de libérales, comme celles du barreau ou de l’architecture, mais dont les membres se trouvent dans la même situation que le personnel d’une entreprise, avec une clientèle à leur merci, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes à la merci de leur clientèle, ou qu’ils n’aient qu’un seul client. Formés au moule traditionnel du réparateur indépendant, ils ont tendance à se créer des difficultés et à en susciter aux autres en affectant d’avoir une position que les faits démentent. La situation de médecin à la cour en fournissait un exemple caractéristique. (Rappelons à ce sujet qu’aujourd’hui le médecin d’un membre d’une famille royale doit, pour la dignité du service médical, donner également ses soins à d’autres patients.) De plus, lorsque toute la clientèle provient d’une communauté unique nettement caractérisée, les membres de cette communauté risquent, un jour ou l’autre, d’entrer en communication les uns avec les autres et même de se coaliser pour former un « système de critique profane »498 qui exercera sur le praticien une autorité imprévue, et sans doute est-il nécessaire pour les clients de détenir ce pouvoir s’il n’y a que peu d’hommes de loi ou de médecins dans la communauté.
Dans l’application du schéma-type, deux difficultés apparaissent enfin, qui sont liées aux conséquences sociales de la professionnalisation. Le désintéressement loyal risque d’entraîner inévitablement sa propre ruine, et cela de deux manières. En premier lieu, l’attention de plus en plus grande portée aux intérêts du client amène parfois le praticien à s’en former une conception idéale, et cet idéal, associé à certains critères professionnels en matière de goût, d’efficacité et de prévoyance, entre parfois en conflit avec ce qu’un client particulier dans une circonstance donnée, considère comme son intérêt. C’est ainsi qu’on peut voir un décorateur inviter courtoisement un client à s’adresser ailleurs, parce qu’il lui répugne d’exécuter ses commandes incongrues.
En second lieu, plus un praticien prend à cœur de dispenser un service de qualité, plus il se trouve soumis aux obligations de sa profession en vertu du mandat que lui a confié la société ; il risque ainsi d’autant plus de se voir officiellement contraint de défendre les canons de la communauté, ce qui heurte parfois les intérêts immédiats de tel client particulier. Le code de construction auquel adhère un entrepreneur oblige le client à souscrire à certaines considérations de voisinage, qu’elles lui plaisent ou non. Les hommes de loi qui sont tenus de ne donner que des conseils légaux se trouvent placés dans une situation identique. C’est là une brèche fondamentale dans notre conception initiale du client et du praticien indépendants. Nous nous trouvons en présence d’une nouvelle triade client-réparateur-communauté et cet état de fait peut porter au service un coup plus rude encore que ne le fait la tripartition découlant de l’affiliation d’un réparateur à un établissement qui l’oblige à partager sa loyauté entre les clients et la direction de l’entreprise.
V. La version médicale du schéma de réparation499
Le fait d’abandonner son propre corps à un praticien pour qu’il le traite sur un mode mi-rationnel, mi-empirique, représente à coup sûr un des points cruciaux de la relation de service. L’évolution qui a fait progressivement du corps un bien susceptible d’être réparé, une sorte de machine physico-chimique, est souvent présentée comme un indice du triomphe de l’esprit scientifique dans le siècle, alors qu’en fait ce triomphe paraît bien être à la fois la cause et l’effet de l’attention croissante accordée à toutes les formes de réparations confiées aux mains des spécialistes.
La symbolique couramment employée par le corps médical, surtout lorsqu’elle traduit un travail de laboratoire très poussé, est de plus en plus complexe et pourtant le corps médical déclare encore compter sur le malade pour la description des symptômes ; le client est donc encore un partenaire digne de respect dans les relations de service. Mais, dans ce domaine comme dans les autres, certains points de tension apparaissent, lorsqu’il s’agit de faire entrer le traitement du corps dans la structure du service, étant bien entendu que des problèmes identiques peuvent se poser dans d’autres types de réparations.
Tout d’abord, comme le disent les psychanalystes, le corps est, dans notre société, au centre des préoccupations. L’individu attache une grande valeur à l’aspect extérieur et au fonctionnement de son corps et tend à s’identifier à lui. Il est gêné de l’abandonner aux manipulations empirico-rationnelles d’autrui et, par suite la confiance qu’il porte au réparateur a besoin d’être soutenue par des assurances sans cesse renouvelées. Cependant, il ne faut pas exagérer l’importance de ce problème, non que les gens cessent de s’identifier à leur corps, mais parce que nous avons peu à peu appris à quel point ils peuvent aussi s’identifier à des objets tout à fait distincts du corps, tels qu’une montre-bracelet ou une voiture, et considèrent toute atteinte à ces « bons objets » comme une atteinte à leur moi.
Le fait même que les malades consentent à remettre le sort de leur corps entre les mains des médecins pose des problèmes au personnel médical. Lorsque le médecin doit, non sans difficulté, déterminer la nature du mal ou le traitement adéquat, ou lorsque, sachant avec certitude qu’il n’y a pratiquement plus rien à faire, il lui faut en informer l’individu ou la personne qui en a la charge, scellant ainsi le sort du patient, il trouve parfois que sa sympathie pour le malade lui impose une tension émotionnelle500. Mais ce problème intéresse peut-être moins le service médical comme tel que les individus qui l’accomplissent.
Le corps, d’autre part, n’est pas le genre d’objet que le client peut laisser à la garde du réparateur pendant qu’il vaque à d’autres occupations. Il est bien connu que les médecins sont remarquablement doués pour assumer la dimension verbale du rôle de praticien-réparateur, tout en se livrant à des manipulations de type mécanique sans avoir à séparer ces deux aspects de leur rôle, mais ils ont à faire face à d’inévitables difficultés, car le client s’intéresse de près à ce qui arrive à son corps et occupe une place excellente pour observer ce qu’on lui fait (les barbiers, les coiffeurs et les prostituées connaissent aussi ces difficultés, car le client omniprésent perçoit immédiatement toute insuffisance de leur activité physique). Il y a deux solutions, l’anesthésie ou l’étonnant « traitement impersonnel » que, dans le monde médical, on inflige au malade : on le salue, à son arrivée et à son départ d’une façon qui peut à la rigueur passer pour de la politesse, et entre-temps, tout se passe comme si l’individu était là comme un objet banal que quelqu’un aurait laissé et non comme une personne501.
Autre point délicat : la part importante que prennent, en médecine, les actions simplement palliatives, les « solutions de moindre mal », et les traitements inefficaces. Dans le cas d’objets mécaniques, on peut généralement réparer n’importe quel défaut ; cela dépend seulement du nombre de pièces à changer, et ne demande pas forcément une grande habileté. Un technicien radio moyennement doué peut maîtriser n’importe quelle défaillance d’appareil en vérifiant tous les circuits et en remplaçant les pièces qui lui semblent défectueuses. Le propriétaire d’un magasin de pièces de rechange bien approvisionné peut se vanter de pouvoir construire une voiture complète avec les pièces qu’il a en dépôt. En médecine, il en va autrement. Le corps humain comporte des parties que l’on ne peut remplacer, il y a des troubles qui ne peuvent être corrigés. De plus, l’éthique médicale interdit au praticien, à l’inverse des autres réparateurs, de conseiller au malade de se séparer de l’objet trop abîmé ou trop usé que son corps est devenu, même s’il arrive que le médecin donne tacitement ce genre de conseil à des tiers intéressés.
Bien que l’incertitude du succès soit l’une des caractéristiques de l’exercice de la pratique médicale, il existe des techniques efficaces pour maîtriser le doute. Même un neuro-chirurgien qui doit s’attendre à voir disparaître la moitié de ses clients peut malgré tout les convaincre que sa spécialité, si risquée soit-elle, est celle de la dernière chance et qu’il faut bien l’accepter, eu égard à l’échec probable encouru dans les autres services. Il y a d’autre part des services spécialisés, même étrangers à la réparation, comme ceux des avocats ou des courtiers, où les chances de succès peuvent fort bien se révéler encore plus réduites qu’en médecine générale et où survit malgré tout un sens éthique de la profession. Dans tous les cas, le réparateur part du principe qu’indépendamment de la réussite ou de l’échec de son entreprise du moment, il utilise les meilleures techniques au mieux de ses compétences et qu’en règle générale mieux vaut compter sur ces techniques et ces compétences que de laisser faire le hasard. Les relations suivies et empreintes de respect qui s’établissent entre un grand nombre de courtiers et leurs clients témoignent du fait qu’une fois acceptée la définition de la situation en termes de service, les clients sont prêts à accepter, pour justifier la poursuite des relations, des chances de succès à peine supérieures à ce que leur offrirait le hasard pur et simple. Le client estime avoir moins à considérer le bien qu’il doit au réparateur que le mal qu’il aurait subi sans lui. C’est cet état d’esprit qui le conduit à payer à l’habileté ésotérique du praticien son tribut final, et donc à verser de bon cœur les honoraires demandés en dépit de la perte de l’objet que le praticien était payé pour sauver.
Dans certains cas, on établit que la cause du mal n’est pas un événement fortuit, mais qu’elle tient au milieu même, et cela aussi rend difficile l’application à la pratique médicale du schéma-type de service-réparation. Il n’y a pas un clou sur le chemin, mais la route en est couverte. Ainsi, certains troubles physiques peuvent se trouver aggravés par certaines conditions particulières de climat ou de travail. Si le malade peut changer totalement de décor, le milieu pathogène peut être ramené aux dimensions d’un milieu parmi tant d’autres et apparaître comme l’élément malsain arrivé par hasard dans un ensemble généralement sain. Mais de nombreux malades sont dans l’impossibilité pratique de changer de situation et le schéma-type ne trouve plus d’application satisfaisante.
Le fait même que le milieu puisse être le facteur pathogène conduit à placer l’exercice de la médecine au niveau de la communauté : il s’agit alors de traiter non un individu isolé mais une unité sociale étendue, et de réduire les chances de développement d’une maladie donnée au sein d’un ensemble d’individus plutôt que d’en guérir un en particulier. C’est le champ de l’épidémiologie qui s’ouvre ainsi et représente pour la pratique médicale individuelle moins une menace qu’un prolongement.
Si beaucoup d’individus sont sans conteste aptes à se conduire en hommes responsables et libres vis-à-vis de leur propre corps, il est évident que les sujets très jeunes, très vieux et les malades mentaux ont parfois besoin qu’une tierce personne les emmène « dans leur propre intérêt » consulter un médecin, et cela change radicalement la nature des relations habituelles entre client, objet et praticien. On essaie souvent d’intégrer ce genre de situations au schéma de l’homme libre en faisant accompagner le malade par quelqu’un avec qui il s’identifie socialement, généralement un parent qui présente toutes garanties pour le remplacer et exercer son rôle de tuteur au mieux de ses intérêts. Peut-être cette attitude est-elle en partie due au fait que la recherche d’un service médical est, même pour un individu libre, moins souvent un acte libre que le résultat d’une entente avec ses proches, sinon d’une pression de leur part. En outre, lorsqu’il lui faut entendre des nouvelles pénibles, le malade découvre soudain que ces caractéristiques « d’objet » et de « client » sont bien séparées : il conserve son statut d’objet, mais découvre que le rôle de client a été subtilement transféré à l’un de ses proches. Ce n’est pas forcément qu’il ait perdu sa valeur de personne sociale, mais le médecin cherche à s’épargner le désagrément d’être témoin de la réaction immédiate d’une personne à qui l’on annonce la ruine de ses chances dans l’existence,
Ce problème du tuteur illustre bien la situation qui se crée lorsqu’il y a conflit entre les désirs du client et son intérêt tel que le praticien, au nom de sa spécialité, se le représente. Ce conflit potentiel est encore aggravé par la tension entre l’intérêt du client et celui de la collectivité. Il en est ainsi manifestement dans le cas des maladies contagieuses, où le médecin est légalement tenu de protéger la collectivité autant que son client, ou encore dans les cas d’avortement, ou de blessures par balles non déclarées à la police, encore que dans ces deux cas il y ait une échappatoire qui consiste à déclarer que l’avortement va à l’en-contre des « vrais » intérêts de la personne concernée, et à soigner les blessures à condition que la police soit prévenue immédiatement. Autre exemple, les restrictions apportées, au début, à l’emploi de la chirurgie plastique à des fins purement esthétiques : ce qui était en question était alors moins le bien-être de la collectivité que la dignité et le désintéressement du corps médical lui-même. On pourrait évidemment évoquer d’autres problèmes encore : celui du médecin soviétique qui se demande s’il doit accorder à un ouvrier, bien qu’il ne soit guère malade, le congé qui constituera ses seules vacances502 ou celui du médecin américain qui se demande s’il doit « faire une ordonnance » pour de la drogue à des intoxiqués irrécupérables.
D’autres difficultés rendent problématique l’application à la médecine du cadre de la relation de service. Les malades croient souvent qu’ils peuvent demander conseil à leur médecin sur des questions extra-médicales et il arrive que le médecin se croit doué d’une compétence particulière qui l’autorise à accepter cette extension de son rôle503. D’un autre côté (et c’est même un problème de plus en plus important), en dépit des efforts des associations professionnelles de médecins, la pratique de la médecine s’écarte, dans certains pays, de l’idéal du praticien indépendant avec une clientèle inorganisée, pour tendre vers une structure bureaucratisée dans laquelle des organismes dispensent, sous une forme ou sous une autre, leurs services aux clients, qui ne disposent plus que de possibilités de choix très limitées concernant le médecin qu’ils peuvent aller consulter. C’est là une menace sérieuse à l’encontre des relations de service traditionnelles, mais sans doute est-il prématuré d’essayer d’en dégager les conséquences à long terme pour l’idéal professionnel lui-même.
Du point de vue qui nous préoccupe ici, la difficulté la plus grande se rencontre au niveau de l’atelier, même si, comme dans certaines cliniques chirurgicales privées, une salle tout entière est parfois fortement soumise à une série de règlements détaillés fondés pour la plupart sur des considérations d’ordre technique très rationnelles. On voit aussi des hôpitaux qui prétendent à la qualité d’institutions de service public établies pour le bien de l’humanité, fonctionner en fait dans le but non dissimulé de servir ceux qui en disposent, et faire le plus grand cas des caractéristiques sociales de leur personnel et de leurs malades. Beaucoup d’hôpitaux mènent aussi des programmes de formation (training programs)504 et les traitements n’y sont pas seulement décidés en fonction des besoins du malade, mais également selon les techniques et les médications dans lesquelles l’hôpital se spécialise ; dans d’autres hôpitaux, ce sont les exigences et les fins des programmes de recherche (research programs)505 qui déterminent la nature des traitements appliqués plus que les besoins des malades.
D’autres difficultés apparaissent encore : nous avons montré qu’il était difficile pour le client de traiter ou de voir traiter son corps d’une façon impersonnelle, difficile aussi de se résigner à ne pas l’utiliser de la manière habituelle pendant qu’il se trouve en réparation. On vérifie en outre de plus en plus qu’un séjour, même bref, à l’hôpital peut créer chez les tout-petits une « angoisse de la séparation » et cela prouve que l’atelier n’est pas en l’occurrence un milieu neutre et inoffensif, mais un milieu agressif. De plus, puisque le client doit résider dans l’atelier durant la phase active du traitement, il occupe une place de choix pour vérifier la difficulté qu’il y a à faire entrer dans le cadre du schéma-type tout ce qui se passe autour de lui et tout ce qu’on lui fait. La réussite de cette assimilation dépend nécessairement de la possibilité d’abuser le malade sur le sens de certaines formes d’action : une partie de la routine hospitalière repose toujours en effet, non sur des considérations médicales, mais sur des facteurs d’un ordre tout différent, les règlements relatifs à l’encadrement des malades, entre autres, étant établis pour la commodité et le confort du personnel. (Cette divergence se retrouve évidemment dans tous les autres types d’ateliers, à cette différence près qu’alors le client n’est généralement pas là pour voir ce qui se passe.) Plus le séjour imposé à l’hôpital sera long, plus le trouble tendra vers la chronicité, plus le malade aura de peine à se représenter l’hôpital comme une institution exclusivement destinée à dispenser un service de réparation rationnel.
En dépit de ces problèmes, et d’autres encore qui tiennent à la difficulté de faire entrer le service médical dans le cadre d’un établissement hospitalier, certains éléments positifs permettent au malade d’intégrer son expérience au schéma-type, à la condition que son séjour soit relativement bref. L’hôpital présente incontestablement l’avantage d’offrir un équipement coûteux et un matériel spécialisé que le malade ne pourrait trouver dans le cabinet d’aucun médecin. En outre, le fait de rester au lit quand on est malade ne présente somme toute dans notre société rien que de très normal, et il est même des cas où le malade se sent physiquement incapable de faire autre chose. Il faut aussi tenir compte de certains aspects techniques des soins médicaux : les fractures, la plupart des états post-opératoires, exigent l’immobilité du patient, de même que certains traitements post-opératoires, comme le drainage des plaies ; il est des traitements qui exigent un régime alimentaire strict ; il est enfin nécessaire, si l’on veut établir un bilan et se livrer à toutes les analyses de laboratoires souhaitables, d’avoir le malade sous la main : tout cela donne une justification rationnelle à la situation à laquelle les malades hospitalisés doivent se soumettre.
En outre, durant la période d’hospitalisation et la phase post-hospitalière, on voit souvent se manifester une coupure dans l’environnement du malade. Sous la forme d’un bandage, d’un plâtre ou de tout autre moyen d’isolement d’une partie du corps, c’est tout un milieu médicalement adapté qui est intensément entretenu. L’état dans lequel on entretient tout le reste du corps se justifie alors non par le souci d’assurer directement la sauvegarde de l’organisme, mais par celui d’assurer la préservation de ce milieu interne. On peut ainsi réduire considérablement le champ d’application des actions médicales indispensables tout en laissant au malade la possibilité de rapporter tout ce qui lui arrive au schéma médical-type.
Ainsi se trouve fondée la prétention de l’hôpital à s’assimiler à un service-réparation et l’attitude du médecin n’en a que plus de poids dans la mesure où il peut agir avec toute la solennité possible sans courir le risque de passer pour un plaisantin aux yeux de ses clients ou aux siens propres. Devant un client qui se trouve dans une situation embarrassante, et bien qu’il ignore un certain nombre de détails, le médecin peut néanmoins assez souvent exercer son art en prouvant qu’il mérite le respect auquel il estime, par son rang, avoir droit. Le client cautionne les prétentions du médecin et atteste par là même la viabilité du schéma médical en acceptant les vues impersonnelles du praticien sur sa maladie : ce n’est le désir de personne, l’intention de personne, la faute de personne. L’hospitalisation privera temporairement l’individu de ses rôles sociaux mais, s’il survit à cette épreuve, il retrouvera toute chaude la place qu’il avait laissée en vertu de la loi d’« absence pour raison de santé » qui permet aux autres de la lui conserver et de diminuer ainsi la portée de son départ.
Même s’il est possible, en dernière analyse, de faire de la pratique médicale un service spécialisé conforme au schéma général que nous avons défini, il faut noter, pour en finir avec ces considérations, que ce schéma-type n’est pas le seul qui puisse lui être appliqué. Nous avons déjà fait cette restriction au sujet des médecins-conseils des compagnies d’assurances et de l’épidémiologie, mais il faut mentionner deux autres situations de ce type.
D’abord, les membres du corps médical sont parfois chargés, non de servir un individu en particulier, mais de vérifier que la gestion des entreprises employant un personnel important est bien compatible avec certaines normes minimales d’hygiène médicale, elles-mêmes mises sur pied et appliquées par des agents au service de la collectivité tout entière. Ce qui est apparu plus haut comme une restriction à l’individualisation des soins peut devenir la principale fonction du praticien. Ainsi, dans certaines manifestations sportives dont le déroulement comporte des risques, comme les matchs de boxe, on charge des médecins de veiller au respect des règles médicales, de même que dans les usines ou dans les mines, on est tenu de respecter les normes minimales de sécurité. On peut ici parler d’une fonction normative de la médecine, comparable parfois à celle des techniciens, des électroniciens et des architectes.
Le corps médical peut avoir aussi un rôle d’entretien et recevoir la mission de traiter les membres d’une entreprise non point pour eux-mêmes ni pour maintenir les normes de la collectivité, mais uniquement pour qu’ils puissent rendre le plus de services possible à l’entreprise. Citons le cas du « doping » des athlètes ou des chevaux de course, ou encore le contrôle médical de la torture pour éviter que le prisonnier ne meure avant d’avoir parlé, ou enfin l’alimentation des détenus dans les camps de travail, pour qu’ils aient juste la force de continuer à travailler506. Fonction normative et fonction d’entretien sont souvent combinées, ainsi dans les services médicaux et dentaires attachés aux grandes collectivités, surtout lorsqu’elles sont isolées comme les compagnies maritimes ou l’armée.
Parallèlement à la médecine personnalisée nous pouvons donc trouver une médecine d’entreprise, sous diverses formes. Je ne nie pas que le service personnalisé dispensé à certains malades de condition défavorisée ne soit, de leur propre point de vue, de qualité inférieure à celui du service dispensé à certains employés dans le cadre de la médecine normative et d’entretien de leur établissement de travail. Notre préoccupation présente ne porte pas sur le caractère médical des soins que reçoit l’individu, mais plutôt sur la structure organisationnelle dans laquelle il les reçoit.
VI. La psychiatrie d’hôpital et le schéma type du service spécialisé
Nous en arrivons ainsi au but proposé par le titre de cet essai : l’application du schéma-type du service spécialisé dans sa version médicale à la psychiatrie institutionnalisée en hôpital.
L’évolution des idées reçues dans la société occidentale à l’égard des individus dont le comportement est apparemment aberrant, a parfois revêtu des formes dramatiques. On a commencé par voir dans ce comportement le signe d’un pacte volontaire ou non avec le diable, l’emprise d’instincts bestiaux et sauvages, etc507. C’est en Grande-Bretagne, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, que la médecine se mit véritablement à prendre en charge ces égarés. Les internés prirent le nom de malades, les infirmières acquirent une formation professionnelle et l’on se mit à rédiger de véritables dossiers médicaux508. Les maisons de fous, que l’on avait baptisées « asiles d’aliénés » changèrent de nom une fois de plus pour devenir des « hôpitaux psychiatriques ». En Amérique, un mouvement identique s’est dessiné à partir de 1756 sous l’impulsion de l’hôpital de Pennsylvanie509. Dans l’Occident contemporain, l’effort diffère selon que l’optique dans laquelle le praticien aborde les malades est « organique » ou « fonctionnelle », mais ces deux méthodes reposent sur le même souci légitime d’appliquer aux aliénés le schéma médical type en tant que schéma de service. La plupart du temps, un certificat médical est nécessaire pour obtenir légalement l’hospitalisation d’un malade mental qui n’est pas consentant.
Lorsque le futur interné passe son interrogatoire d’admission, les médecins appliquent aussitôt le schéma type du service médical. Quelles que soient la situation sociale du malade et la nature particulière de son « dérangement », on le tient pour un individu dont on peut aborder le problème, sinon le résoudre, du seul point de vue technico-psychiatrique. Le fait que les malades diffèrent quant au sexe, à l’âge, la race, la situation de famille, la religion ou la classe sociale ne représente qu’un élément que l’on ne prendra en considération que comme une sorte de correctif, afin de pouvoir appliquer la théorie psychiatrique générale et découvrir les thèmes universels derrière les différences superficielles inhérentes à la vie sociale. De même que n’importe qui peut faire une crise d’appendicite, n’importe qui peut présenter un des syndromes psychiatriques élémentaires. La politesse professionnelle uniforme que l’on témoigne aux malades va de pair avec une application uniforme de la doctrine psychiatrique.
Il existe assurément des cas de déséquilibre mental avec tumeurs au cerveau, paralysie, artériosclérose, méningite, etc., qui répondent à merveille aux exigences du schéma-type : un accident, survenant par hasard, déséquilibre le fonctionnement mental du client sans que quiconque l’ait voulu et sans que le client même soit le moins du monde à blâmer. Au bout d’un certain temps, lui ou les autres (ou bien lui et les autres) sentent qu’il y a « quelque chose qui ne tourne pas rond ». Par l’entremise d’intermédiaires successifs, on amène le malade, de gré ou de force, devant les psychiatres qui l’examinent. Ceux-ci recueillent des renseignements, font des observations, formulent un diagnostic, prescrivent les mesures à prendre et définissent le traitement à suivre. Ensuite, ou bien le malade guérit, ou bien sa maladie est enrayée, à moins que la maladie, suivant un cours prévu et inexorable, ne conduise le malade à la mort ou ne le réduise au stade incurable d’une vie purement végétative (issue probable lorsqu’interviennent des « réactions organiques »). Dans les cas plus bénins, lorsque le traitement a un effet bénéfique, le malade reconnaît parfois, en se penchant a posteriori sur son expérience, que le service psychiatrique a été effectué dans son intérêt et qu’il l’aurait de lui-même sollicité, s’il s’était rendu compte de ce qui n’allait pas ou de ce que l’on pouvait faire. Ensuite tout finit par s’arranger très bien510 ou du moins par rentrer dans l’ordre. On peut voir, dans certains hôpitaux psychiatriques le vestibule des bâtiments chirurgicaux garni de dossiers encadrés qui fournissent une documentation complète sur tel cas authentique : signes et symptômes préliminaires dans le comportement social, documentation prouvant l’incapacité du profane à les interpréter correctement, description du comportement du malade pendant sa maladie, planches reproduisant les découvertes faites à l’autopsie et permettant de confirmer l’exactitude du diagnostic et la justesse du traitement. Les symptômes d’un comportement social aberrant sont associés à une pathologie organique évidente pour confirmer indiscutablement sa possibilité d’appliquer le schéma médical.
Si l’on peut parfaitement faire entrer certains cas psychiatriques dans le cadre du schéma médical type, des difficultés évidentes surgissent cependant, surtout lorsque l’on se trouve en présence des cas les plus répandus de psychoses dites « fonctionnelles ». On trouve dans la littérature de nombreuses descriptions de ces difficultés que les psychiatres de leur côté connaissent fort bien ; il suffira de les rappeler brièvement ici, en procédant, par ordre, des formes accidentelles aux formes fondamentales.
L’une des missions de l’hôpital psychiatrique consiste à protéger la collectivité contre le danger et la nocivité de certains comportements aberrants, fonction de gardiennage qui revêt une importance majeure si l’on en juge par les dispositions légales ou les pressions de l’opinion publique auxquelles l’hôpital psychiatrique n’est pas insensible. Il est pourtant surprenant de constater qu’à l’intérieur de l’hôpital on observe généralement une grande discrétion à cet égard, pour mettre au contraire l’accent sur les services thérapeutiques à caractère médical dont bénéficient les malades. Si l’on voit dans le malade mental un individu qui a causé des ennuis aux autres, le rôle de gardiennage assumé par l’hôpital comme par la prison se comprend, et pour beaucoup de gens se justifie. Il y a pourtant une difficulté : ce qui est un service pour un parent, des voisins ou un employeur n’en représente pas forcément un pour l’ensemble de la collectivité, quelle qu’elle soit. Quant à l’interné, ce qui est un service pour les autres n’en est pas forcément un pour lui – et à plus forte raison un service médical. Dans le rapport médecin-malade il ne s’agit plus d’un praticien face aux personnes qui bénéficient de son service, mais d’un gouverneur face à ses administrés, ou d’un officier face à ses subordonnés511.
Pendant toute la durée de son hospitalisation, le malade passe sous l’autorité de divers responsables médicaux et ces changements n’interviennent pas en application d’un système d’orientation souple qui laisserait le malade libre de s’adresser au confrère conseillé par le praticien. En fait, ce sont les roulements quotidiens ou hebdomadaires des membres du corps médical, la fréquence des mutations de malades d’un quartier à l’autre ou des mutations de personnel d’un service à l’autre, qui déterminent la circulation du malade d’un praticien à un autre. Parce qu’ils sont membres de la même organisation, médecin et malade sont soumis à des décisions dont la responsabilité leur échappe, et ils ne choisissent pas leurs interlocuteurs512.
Le contexte historique dans lequel se situe l’évolution récente de l’hôpital psychiatrique nous le fait apparaître en outre comme un maillon dans la chaîne des institutions destinées à accueillir diverses catégories de personnes gênantes pour la société. Parmi ces institutions figurent les foyers d’invalides, les hôpitaux de médecine générale, les foyers d’anciens combattants, les prisons, les cliniques gériatriques, les foyers pour débiles mentaux, les camps de travail ruraux (work farms)513, les orphelinats et les asiles de vieillards. Chaque hôpital d’État accueille une quantité non négligeable de malades qui seraient plus à leur place dans l’une ou l’autre des institutions précédentes (abritant elles-mêmes des pensionnaires qui seraient mieux à l’hôpital psychiatrique) mais qui doivent rester là parce qu’il n’y a pas de place ailleurs, ou parce que leurs ressources sont insuffisantes pour leur permettre de changer. Chaque fois que l’hôpital joue, comme les autres éléments de la chaîne, le rôle de dépôt dans la répartition des charges publiques, l’application du schéma-type est mise en échec. Dans la mesure où il prétend dispenser un tel service, le personnel doit passer sous silence toutes ces données relatives au recrutement des malades, ou les recouvrir d’un vernis de rationalisations et d’explications.
Une autre difficulté majeure tient au fait qu’en Amérique l’entrée dans un hôpital psychiatrique est généralement involontaire. Comme pour soigner les très jeunes enfants ou les vieillards, on s’efforce de recourir au principe du tuteur responsable, en vertu duquel toute disposition prise par un proche-parent se trouve assimilée à une disposition prise par le malade lui-même. Or, à traiter ainsi enfants et vieillards, on ne rompt ni ne corrompt en rien la nature des relations établies avec eux ; mais même si certains malades, récalcitrants au départ, finissent par se rendre compte qu’ils avaient tort de s’opposer à l’hospitalisation, en règle générale le ressentiment du malade interné contre son gré persiste. Il éprouve le sentiment d’avoir été poussé dans l’engrenage de l’hôpital avec l’aide ou au moins avec le consentement de ses proches. Alors qu’en général la rencontre avec un praticien-réparateur renforce la foi dans la rationalité et dans les bonnes dispositions du corps social, une entrevue à l’hôpital avec les psychiatres a au contraire un effet aliénant.
Le malade n’est pas le seul qui veuille voir dans son déséquilibre autre chose qu’une maladie à traiter et oublier tout simplement ; dès qu’il a un dossier d’ancien interné d’hôpital psychiatrique, tout le monde le considère comme un être à part, et il reste « marqué » sur le plan officiel, en ayant toutes les peines du monde à trouver un emploi, et sur le plan de la vie courante, en se voyant infliger un traitement particulier514. L’hôpital lui-même reconnaît implicitement que le déséquilibre mental a quelque chose de honteux ; bon nombre d’hôpitaux ne procurent-ils pas aux malades une adresse codée à laquelle ils peuvent se faire adresser leur courrier sans que leur statut soit mentionné sur l’enveloppe ? Bien que la force d’un pareil stigmate ait actuellement tendance à décroître dans certains milieux, il n’en constitue pas moins un élément fondamental de la vie des malades après leur hospitalisation. Contrairement à ce qui se passe pour la plupart des séjours en hôpital général, le séjour en hôpital psychiatrique est trop long et ses conséquences trop traumatisantes pour permettre au malade de retrouver sans difficulté la place qu’il occupait dans la société515.
L’individu qui est ainsi marqué et ressent cette impression de frustration à son entrée à l’hôpital réagit souvent en se retranchant du monde normal et il arrive même qu’il refuse de quitter l’hôpital. Cette attitude peut se développer indépendamment de la nature du déséquilibre qui a entraîné l’internement et finit par constituer un effet secondaire de l’hospitalisation dont l’importance est souvent plus grande, pour le malade et pour son entourage, que les difficultés initiales. Cela aussi s’accorde assez mal avec le schéma-type du service516.
Il en va de même au niveau du savoir psychiatrique lui-même : les conceptions admises au sujet des psychoses fonctionnelles impliquent que les rapports du malade aux autres sont viciés à la base et que l’expérience thérapeutique doit lui apprendre à les corriger. Mais la compétence nécessaire pour donner cette expérience au malade n’est pas vraiment d’ordre technique et ne se transmet pas aussi facilement qu’une technique. Il est au demeurant très difficile de fragmenter la compétence de chacun des membres du personnel de façon à l’intégrer dans la hiérarchie des compétences, caractéristique des autres établissements de service, où le personnel haut-placé accomplit les tâches capitales mais limitées dans le temps et où le personnel non qualifié exécute, au niveau inférieur, les tâches préparatoires de routine ou veille simplement à maintenir à l’environnement un caractère inoffensif. Mais dans un quartier le surveillant possède autant de chances d’offrir une « bonne » relation au malade que le plus expérimenté des psychiatres et, d’ailleurs, bonne ou mauvaise, l’assistance du surveillant s’exerce de façon continue, et non par intermittence comme celle du psychiatre517. Les auxiliaires qui préparent le malade à sa rencontre avec le psychiatre peuvent avoir une action psychiatrique aussi grande que le psychiatre lui-même, car les contacts en tête à tête constituent un domaine où tout le monde se trouve à égalité dans le maniement du bistouri et la dissection du partenaire. Il en va ainsi même si l’administration de l’hôpital, agissant conformément au schéma médical, donne au psychiatre le droit de prendre les décisions capitales qui lui permettent de disposer du malade.
Outre que la compétence psychiatrique est peu développée à tous les niveaux et que là où elle se rencontre, elle ne se répartit pas toujours en fonction de la hiérarchie, la circonspection habituelle, ou la « spécificité fonctionnelle » du praticien-réparateur se trouve totalement exclue du service psychiatrique, ce qui aggrave encore la difficulté. En effet, pour établir son diagnostic et son traitement, le thérapeute fait état de tout le détail des actes, sentiments et pensées – passés, présents et supposés à venir – du malade. L’habitude d’attribuer un caractère psychogénétique à de nombreux déséquilibres physiques fait entrer dans le domaine de la psychiatrie des matières qui relèveraient autrement de la médecine générale et le psychiatre peut ainsi effectivement prétendre traiter la « personne tout entière » 518. Le statut des auxiliaires des psychiatres – internes, psychologues, neurophysiologues, assistantes sociales, infirmiers – atteste la vocation polyvalente du psychiatre car tous ces agents lui fournissent des renseignements qu’il est seul autorisé à réunir pour dresser le bilan du malade. Dans ces conditions, rien de ce qui touche au malade n’est étranger au psychiatre, et rien ne doit lui être caché sous prétexte que ce n’est pas son affaire. Dans aucun autre service de réparation le spécialiste appelé à remettre en état un système quelconque ne s’attribue un rôle de ce genre.
Cette polyvalence du psychiatre ne se limite pas au diagnostic ; elle se retrouve au stade des prescriptions. Les institutions carcérales reposent sur le principe qu’il ne faut rien négliger dans la définition des droits et devoirs du reclus. Il y a une personne habilitée à exercer un droit de regard sans appel sur tout ce qu’il parvient à obtenir et sur tout ce qu’on lui refuse, et officiellement cette personne est le psychiatre. Celui-ci, cependant, n’est pas tenu d’exercer son droit conformément à un règlement bureaucratique uniforme, comme le serait un fonctionnaire ou un militaire. Il n’est pour ainsi dire pas de contrainte de la vie journalière du malade que le psychiatre ne puisse modifier à son gré, à condition de pouvoir fournir une explication psychiatrique. En cela aussi le rôle du psychiatre est unique parmi les réparateurs, dont aucun ne possède un tel pouvoir.
Dans les hôpitaux de médecine générale, nous avons vu l’existence s’organiser en fonction de deux pôles : une zone interne et une zone externe. La sphère interne comprend la partie de l’organisme atteinte et placée sous un contrôle médical, qui porte la responsabilité de l’évolution du mal ; la zone externe est, schématiquement, celle où s’inscrit la précédente. Dans les hôpitaux psychiatriques, on maintient parfois cette division entre milieu thérapeutique et milieu général. Dans le cas d’une intervention médicale (par opposition à une intervention psychologique) on s’efforce d’administrer le traitement dans des conditions hautement contrôlées, mais on relâche le contrôle en dehors des périodes de traitement. Dans d’autres cas, au contraire – celui des malades suicidaires ou à penchants homicides, par exemple – tous les détails de la vie quotidienne sont très étroitement réglés : la vie même devient « zone interne » soumise à un contrôle médical sévère, intimement adapté à la situation du malade. Les conditions de vie sont alors assimilables à un traitement. Dans les quartiers inférieurs, la condition des malades atteints de déficiences neurophysiologiques profondes est elle aussi parfaitement adaptée aux capacités organiques de ces malades : l’attitude du malade qui reste assis toute la journée à la même place, l’expression vide de son visage sont, dans une certaine mesure, le prolongement inévitable et irrémédiable de son état.
Mais aux tout premiers stades de l’affection cérébrale ou pendant presque toute la durée de certaines maladies organiques comme l’épilepsie, il n’y a pas de rapport intelligible entre les conditions de vie faites aux malades à l’hôpital et la certitude absolue de l’existence d’un syndrome organique. Si désespérée que soit la situation des malades dans les quartiers d’attardés, il en est relativement peu qui soient assez atteints pour que l’on puisse voir dans le niveau moyen de ces quartiers le reflet de leurs possibilités ou de leur état, mais on ne peut dire jusqu’à quel point il serait possible de leur donner des conditions « normales » d’existence. Dès lors, si le diagnostic peut être médical, le traitement ne l’est pas, puisque les conditions de vie offertes au malade sont celles que l’on réserve à tous ceux qui se trouvent en gros dans son cas.
Lorsqu’il s’agit de troubles fonctionnels on ne peut plus prétendre que la vie du quartier réponde techniquement aux possibilités des malades dans le même sens où on pourrait dire que le repos au lit correspond à un état post-opératoire. Pourtant, le personnel des hôpitaux psychiatriques prétend que les conditions de vie du malade correspondent à ses facultés, à son équilibre personnel du moment, et aux soins médicaux nécessaires, compte tenu de ses possibilités.
Si l’on compare l’hôpital psychiatrique à un hôpital de médecine générale ou à un garage, il apparaît fort mal équipé pour réaliser le cycle classique de la réparation. Les hôpitaux psychiatriques d’État et plus encore les cliniques privées ou les hospices d’anciens combattants sont bien dotés en moyens d’observer le malade, mais le personnel est souvent trop occupé pour enregistrer autre chose que les actes d’indiscipline. D’ailleurs, même si le personnel a le temps d’observer les malades, il lui est difficile d’assimiler leur conduite au quartier à leur comportement à l’extérieur. Certains comportements inadmissibles au-dehors ont purement et simplement disparu (surtout lorsqu’ils étaient dirigés contre certaines personnes détestées de l’entourage familial), tandis que d’autres formes de mauvaise conduite remplacent les anciennes, en réaction contre la situation dans laquelle le malade se trouve placé malgré lui. Il se produit ainsi, dans le comportement du reclus, une sorte d’effet de réfraction, les murs de l’institution jouant le rôle de prisme épais et déformant. Il est bien difficile de croire à la valeur des tests subis dans ces conditions de contrainte et le quartier semble bien le dernier endroit où le praticien puisse se livrer à des observations.
Ces remarques restent valables même lorsque des réunions de diagnostic (diagnostic conferences)519 sont tenues pour étudier le cas de chaque malade puisqu’elles consistent surtout à se mettre d’accord sur la nature de l’étiquette que l’on collera officiellement sur le dossier ; et le fait qu’il y ait peu ou beaucoup de données à examiner au cours de la séance n’a guère d’influence sur son organisation.
Les difficultés rencontrées à l’hôpital psychiatrique pour l’établissement du diagnostic se retrouvent au niveau du traitement. S’il faut libérer le malade de son comportement à l’égard du monde extérieur, il faut aussi le libérer de l’attitude qu’il adopte devant son internement involontaire, ce qui complique et aggrave le problème. Les hôpitaux psychiatriques ne dispensent jamais un traitement adapté à la nature de chaque forme de déséquilibre, contrairement à ce que font en règle ordinaire les hôpitaux de médecine générale, les garages ou les ateliers de réparation-radio ; en fait, quand on administre un traitement – ce qui n’arrive pas toujours – celui-ci consiste en un cycle de thérapies administrées sans distinction à toute une catégorie de nouveaux internés, le travail médical servant plus à déceler les éventuelles contre-indications aux formes stéréotypées de traitements qu’à découvrir les indications susceptibles de justifier leur emploi.
En même temps les détails de la vie du malade sont réglés et ordonnés suivant un système disciplinaire conçu de façon à permettre à un personnel réduit de diriger un grand nombre d’internés venus là contre leur gré. Le personnage-clef de ce système est le surveillant ; c’est lui qui informe le malade des récompenses et des sanctions destinées à marquer le déroulement de son existence, et qui obtient l’autorisation médicale nécessaire pour distribuer ces récompenses et ces punitions. Un comportement calme et docile permet au malade de progresser dans le système des quartiers tandis qu’un comportement bruyant et désordonné le fait rétrograder. Paradoxalement, c’est lorsque le malade manifeste lui-même la volonté d’améliorer son comportement que le surveillant le signale à l’attention du médecin comme un individu à la fois digne d’intérêt et apte à tirer profit des soins qui lui seront donnés, si bien que le malade bénéficie souvent des soins du médecin lorsqu’il en a le moins besoin, comme Ivan Belknap a pu le remarquer520.
Il est bien difficile pour le malade de se conformer au schéma médical. La même plainte revient très souvent dans la bouche des internés : « On ne s’occupe pas de moi, on me laisse assis là tout seul ». C’est que le traitement psychiatrique courant des désordres fonctionnels est lui-même trop aléatoire pour cautionner en tant que service spécialisé la pratique de la psychiatrie en institution, et cela d’autant plus que l’hospitalisation ruine très souvent les chances de l’individu dans l’existence.
Mais le problème est plus complexe : il ne réside pas seulement dans les médiocres chances de succès mais, pour certains patients, dans la possibilité d’appliquer la structure générale du service-réparation. D’abord, il est difficile d’isoler l’entité dans laquelle apparaît le mal. Si dans le cas de lésions organiques la zone touchée et la zone éventuellement réparable sont incluses dans le corps même du malade, il en va très différemment dans le cas des psychoses fonctionnelles. Dans la mesure où le comportement symptomatique du malade fait partie de son système de relations interpersonnelles, le réparateur devrait transposer l’ensemble de ce système au sein de l’hôpital pour pouvoir observer le trouble du malade et le traiter. On ne se trouve plus en présence d’un milieu relativement neutre et passif enfermant un mal très localisé. Dans les conceptions de service traditionnelles, la forme se confond avec le fond, puisque le système de relations personnelles du malade est inséparable du mal qui l’affecte. Théoriquement, une intervention thérapeutique légère sur le malade devrait déclencher une réaction capable de s’étendre favorablement au milieu extérieur lorsqu’il y retourne, ou bien il devrait être possible de renvoyer le malade dans un nouveau milieu, mais en pratique le malade retombe, en quittant l’hôpital, dans le système dont sa réaction psychotique est un élément naturel.
Les possibilités d’application du concept de « pathologie » posent un problème plus fondamental encore. Ordinairement, la première manifestation pathologique qui attire l’attention sur un malade prend la forme d’un « comportement » mais la faculté de décider si tel acte est aberrant ou non doit le plus souvent être laissée à l’appréciation du profane, tout simplement parce que nous n’avons pas techniquement les moyens de dresser la carte des types de comportement caractéristiques des différentes sous-cultures de notre société, et encore moins celle des modèles de conduite dominants dans chacune. Sauf lorsque l’on constate des symptômes extrêmes, le diagnostic peut devenir ethnocentrique puisque le praticien juge en fonction de sa propre culture la conduite d’individus que l’on ne peut vraiment juger qu’en fonction des cadres de référence de leur groupe. En outre, si l’on qualifie volontiers d’aberrant un comportement qui déplaît ou qui gêne, les décisions que l’on prend sont plutôt d’ordre politique, en ce sens qu’elles expriment les intérêts particuliers de telle faction ou de tel individu plutôt que des intérêts généraux qui se situeraient au-dessus des préoccupations de tout groupe particulier, comme c’est le cas en pathologie organique521.
L’application du concept de pathologie au comportement du malade peut avoir d’autres effets incompatibles avec l’idéal du service. Dans la mesure où le malade a le sentiment d’avoir agi d’une façon parfaitement incongrue, il replace son acte dans le monde social normal fondé sur les notions d’intention, de conscience, de responsabilité et de culpabilité, et sa perception est identique à celle du profane qui trouve sa conduite gênante. Dans certains cas, il peut être rassurant pour le malade de voir sa conduite qualifiée d’involontaire, d’irresponsable, de non coupable, mais cela implique alors que l’on se réfère à un schéma technique, et non social, ce qui devrait théoriquement ôter au malade le droit de participer au système de relations de service autrement que comme objet ; témoin cette description de Szasz :
« Plus précisément le sens commun définit la santé mentale comme la faculté de jouer le jeu de la vie en société, quel qu’il puisse être, et de le bien jouer. Inversement, refuser de jouer ce jeu ou le mal jouer signifie que l’individu est mentalement malade. On peut maintenant se poser la question de savoir quelles sont les différences, en admettant qu’il y en ait, entre la non-conformité sociale (ou la déviation par rapport à la norme commune) et la maladie mentale. Laissant de côté, pour l’instant, les considérations d’ordre strictement psychiatrique, je remarquerai simplement que la différence entre ces deux situations – qui s’exprime par exemple dans ces deux jugements : « Il se trompe » ou « Il est malade » – ne réside pas nécessairement dans des faits d’observation, mais quelle exprime souvent simplement de notre part une différence d’attitude envers le sujet. Si nous prenons quelqu’un au sérieux et estimons qu’il a des droits et une dignité humaine, si nous le considérons plus ou moins comme notre égal, nous parlons alors de désaccords, de divergences, de conflits, de délits, voire de trahison. Si nous estimons au contraire que nous ne pouvons pas communiquer avec lui, qu’il est, en quelque sorte « fondamentalement » différent de nous, nous sommes alors tout prêts à ne plus voir en lui un égal, mais plutôt un inférieur (rarement un supérieur) et nous le qualifions alors de fou, de malade mental, de déficient, de psychotique, d’infantile, etc522. »
Il ne faut cependant pas surestimer cette difficulté, car en fait on risque peu, dans les hôpitaux psychiatriques, de voir sérieusement juger ses actes en fonction d’une optique purement technique et objective. En médecine, on peut agir sur les streptocoques sans se demander s’ils ont raison ou tort, mais en considérant simplement qu’ils sont dangereux. En psychiatrie, on s’efforce théoriquement d’agir comme si l’essentiel était le traitement et non le jugement moral, mais pratiquement cette attitude est très souvent remise en question. Dans ce domaine il est particulièrement difficile de conserver sa neutralité morale car chez le malade le déséquilibre est intrinsèquement lié à l’action d’une façon qui choque les témoins. En outre, en règle générale, notre société ne connaît qu’une façon de traiter de semblables offenses, l’application au coupable d’une sanction punitive et corrective. C’est à ce principe que l’on a recours dans tous les domaines de l’existence quotidienne et l’on voit difficilement comment il serait possible autrement de maintenir l’ordre social, à moins de trouver quelque équivalent fonctionnel.
On comprend alors que même les occasions choisies pour démontrer que l’on applique à l’institution une psychothérapie affranchie de toute considération morale puissent rester commandées par une perspective morale plus ou moins déguisée ; on comprend aussi qu’une grande partie de la psychothérapie consiste à mettre le malade en face de ses fautes et à lui montrer ses erreurs et en un sens, je ne vois pas comment il pourrait – ou devrait – en être autrement. Il convient simplement de remarquer que le personnel psychiatrique est incapable de renoncer à la fiction de la neutralité, tout en n’étant pas en mesure d’y atteindre vraiment.
L’action du personnel présente donc, si on la rapporte au schéma-type, une ambiguïté caractéristique. La doctrine psychiatrique exige à l’égard des malades une neutralité éthique, car ce que les profanes qualifient de mauvaise conduite doit être perçu comme pathologique par le personnel. Le législateur lui-même cautionne cette attitude puisque le malade mental a le privilège de pouvoir commettre des délits sans faire l’objet de poursuites judiciaires. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’exercer une autorité effective sur les malades, il faut bien tenir pour souhaitable le maintien des principes classiques de bonne conduite, maudire les infractions et traiter les malades en individus « responsables », c’est-à-dire capables de fournir des efforts pour se conduire correctement. Le personnel psychiatrique partage avec les agents de police cette tâche professionnelle particulière qui consiste à adresser des remontrances aux adultes et à leur faire la morale et l’obligation de subir ces sermons est une des conséquences de toute infraction commise contre l’ordre social.
VII. Le malentendu
Les tensions inévitables qui surgissent entre malades et psychiatre d’institution sont le produit naturel de l’hospitalisation. La formation, l’orientation, le statut même du psychiatre lui commandent d’aborder le malade mental avec courtoisie : il a ainsi l’air de dispenser un service de spécialiste à un client qui l’aurait spontanément sollicité. Le psychiatre doit partir du principe que le malade est volontaire pour subir le traitement et que son esprit est assez cohérent pour lui permettre de venir, même maladroitement, en aide à ceux qui le servent. L’institution elle-même s’efforce en tous points de confirmer cette fiction, par la terminologie utilisée, les uniformes portés et le ton des échanges verbaux.
Or, supposons que le psychiatre prenne au pied de la lettre les propos du malade pour y trouver une description de ses symptômes, ce qu’exigerait un service médical conforme au schéma. Cela n’est possible que si le malade est disposé à réagir d’une façon très particulière : il doit reconnaître humblement qu’il est malade, dans un langage modeste, sans technicité, et exprimer le désir sincère de modifier son moi par un traitement psychiatrique. Bref, pour que le psychiatre puisse se poser en véritable praticien médical, il faut que le malade suive la ligne psychiatrique.
Les chances de voir un patient non initié suivre cette voie sont faibles. Jamais sans doute, au cours de sa vie, le malade n’a eu autant de raisons de sentir qu’il n’est pas un client volontaire et d’être mécontent de sa situation. Le psychiatre représente à ses yeux la personne qui détient le pouvoir et face à lui le malade est conduit à formuler certaines demandes et à prendre certaines postures qui font sortir leurs relations du cadre du schéma-type ; le malade devient alors un individu suppliant son maître de lui accorder des privilèges supplémentaires, un prisonnier reprochant à son geôlier ses entorses à la loi, un orgueilleux refusant les contacts avec quiconque le croit fou.
Si le psychiatre prend ces plaintes au sérieux il s’engage dans un système relationnel tout différent de ce pourquoi il a été formé. Pour défendre son rôle professionnel et l’institution qui l’emploie il est contraint de réagir en traitant ces épanchements, non comme des éléments d’information directement utilisables, mais plutôt comme des signes de maladie sans aucune valeur documentaire directe523. Pourtant, si l’on ne voit dans les propos du malade que des signes de maladie et non un exposé valable de ses symptômes, on refuse de ce fait d’en faire un participant en même temps qu’ion objet dans le système des relations de service.
Psychiatre et malade sont presque condamnés par le contexte institutionnel à occuper l’un par rapport à l’autre une situation fausse et difficile, qui s’exprime par des contacts dont ils seront contraints d’épouser très étroitement la rigueur : le psychiatre doit faire preuve de la courtoisie de fonction à laquelle l’oblige sa situation de praticien, mais cette voie est en fait une impasse, aussi bien pour lui que pour le malade. Dans ce système de relations, chaque partie est vouée à offrir à l’autre ce que celle-ci ne peut accepter, et à rejeter ce que l’autre lui offre. Dans la plupart des situations psychiatriques se joue la même rencontre capitale entre le malade et le psychiatre : celui-ci commence l’entretien avec tous les égards dus à un client, reçoit une réponse qui ne cadre pas avec le processus traditionnel des échanges de service et alors, tout en s’efforçant de maintenir certaines formes extérieures des relations client-praticien, il fait délicatement machine arrière pour sortir de la situation fâcheuse où il se trouve. Tout se passe comme si le personnel psychiatrique passait son temps à se dégager des ouvertures qu’il a lui-même proposées.
VIII. Les adaptions du psychiatre
La situation dans laquelle se trouve le psychiatre d’hôpital par rapport au schéma idéal du service n’a en soi, on l’a vu, rien d’exceptionnel et beaucoup des services dits « spécialisés » que l’on achète satisfont moins encore aux exigences du modèle sous lequel ils se présentent. Mais, à dire vrai, il en est peu qui touchent un si grand nombre de clients et les éprouvent aussi durement. Le cas des hôpitaux psychiatriques est intéressant du fait que les médecins sont également engagés dans le processus, et qu’ils deviennent ainsi des internés malgré eux. Dans notre société, les médecins représentent des modèles dans le cadre des activités de réparation à cause de leur technique d’approche rationnelle et on accorde à leurs réussites beaucoup de poids et de dignité. Or les médecins qui ont consacré beaucoup de temps et d’argent à la préparation d’un rôle médical qu’ils espèrent pouvoir soutenir dans leur activité quotidienne conformément à leur formation se sentent obligés de préserver le caractère médical de leur technique d’approche et du service qu’ils effectuent. Ils reçoivent en cela le soutien de la société, car il est pour nous rassurant de penser que les personnes que nous exilons dans les asiles reçoivent un véritable traitement sous contrôle médical et non une punition. Mais, dans le même temps l’internement involontaire (et souvent même l’internement volontaire) offre une existence démunie et, disons-le, sinistre, ce qui fait naître fréquemment chez le malade un sentiment d’hostilité à l’égard de ceux qui l’ont enfermé. Dans la faible mesure où l’on peut appliquer le schéma médical-type aux hôpitaux psychiatriques, on voit ainsi mis en présence un médecin qui peut difficilement se permettre d’analyser son activité autrement qu’en termes médicaux, et un malade qui se croit tenu de détester et de combattre ses geôliers pour donner un sens à l’épreuve qu’il endure. Les hôpitaux psychiatriques institutionnalisent donc une sorte de caricature du système relationnel de service. Même si médecins aussi bien que malades se trouvent dans une situation institutionnelle difficile, les premiers, du fait qu’ils contrôlent l’institution, ont plus de facilités pour mettre au point certains mécanismes propres à faciliter la solution de leur problème. Leur réaction, importante pour la compréhension de la vie hospitalière, constitue en outre un bon document sur les échanges entre certains types sociaux – en l’occurrence celui de praticien spécialiste – et les établissements dans lesquels on tente d’institutionnaliser ces types.
Certaines caractéristiques de la situation hospitalière aident ainsi le psychiatre à surmonter les difficultés de son rôle. Le droit dont il est légalement investi d’agir sur le destin du malade et l’autorité hiérarchique qu’il exerce sur certains membres du personnel lui donnent automatiquement un poids que les autres praticiens doivent souvent acquérir par des échanges réels avec le client. Souvent, d’autre part, même si l’insuffisance de ses connaissances psychiatriques ne lui permet pas de prévoir sans erreur la conduite du malade, elle lui offre néanmoins une échappatoire pour l’interpréter : en assortissant ses analyses de réserves et d’éventualités possibles, il est à même de décrire a posteriori l’évolution du malade d’une façon tout aussi difficile à prouver qu’à réfuter. C’est ce qui se passe quand on interprète une rechute psychotique imprévue comme la preuve que le malade se sent désormais suffisamment libéré de son anxiété et assez solide pour exprimer sa psychose. Au poids de cette autorité incontestable, le psychiatre ajoute celui de la tradition médicale, de l’« expérience clinique ». En cas de doute ou d’ambiguïté, cette qualité magique permet à la personne qui passe officiellement pour la plus qualifiée dans la spécialité d’avoir le dernier mot, cette personne étant généralement la plus cotée parmi les praticiens présents.
Du fait de sa formation, le psychiatre peut prodiguer aux malades quelques soins médicaux organiques élémentaires et envoyer les cas plus sérieux à l’infirmerie de l’hôpital. Cette fonction normative (caractéristique, nous l’avons montré de ce qui doit se faire dans l’armée, sur un bateau, dans une usine et d’une façon générale partout où un grand nombre de personnes se trouvent rassemblées à des fins administratives) n’apparaît pas comme un service ancillaire, mais comme une condition essentielle au fonctionnement de l’établissement, ce qui permet de donner un fondement plus réel à l’idée que les malades reçoivent à l’hôpital psychiatrique un véritable traitement de type médical. On peut ajouter que la dotation des hôpitaux psychiatriques d’État en personnel est si souvent insuffisante que le personnel qualifié pourrait passer tout son temps à donner des soins mineurs aux malades et que, dans la mesure où il pratique la psychiatrie, c’est aux dépens d’un traitement somatique pourtant nécessaire.
Le psychiatre peut évidemment résoudre le problème en quittant l’hôpital dès que possible pour aller, selon ses propres déclarations, « là où il pourra vraiment faire de la psychiatrie ». Surtout lorsqu’il ne lui reste qu’un ou deux ans de résidence obligatoire (obligatory residency)524 à accomplir, il peut aller dans une clinique privée, de préférence spécialisée en psychanalyse. Les malades qu’il y trouvera seront pour la plupart entrés de leur plein gré et « bons » pour la psychothérapie, semblables en cela à la clientèle d’un cabinet privé dans lequel il pourra ensuite exercer (à moins qu’il ne s’y soit installé en quittant l’hôpital d’État). Dans ces conditions, sa compétence ne trouvera pas à s’exercer sur un grand nombre de malades, mais du moins sera-t-il assuré de pouvoir mener son activité selon les normes du complexe de service, avec bureau, secrétariat, honoraires correspondant à la totalité du temps de travail, malades venus le consulter de leur plein gré, responsabilité exclusive du diagnostic et du traitement, etc525. Quelles qu’en soient les motivations, cette carrière professionnelle en deux ou trois étapes est assez courante pour constituer un modèle type de la carrière du psychiatre.
Pour le psychiatre qui ne peut pas – ou ne veut pas – quitter l’hôpital d’État, il reste d’autres voies. Il peut redéfinir sa fonction en passant du rôle de praticien à celui d’administrateur avisé, adoptant le point de vue carcéraire de l’institution et se consacrant à une gestion éclairée. Il peut aussi, conscient de certaines faiblesses de la thérapie individuelle dans ce milieu, se tourner vers les nouvelles thérapies sociales qui s’efforcent de faire participer les proches du malade au traitement psychothérapique en partant du principe que le déséquilibre a son origine dans le système familial526, ou encore essayer d’étendre le champ d’action thérapeutique à tous les instants de la vie du malade, à travers tous les contacts que celui-ci peut avoir avec tous les membres du personnel à tous les échelons527. Il peut encore se tourner vers la recherche psychiatrique, ou bien se tenir le plus possible à l’écart des malades pour se confiner dans le travail administratif, ou n’exercer la psychothérapie qu’avec le petit personnel ou un groupe limité de malades « prometteurs ». Il peut aussi faire un effort sincère pour prévenir ses malades que ses connaissances sont limitées, mais en général, cette sorte de candeur n’aboutit pas à grand-chose et semble insolite dans notre société, car on se fait une autre idée du rôle médical et on conçoit difficilement que l’autorité dont dispose le psychiatre puisse être conférée à quelqu’un qui n’aurait pas de grandes connaissances528. Il arrive que le psychiatre devienne aussi « l’homme des malades », qu’il reconnaisse le bien-fondé de leurs protestations contre la façon dont on les traite, qu’il aille même jusqu’à critiquer ouvertement l’institution devant eux. Enfin, s’il dédaigne toutes ces voies, il lui reste encore la ressource d’assumer cyniquement son rôle à l’hôpital : faute d’assurer la sauvegarde des malades, cette attitude assure au moins la défense de celui qui l’adopte529.
Outre ces adaptations qui ont des incidences sur la carrière, il en est d’autres plus générales et d’un caractère plus idéologique, qui sont pratiquées par le personnel à tous les échelons. Tout ce passe comme si l’aporie du service constituait une sorte de point douloureux dans le système hospitalier et comme si les énergies intellectuelles étaient mobilisées pour entourer cette épine irritable d’une enveloppe protectrice de mots, de croyances et de sentiments. Quelle qu’en soit l’origine, les croyances qui naissent de cette démarche fondent et stabilisent une définition de la situation conforme aux normes du service médical. C’est là une illustration, à échelle réduite, de la relation entre pensée et position sociale.
Peut-être le plus bel exemple de l’idéologie institutionnelle se trouve-t-il dans le travail de « relations avec le public » qui caractérise fréquemment certains hôpitaux psychiatriques : expositions dans les halls d’entrée, brochures explicatives, journal de l’hôpital, expositions de matériel et de documents sur les nouvelles thérapies, tout ce que l’on offre ainsi aux regards des malades, des parents, des visiteurs, sert à définir la situation conformément à la ligne du service médical.
Les histoires que l’on raconte habituellement dans les hôpitaux vont dans le même sens. Il s’agit par exemple de malades auxquels on avait accordé prématurément des privilèges ou que l’on avait fait sortir contre avis médical et qui se sont suicidés ou ont assassiné quelqu’un… Tous les surveillants ont des histoires plaisantes à raconter pour illustrer le côté animal de la nature des malades. Les membres du personnel qui participent aux réunions d’études de cas rapportent des anecdotes savoureuses : témoin ce malade qui protestait avec indignation de son bon sens mais finissait par admettre qu’il était agent du F. B. I. ; on cite aussi l’exemple de ces malades qui supplient qu’on les garde enfermés et commettent toutes sortes de délits pour éviter qu’on les renvoie chez eux, ou encore ces autres qui présentent au cours de la phase pré-hospitalière des symptômes psychotiques de plus en plus nets et dangereux jusqu’à ce que leur entourage, persuadé de leur état pathologique, les fasse enfermer et qui, ayant réussi à faire entendre leur besoin de secours, cessent alors toute manifestation symptomatique. On cite enfin l’exemple réconfortant de malades impossibles qui ont fini par nouer de bonnes relations avec tel docteur compréhensif et dont l’état s’est amélioré à partir de ce moment. Tous ces récits, et d’autres encore, évoquant les relations entretenues avec les malades, prouvent sans ambiguïté la justesse de la position du personnel530.
Les implications idéologiques ou interprétatives de l’activité de la direction se fixent essentiellement sur deux points : la nature des malades et celle de l’activité hospitalière, et dans les deux cas elles définissent la situation d’une manière strictement conforme à la notion de service médical. L’opinion courante sur le malade est celle-ci : s’il était « lui-même », il solliciterait un traitement psychiatrique et s’y soumettrait de son plein gré et, à la fin de son séjour, il reconnaîtrait que son moi réel a constamment subi le traitement dont il avait effectivement besoin. Cette idée que le psychotique a un moi malade, mais, sous cette réserve, relativement « adulte », « intact », ou « vigoureux » éclaire d’un jour nouveau ce que nous avons appelé le principe de la tutelle, car elle découvre dans la structure même du sujet la faille entre l’objet et le client, nécessaire à la réalisation de la triade qui fonde le service.
Le dossier du malade prend ici toute son importance. Il permet en effet de brosser un tableau du passé du malade démontrant qu’un processus pathologique a lentement investi son comportement jusqu’à en conditionner totalement le système. Le comportement apparemment normal passe simplement pour un masque ou un bouclier, derrière lesquels se cache l’essentiel, c’est-à-dire la maladie. Cette pathologie est désignée par un terme général tel que schizophrénie, personnalité psychopathique, etc., et cela fait voir sous un jour nouveau le caractère « essentiel » du malade531. Bien sûr, on peut à force d’insistance faire admettre au personnel que les noms ainsi donnés aux syndromes sont vagues et sujets à caution, et qu’on ne les emploie que pour satisfaire aux exigences statistiques de l’hôpital, mais dans la pratique ces catégories deviennent un moyen magique pour faire de la nature du malade une unité simple, une entité prête à subir la réparation psychiatrique. On peut ainsi négliger et ignorer les secteurs qui « fonctionnent normalement », sauf s’ils contribuent à faire accepter le traitement par le malade.
Quant à la réaction du malade devant l’hospitalisation, une façon commode de l’envisager consiste à la traduire en termes techniques ; cette tactique minimise l’influence de l’hôpital sur le déséquilibre du malade puisque c’est le déséquilibre interne qui est essentiel et qui commande le comportement caractéristique du malade. Les événements interpersonnels sont réinvestis dans la personnalité du malade de façon à faire de cette dernière un système clos abordable sous l’angle pathologique et ainsi amendable. Une réaction à l’égard d’un membre de l’institution, qui peut avoir pour l’interlocuteur une signification agressive, est ainsi transposée sous la forme substantive de l’« agressivité », et peut être localisée dans la personnalité du malade532. De même voit-on se créer, dans certains quartiers de malades chroniques où les infirmières évitent de nouer des relations avec les malades (qui répondraient à leurs avances), une situation dont la responsabilité retombe sur le malade que l’on qualifie de mutique533. Szasz a montré que cette opinion n’était pas sans rappeler l’ancienne théorie qui voyait dans le malade mental un possédé du démon ou de l’esprit malin qu’il fallait seulement exorciser534.
Ce processus de transposition se révèle clairement dans la psychothérapie de groupe, principale thérapeutique verbale pratiquée dans les hôpitaux d’État. Celle-ci commence en général par une séance de récriminations au cours de laquelle les malades exposent leurs doléances et leurs griefs dans une atmosphère relativement tolérante, devant un membre du personnel à peu près abordable. Pour le thérapeute, la seule conduite compatible avec ses obligations vis-à-vis de l’institution et de sa profession consiste à écouter ces doléances en persuadant leur auteur que ses soi-disant difficultés avec l’institution, avec sa famille, avec la société, etc., sont en fait ses difficultés personnelles, et à lui suggérer de résoudre ses problèmes en réorganisant son univers intérieur plutôt qu’en s’efforçant de modifier ces facteurs. C’est là une tentative, sans doute inconsciente mais réelle, pour faire du malade à ses propres yeux un système clos ayant besoin d’être réparé. Ainsi, pour citer un cas sans doute extrême, j’ai vu un thérapeute conseiller à un Noir, qui se plaignait du racisme pratiqué dans un hôpital où la ségrégation existait encore partiellement, de se demander pourquoi il choisissait, lui plutôt que les autres Noirs présents, ce moment précis plutôt qu’un autre pour exprimer ce sentiment, et de chercher ce que cela pouvait révéler sur lui, en tant qu’individu, en dehors de toute question de racisme pouvant exister à l’hôpital à cette époque535.
C’est dans l’obligation de « prendre des risques », caractéristique de nombreux services de réparation, qu’il faut chercher l’un des moyens les plus efficaces pour redonner à la nature du malade une définition plus conforme au schéma du service. On dit que l’étudiant en médecine devient médecin lorsqu’il se trouve en mesure de commettre une erreur grave536. Cette attitude se fonde sur la croyance qu’un système confié à un service de réparation comporte des zones de risques spécifiques et peut par conséquent être gravement endommagé si l’on entreprend une action maladroite dans ces secteurs cruciaux et délicats. Comme on l’a vu, cela tend à procurer un fondement rationnel à l’existence d’une hiérarchisation technique des compétences et d’une hiérarchisation sociale de ceux qui servent dans un tel établissement de réparation.
Les hôpitaux psychiatriques possèdent une version spécifique de cette notion de « risques » : une action malencontreuse peut, dit-on, mettre le malade en danger grave, et seules sa formation et sa compétence autorisent le psychiatre à entreprendre des actions dangereuses qui sont interdites aux membres moins haut placés dans la hiérarchie médicale. Évidemment, s’il s’agit de prescrire un traitement physique en dosant les médicaments et en pesant les effets secondaires qui peuvent justifier les contre-indications, le schéma-type s’applique assez bien mais, transposé dans le domaine de la psychothérapie, l’application devient beaucoup plus difficile, même si l’on se montre en général discret sur ce point. On dit parfois que le personnel subalterne – assistantes sociales, infirmières, surveillants – ne doit pas se livrer à une « psychothérapie d’amateurs » et encore moins à une « psychanalyse d’amateurs ». Si un psychiatre convoque un malade pour des séances spéciales de psychothérapie, personne – et surtout pas le personnel subalterne – ne doit tenter de s’interposer. Une fausse manœuvre pendant le traitement psychothérapique peut, dit-on, « précipiter » une psychose ou entraîner une rechute irrémédiable ; des récits nombreux et édifiants en apportent la preuve. Or, s’il est évident que cette optique cadre parfaitement avec la notion courante de risques à prendre et si celui qui est investi de cette mission se trouve du même coup confirmé dans sa qualité de spécialiste-praticien, il est par contre beaucoup moins évident qu’un acte purement verbal puisse avoir de tels effets. N’importe quel malade hospitalisé peut toujours se heurter, pendant les vingt-trois heures où il n’est pas en psychothérapie individuelle, à un barrage d’expériences potentiellement traumatisantes et dont le caractère barbare ne fait pratiquement l’objet d’aucun contrôle ; il y a là matière à faire douter de la valeur d’une investigation verbale menée dans le bon ou dans le mauvais sens. On peut penser en outre, eu égard à l’état des connaissances et des compétences en psychiatrie, que si un traitement verbal inopportun pouvait réellement causer ce genre de tort, les malades seraient tout aussi exposés pendant la vingt-quatrième heure.
Deux autres conceptions de la nature du malade renforcent encore le schéma-type. Lorsqu’on propose à un malade de quitter l’hôpital et qu’il refuse, allant même parfois jusqu’à commettre à dessein des actes qui doivent rendre sa sortie impossible, on voit en général dans cette attitude la preuve qu’il est encore trop malade pour partir, et ainsi se trouvent liés deux éléments fondamentaux de la situation : le fait d’être jugé malade ou bien portant, et le fait d’être dans l’hôpital ou au-dehors. Bien sûr, il existe de bonnes raisons, totalement étrangères au schéma du service, pour expliquer la répugnance du malade à quitter l’hôpital. L’individu a peut-être déjà expérimenté à ses dépens les stigmates sociaux infligés par la maladie mentale et a pu voir combien ce statut lui ouvrait des perspectives plus réduites encore qu’avant son entrée ; d’un autre côté, il est fort possible qu’à l’époque de sa sortie éventuelle il se soit familiarisé avec toutes les ficelles de l’hôpital et qu’il soit parvenu à une position enviable dans le « système des quartiers ».
Le schéma médical peut aussi rendre compte de certains changements subits dans le comportement du malade. Si l’on admet que le comportement habituel du malade est le reflet profond, ou le signe, de l’organisation de sa personnalité – de son système psychique – tout changement subi, sans causes apparentes dans le bon ou le mauvais sens, doit être pris en considération. On qualifie parfois les aggravations soudaines de rechutes ou de régressions, et les améliorations soudaines, de rémissions spontanées. Par leur seul pouvoir, ces mots permettent au personnel de prétendre que même s’il est impossible de déterminer les causes du changement, il est malgré tout possible de l’interpréter dans une perspective médicale. Cette façon de poser le problème exclut naturellement toute possibilité d’interprétation sociale. Lors des prétendues régressions soudaines, la conduite nouvelle de l’individu peut très bien ne comporter ni plus ni moins de signes de « maladie » ou de « santé » que lors de n’importe quelle circonstance de la vie ordinaire, et ce que l’on nomme « rémission spontanée » peut fort bien venir en premier lieu de ce que le malade n’a jamais été malade.
On redéfinit la nature du malade pour pouvoir, de fait sinon intentionnellement, en faire l’objet d’un service psychiatrique. Être transformé en malade, c’est être remodelé en objet utilisable pour le service, ce qui ne manque pas d’ironie car, une fois ce processus accompli, l’action du service devient bien limitée. La pénurie importante en personnel psychiatrique résulte peut-être moins du grand nombre des malades que de l’obstination mise par la « machine » institutionnelle à définir ce domaine en termes de « service ».
Dans la mesure où le personnel est le porte-parole de l’institution, c’est à travers lui que le malade et le public prennent contact avec la machine administrative et disciplinaire de l’hôpital. C’est donc en termes de service médical à vocation psychiatrique que s’expriment l’organisation pratique des quartiers et la dynamique de ce système.
La présence du patient à l’hôpital est censée prouver a priori sa déficience mentale, puisque l’institution a précisément pour but l’hospitalisation des individus de cette espèce. Quand un malade déclare être en possession de toutes ses facultés mentales, une des réponses qu’il entend le plus souvent est : « Si vous n’étiez pas malade, vous ne seriez pas à l’hôpital ». En dehors des services thérapeutiques dispensés par le personnel spécialisé, l’hôpital procure aussi au malade, dit-on, un sentiment de sécurité (la porte fermée à clef suffit parfois)537 et le délivre des responsabilités quotidiennes. Ces deux dispositions passent pour avoir des vertus thérapeutiques (en fait, thérapeutiques ou non, il n’est guère de milieux qui présentent plus de facteurs d’insécurité profonde, et si les malades sont soulagés de certaines responsabilités, c’est à un prix considérable et qu’ils payent d’une manière permanente).
D’autres interprétations se font jour également : l’enrégimentation devient ainsi cadre de régulation thérapeutique destiné à apaiser le sentiment d’insécurité ; la promiscuité, qui met le reclus au contact d’une multitude hétérogène de compagnons mécontents, devient une occasion d’apprendre qu’il existe d’autres individus plus mal lotis encore. Les dortoirs s’appellent « quartiers de nuit » appellation en partie justifiée par la nature du matériel, comme les lits par exemple, achetés chez les fournisseurs de l’hôpital. La rétrogradation dans un quartier inférieur en guise de sanction est présentée comme un transfert destiné à placer le malade dans des conditions auxquelles il pourra s’adapter ; quant à la cellule individuelle, le « trou », elle devient un endroit où, en égard à son inaptitude à maîtriser ses impulsions, le malade pourra se sentir à l’aise538. Le fait d’assurer la tranquillité nocturne du quartier en faisant absorber des somnifères aux malades – ce qui permet de réduire les effectifs du personnel de nuit – s’appelle médication ou traitement sédatif. Des femmes de tous temps incapables de s’acquitter de tâches médicales élémentaires comme les prises de sang prennent le titre et l’uniforme d’infirmières, des hommes qui ont reçu une formation de praticiens de médecine générale prennent le titre de psychiatres. Les affectations de travail s’expriment dans le langage de l’ergothérapie ou deviennent un moyen pour le malade de prouver le réveil de son aptitude à assumer des responsabilités dans la société normale. Les autorisations d’assister aux soirées, de plus en plus fréquemment accordées lorsque les reclus se conduisent bien, passent pour autant de mises en contact progressives avec la société, sous contrôle psychiatrique. Les malades placés dans les services où l’on effectue les premiers traitements sont affectés, dit-on, aux services des « cas aigus », ceux qui ne réussissent pas à quitter l’hôpital à la fin du traitement de base sont affectés aux services de « chroniques » ou, selon une terminologie plus récente, aux « quartiers de traitement continu », ceux qui vont partir entrent dans les « quartiers de convalescents ». Quant à la sortie elle-même, que l’on accorde généralement au bout d’un an à la plupart des malades hospitalisés pour la première fois, à ceux qui se sont montrés assez coopératifs, ou à tous ceux dont la famille est intervenue de façon pressante, on la présente souvent comme le résultat d’une « amélioration » manifeste, tacitement imputée aux efforts de l’institution. En fait, parmi les raisons qui font accorder sa sortie à un malade, on peut citer le surpeuplement des quartiers, la rémission spontanée du trouble, ou le conformisme social inculqué au malade grâce aux vertus disciplinaires du système des quartiers. Même des expressions aussi laconiques que « renvoyé guéri » ou « renvoyé après constatation d’une nette amélioration » suggèrent le rôle positif joué par l’hôpital dans ces évolutions. (Par la même occasion, l’impossibilité de faire sortir un malade est souvent rapportée aux difficultés rencontrées dans le traitement de son trouble mental et au caractère tenace et profond de son mal, affirmation qui va dans le sens du schéma médical mais ne rend pas compte de l’impuissance dans laquelle on se trouve vis-à-vis du malade). En fait, il est évident qu’un haut pourcentage de sorties prouverait tout aussi bien le mauvais fonctionnement de l’hôpital, car l’insuffisance du traitement réel dispensé au malade permet de penser que l’amélioration intervient malgré l’hospitalisation et que, dans des conditions moins contraignantes que celles qui règnent dans l’institution, le résultat serait plus positif encore.
Certaines transpositions verbales visent moins à traduire en termes médicaux les pratiques disciplinaires qu’à utiliser les pratiques médicales à des fins disciplinaires. La tradition des hôpitaux psychiatriques apporte dans ce domaine de bons exemples au sociologue : on dit que certains hôpitaux psychiatriques pratiquaient l’hysterectomie sur les malades qui se trouvaient trop souvent enceintes ; ailleurs – moins couramment peut-être – on arrachait les dents aux malades qui s’obstinaient à mordre leur entourage, et que l’on nommait les « maniaques de la morsure ». Dans le premier cas, on appelait cela « traitement de la nymphomanie », dans le second, « traitement de la manie de mordre ». Une autre pratique, actuellement en nette régression dans les hôpitaux américains, consiste à lobotomiser les malades les plus rebelles et les plus gênants539. Citons encore une pratique sans doute moins cruelle mais plus répandue : celle de l’électrochoc employé sur recommandation du surveillant pour mâter les rebelles et inciter les autres au calme540. Dans tous les cas, l’action médicale est présentée au malade et à ses proches comme un service individualisé alors qu’en fait l’unique bénéficiaire en est l’institution puisque l’acte s’inscrit dans un plan d’ensemble destiné à faciliter le travail de gestion des administrateurs. En bref, sous couvert de schéma de service médical, c’est parfois tout simplement une médecine d’entretien que l’on voit appliquer.
IX. Conclusion
En montrant par différents aspects à quel point il est difficile d’appliquer à la médecine hospitalière le schéma type du service, je n’ai pas abordé les problèmes de la psychiatrie privée, pratiquée sur les malades consultants. Il s’en pose cependant, dans ce domaine, ne serait-ce que celui du temps nécessaire au traitement, avec ses incidences pour la notion d’honoraires, le peu de chances de succès que comporte ce traitement, et la très grande difficulté de savoir à quoi attribuer les modifications qui interviennent dans l’état du malade.
Je ne voudrais pas en outre laisser entendre que l’application de ce schéma à l’hôpital psychiatrique ne s’est jamais révélée profitable aux internés. La présence d’un personnel médical qualifié dans les asiles a sans doute souvent retenu la main du surveillant. Il paraît certain également que si les médecins acceptent de travailler dans ce milieu insalubre et clos, c’est que la perspective médicale leur permet une appréhension des individus totalement différente des perspectives traditionnelles de la société, et leur permet de rester en quelque sorte insensibles aux goûts et dégoûts ordinaires. Certains malades ont tiré parti de la version médicale de leur situation en demandant à être traités à l’hôpital avec les égards dus aux gens des classes aisées ; le moratoire appliqué aux liens familiaux pour raisons médicales se révèle d’un grand secours pour certains ; et la notion de « curabilité » (terme de médecine générale) du « désordre mental » n’est pas sans faciliter la réintégration du malade dans la société, pour lui-même et ses employeurs ; enfin, le fait qu’ils pensent avoir subi un traitement médical donne pour certains malades un sens à la période d’exil passée à l’hôpital et aux précieuses années perdues à jamais.
Je ne prétends pas davantage, en relevant les limites du service médical, être en mesure de suggérer un moyen plus adéquat de traiter les gens que l’on nomme « malades mentaux ». Si les hôpitaux psychiatriques existent, ce n’est pas parce que directeurs, psychiatres et surveillants ont besoin de travail, c’est qu’il y a une clientèle disponible. Que l’on prenne aujourd’hui la décision de vider et de fermer tous les hôpitaux psychiatriques d’une région, les familles, la police, les juges en réclameront demain de nouveaux, et ceux qui sont les véritables clients de l’hôpital psychiatrique demanderont une institution qui réponde à leurs besoins.
Le personnel psychiatrique lui-même n’a pas un rôle facile : la liberté dont il dispose en matière médicale lui donne droit aux plus grands égards et aux plus grandes marques de respect possibles dans nos types de société ; il se trouve placé dans l’une des professions qui dispensent un service des plus spécialisés, et cependant son rôle à l’hôpital psychiatrique est constamment remis en question. Pour être légitime, tout ce qui compose la vie à l’hôpital doit pouvoir s’intégrer au schéma médical de référence, ou être traduit en termes qui lui permettent de s’y intégrer. Il faut donc définir les gestes quotidiens du personnel comme autant d’expressions d’observations, de diagnostics, de traitements. Cette transposition n’est possible qu’au prix d’énormes entorses à la réalité, comparables à celles que commettent, en d’autres institutions coercitives, les juges, les instructeurs ou les officiers : il faut découvrir un délit correspondant au châtiment, et reconstruire le caractère du reclus conformément à ce délit.
Mais le personnel n’est évidemment pas le seul groupe qui éprouve quelque difficulté à appliquer le schéma de service : les malades ont aussi leurs problèmes, qui mettent en lumière les rapports délicats entre apparence et réalité. La vie du malade est rude et stérile, mais en cela elle n’offre pas d’intérêt spécial pour le sociologue, car il y a somme toute, même en Amérique, bien d’autres situations aussi mauvaises, et parfois de pires. Notre intérêt pour cette situation s’explique par le fait que l’application du schéma de service telle qu’elle se pratique dans les hôpitaux apporte une distorsion et une acuité supplémentaires à ces conditions.
La déficience physique du malade hospitalisé dans un hôpital de médecine générale suffit à prouver la nécessité du traitement, si désagréable et contraignant soit-il, et le malade sait qu’il y va de son bien et qu’il doit l’accepter. Dans un hôpital psychiatrique, le malade qui se montre rebelle – en refusant de travailler ou d’être poli avec le personnel par exemple – manifeste par là qu’il n’est pas mûr pour la liberté et qu’un traitement s’impose. Le fait important, ce n’est pas que l’hôpital soit un endroit odieux pour le malade, c’est que celui-ci, en exprimant sa haine, fasse preuve qu’il y est à sa place, et pour un certain temps encore. On confond systématiquement obéissance envers les autres et adaptation personnelle du malade, et on entretient soigneusement cette confusion.
Enfin l’étude détaillée du fonctionnement des institutions et de leur recrutement, l’étude des croyances qui y ont cours, nous conduisent à constater que, quoi qu’ils fassent par ailleurs, l’une des principales fonctions de ces établissements est de confirmer le personnel hospitalier dans sa propre idée de lui-même. Il existe entre personnel et reclus une large connivence, complexe et dramatique, dont l’effet, sinon l’objectif, est d’affirmer le caractère médical du service dispensé par le personnel psychiatrique541. Le zèle déployé pour accréditer cette idée n’est pas sans révéler partiellement sa faiblesse car – si l’on peut oser une généralisation fondée sur le sentiment autant que sur la sociologie – plus les déclarations d’intention divergent par rapport aux faits et plus il faut déployer d’efforts et recourir à des collaborations diverses pour accréditer sa position.
Les malades mentaux peuvent se trouver dans une situation sans issue. Pour sortir de l’hôpital ou pour y vivre à l’aise, il leur faut se montrer satisfaits de la place qui leur est faite, et cette place doit confirmer le rôle professionnel de ceux qui imposent les conditions de ce marché. Cet asservissement moral ou cette aliénation de soi, qui contribue sans doute à la confusion mentale de certains internés, s’accomplit par la référence à la grande tradition du service-réparation spécialisé, et plus précisément à sa version médicale. Les malades mentaux peuvent ainsi se trouver écrasés sous le poids d’un idéal de service qui nous rend, ainsi qu’à tous ceux qui ne sont pas malades, la vie plus facile.
485 Je remercie vivement Fred Davis et Sheldon Messinger pour leurs critiques et leurs suggestions, qui ont été introduites dans le texte sans mention spéciale. Je me suis de même appuyé, sans y faire de référence particulière, sur l’essai fondamental en la matière d’Alfred H. Stanton et Morris S. Schwartz, « Médical Opinion and the Social Context in the Mental Hospital », Psychiatry, XII, 1949, p. 243-49.
486 Model a été traduit par « schéma-type » pour rendre compte du caractère ambigu de ce « modèle », lequel constitue le thème principal de cette étude : immergé dans la relation de service, le schéma-type fonctionne en même temps comme un modèle idéal, mais sans pour autant être pensé comme un type idéal. (N. d.T.).
487 Le terme service possède en anglais, une signification plus large qu’en français, puisqu’il exprime : 1°) toute activité destinée à satisfaire les besoins d’autrui ; 2°) la relation qui unit deux ou plusieurs personnes dans une situation de ce type ; 3°) tout travail d’entretien, généralement spécialisé, effectué sur un article, à la demande d’un client (c’est ainsi que l’opération de vidange et de graissage d’une automobile s’appelle un service). Il existe donc une relation entre la notion de « service », au sens où nous l’entendons habituellement et celle de réparation. Il conviendra de garder cette relation présente à l’esprit lorsque l’on rencontrera les termes de service (service), praticien (server), servir (to serve). (N. d.T.).
488 L’intérêt sociologique des professions vouées au service a été d’abord noté par Everett C. Hughes et s’appuie sur les travaux de ses étudiants de l’université de Chicago, notamment ceux d’Oswald Hall et de Howard S. Becker. Cf. en particulier H. S. Becker, The Professional Dance Musician and His Audience, in American Journal of Sociology, LVII, 1951, p. 136-44.
489 Cette description des relations de service est largement inspirée de l’essai de Parson, The Profession and the Social Structure, qui constitue encore à mon avis le document de base sur cette question ; cf. aussi Talcott Parsons et Neil Smelser, Economy and Society, Glencoe 111., The Free Press, 1956, p. 152-53.
490 Cf. A. M. Carr-Saunders et P. A. Wilson, The Professions, Oxford, The Clarendon Press, 1933, section « Fees and Salaries », p. 451-60.
491 Plus le métier de réparateur est humble, plus il y a de chances pour que l’exécutant se trouve dans la nécessité de ne pas faire payer certains services mineurs mais qui demandent cependant une qualification. Chez les cordonniers, ces actes que l’on accomplit parce que « noblesse oblige » (en français dans le texte) peuvent devenir réellement nobles, précisément à une époque où les nobles ne peuvent plus se permettre cette attitude.
492 Carr-Saunders et Wilson, op. cit., p. 452 : « Dans la plupart des autres professions [autres que celles de la comptabilité] les associations poussent leurs membres à ne pas consentir de réductions. Mais aucune objection n’a jamais été opposée à la remise d’honoraires en faveur d’un client pauvre.
493 Harry Stack Sullivan, « The Psychiatrie Interview », Psychiatry XIV, 1951, p. 365.
494 Cf. E. Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Anchor Books, 1959, p. 114-15.
495 L’évolution des techniques limite évidemment cet état de choses. Un garagiste uniquement capable de démonter et de remonter une Ford modèle A possède un certain nombre de connaissances en automobile qu’il ne peut utiliser aujourd’hui et se trouve devant certains problèmes nouveaux qu’il ne peut résoudre.
496 Récemment on a limité cet inconvénient – l’un des points faibles du service-réparation – en instituant la pratique du prêt à domicile. Celui qui donne sa montre, son poste de radio ou sa voiture à réparer peut obtenir en prêt l’équivalent de l’objet endommagé jusqu’à ce que la réparation soit effectuée.
497 À ce propos, et pour quelques autres déviations caractéristiques, cf. F. L. Strodtbeck et M. B. Sussman, « Of Time, the City, and the 'One-Year Guaranty' : The Relation Between Watch Owners and Repairers », American Journal of Sociology, LXI, 1956, p. 602-9.
498 L’expression « Lay referral system » a été créée par Eliot Freidson : « Client Control and Medical Practice », American Journal of Sociology, LXV, 1960, p. 374-82.
499 Comparer avec T. S. Szasz, « Scientific Method and Social Role in Medidne and Psychiatry », A. M. A. Archives of Internal Medicine, C. I. 1958, p. 232-33 et du même auteur, « Men and Machines », British Journal for the Philosophy of Science, VIII, 1958, p. 310-17.
500 Une analyse des pressions qui s’exercent sur le médecin pour l’amener à cacher un pronostic défavorable ou à formuler une opinion quand il demeure, en fait, plongé dans l’incertitude nous est donnée dans l’essai de Fred Davis, « Uncertainty in Medical Prognosis, Clinical and Functional », American Journal of Sociology, LXVI, 1960, p. 41-47.
501 La solution impersonnelle semble appliquée particulièrement lorsque le médecin qui examine le malade est accompagné de confrères et de subordonnés, lors de la « visite » par exemple, car il a alors des partenaires avec qui il peut soutenir une discussion technique sur le cas. Cette façon de supprimer l’existence sociale du malade est si efficace qu’il est possible de discuter ouvertement du sort qui l’attend, auprès de son lit, sans se sentir troublé par la moindre sympathie importune ; en la circonstance, l’emploi d’un vocabulaire technique que le malade est censé ne pas comprendre se révèle des plus utiles.
502 Cf. M. G. Fiels, « Structured Strain in the Role of the Soviet Physician », American Journal of Sociology, LVIII, 1953, p. 493-502.
503 Cf. Szasz, Scientific Metbod, op. cit., p. 233.
504 Un training program désigne un arrangement entre un hôpital et une faculté de médecine, en vertu duquel une partie de l’enseignement obligatoire de la faculté est dispensée par l’hôpital. Un research program est une recherche entreprise de sa propre initiative par le personnel d’un hôpital. (N. d. T.).
505 Voir note ci-dessus.
506 On trouvera dans l’essai de R. W. Little, « The 'Sick Soldier' and the Medical Ward Officer », Human Orgonization, XV, 1956. p. 22-24, une étude intéressante de l’importance de cette fonction dans la médecine militaire.
507 Cf. Albot Deutsch, The Mentally III in America, New York, Columbia University Press, seconde édition, 1949, p. 12-23.
508 Cf. Kathleen Jones, Lunacy, Law and Conscience, Londres, Routledge & Regan Paul, 1955, p. 55-56.
509 Cf. A. Deutsch, op. cit., p. 58 sqq.
510 Témoin l’article de Berton Roueché, paru dans le New-Yorker et intitulé « Ten Feet Tall », qui décrit en détail une suite de manifestations aberrantes à caractère dépressif, consécutives à un traitement par la cortisone. On trouvera cet article dans la collection de Roueché The Incurable Wound, New York, Berkeley Publishing Corp., s.d., p. 114-43.
511 Cf. Talcott Parsons, « The Mental Hospital As a Type of Organization », in M. Greenblatt, D. Levinson & R. Williams eds, The Patient and the Mental Hospital, Glencoe, 111., The Free Press, 1957, p. 115.
512 Dans les hôpitaux qui se livrent à la recherche, des efforts intéressants ont été faits pour résoudre ce problème. Le rôle de médecin de quartier y est nettement distinct de celui de médecin traitant, et la relation malade-médecin traitant demeuré constante, même si le malade change de quartier.
513 Work farm : certains prisonniers auxquels on fait confiance travaillent à la campagne dans des établissements spéciaux non entourés de murs. (N. d.T.).
514 Cf. Charlotte Green Schwartz, « The Stigma of Mental Illness », Journal of Rehabilitation, juillet-août 1956.
515 Il est caractéristique de voir les hommes cloués au lit dans les hôpitaux de médecine générale, plaisanter sur eux-mêmes avec les infirmières de la manière la plus joviale : tout se passe comme s’ils voulaient prouver que ce corps livré sans défense aux soins a si peu à voir avec leur moi permanent que l’on peut dire sans danger n’importe quoi sur lui. Dans les hôpitaux psychiatriques au contraire, il est beaucoup moins facile de se dissocier de son apparence présente et des conditions dans lesquelles on se trouve ; aussi les malades hommes sont-ils généralement sérieux et, s’ils manifestent un certain détachement envers leur propre personne, cela peut passer pour un symptôme parapsychotique.
516 Cf. David M. Schneider, « The Social Dynamics of Physical Disability in Army Basic Training », Psychiatry, X, 1947, p. 323-33. L’auteur montre comment le fait de se trouver soustrait à ses obligations, même pour raisons de santé, entraîne parfois chez le malade un sentiment croissant de solitude et lui fait sentir avec plus d’acuité qu’il est différent des autres. Les effets de cette ségrégation peuvent devenir plus importants que ses causes initiales. Partageant une conception à peu près identique, les psychiatres de l’armée américaine, à Walter Reed, ont récemment soutenu que plus on laisse voir à un soldat qu’il a un problème psychiatrique majeur, nécessitant un traitement spécial, plus on réduit ses chances de le réintégrer rapidement à l’unité à laquelle il appartenait quand ses troubles ont commencé. Cf. B. L. Bushard, « The U. S. Army’s Mental Hygiene Consultation Service », Symposium on Preventive and Social Psychiatry, Washington DC, Walter Reed Army Institute of Research, 15-17 avril 1957, p. 431-43 et plus particulièrement p. 442 : « On peut atteindre ce but : réduire le trouble psychiatrique en limitant au maximum l’action directe et véritable sur le malade, mais à la condition d’établir une liaison étroite et directe avec toutes sortes d’autres services ; beaucoup plus importantes que les échanges verbaux avec le malade, sont les implications non verbales de certains actes : tels le fait de l’examiner assez tôt, de l’écouter avec sympathie et de lui redonner le plus vite possible un statut qui lui confère des obligations. Tout ce qui peut suggérer que les racines du problème plongent dans des situations lointaines et impondérables, que le cas relève de la « maladie » ou qu’il se fonde sur des considérations que l’on ne peut réduire dans l’immédiat, tout cela aboutit fréquemment à ruiner les systèmes de défense qui peuvent encore être intacts. »
517 La méthode de la socio-thérapie est née selon toute vraisemblance de la reconnaissance du principe suivant : si l’on veut donner toute sa valeur à l’expérience hospitalière, on ne peut la limiter à l’habituelle heure de soins (à supposer que cette heure existe) et par conséquent tout le personnel peut avoir une importance égale pour le malade. Cf. pour les sources Alfred H. Stanton & Morris S. Schwartz, The Mental Hospital, New York, Basic Books, 1954, et Maxwell Jones The Tberapeutic Community, New York, Basic Books, 1953.
518 Cette théorie psychogénétique des troubles physiques a entre autres pour conséquence que certains malades mentaux hésitent à réclamer les soins physiques dont ils auraient besoin de peur qu’on ne les accuse de « se faire des idées ».
519 Diagnostic conférences : dans les hôpitaux psychiatriques américains comme en France, la coutume se généralise des « réunions » au cours desquelles, après quelques jours ou quelques semaines d’observation, tous les membres du personnel concernés par un malade se réunissent, confrontent leurs informations, éventuellement interrogent le malade, et décident du diagnostic et du traitement. En cas de séjour prolongé à l’hôpital un même malade peut faire l’objet de plusieurs diagnostic conferences afin que l’équipe soignante suive l’évolution de son cas et prenne les décisions relatives aux modifications de la thérapeutique, aux changements de quartier, à la sortie, etc. (N.d. T.).
520 Cf. Belknap, op. cit., p. 144. J’ajouterai que, si les malades mentaux sont des gens qui, à l’extérieur, se sont montrés rebelles à toute tentative de contrôle social, on peut se demander comment ce contrôle social pourra s’exercer à l’intérieur. Je crois que ce n’est possible dans une large mesure que grâce au « système des quartiers », moyen de contrôle qui s’est peu à peu développé dans les hôpitaux psychiatriques actuels. Le point crucial, à mon avis, est que la hiérarchie des quartiers repose sur le degré d’inconduite toléré dans chacun, et proportionnel au degré d’inconfort et de privation qui y règne. Quelle que soit l’inconduite d’un nouveau malade, on peut toujours trouver pour lui un quartier où ses défauts s’intègrent à la routine quotidienne et soient, jusqu’à un certain point, tolérés. S’il accepte les conditions de vie de ce quartier, le malade peut donc se conduire aussi mal que par le passé, à cette différence près qu’il n’ennuie plus vraiment personne puisque ce type de comportement, même s’il n’est pas officiellement reconnu, fait partie de la routine du quartier. Lorsqu’il demande une amélioration de son sort, il est tenu de faire amende honorable, et doit se déclarer prêt à s’amender. Fait-il cette concession, il voit ses conditions de vie s’améliorer. Retombe-t-il ou persiste-t-il dans les erreurs de sa conduite passée, on le sermonne et on le renvoie à sa condition première. Si, loin de rechuter, il manifeste le désir de se conduire mieux encore, et confirme ses bonnes intentions pendant une période assez longue, on le fait progresser dans le cycle qui doit l’amener à une libération rapide, et la plupart des malades qui en sont à leur première hospitalisation y parviennent en un an. À un certain stade, le malade est confié à la garde d’un parent, qui l’emmène faire un tour dans le parc ou en ville et qui se trouve alors en mesure d’utiliser l’appareil carcéral ou la loi pour donner plus de force à ses menaces : « Sois sage ou autrement je te renvoie ». La situation que nous rencontrons ici n’existe pas au-dehors ; elle représente typiquement le modèle de ce que les psychologues pourraient appeler une situation de dressage où tout est fondé sur la nécessité de faire céder le malade. Pour cette raison, le moral qui règne dans les salles de récalcitrants semble plus solide et plus sain que celui des salles de sortants, où l’on éprouve l’impression de se trouver en présence de gens qui se sont vendus pour être libérés.
521 Cf. T. S. Szasz, « Psychiatry, Ethics, and the Criminal Law », Columbia Law Review, LVIII, 1958, p. 188.
522 T. S. Szasz, « Politics and Mental Health », American Journal of Psychiatry, CXV, 1938, p. 509. Cf. du même auteur, « Psychiatrie Expert Testimony – Its Covert Meaning & Social Function », Psychiatry, XX, 1937, p. 315 et « Some Observations on the Relationship between Psychiatry and the Law », in A. M. A, Archives of Neurology and Psycbiatry, LXXV, 1956, p. 297-315.
523 Sur le problème du rejet des éléments d’information, cf. Stanton and Schwartz, op. cit., p. 200 sq.
524 Obligatory residency : pour les psychiatres américains, la partie du stage, après la formation de médecine générale, qui est dispensée en hôpital psychiatrique et implique la présence permanente. (N. d. T.).
525 Il est à noter que la discipline personnelle exigée du client-malade mental s’il veut laisser le psychiatre agir comme n’importe quel autre professionnel se trouve justifiée globalement et en détail sur la base des considérations de technique thérapeutique qui abondent dans la littérature psychanalytique. Il existe une merveilleuse harmonie préétablie entre ce qui est bon pour le malade et ce qu’exige le psychiatre pour exercer sa profession en cabinet. On peut dire, en paraphrasant M. Wilson, que ce qui est bon pour le médecin l’est également pour le malade. J’ai appris avec plaisir combien il est important, du point de vue psychologique, que le malade se rende compte que le médecin a une vie personnelle et qu’il ne serait pas bon pour lui que le médecin ait à différer ses vacances, se dérange à minuit pour répondre à son appel, ou se sente physiquement menacé par le malade. Cf. C. A. Witaker et T. P. Malone, The Roots of Psycbotberapy, New York, Blakiston Co, 1953, p. 201-202.
526 Face à la doctrine selon laquelle le malade serait simplement le « porteur de symptômes » de tout le cercle familial, des psychiatres ont tenté, à titre expérimental, de transplanter dans des quartiers résidentiels spéciaux des familles entières. Des dispositions aussi nouvelles posent évidemment de gros problèmes annexes, surtout en ce qui concerne la structure de l’autorité familiale, et le fait qu’elles masquent les autres problèmes a peut-être été sous-estimé.
527 Le psychiatre doit alors reconnaître clairement qu’il doit être le thérapeute, non de l’individu, mais de l’ensemble du système hospitalier. La formation psychiatrique et médicale qu’ils ont reçue met les médecins en mesure d’accepter la responsabilité d’une direction de quartier ou d’hôpital en les libérant de l’émoi qu’éprouverait un individu spécialement formé pour et dans ce travail.
528 Sur ce qu’il advient de cette modestie verbale dans les hautes sphères de l’hôpital, cf. A. H. Stanton, « Problems in Analysis of Therapeutic Implications of the Institutional Milieu », Symposium on Preventive and Social Psycbiatry, Washington DC, Walter Reed Army Institute of Research, 15-17 avril 1957, p. 499.
529 Cf. Belknap, op. cit., p. 200.
530 Les malades disposent évidemment d’un stock semblable d’histoires presque aussi infamantes pour le personnel.
531 L’étude psycho-sociologique de la perception du caractère « essentiel » a été récemment menée par Harold Garfinkel, dans une série de travaux inédits auxquels je dois beaucoup.
532 Cf. John Money, « Linguistic Resources and Psychodynamic Theory », British Journal of Medical Psychology, XXVIII, 1955, p. 264-66. On trouve de précieux exemples de ce processus de transposition dans Edwin Weinstein et Robert Kahn, Denial of Illness, Charles Thomas, Springfield III, 1955. Les auteurs y mentionnent les termes (comme « mutisme akinétique », « syndrome d’Anton », « paramnésie redoublée », « anosognosie ») dont on use habituellement pour qualifier le refus du malade d’admettre sa condition ; ils décrivent ensuite sous le nom de « déplacement », « faute de dénomination », « paraphasie », les différentes attitudes des malades qui se refusent à réagir d’une façon courtoise et coopérative. Cette intransigeance est qualifiée d’effet secondaire, au niveau psycho-physiologique de la déficience mentale et non de réaction sociale vis-à-vis d’un traitement qui comporte des menaces pour l’individu et qui est subi mais non accepté. Cf. Belknap, op. cit., p. 170.
533 Cf. Robert Sommer, « Patients Who Grow Old in a Mental Hospital », Geriatrics, XIV, 1959, p. 584.
534 Cf. T. S. Szasz, W. F. Knoff et M. H. Hollender, « The Doctor-Patient Relationship and Its Historical Context », American Journal of Psychiatry, CXV, 1958, p. 526.
535 On peut rapprocher les techniques employées dans la psychologie de groupe des méthodes d’endoctrinement de petits groupes. Les choses peuvent, par exemple, se passer de la façon suivante : on s’aperçoit sans mal qu’il y a toujours quelques malades initiés à la ligne psychiatrique et pleins de zèle pour l’adopter ; lorsqu’un malade fait des histoires, le thérapeute se saisit du cas et le soumet à ces initiés en leur demandant leur avis ; traduisant à l’intention du mécontent, ils lui représentent que ses propres compagnons voient en sa plainte un élément indissociable de sa personnalité ; le thérapeute, à qui ils laissent le soin de présenter la version officielle intervient alors, mais avec l’appui d’une partie du groupe polarisée contre le mécontent. On trouvera un exposé récent de ces questions dans Jérôme D. Frank « The Dynamics of the Psychotherapeutic Relationship », Psychiatry, XXII, 1959, p. 17-39.
536 Communication personnelle de Howard S. Becker.
537 À l’hôpital où j’ai fait mon étude, parmi les cent malades au moins que je connaissais, un seul avouait ressentir trop d’anxiété pour s’écarter de son quartier de plus d’un bloc ou deux. Je n’ai pas connu de malade qui préférât se trouver dans un quartier fermé et je n’ai pas entendu dire, sauf par des membres du personnel, qu’il existât de tels malades.
538 Cf. Belknap, op. cit., p, 191.
539 On m’a cité le cas de maniaques tuberculeux que l’on avait lobotomisés de peur que leur hyperactivité ne les tuât. C’est une décision qui relève de la fonction de « service personnalisé » de la médecine, et non de la fonction d’entretien. Il est sans doute bon de redire que ce n’est pas l’acte lui-même qui est en question de manière déterminante mais le contexte institutionnel dans lequel il est prescrit.
540 Cf. Belknap, op. cit., p. 192.
541 La collectivité dans son ensemble confirme aussi ce rôle. Dans un sens qui n’est pas négligeable, l’expérience thérapeutique idéale, telle qu’on l’envisage aujourd’hui, consiste en une immersion prolongée dans la psychothérapie individuelle, de préférence psychanalytique. De ce point de vue, la manière idéale d’améliorer les conditions du service dispensé à l’hôpital d’État serait d’augmenter l’effectif du personnel psychiatrique de façon à étendre la pratique de la thérapeutique individuelle ou, si l’on élimine cet idéal assez utopique, de faciliter au maximum la pratique des thérapeutiques qui viennent immédiatement après la thérapeutique individuelle, telles que la psychothérapie de groupe ou la discussion collective. Mais peut-être ce genre de solution est-il plus profitable à la situation scabreuse dans laquelle se trouve le psychiatre pour assumer son rôle qu’à la situation humaine dans laquelle vit le malade.