Préface de Didier Anzieu

Ce livre présente une idée neuve dans un domaine, la psychologie des groupes, où l’on a pourtant vu depuis un demi-siècle se multiplier les découvertes, les théories, les méthodes et où des auteurs comme Moreno, Kurt Lewin, Rogers, Bion, pour n’en citer que quelques-uns, se sont illustrés en apportant des conceptions et des techniques de plus en plus utilisées désormais de par le monde. L’idée qui se trouve ici développée est également une idée rigoureuse, ce qui contrebalance l’actuel foisonnement parfois novateur et parfois aventuriste des méthodes groupales de formation et de psychothérapie dans leur façon de surinvestir tantôt le versant corporel et tantôt le versant idéologique : une idée qui introduit l’unité dans cette diversité, qui fonde une théorie comme garant symbolique de la pratique, une idée dont la fécondité à mon sens n’est pas près de se démentir. C’est en 1971, dans l’effervescence intellectuelle qui avait suivi l’élaboration des thèses du Ceffrap sur le travail psychanalytique dans les groupes, que René Kaës a fait circuler entre nous une brève note interne proposant pour la première fois l’hypothèse d’un appareil psychique groupal. Plusieurs, dont j’étais, se sont montrés intéressés, mais non vraiment convaincus. Pendant trois ans je suis resté réticent jusqu’à ce que René Kaës donne à cette intuition une solidité, une ampleur et une mise en forme enfin décisives à l’occasion d’une première mouture de ce qui allait devenir l’actuel ouvrage.

Il y a groupe et non plus simple collection d’individus quand, à partir de leurs appareils psychiques individuels, tend à se constituer un appareil psychique groupal plus ou moins autonome, dont Kaës inventorie les niveaux de fonctionnement et qu’il distingue d’un certain nombre de réalités connexes. Cet appareil est mû par une tension dialectique entre une tendance à l’isomor-phie (qui vise à ramener le psychisme groupal au psychisme individuel, ce dont la famille de psychotiques fournit un exemple) et une tendance à l’homomorphie (qui différencie les deux psychismes par dérivation du premier à partir du second). Alors que l’appareil individuel prend étayage sur le corps biologique, l’appareil groupal le prend sur le tissu social : mais il accepte mal de manquer d’un « corps » : et il en multiplie à son aise les métaphores, les substituts, les apparences !

Ce que j’ai moi-même décrit depuis 1965 comme imaginaire collectif, comme analogie du groupe et du rêve, comme illusion groupale trouve son explication dernière, son fondement théorique dans cette notion d’appareil psychique groupal et dans la tension dialectique qui lui est propre. Cette notion ouvre bien d’autres possibilités de renouvellement : faire par exemple le joint entre les groupes occasionnels de formation ou de psychothérapie et les groupes institutionnels ou encore comprendre la genèse de ces formations de compromis groupales que sont le mythe ou l’idéologie (question que René Kaës compte traiter dans un prochain ouvrage). À l’occasion de publications antérieures faites dans la perspective qui est la nôtre, certains commentateurs ont parlé d’une école française de psychanalyse appliquée au groupe, à la société, à la culture. Avec le présent livre, cette école prend, je pense, définitivement corps.

Je connais René Kaës depuis vingt ans. J’ai suivi ses premiers travaux sur l’attitude des ouvriers français à l’égard de la culture, sur la vie dans les grands ensembles. Puis nous avons œuvré de concert dans des séminaires de formation qui devenaient de plus en plus psychanalytiques dans leur conduite. Enfin, depuis octobre 1970, nous collaborons de façon assidue, stimulante et fructueuse, en suscitant la réalisation d’ouvrages collectifs et de numéros spéciaux de revue, en confrontant nos idées, en précisant les méthodes, en soumettant nos textes avant publication à une critique réciproque. En peu d’années, grâce à une fécondité intellectuelle exceptionnelle, René Kaës a écrit des chapitres ou des articles importants sur le séminaire comme institution et comme expérience de l’inconscient, sur les idéologies du Surmoi et de l’ldéal du Moi, sur la réadolescence, sur les fantasmatiques de la formation, sur l’analyse intertransférentielle, sur l’archigroupe, sur l’utopie, sur les représentations sociales du groupe. Mais c’était toujours au sein de volumes rassemblant une pluralité de contributeurs – car nous pensons lui et moi que la recherche scientifique comme la pratique de la psychanalyse groupale sont des activités collectives, ce dont les écrits qui en résultent ont à témoigner. Les découvertes les plus novatrices sont toutefois le fait d’un individu seul, aidé par un interlocuteur ou un milieu en résonance avec lui. René Kaës est pour cette raison en droit de publier cette fois un ouvrage en son nom propre.

Didier Anzieu