Avant-propos à la deuxième édition

La première édition de cet ouvrage, parue en 1976, s’est épuisée en 1985.

Cette seconde édition de L’Appareil psychique groupal met à la disposition de nouveaux lecteurs un texte qui semble avoir acquis au fil des ans une valeur de référence non seulement pour la recherche psychanalytique théorique, mais aussi pour la formation des étudiants et des cliniciens qui œuvrent dans le champ des configurations de liens intersubjectifs : couples, familles, groupes thérapeutiques ou de formation, institutions soignantes ou pédagogiques.

Le parti de cette seconde édition a été de maintenir tel quel le texte publié en 1976, corrections faites des imperfections de forme ou de style qui ont pu affecter l’édition originale. Toutefois, des commentaires ont été ajoutés à des propositions formulées il y a maintenant un peu plus d’une trentaine d’années. Chacune des trois parties qui composent cet ouvrage sera donc suivie de quelques pages dont le but sera de resituer les propositions de 1976 dans leurs développements ultérieurs. Le lecteur trouvera aussi, à côté de la bibliographie d’origine, les références bibliographiques de l’ensemble de mes travaux sur le groupe ainsi qu’un index thématique des recherches correspondantes.

Pour introduire cette nouvelle édition, il n’est peut-être pas inutile de rappeler – même sommairement – quelques traits caractéristiques du contexte culturel dans lequel le modèle théorique que j’ai proposé a été conçu. Ses enjeux et son destin se perçoivent mieux avec quelque distance.

Au cours des cinquante dernières années, et plus particulièrement à la fin des années soixante, le champ de la pratique psychanalytique et de ses constructions théoriques s’est considérablement transformé. De nouveaux espaces psychiques ont été défrichés. Jusqu’alors la psychanalyse, dans sa méthode, celle du divan, et dans sa théorie, celle de l’appareil psychique, s’attachait exclusivement, sauf excursus spéculatif, au sujet considéré dans la singularité de son espace intrapsychique. Pendant la Seconde Guerre mondiale et au cours de l’essor industriel et urbanistique des trente années de l’expansion économique, des formes cliniques nouvelles de la souffrance psychique, avec des pathologies de l’âme jusqu’alors invisibles, exigeaient des dispositifs nouveaux de traitement et de connaissance. Des concepts, des modèles et des théories nouvelles se construisaient et se construisent encore aujourd’hui, qui remanient la métapsychologie de l’appareil psychique et la théorie du sujet formées sur la base de la méthode du divan. La méthode du groupe naît dans ce contexte.

Les souffrances et les pathologies auxquelles nous avons affaire aujourd’hui sont celles des troubles dans la constitution des limites internes et externes de l’appareil psychique : troubles des « états-limite », troubles ou défaut des enveloppes psychiques et des signifiants de démarcation, défaillances ou défauts de constitution des systèmes de liaison – ou de déliaison –, pathologie des processus de la transmission de la vie psychique entre les générations, déficience des processus de transformation, la plupart de ces dérives de la souffrance humaine pouvant se croiser dans les pathologies du narcissisme, de l’originaire et de la symbolisation primaire.

Pour le traitement de ces souffrances et de ces pathologies, les propriétés du dispositif de groupe ont été reconnues par des psychanalystes dès les années trente ; la force méthodologique et théorique qu’ont impulsée Bion, Foulkes et Pichon-Rivière tout au long des années quarante-cinquante a fourni des modèles d’intelligibilité novateurs des processus et des formations psychiques dont la situation de groupe est le lieu. À partir de la fin des années soixante, de nouvelles inflexions sont apportées à ces modèles, qui distinguent et articulent dans le groupe trois espaces psychiques : l’espace intrapsychique et subjectif, l’espace interpsychique et intersubjectif, et l’espace transpsychique et transsubjectif.

Tous ces espaces sont désormais pensables dans leurs relations et dans leurs spécificités, la recherche découvre la diversité des figures d’intermédiation entre ces espaces, les processus qui les gouvernent et les formations psychiques qui en agencent les connections. Notre mode de pensée s’exprime aujourd’hui en termes de parcours, de passages d’un espace à un autre, de précarité des situations, et ceci vaut aussi bien pour l’émergence nouvelle des questions de l’identité sexuelle, des rapports entre générations ou entre cultures. La pensée contemporaine s’attache à comprendre des trajets dans les structures, et de nouvelles entités dialectiques s’installent qui tentent d’articuler origine et histoire, continuité et discontinuité, cadre et processus.

Ces pathologies, les dispositifs de traitement qu’elles appellent et les formes d’intelligibilité qu’elles inspirent sont autant d’effets des nouvelles formes du malaise dans la civilisation. C’est aussi une nouvelle vision du monde qui s’installe : l’héliocentrisme de la cosmologie de Copernic et de Galilée faisait de la figure du cercle et du centre un paradigme qui s’est imposé jusqu’à Freud dans sa manière de faire de l’Inconscient le centre gravitationnel de la vie psychique, sa découverte infligeant à l’orgueil humain une nouvelle blessure narcissique. Avec la cosmologie de Kepler l’univers devient elliptique, pluricentrique, décentré en autant de principes organisateurs.

C’est ce modèle qui, analogiquement, inspire le Baroque et sa débauche de spirales, de volutes et d’ovales, sa profusion d’anamorphoses et d’ellipses. Ce n’est pas un hasard si le Baroque a remis en honneur les anges, et si aujourd’hui ces figures ambiguës, intermédiaires, messagères, sont une des métaphores de tous les processus de médiation. Si cette inspiration baroque est aujourd’hui aussi prégnante, c’est sans doute parce que les espaces psychiques, à l’instar des espaces de la culture sont devenus instables. Leurs interpénétrations profondes, leur collusion brutales, leurs décentrements secrets fabriquent à la fois cette culture et cette pathologie de la rupture, de la crise, de la Catastrophe et des catastrophes, du traumatisme.

L’intérêt pour le groupe est marqué par ces nouveaux paradigmes de l’humanisme postmoderne. Le groupe n’est plus conçu comme un cercle avec un centre rayonnant, tenant ses sujets à égale distance les uns des autres, ce qui ne signifie pas que cette représentation est obsolète dans les fantasmes de désir. Mais ce modèle obture une compréhension qui implique une autre révolution épistémologique. Concevoir le groupe comme un système en tension entre plusieurs centres rencontre un véritable obstacle épistémologique, qui bute sur la représentation des rapports elliptiques entre la multiplicité des foyers « groupaux » et la multiplicité des foyers « individuels ». C’est dans ce changement de perspective que s’inscrit le modèle de l’appareil psychique groupal.

Le modèle de l’appareil psychique groupal a été construit pour rendre compte des processus psychiques inconscients à l’œuvre dans l’agencement des liens de groupe. De ce point de vue, il se démarquait des pratiques et des modèles psychosociologiques prévalents à cette époque. Il prenait délibérément appui sur une pratique du travail psychanalytique hors la cure, encore tâtonnante et peu théorisée, mais il engageait dès lors une série d’hypothèses qui, nécessairement, mettaient en cause certains aspects de la théorie, de la méthode et de la pratique de la psychanalyse.

La construction de ce modèle a pris son essor sur un mouvement de pensée critique qui, au début des années soixante, se lève chez quelques psychanalystes français soucieux de définir ce que pourraient être les bases d’une compréhension psychanalytique des petits groupes. Leurs interrogations surgissent dans un triple contexte : celui du développement des pratiques psychosociales des groupes dits de formation, dont les objectifs, inspirés par les travaux et les pratiques de la dynamique de groupe lewinienne, contiennent des présupposés idéologiques incompatibles avec ce que pourrait être une approche psychanalytique des « phénomènes de groupe ». C’est ainsi que J.-B. Pontalis entreprend dès 1958 la critique des techniques psychosociales de groupe et du psychodrame morénien. Puis il recentre le débat en 1963 lorsqu’il met l’accent sur le statut psychique du groupe, en tant qu’il est objet d’investissements et de représentations chez ses membres. Une des voies d’entrée dans une conception psychanalytique des « phénomènes de groupe » passe désormais par la prise en considération de cet objet-groupe.

Dans la même période, D. Anzieu, qui vient de fonder en 1962 le Ceffrap6 (dont Pontalis est membre), rédige pour le Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg une Introduction à la dynamique des groupes (1964). Dans cette étude il propose de prendre en considération quelques différences épistémologiques et méthodologiques entre la perspective psychosociologique et ce qui pourrait constituer une approche psychanalytique des groupes. Les différences se précisent en 1966 dans deux études qui feront date : l’Étude psychanalytique des groupes réels introduira l’analogie du groupe et du rêve, L’imaginaire dans les groupes en précisera la clinique. Remarquons que ces textes fondateurs ne sont pas publiés dans une revue de psychanalyse, mais dans des revues d’opinion (Les Temps modernes), dans des revues universitaires (le Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg) ou dans des revues de psychologie (le Bulletin de Psychologie, les Cahiers de Psychologie).

Ce courant d’idées inspire directement les recherches qui aboutissent à la conception du modèle de l’appareil psychique groupal. Il coexiste avec un second courant d’idées, qui lui est bien antérieur, et qui s’appuie sur la pratique thérapeutique groupale d’inspiration psychanalytique. Avant la Seconde Guerre mondiale, pendant celle-ci et davantage encore après, des psychiatres et des psychanalystes ont mis en place des groupes thérapeutiques, le plus souvent dans un cadre institutionnel tel que l’hôpital psychiatrique.

Au début des années 1940, le dispositif de groupe est utilisé par des psychanalystes pour le traitement de certains patients souffrant de pathologies aiguës, chroniques ou actuelles comme les traumatismes de guerre. Les travaux de Foulkes et de Bion ont pour fondement de telles pratiques. Ces travaux ne seront connus, de quelques psychanalystes français, dont Lacan, qu’après la guerre.

À ce moment-là, en France, le groupe est utilisé selon deux perspectives différentes : le premier envisage le groupe comme un dispositif de démultiplication des thérapies individuelles, ce qui a pour effet d’entretenir la méconnaissance de la réalité psychique originale qui se forme dans le groupe. Après la guerre, un second usage du groupe est proposé dans les institutions psychiatriques ; il s’appuie sur la tradition française de la première révolution psychiatrique, qui affirmait que les institutions de soins ont une capacité thérapeutique pour les malades psychotiques chroniques et qu’il est possible de mettre en œuvre un traitement de groupe qui mobilise les processus individuels en s’appuyant sur certaines spécificités de l’espace et des processus institutionnels. L’expérience concentrationnaire fut aussi l’occasion d’engager une critique radicale de l’institution psychiatrique. Daumezon, Oury, Paumelle, Racamier, Tosquelles furent les pionniers de cette seconde révolution psychiatrique.

Toutefois leurs théorisations différaient sur plus d’un point. Pour les uns, le postulat qui gouvernait cette pratique était que toute psychopathologie se constitue dans un milieu familial ou social déficient, traumatisant, distordant les « fonctions intégratives du Moi » et les rapports intersubjectifs. Cette perspective propose la substitution du groupe en tant que communauté orthopédique à la famille déficiente. Selon ce postulat, le dispositif de groupe est organisé pour restaurer et consolider ces fonctions, pour améliorer le contrôle des pulsions, assurer la catharsis des conflits, renforcer l’adaptation à la réalité et développer les capacités de sublimation : le groupe accomplit sa fonction thérapeutique s’il permet au Moi de s’étayer sur lui pour retrouver un fonctionnement approprié.

Pour les autres, et ils sont encore rares parmi les psychanalystes, il s’agissait d’être attentifs à la fois aux ressources thérapeutiques des groupes dans l’institution psychiatrique et aux effets d’aliénation qu’ils redoublent et aggravent, selon la logique folle d’appareillage de la folie avec les institutions dont la tâche primaire est précisément de la soigner : E. Pichon-Rivière et J. Bleger à Buenos Aires, P.-C. Racamier en France y furent particulièrement attentifs.

Au début des années soixante, un troisième mouvement d’idées naît des scissions qui affectent le mouvement psychanalytique français. De nouvelles institutions sont fondées, l’École freudienne de Paris en 1963, l’Association psychanalytique de France en 1964. Les violents effets de groupe qui suscitent ces ruptures et qui accompagnent ces créations ont une consistance traumatique qui entretiendra l’interdit de penser leurs enjeux groupaux et, a fortiori, d’élaborer une pratique des groupes qui soit reconnue comme psychanalytique. Son rejet comme objet anti-psychanalytique ne pouvait que produire un retour de la violence dans le réel des institutions.

Plusieurs points d’appui et de contre-appui sont ainsi disposés au début des années soixante pour qui avait le projet d’engager une recherche sur les groupes dans une voie psychanalytique. Les points d’appuis suscitent autant de contre-forces résistancielles à l’idée même que le groupe puisse être traité comme un objet légitime dans le champ de la psychanalyse. Le groupe n’est-il pas un lieu « obscène » d’aliénation des sujets dans l’imaginaire de l’Un, quand il n’est pas un simple adjuvant prothétique servant d’étayage à des psychopathologies de la désocialisation ou de la faiblesse du Moi, ou encore un dernier recours thérapeutique devant les limites de la cure ? Et que dire des transferts : dilués, insaisissables, et donc ininterprétables, sauf en termes de résistance au transfert « central », seul légitime ?

Les recherches entreprises ont mis ceci en évidence : les arguments mobilisés contre l’introduction de la question du groupe dans le champ de la psychanalyse se nourrissent de motifs plus profonds, que seule, paradoxalement, l’approche psychanalytique peut dévoiler et comprendre. Penser le groupe oblige à faire surgir ce qui est destiné à se loger dans les formations métapsychiques de la psyché, là où les liens, les groupes et les institutions, la culture et les rites reçoivent les objets psychiques non pensés, refoulés, rejetés ou déniés. L’approche psychanalytique seule peut mettre au jour qu’un accord inconscient s’établit pour que, de cela, il ne soit pas question.

Ces alliances inconscientes, cette matière première de la vie des groupes, obligent à penser ce qui, des effets de l’Inconscient, n’est pas et ne peut pas être pris en considération dans la pratique, la méthode et la théorie de la cure. Penser le groupe, les liens de groupe, le sujet dans le groupe et le sujet de l’inconscient qui s’y manifeste et s’y construit, oblige à effectuer une nouvelle décentration menaçante pour le narcissisme. Dans le groupe, la présence des autres, de plus d’un autre, nous confronte à être, selon le mot de D. Vasse, « un parmi d’autres », et le travail analytique qui peut se faire sur cette expérience conduit à se penser dans un ensemble, non comme un centre, mais comme un des termes de la relation dans laquelle s’engage une part de nous-mêmes, une part dont nous avons dû nous dessaisir pour entrer dans le lien, au profit de bénéfices que nous souhaitons ignorer.

La recherche qui s’engage avec le modèle de l’appareil psychique groupal naît ainsi d’un double héritage et d’une double rupture épistémologique : avec la psychologie sociale et avec la psychanalyse « individuelle » solipsiste. De nombreux psychanalystes qui ont travaillé sur le groupe sont partis de la psychologie sociale : Foulkes, Pichon-Rivière, Bleger, Anzieu, par exemple : j’ai aussi suivi ce parcours. Ceux qui n’ont pas eu ce point de départ en ont eu un autre, la psychiatrie le plus souvent. On voit ainsi que l’invention psychanalytique du groupe prend appui, pour s’en départir, sur une pratique qui n’est pas immédiatement donnée par la psychanalyse. Une crise et une rupture sont nécessaires pour y avoir accès. La psychologie sociale a été pour moi, comme pour Didier Anzieu et de nombreux membres du Ceffrap d’alors, un point de départ et une pierre d’achoppement. L’épistémologie de la psychologie sociale ne peut contenir celle de la psychanalyse : elle n’inclut pas l’Inconscient. J’ai commencé mes travaux sur les représentations du groupe en étant encore psychosociologue : j’ai pensé le modèle de l’appareil psychique groupal en devenant psychanalyste. À relire cet ouvrage 25 ans plus tard, il me paraît évident qu’il porte la marque de cette mutation et de ses vicissitudes.

Dès les premières expériences psychanalytiques « de groupe » ou « en groupe », les psychanalystes ont compris que la psychanalyse ne peut pas rendre compte à partir de la seule situation de la cure des postulats spéculatifs de Freud sur les groupes, les foules et les institutions. Deux conditions ont été requises pour constituer un nouveau champ d’expérience et de connaissance : l’invention d’une méthode psychanalytique applicable à la situation de groupe, l’élaboration conséquente d’hypothèses exposées à leur mise à l’épreuve dans cette situation. Au fur et à mesure que l’expérience clinique s’est enrichie, il est apparu que cette invention et cette élaboration requéraient un cadre théorique suffisamment précis pour définir le champ dans lequel les processus et les formations de l’Inconscient seraient accessibles.

Deux voies s’ouvraient : s’il s’agissait de connaître les formations et les processus psychiques qui spécifient la réalité de groupe (ce que Freud nomme psyché de groupe), fallait-il négliger ou laisser en arrière-plan la part qui revenait en propre à chaque sujet dans la construction de cette réalité commune ? Si au contraire seule la position des sujets singuliers dans le groupe importait aux psychanalystes, elle définissait du même coup le champ de la connaissance et la méthode d’analyse et d’investigation, mais elle laissait de côté la possibilité de rendre compte du destin et des effets de la psyché de groupe dans l’espace intrapsychique. Au début des années soixante, les psychanalystes qui commençaient à travailler avec le dispositif de groupe se trouvaient ainsi sur une ligne de partition à l’intérieur du champ nouveau qu’ils contribuaient à construire.

Sans avoir claire conscience de ces enjeux, il m’apparaissait qu’une recherche qui se réclamerait de la psychanalyse devrait se donner pour tâche de mettre en œuvre un modèle d’intelligibilité qui fasse droit et à la réalité psychique inconsciente dont le groupe est le lieu, et à la réalité psychique du sujet dans le groupe, ou, comme je le proposerai plus tard, du sujet du groupe. Je pense aujourd’hui que ce projet était déterminé d’un autre côté, par l’esprit du temps et la culture psychanalytique typiquement française : engager une recherche sur le groupe, en France, n’était possible, si l’on voulait maintenir le débat à l’intérieur du champ psychanalytique, qu’à la condition de rendre compte, in fine, des effets du groupe, ou plus largement de l’ensemble intersubjectif, sur la formation du sujet de l’inconscient. Cette inflexion a été bénéfique et féconde, mais elle a aussi imposé des limitations dissuasives à la recherche sur le groupe en tant que tel. La recherche a porté sur un autre objet et sur d’autres contenus psychiques en Italie, en Angleterre et dans les Amériques : c’est le groupe comme entité spécifique qui a été placé au centre de la recherche des psychanalystes. La théorisation qui en a été proposée a créé des concepts nouveaux par rapport à ceux de la psychanalyse. Nos collègues se sont sentis plus libres de ne pas transposer les concepts de la métapsychologie de l’appareil psychique individuel dans l’analyse des groupes, même si des transpositions partielles étaient largement justifiées, par exemple à propos des transferts. Contrepartie négative : de ce fait, dans ces pays, l’interrogation n’a pas porté sur les représentations et les investissements dont le groupe est l’objet pour ses membres. Spécialité hexagonale.

Je dois reconnaître que cette idée d’articuler dans un modèle synthétique et cohérent la dimension du groupe et celle du sujet n’était pas facile à mettre en œuvre. Outre le fait que cette idée se différenciait des puissants modèles psychanalytiques de Bion et de Foulkes, centrés sur le groupe comme espace de formations communes et impersonnelles, elle obligeait précisément à faire appel à un concept majeur de la métapsychologie, celui d’appareil psychique, jusqu’alors pensé comme appareil psychique « individuel ». La notion d’un « appareil psychique groupal » ne pouvait que susciter la méfiance, pour une part parce qu’il faisait entrer le groupe dans le champ de la théorie psychanalytique (le groupe n’était plus une simple « application » de la psychanalyse) ; et pour une autre part en raison de la confusion que cette notion entretenait entre ce qui dans l’appareil psychique relève de la groupalité et ce qui prétendait décrire le groupe comme un appareil psychique, un appareil dans lequel un travail de liaison, de déliaison et de transformation se produit, créant ainsi la réalité psychique spécifique du groupe.

La difficulté ne tenait pas seulement au fait que le modèle de l’appareil psychique déborde le champ individuel, elle se renforçait de l’hypothèse que le groupe était une forme dérivée, devenue relativement autonome, de cet appareil et de ses formations intrapsychiques. Ce que j’ai d’abord appelé groupes du dedans, puis groupes internes décrivait cette groupalité intrapsychique dont je propose le concept dès cette époque. À ceci s’ajoutaient encore des emprunts de concepts à des champs extrapsychanalytiques : à la théorie des morphismes par exemple, pour rendre compte des modalités des rapports (isomorphiques, homomorphiques) entre le groupe comme ensemble et les sujets qui le constitue ; ou des traces résiduelles de concepts issus de la pratique psychosociologique des groupes (moniteur pour psychanalyste, terme alors réservé à la seule pratique du divan).

À plusieurs reprises, à cette époque, nous nous sommes entendu dire que nous pouvions nous occuper du groupe, mais hors du champ psychanalytique strictement défini par la pratique de la cure : il fallait choisir. Nombreux furent mes contemporains qui, pour entrer dans le cursus d’une société de psychanalyse, pensèrent devoir abandonner leur pratique psychanalytique groupale et défaire leur appartenance à une association de groupe.

Je pense aujourd’hui que les termes du débat n’étaient pas suffisamment élaborés pour que chacun comprenne que le champ de la psychanalyse est fondamentalement ouvert à tous les effets de l’inconscient, qu’il est ouvert sur d’autres pratiques que celle de la cure, à certaines conditions de méthode et de représentabilité de la réalité psychique qu’il fallait précisément explorer et énoncer. Il n’était pas possible, alors, de penser que si la théorie de la psychanalyse est fondée essentiellement sur l’expérience de la cure, toute transformation du dispositif, pourvu qu’il demeure toutefois dans l’esprit de la méthode, rend nécessaire une transformation de la théorie.

D. Anzieu l’a dit à plusieurs reprises – et il a mis en œuvre ce principe – il fallait inventer un groupe pour penser le groupe, pour explorer avec les moyens de la psychanalyse, cet espace inconnu, attirant et dangereux, qu’est le groupe. Il était, nous étions avec lui autant « d’Œdipe supposés conquérir le groupe »f Dans cette geste d’un groupe héroïque, chacun occupait une 7 place et accomplissait une fonction bien précises. Nous étions aussi très concentrés sur notre propre fonctionnement interne et, quand la nécessité s’en faisait sentir à propos de notre pratique clinique, sur l’analyse de nos relations. Ce groupe était notre « élaboratoire », l’espace sensible de nos associations et de nos mouvements transférentiels, intertransférentiels.

Depuis 1962, notre équipe se réunit une fois par mois et dans des journées de travail pour élaborer l’expérience dans nos pratiques du groupe, mais aussi pour reprendre du côté de la cure ce que nous apprenons de cette expérience. Durant les dix premières années de la formation du Ceffrap, nous étions tout occupés par la nécessité de faire avancer nos recherches autant que par le déchiffrage de nos entremêlements psychiques et de leurs œuvres. Nous ne nous sommes guère préoccupés à cette époque des autres théories psychanalytiques du groupe7. C’est ainsi que la recherche découpe son objet, qu’elle le limite pour des raisons épistémophiliques (dont la composante narcissique est évidente) et secondairement épistémologiques : nous avions à débattre avec les énoncés de la théorie psychanalytique instituée par la cure. Mais aussi pour des raisons institutionnelles : nous instituer face à l’establishment psychanalytique.

J’ai commencé à imaginer le modèle de l’appareil psychique groupal au début de l’année 1969. J’en ai présenté une première esquisse à mes collègues du Ceffrap en janvier 1970, puis une version plus élaborée en octobre 1971. Il m’a fallu encore quelques années pour en faire le thème central de ma thèse de Doctorat d’État, puis deux ans encore pour le publier. J’ai été troublé par ce que je découvrais, par les résistances qui se faisaient sentir en moi, et par les réticences de mes plus proches interlocuteurs. Comme il lui arrivait quelquefois de le faire, D. Anzieu s’opposa d’abord à mon hypothèse, il m’obligea à l’argumenter et lorsqu’il en fut suffisamment convaincu, il la soutint avec énergie. Les difficultés que j’ai éprouvées pour rendre compte de mon modèle sont sans doute pour une part liées à ces résistances. Je ne suis d’ailleurs pas sûr de les avoir toutes surmontées, puisque depuis et aujourd’hui encore je continue à y apporter des aménagements, des versions et des développements. Le bénéfice de cette opération, me semble-t-il, est qu’en décondensant les idées qui tentaient d’exprimer la complexité des rapports entre le groupe et le sujet du groupe, d’autres hypothèses se font jour. Il est possible aussi que la mise à l’épreuve du modèle de l’appareil psychique groupal dans des travaux autres que les miens et à propos d’ensembles intersubjectifs autres que le groupe (la famille, l’institution, l’équipe de travail, le couple), appellent d’autres formulations. De fait le texte de 1976 contenait plusieurs ouvrages : il a été comme la matrice de recherches encore aujourd’hui inachevées.

René Kaës janvier 2000 8