Inhibitions et difficultés à l’âge de la puberté

C’est un fait généralement connu, et que les parents et les éducateurs vérifient continuellement, qu’avec l’entrée dans l’âge de la puberté, des changements souvent surprenants du caractère et des difficultés psychiques se produisent chez l’enfant. Étant donné que le développement des filles exige une discussion particulière, je souhaite ne traiter ici avec quelque détail que des difficultés qui apparaissent chez le garçon à l’âge de la puberté.

La cause de ces difficultés semble tenir tout entière dans la circonstance suivante : en plus de la puberté et des processus importants de développement corporel qui lui sont liés, le garçon se voit également confronté, sur un plan psychique, à une tâche qu’il ne peut accomplir que difficilement. Par suite de l’assaut violent de la pulsion sexuelle, il se sent livré à des désirs et à des convoitises qu’il ne peut pas et ne doit pas satisfaire. Il est clair que cela se traduit pour l’enfant par un lourd fardeau psychique.

Toutefois, cette raison ne suffit pas à elle seule à nous faire atteindre la compréhension complète des transformations et des difficultés psychiques souvent aussi multiformes et aussi profondes qui se produisent à cet âge.

Il y a des garçons, qui étaient jusqu’alors sereins et confiants, et qui deviennent, brusquement ou progressivement, renfermés ou récalcitrants ; ils se révoltent contre la famille et l’école et ne se montrent influençables ni par la sévérité, ni par l’amour. Beaucoup subissent leur échec principal à l’école, perdent l’ambition et le plaisir d’apprendre, cependant que d’autres montrent une augmentation maladive de zèle, derrière laquelle l’éducateur expérimenté reconnaît, comme il la reconnaît aussi derrière la diminution de l’ambition, une conscience de soi vacillante et endommagée. La puberté produit une série multiforme de difficultés psychiques de types et d’intensités variés : elles commencent par des inhibitions légères qui disparaissent après un certain temps, elles peuvent également avoir pour issue – c’est là leur aboutissement le plus extrême – le suicide de l’écolier ou des actes de délinquance.

Il ne fait aucun doute que le dommage s’aggrave souvent, parce que beaucoup de parents et d’enseignants ne sont pas à la hauteur de la tâche difficile que leur impose ce stade de développement de l’enfant. Combien de parents tempêtent encore, quand une certaine réserve serait une nécessité urgente, combien montrent leur manque de confiance dans les capacités de l’enfant, au moment où il faudrait encouragement et réassurance ! Combien de maîtres négligent, dans leur zèle d’obtenir de bons résultats éducatifs, ce qui serait beaucoup plus important : chercher pourquoi tel élève échoue à ce point, et aborder de façon humaine la détresse qui se cache souvent derrière cet échec.

Mais quelle que soit la puissance de l’effet produit sur l’enfant par la compréhension ou l’absence de compréhension de la part de son entourage, il serait cependant erroné de n’expliquer que par ce facteur l’évolution favorable ou défavorable des difficultés, et de vouloir n’attribuer qu’à lui le poids principal. C’est ce que montre le fait suivant : même des parents pleins d’amour et de compréhension, en dépit de tous leurs tendres efforts, se révèlent parfois incapables de trouver accès à leur enfant. Ou encore, même quand ils ont su obtenir sa confiance, ils ne peuvent pas l’aider, parce qu’il arrive souvent que le garçon ne connaisse pas lui-même la cause de ses tourments. Et même des pédagogues expérimentés et intuitifs se trouvent fréquemment déconcertés et désemparés face à des difficultés dont ils ne peuvent s’expliquer l’origine.

Il paraît donc instamment souhaitable de ne pas s’en tenir, pour expliquer ces différents phénomènes, aux importantes transformations corporelles et aux transformations psychiques qui sont en interaction les unes avec les autres. Il faut au contraire rechercher ce que cela pourrait bien être, que le garçon tourmenté ne sait pas lui-même, et que les parents et les éducateurs ne peuvent pas comprendre eux non plus. Mais, sur ce point, la psychanalyse, qui a découvert et édifié la théorie des pulsions, peut nous servir de guide.

Freud a découvert, à partir du traitement des névrosés adultes, la grande importance de la nervosité enfantine ou plutôt, pour parler plus précisément, de la névrose infantile. Les expériences de Freud et de ses élèves, poursuivies depuis des années, l’ont montré et le montrent chaque jour : les psychanalyses des adultes font remonter les causes de leur maladie à des impressions ou développements toujours plus anciens de leur petite enfance. C’est au cours de celle-ci que se forme tout le matériel psychique, celui qui sert à la formation du caractère comme celui qui met en place les fondements d’une entrée ultérieure dans la maladie. Souvent, celle-ci ne s’établit que beaucoup plus tard, par suite de charges (Belastungen) que la constitution psychique labile ne peut pas supporter. Mais la charge n’est que la cause déclenchante, tandis que la labilité et le matériel pathogène sont issus de la petite enfance. Ainsi s’explique le fait que beaucoup, qui semblaient auparavant en bonne santé, à leurs propres yeux comme à ceux d’autrui, et qui s’étaient seulement montrés parfois plus ou moins nerveux, s’effondrent brusquement – parfois à la suite d’une charge qui n’est même pas très importante – et sont alors gravement malades. La frontière entre « bien portant » et « malade », « normal » et « anormal », n’a pas surgi brusquement, c’est seulement quelle était fluide. Et la constatation du caractère généralement fluide de ces frontières est une autre des grandes découvertes de Freud. Il a découvert – et les psychanalyses nous apportent sans cesse de nouvelles confirmations de ces connaissances tirées de l’expérience – que les différences entre « normal » et « anormal » ne sont que des différences quantitatives, non des différences entre les structures psychiques. En effet, nous sommes tous porteurs de la capacité, activée par un long développement de la civilisation, de « refouler » le monde, les motions pulsionnelles, les désirs et les représentations – c’est-à-dire de ne pas les admettre dans la conscience et de les immerger dans l’inconscient. Mais là, ils se conservent dans leur fraîcheur, et déploient une activité multiforme qui peut, lorsque le refoulement n’est pas réussi, conduire à la maladie, sous les formes symptomatiques les plus différentes.

Ce sont spécialement les pulsions interdites, et donc en particulier les pulsions sexuelles, qui succombent au refoulement. Il faut entendre sexuel au sens large que la psychanalyse donne à ce concept. Ainsi – encore une des réalités mises en lumière par la théorie freudienne des pulsions – la sexualité est à l’œuvre dès le début chez le tout petit enfant ; à ce moment, elle n’est pas encore au service de la fonction de reproduction, mais au contraire au service de la recherche du plaisir par les pulsions isolées nommées pulsions partielles. Pour cette raison, elle se différencie, dans toutes ses diverses manifestations, de la sexualité des adultes.

Mais la sexualité infantile, et les désirs et représentations qui en dérivent, se tournent dès le début vers les objets qui occupent la première et la plus grande place dans la vie de l’enfant : les parents, et en particulier le parent de sexe opposé. Nous observons normalement chez le tout petit enfant un amour passionné pour sa mère, et il y a peu de garçons qui n’aient pas exprimé au moins une fois, entre trois et cinq ans, le désir d’épouser leur mère1, la sœur étant, elle aussi, choisie rapidement par la suite comme objet de désir, en tant que substitut de la mère.

Mais ce projet, que l’entourage ne prend pas au sérieux chez le petit enfant, recouvre des motions pulsionnelles et des désirs passionnés qui sont bien réels et qui sont importants pour tout son développement ultérieur. Les désirs incestueux sont particulièrement condamnés par l’humanité civilisée, parce que la généralisation de leur accomplissement annulerait et détruirait le développement de la civilisation : en tant que tels, ils sont voués au refoulement et forment dans l’inconscient le « complexe d’Œdipe » que Freud désigne comme le « complexe nucléaire de la névrose ». Dans la vie psychique de tout adulte, les motions de désir répètent ce que l’Œdipe du mythe accomplit réellement : l’élimination du père et l’inceste avec la mère. Ce qui nous en fournit la preuve, ce n’est pas seulement l’étude du psychisme au cours des psychanalyses de bien portants et de malades, c’est aussi l’action de ces désirs sur les créations de la poésie et du mythe2.

Mais à l’âge de la puberté, du fait des processus de développement et des assauts de pulsions, qui leur sont liés, ce n’est que difficilement et de manière incomplète que le garçon peut maintenir le refoulement des complexes refoulés. Le combat entre les désirs et représentations qui exercent une poussée en direction de la conscience et le moi qui repousse ces désirs et, par conséquent, les refoule, mobilise de manière excessive les forces psychiques et, quand le refoulement n’est pas réussi, il trouve son issue dans des difficultés et inhibitions de toutes sortes, et souvent aussi dans la maladie. Quand les circonstances sont favorables, le résultat de ce combat constitue une sorte d’équilibre, un certain compromis entre les courants psychiques en lutte. Ce résultat est important pour tout le développement ultérieur de l’individu. En effet, à l’âge de la puberté, la vie sexuelle de l’enfant, qui se composait jusqu’alors de pulsions partielles isolées, doit être unifiée et pour ainsi dire organisée au service de la fonction de reproduction. Ainsi, à partir de cette période, le caractère sexuel ultérieur est complètement formé, et de façon définitive pour ce qui est de ses traits principaux. C’est à la même époque que se produit aussi la rupture intérieure de l’attachement incestueux à la mère, qui par ailleurs demeure assurément le prototype de tout amour ultérieur. La possibilité d’un libre épanouissement amoureux dans la vie ultérieure dépend principalement du succès de ce processus extrêmement important. Cela va de pair avec une certaine séparation extérieure d’avec les parents, qui est nécessaire ; l’enfant auparavant fixé à ses parents doit devenir au terme de son développement un homme énergique, actif et autonome.

Naturellement, ce développement psycho-sexuel compliqué ne s’accomplit pas toujours sans encombre, et il peut en résulter un plus ou moins grand nombre d’inhibitions résiduelles : de toutes manières, l’individu se voit toujours confronté, à l’âge de la puberté, à des épreuves lourdes et difficiles au plan psychique.

Que peuvent les parents et les maîtres pour rendre cette épreuve plus facile pour le garçon ?

Il est certain que la connaissance des causes de ces difficultés exercera déjà une influence favorable sur leur attitude à l’égard de l’enfant. La susceptibilité et l’irritation des parents devant le comportement opposant, froid ou de quelque autre manière étrange de l’enfant fera place aisément à une indulgence mesurée. Alors, les maîtres comprendront mieux que les inhibitions scolaires ont fréquemment la cause secondaire suivante : le garçon transfère sur le maître, pris comme personne de substitution, son attitude affective contradictoire à l’égard du père, attitude renforcée par suite de la reviviscence du complexe d’Œdipe. Grâce aux psychanalyses, et spécialement grâce à celles des garçons à l’âge de la puberté, nous constatons souvent que c’est de cette manière que le maître devient l’objet d’un amour et d’une admiration souvent exaltés, mais aussi – et l’un voisinant souvent avec l’autre – de sentiments inconscients de haine et d’agressivité. Mais ces derniers sont en outre la cause de sentiments de culpabilité et de remords qui contribuent également à influencer la relation à l’égard du maître.

Cette attitude affective obscure contribue alors puissamment à ce que l’école – et souvent, en définitive, tout apprentissage et tout savoir – devienne pour l’enfant un objet de dégoût et, plus d’une fois, un martyre. Une approche compréhensive et bienveillante de la part du maître peut parfois améliorer cette relation et la confiance inébranlable, dont elle donne la preuve au garçon, peut contribuer au renforcement de sa conscience de soi vacillante et à la diminution de la pression du sentiment de culpabilité. C’est une chose particulièrement favorable que les parents et les maîtres réussissent respectivement à maintenir ou à établir avec l’enfant une relation assez confiante pour qu’il puisse parler librement avec eux des questions d’ordre sexuel qui le tourmentent, ils éviteront naturellement de dispenser des avertissements effrayants ou des menaces concernant la sexualité et l’onanisme, qui reparaît régulièrement à l’âge de la puberté : le dommage qui peut en résulter dans le domaine psychologique est incalculable, et en tout cas bien plus considérable que n’importe quel résultat qu’on pourrait obtenir par ce moyen.

Ce n’est pas toujours que l’éducateur arrive à amener une libre conversation avec le garçon sur la sexualité, même quand il est doué. Ainsi par exemple l’épisode relaté par Lily Braun dans son livre Les mémoires d’une socialiste : dans son effort pour préparer une relation amicale avec ses beaux-fils qui se trouvaient à l’âge de la puberté, elle avait voulu leur donner des explications sur les processus sexuels, à partir de son accouchement prochain. Mais elle se heurta à leur ironie et à leur refus, et elle dut abandonner cette tentative. Souvent, il n’est pas possible de réparer par la suite le manque d’explications à un âge plus tendre, ou le refus et la réticence qui se sont déjà développés chez l’enfant. Mais si les parents et les éducateurs réussissent à s’ouvrir l’accès à la confiance de l’enfant, cela peut assurément supprimer ou tout au moins atténuer nombre de difficultés de l’enfant.

Mais la liste des possibilités d’aider qui s’offrent aux parents ou aux éducateurs s’arrête là. Le garçon peut fort bien, en dépit de toute la sollicitude de son entourage, ne pas venir à bout de ses difficultés, qu’il s’agisse de troubles de la santé, du développement du caractère, ou de l’intelligence. Il faut alors recourir à un remède plus efficace. Il revient à la psychanalyse, non seulement de connaître les causes de ces développements, mais également de pouvoir supprimer les symptômes morbides. Elle utilise une technique, constamment affinée grâce aux expériences accumulées depuis de nombreuses années, pour produire la guérison : pour cela, elle recherche les causes inconscientes des symptômes, elle les rend accessibles à la conscience du patient, et rend possible l’équilibre entre les exigences du conscient, et celles de l’inconscient.

La multiplicité des expériences réussies, y compris dans le domaine de la psychanalyse des enfants, le prouve : conduite de façon pertinente et correcte, la psychanalyse ne présente pas plus de danger pour l’enfant qu’elle n’en présente pour l’adulte. L’idée souvent exprimée que l’enfant risquerait de perdre son ingénuité enfantine à cause de la psychanalyse s’est révélée, dans la pratique, dépourvue de tout fondement. Beaucoup d’enfants, qui avaient complètement perdu leur entrain sous la pression de leur conflit psychique, l’ont retrouvé complètement grâce essentiellement à la psychanalyse. Même si la psychanalyse est pratiquée au cours de la petite enfance, l’enfant ne devient en aucune façon, à cause d’elle, un être inculte ou asocial. Il acquiert au contraire, du fait qu’on le libère de ses inhibitions, la pleine disposition de ses forces psychiques et intellectuelles et peut les utiliser complètement au service du développement de sa personnalité, y compris dans la direction culturelle et sociale3.

 


1 Meta Schoepp, entre autres auteurs, a très joliment décrit, dans son livre Mon Enfant et moi (Berlin, Conkordia-Deutsche Verlagsanstalt, 1910), le comportement d’amour à l’égard de la mère et de jalousie à l’égard du père chez le petit garçon. Gijerstam a traité un sujet semblable dans Le livre du petit frère (Berlin, Éditions Fischer).

2 Je ne veux retenir que quelques phrases de la masse des citations possibles qui pourraient servir d’illustration : Diderot : « Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu’il conservât son imbécillité et qu’il réunît au peu de raison de l’enfant au berceau la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère » (Le Neveu de Rameau).

Lessing : « La loi sévère de la chasteté, le dégoût de la nature.

Être le concurrent du père, et l’époux de la mère.

Tout cela, je l’imprime dans son cœur de cire »

(Graugir.)

Eckermann dit (Conversations avec Goethe, 1827) «… que les sœurs ne peuvent aimer d’un amour tout à fait chaste que leurs frères – Je pensais, répondit Goethe, que l’amour des sœurs pour les sœurs était encore plus pur et dépourvu d’élément sexuel. Pour vous suivre, il faudrait ignorer les cas innombrables de penchant sexuel, avoué ou inavoué, entre frères et sœurs ». « Ma chère – Je ne veux vous appeler d’aucun nom, car qu’est-ce que veulent dire les noms d’amie, de sœur, d’aimée, de fiancée, d’épouse ? – ou alors d’un mot qui comprendrait un complexe de tous ces mots » (Lettre de Goethe à la comtesse Auguste de Stolberg, 26 janvier 1775).

Toutes ces citations sont extraites du livre de Otto Rank, Le motif de l’inceste dans la poésie et dans le mythe (Franz Deuticke, Leipzig et Vienne, 1912), dans lequel l’action du complexe d’Œdipe sur les créations du mythe et de la poésie est présentée de façon exhaustive.

3 Je voudrais rapporter ici, à titre d’exemple, une observation qui m’a été communiquée par beaucoup d’enseignants et qui se fonde sur leur expérience Ils affirment que beaucoup de garçons, quand ils sont sortis de l’âge ingrat, se montrent beaucoup plus sages, plus appliqués et bien plus faciles à supporter, mais qu’ils ont perdu beaucoup du point de vue de la vivacité, de l’ouverture d’esprit et de cette avidité de savoir qui n’est pas motivée par le souci du bulletin de notes.